CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA

présentées le 12 mai 2022 ( 1 )

Affaire C‑54/21

Konsorcjum : ANTEA POLSKA S.A., Pectore-Eco sp. z o.o., Instytut Ochrony Środowiska – Państwowy lnstytut Badawczy

contre

Państwowe Gospodarstwo Wodne Wody Polskie,

en présence de

ARUP Polska sp. z o.o.,

CDM Smith sp. z o.o.,

Konsorcjum : Multiconsult Polska Sp. z o.o., ARCADlS Sp. z o.o., HYDROCONSULT sp. z o.o. Biuro Studiów i Badań Hydrogeologicznych i Geofizycznych

[demande de décision préjudicielle formée par la Krajowa Izba Odwoławcza (chambre nationale de recours, Pologne)]

« Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Directive 2014/24/UE – Article 21 – Confidentialité – Demande motivée de déclaration de confidentialité et preuve – Compétence du pouvoir adjudicateur – Déclaration de confidentialité – Motivation – Modulation de la portée de la confidentialité par la législation nationale – Secrets d’affaires – Directive (UE) 2016/943 – Applicabilité – Appréciation de la confidentialité à l’égard d’une catégorie de documents – Exclusion – Appréciation individualisée »

1.

Le présent renvoi préjudiciel invite la Cour à préciser les limites de la confidentialité des informations que les soumissionnaires fournissent conjointement à leurs offres dans le cadre des procédures de passation de marchés publics.

2.

Dans l’arrêt Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras ( 2 ), rendu après l’enregistrement de la présente demande de décision préjudicielle, la Cour a abordé les problèmes soulevés par les articles de la directive 2014/24/UE ( 3 ), en particulier l’article 21, relatifs à la confidentialité de ces informations.

3.

Les considérations développées dans cet arrêt simplifient la réponse à certaines des questions posées par la Krajowa Izba Odwoławcza (chambre nationale de recours, Pologne), qui est la juridiction de renvoi ( 4 ).

I. Le cadre juridique

A.   Le droit de l’Union

1. La directive 2014/24

4.

L’article 21 (« Confidentialité ») de cette directive dispose :

« 1.   Sauf disposition contraire de la présente directive ou des règles de droit national auxquelles le pouvoir adjudicateur est soumis, notamment les dispositions régissant l’accès à l’information, et sans préjudice des obligations en matière de publicité concernant les marchés attribués et d’information des candidats et des soumissionnaires qui figurent aux articles 50 et 55, le pouvoir adjudicateur ne divulgue pas les renseignements que les opérateurs économiques lui ont communiqués à titre confidentiel, y compris, entre autres, les secrets techniques ou commerciaux et les aspects confidentiels des offres.

2.   Les pouvoirs adjudicateurs peuvent imposer aux opérateurs économiques des exigences visant à protéger la confidentialité des informations qu’ils mettent à disposition tout au long de la procédure de passation de marché. »

5.

L’article 50 (« Avis d’attribution de marché ») de ladite directive prévoit ce qui suit :

« [...]

4.   Certaines informations sur la passation du marché ou la conclusion de l’accord-cadre peuvent ne pas être publiées au cas où leur divulgation ferait obstacle à l’application des lois, serait contraire à l’intérêt public ou porterait préjudice aux intérêts commerciaux légitimes d’un opérateur économique en particulier, public ou privé, ou pourrait nuire à une concurrence loyale entre les opérateurs économiques. »

6.

En vertu de l’article 55 (« Information des candidats et des soumissionnaires ») de la même directive :

« [...]

3.   Les pouvoirs adjudicateurs peuvent décider de ne pas communiquer certains renseignements concernant l’attribution du marché, la conclusion d’accords‑cadres ou l’admission dans un système d’acquisition dynamique, visés aux paragraphes 1 et 2, lorsque leur divulgation ferait obstacle à l’application des lois ou serait contraire à l’intérêt public, porterait préjudice aux intérêts commerciaux légitimes d’un opérateur économique particulier, public ou privé, ou pourrait nuire à une concurrence loyale entre les opérateurs économiques. »

2. La directive (UE) 2016/943

7.

Aux termes du considérant 18 de la directive 2016/943 ( 5 ) :

« En outre, l’obtention, l’utilisation ou la divulgation de secrets d’affaires, lorsqu’elle est imposée ou autorisée par la loi, devrait être considérée comme licite aux fins de la présente directive. [...] En particulier, la présente directive ne devrait pas libérer les autorités publiques des obligations de confidentialité auxquelles elles sont soumises à l’égard des informations transmises par les détenteurs de secrets d’affaires, que ces obligations soient définies dans le droit de l’Union ou le droit national. Ces obligations de confidentialité comprennent, entre autres, les obligations en ce qui concerne les informations transmises aux pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de la passation de marchés, fixées, par exemple, [...] dans la directive 2014/24/UE [...] »

8.

L’article 1er (« Objet et champ d’application ») de cette directive précise ce qui suit :

« [...]

2.   La présente directive ne porte pas atteinte à :

[...]

c)

l’application de règles de l’Union ou de règles nationales obligeant ou autorisant les institutions et organes de l’Union ou les autorités publiques nationales à divulguer des informations communiquées par des entreprises que ces institutions, organes ou autorités détiennent en vertu des obligations et prérogatives établies par le droit de l’Union ou le droit national et conformément à celles-ci ;

[...] »

9.

Aux termes de l’article 2 (« Définitions ») de ladite directive :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

1)

“secret d’affaires”, des informations qui répondent à toutes les conditions suivantes :

a)

elles sont secrètes en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, elles ne sont pas généralement connues des personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre d’informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles,

b)

elles ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes,

c)

elles ont fait l’objet, de la part de la personne qui en a le contrôle de façon licite, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes ;

[...] »

10.

L’article 3 (« Obtention, utilisation et divulgation licites de secrets d’affaires ») de la même directive prévoit :

« [...]

2.   L’obtention, l’utilisation ou la divulgation d’un secret d’affaires est considérée comme licite dans la mesure où elle est requise ou autorisée par le droit de l’Union ou le droit national. »

B.   Le droit polonais

1. La ustawa z dnia 29 stycznia 2004 r. Prawo zamówień publicznych

11.

L’article 7 de la ustawa z dnia 29 stycznia 2004 r. Prawo Zamόwień Publicznych ( 6 ) dispose :

« 1.   Les pouvoirs adjudicateurs établissent et appliquent les procédures de passation de marchés de manière à garantir le respect d’une concurrence loyale et l’égalité de traitement des opérateurs économiques et conformément aux principes de proportionnalité et de transparence.

[...] »

12.

Aux termes de l’article 8 de cette loi :

« 1.   La procédure de passation des marchés est publique.

2.   Le pouvoir adjudicateur ne peut limiter l’accès aux informations relatives à la procédure de passation des marchés que dans les cas spécifiés par la loi.

2a.   Le pouvoir adjudicateur peut définir dans le cahier des charges les conditions relatives à la préservation de la confidentialité des informations fournies à l’opérateur économique au cours de la procédure.

3.   Les informations constituant des secrets d’affaires au sens des dispositions relatives à la lutte contre la concurrence déloyale ne sont pas divulguées si le soumissionnaire l’a demandé avant l’expiration du délai de présentation des offres ou des demandes de participation à la procédure et démontré qu’elles constituent des secrets d’affaires. Le soumissionnaire ne peut pas traiter comme confidentielles les informations visées à l’article 86, paragraphe 4. La présente disposition est applicable par analogie à la mise en concurrence.

[...] »

2. La ustawa z dnia 16 kwietnia 1993 r. o zwalczaniu nieuczciwej konkurencji

13.

L’article 11, paragraphe 2, de la ustawa z dnia 16 kwietnia 1993 r. o zwalczaniu nieuczciwej konkurencji ( 7 ) dispose :

« On entend par secret d’affaires les informations techniques, technologiques et relatives à l’organisation d’une entreprise ou d’autres informations ayant une valeur commerciale qui, dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, ne sont pas généralement connues des personnes qui s’occupent normalement du genre d’informations en question ou ne leur sont pas aisément accessibles, pour autant que la personne autorisée à utiliser ces informations ou à en disposer ait pris, avec la diligence voulue, des mesures pour en préserver la confidentialité. »

II. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et les questions préjudicielles

14.

Au cours de l’année 2019 ( 8 ), le Państwowe Gospodarstwo Wodne Wody Polskie (Autorité nationale de gestion des eaux de Pologne) a lancé une procédure ouverte pour l’attribution d’un marché public portant sur le « développement de projets pour la deuxième mise à jour des plans de gestion de l’eau dans les districts hydrographiques (II aPGW) ainsi que des méthodologies ».

15.

Le cahier des charges prévoyait que les offres seraient évaluées en fonction de trois critères : le prix (pondération de 40 %), la conception du développement des projets (pondération de 42 %) et la description des modalités d’exécution du marché (pondération de 18 %).

16.

Quatre opérateurs ont soumis des offres, dont un consortium de sociétés dirigé par ANTEA POLSKA S.A. (ci-après « Antea Polska ») ( 9 ). Le marché a finalement été attribué à CDM Smith sp. z o.o. (ci-après « CDM »).

17.

Antea Polska, classée en deuxième position, a introduit un recours contre la décision d’adjudication devant la Krajowa Izba Odwoławcza (chambre nationale de recours). L’une de ses revendications consistait à obtenir l’accès à certains documents ainsi qu’aux informations qualifiées de secrets d’affaires par CDM et par d’autres soumissionnaires.

18.

Antea Polska estime que le fait de classer ces informations comme secrètes viole les principes d’égalité de traitement et de transparence, en vertu desquels la confidentialité doit être interprétée de manière stricte. En outre, l’admission excessive du caractère confidentiel des informations, combinée à l’absence de motivation adéquate des classements confidentiels accordés, l’aurait privée de son droit à une protection juridictionnelle effective, puisqu’elle ne connaissait pas les détails des offres de ses concurrents.

19.

Le pouvoir adjudicateur conteste cette position et fait valoir, entre autres, que :

Les titulaires des informations confidentielles se sont acquittés de la charge d’expliquer les motifs pour lesquels il était raisonnablement approprié de les protéger en tant qu’informations secrètes.

La conception du développement des projets et la description des modalités d’exécution du marché sont des études d’auteur, dont la divulgation pourrait nuire aux intérêts de leur créateur.

Les informations contenues dans l’offre de CDM avaient une valeur commerciale. Leur divulgation permettrait aux concurrents d’utiliser le savoir-faire du soumissionnaire ainsi que les solutions techniques ou organisationnelles qu’il a développées.

La liste des personnes appelées à participer à l’exécution du marché contient des données permettant de les identifier, ce qui pourrait exposer l’opérateur économique à un risque de perte si des concurrents tentaient de les « capter ». De même, les données du formulaire d’offre contiennent des informations détaillées, dotées d’une valeur commerciale, sur les tiers fournissant des ressources.

20.

Dans ces conditions, la Krajowa Izba Odwoławcza (chambre nationale de recours), appelée à statuer sur le recours contre la décision du pouvoir adjudicateur, a saisi la Cour de sept questions préjudicielles. Conformément à la demande de la Cour, je n’examinerai que les quatre premières, qui sont libellées comme suit :

« 1)

Le principe d’égalité de traitement et de non-discrimination des opérateurs économiques et le principe de transparence énoncés à l’article 18, paragraphe 1, de la directive [2014/24] permettent-ils d’interpréter l’article 21, paragraphe 1, de la directive 2014/24 et l’article 2, point 1, de la directive 2016/943 [...], en particulier leurs formulations “dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments, elles ne sont pas généralement connues [...] ou [...] aisément accessibles”, et “elles ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes”, ainsi que la précision selon laquelle “le pouvoir adjudicateur ne divulgue pas les renseignements que les opérateurs économiques lui ont communiqués à titre confidentiel”, en ce sens qu’un soumissionnaire est en droit de traiter toute information comme confidentielle au titre du secret des affaires, au motif qu’il n’en souhaite pas la divulgation aux soumissionnaires concurrents ?

2)

Le principe d’égalité de traitement et de non-discrimination des opérateurs économiques et le principe de transparence énoncés à l’article 18, paragraphe 1, de la directive 2014/24 permettent-ils d’interpréter l’article 21, paragraphe 1, de la directive 2014/24 et l’article 2, point 1, de la directive 2016/943 en ce sens que les soumissionnaires à un marché public peuvent traiter, en tout ou partie, comme confidentiels au titre du secret des affaires les documents visés aux articles 59 et 60 de la directive 2014/24 et à son annexe XII, notamment, la liste des expériences acquises, les références, la liste des personnes proposées pour exécuter le marché et leurs qualifications professionnelles, les noms et capacités des entités dont ils entendent solliciter les ressources ou des sous-traitants, lorsque ces documents sont exigés pour prouver la satisfaction des conditions de participation à la procédure ou pour évaluer les offres selon les critères de leur évaluation ou pour en constater la conformité aux autres exigences du pouvoir adjudicateur énoncées dans le dossier de la procédure (avis de marché et cahier des charges) ?

3)

Le principe d’égalité de traitement et de non‑discrimination des opérateurs économiques et le principe de transparence énoncés à l’article 18, paragraphe 1, de la directive 2014/24, interprétés à la lumière de l’article 58, paragraphe 1, l’article 63, paragraphe 1, et l’article 67, paragraphe 2, sous b), de cette directive permettent-ils au pouvoir adjudicateur d’accepter à la fois, d’une part, la déclaration du soumissionnaire selon laquelle il dispose des ressources humaines, des entités dont il entend solliciter les capacités ou des sous‑traitants, requis par le pouvoir adjudicateur ou déclarés par lui‑même, ce qu’il est tenu par ces dispositions de prouver au pouvoir adjudicateur, et, d’autre part, la déclaration de l’intéressé selon laquelle la seule divulgation à ses concurrents soumissionnaires de données concernant ces personnes ou entités (noms, raisons sociales, expérience, qualifications) peut entraîner leur “captation” par ces mêmes soumissionnaires, ce qui implique la nécessité du traitement confidentiel de ces données au titre du secret des d’affaires ? Compte tenu de ce qui précède, peut-on regarder une telle relation éphémère entre le soumissionnaire et ces personnes et ces entités comme une preuve de la disponibilité de ces ressources et, en particulier, attribuer au soumissionnaire des points supplémentaires au titre des critères d’évaluation des offres ?

4)

Le principe d’égalité de traitement et de non‑discrimination des opérateurs économiques et le principe de transparence énoncés à l’article 18, paragraphe 1, de la directive 2014/24 permettent-ils d’interpréter l’article 21, paragraphe 1, de la directive 2014/24 et l’article 2, point 1, de la directive 2016/943 en ce sens que les soumissionnaires à un marché public peuvent traiter comme confidentiels au titre du secret des affaires les documents requis aux fins de l’examen de la conformité de leur offre aux exigences du pouvoir adjudicateur contenues dans le cahier des charges (y compris la description de l’objet du marché) ou aux fins de l’évaluation de leur offre selon les critères d’évaluation des offres, en particulier, lorsque ces documents ont trait au respect des exigences du pouvoir adjudicateur énoncées dans le cahier des charges, dans des dispositions légales ou dans d’autres documents accessibles au public ou aux personnes intéressées, en particulier, lorsque cette évaluation n’est pas effectuée selon des modèles objectivement comparables et des paramètres mathématiquement ou physiquement quantifiables et comparables, mais selon une appréciation individuelle par le pouvoir adjudicateur ? S’ensuit-il que l’article 21, paragraphe 1, de la directive 2014/24 et l’article 2, point 1, de la directive 2016/943 peuvent être entendus en ce sens que la déclaration produite dans son offre par un soumissionnaire donné, selon laquelle il réalisera l’objet du marché en cause conformément aux conditions du pouvoir adjudicateur figurant dans le cahier des charges, sous son contrôle et son appréciation au regard du respect de ces conditions, peut être regardée comme un secret d’affaires de l’intéressé, même s’il lui appartient de choisir les méthodes visant à atteindre le résultat requis par le pouvoir adjudicateur (l’objet du marché) ? »

III. La procédure devant la Cour

21.

La demande de décision préjudicielle a été enregistrée au greffe de la Cour le 29 janvier 2021.

22.

Des observations écrites ont été soumises par Antea Polska, l’Autorité nationale de gestion des eaux de Pologne, les gouvernements polonais et autrichien, ainsi que la Commission européenne.

23.

Antea Polska, l’Autorité nationale de gestion des eaux de Pologne, CDM, le gouvernement polonais et la Commission ont pris part à l’audience, qui s’est tenue le 16 mars 2022.

IV. Appréciation

A.   À titre liminaire : sur la directive applicable

24.

Dans l’arrêt Klaipėdos (points 96 à 102), la Cour a jugé que les règles applicables aux affaires relatives à la protection de la confidentialité dans les procédures de passation de marchés publics figurent dans la directive 2014/24, qui constitue la lex specialis, et non dans la directive 2016/943.

25.

Cette déclaration tient compte, entre autres, des motifs suivants :

« Eu égard à son objet, tel qu’énoncé à son article 1er, paragraphe 1, lu en combinaison avec son considérant 4, la directive 2016/943 ne porte que sur l’obtention, l’utilisation ou la divulgation illicite d’un secret d’affaires et ne prévoit pas de mesures destinées à protéger la confidentialité des secrets d’affaires dans d’autres types de procédures juridictionnelles, telles que les procédures relatives à la passation de marchés publics. » ( 10 )

Le considérant 18 de la directive 2016/943 expose que « la présente directive ne devrait pas libérer les autorités publiques des obligations de confidentialité auxquelles elles sont soumises à l’égard des informations transmises par les détenteurs de secrets d’affaires, que ces obligations soient définies dans le droit de l’Union ou le droit national. Ces obligations de confidentialité comprennent, entre autres, les obligations en ce qui concerne les informations transmises aux pouvoirs adjudicateurs dans le cadre de la passation de marchés, fixées, par exemple, [...] dans la directive [2014/24] ».

26.

Cette prémisse étant posée, rien n’empêche de tenir compte des notions de la directive 2016/943 ( 11 ) lorsque, comme en l’espèce, une législation nationale s’y réfère pour réglementer le régime de confidentialité dans les procédures de passation de marchés publics. Je reviendrai ultérieurement sur ce point.

B.   Sur la première question préjudicielle

27.

La juridiction de renvoi souhaite avant tout savoir si l’interprétation de l’article 21 de la directive 2014/24 ( 12 ) autorise le soumissionnaire à qualifier tout renseignement qu’il ne souhaite pas divulguer à ses concurrents d’information confidentielle au titre du secret des affaires.

28.

Il y a lieu de comprendre cette question en ce sens que la juridiction de renvoi ne se préoccupe pas tant de l’action unilatérale du soumissionnaire que des conséquences qui en découlent pour le pouvoir adjudicateur.

29.

La réponse se déduit à mon sens de l’arrêt Klaipėdos, dans lequel la Cour a jugé que :

« [...] [L]’objectif principal des règles de l’Union en matière de marchés publics comprend l’ouverture à la concurrence non faussée dans tous les États membres et [...], pour atteindre cet objectif, il importe que les pouvoirs adjudicateurs ne divulguent pas d’informations ayant trait à des procédures de passation de marchés publics dont le contenu pourrait être utilisé pour fausser la concurrence, soit dans une procédure de passation en cours, soit dans des procédures de passation ultérieures [...] » ( 13 )

« Il résulte des dispositions de la directive 2014/24, citées aux points 113 et 114 du présent arrêt[, à savoir l’article 21, paragraphes 1 et 2, l’article 50 et l’article 55, paragraphe 2, sous c)], ainsi que de la jurisprudence [...] qu’un pouvoir adjudicateur, saisi par un opérateur économique d’une demande de communication des informations réputées confidentielles contenues dans l’offre du concurrent auquel le marché a été attribué, ne doit, en principe, pas communiquer ces informations. » ( 14 )

« Toutefois, [...] le pouvoir adjudicateur ne saurait être lié par la simple allégation d’un opérateur économique selon laquelle les informations transmises sont confidentielles. Un tel opérateur doit en effet démontrer le caractère véritablement confidentiel des informations à la divulgation desquelles il s’oppose, en établissant, par exemple, que celles-ci comportent des secrets techniques ou commerciaux, que leur contenu pourrait être utilisé pour fausser la concurrence ou que leur divulgation pourrait lui être dommageable. » ( 15 )

« [...] [S]i le pouvoir adjudicateur s’interroge sur le caractère confidentiel des informations transmises par ledit opérateur, il doit, avant même de prendre une décision autorisant l’accès à ces informations en faveur du demandeur, mettre l’opérateur concerné en mesure de fournir des éléments de preuve supplémentaires afin d’assurer le respect des droits de la défense de ce dernier [...] » ( 16 )

30.

Il incombe donc tant au pouvoir adjudicateur qu’aux instances de contrôle de ses décisions d’évaluer la confidentialité revendiquée par le soumissionnaire et non simplement de tenir celle-ci pour acquise. Ceux‑ci disposent de pouvoirs suffisants pour combattre ce qui, selon la décision de renvoi, constituerait une pratique abusive (un « abus pathologique ») de la part de soumissionnaires habitués à faire un usage disproportionné de la possibilité de réputer confidentiels des aspects de leurs offres qui, en réalité, ne le sont pas.

31.

Il ressort de la décision de renvoi que, même si le législateur polonais a souhaité limiter l’étendue de la confidentialité, certains soumissionnaires font systématiquement valoir qu’une grande partie des informations contenues dans leurs offres constituent un secret d’affaires et les pouvoirs adjudicateurs sont enclins à accorder du crédit à ces affirmations ( 17 ).

32.

Si tel est le cas, et si la règle nationale transposant la directive 2014/24 est appliquée de manière anormale, il appartient aux juridictions nationales de corriger cette application afin de se conformer au droit de l’Union.

33.

Bien que la juridiction de renvoi ne prête pas une attention particulière à ce que j’exposerai ci-dessous, la restriction imposée par la règle nationale (article 8, paragraphe 3, de la loi sur les marchés publics), qui empêche uniquement de divulguer les informations constituant des secrets d’affaires au sens de la réglementation en matière de concurrence déloyale, a été discutée dans les observations des parties et lors de l’audience ( 18 ).

34.

Le débat a porté sur la conformité de cette règle nationale à l’article 21 de la directive 2014/24, qui protège un champ de confidentialité plus large que celui des secrets techniques et d’affaires ( 19 ) (à titre d’exemple, il couvre également les « aspects confidentiels des offres »).

35.

Comme je l’ai déjà exposé en son temps ( 20 ), aux termes de l’article 21 de la directive 2014/24, la protection ne se limite pas aux secrets techniques ou commerciaux, mais également, entre autres, aux aspects confidentiels des offres. Partant, il est possible d’inclure dans cette disposition les informations qui ne sont pas susceptibles d’être qualifiées strictement de secrets techniques ou commerciaux. Cette même idée sous-tend, à mon sens, plusieurs passages de l’arrêt Klaipėdos ( 21 ).

36.

Dans la mesure où la réforme de l’article 11 de la loi relative à la lutte contre la concurrence déloyale ( 22 ), qui transpose la directive 2016/943, inclut la définition du « secret d’affaires » établie par cette dernière, la législation polonaise en matière de marchés publics aboutit, par cette chaîne de renvois, à la notion de « secret d’affaires » de la directive 2016/943 ( 23 ).

37.

Se pose donc indirectement la question de savoir si une législation nationale qui donne à la confidentialité une portée plus restreinte que celle indiquée à l’article 21 de la directive 2014/24 est conforme à cette disposition.

38.

À première vue, rien ne s’oppose à ce que le droit national contienne une telle restriction, puisque l’article 21 de la directive 2014/24 s’applique « sauf disposition contraire de la présente directive ou des règles de droit national auxquelles le pouvoir adjudicateur est soumis ».

39.

Cette réserve confère une marge d’appréciation aux États membres, à l’instar d’autres dispositions de la directive 2014/24 qui renvoient au droit national. C’est ainsi le cas de l’article 57, paragraphe 7, de la directive 2014/24, qui prévoit que les États membres arrêtent les conditions d’application de cet article « dans le respect du droit de l’Union ».

40.

La Cour a cependant jugé que « le pouvoir d’appréciation des États membres n’est pas absolu et [...], une fois qu’un État membre décide d’intégrer une des causes facultatives d’exclusion prévues par la directive 2014/24, il doit en respecter les caractéristiques essentielles, telles qu’elles y sont exprimées. En spécifiant que les États membres arrêtent “les conditions d’application du présent article”“dans le respect du droit de l’Union”, l’article 57, paragraphe 7, de la directive 2014/24 empêche que les États membres dénaturent les causes facultatives d’exclusion établies à cette disposition ou ignorent les objectifs ou les principes qui inspirent chacune de ces causes » ( 24 ).

41.

Cette jurisprudence me semble pouvoir être transposée, par analogie, à la présente affaire. Dans le respect du droit de l’Union, les États membres peuvent moduler la portée de la confidentialité, de sorte que rien ne s’opposerait, en principe, à ce que l’éventail des informations protégées soit limité aux « secrets d’affaires », ce qui est plus restrictif que la disposition générale de l’article 21 de la directive 2014/24.

42.

Pour interpréter la notion de secret d’affaires, il pourra être utile de se référer à la directive 2016/943, qui précise les profils de cette notion employée à l’article 21 de la directive 2014/24. Ce sera spécialement le cas lorsque, par le jeu des renvois que j’ai précédemment exposés, une législation nationale lie l’appréciation de la confidentialité dans le domaine des marchés publics aux secrets d’affaires tels que définis par la loi transposant la directive 2016/943.

43.

Dans la mesure où elle vise à réglementer les secrets d’affaires de manière générale, le pouvoir adjudicateur – et les instances de contrôle de ses décisions – se servirait de la directive 2016/943 pour rechercher un équilibre entre les principes touchant spécifiquement à la confidentialité et ceux sur lesquels reposent le système des marchés publics de la directive 2014/24 ainsi que l’accès à un régime de recours efficace.

44.

Cela étant, d’autres dispositions de la directive 2014/24, distinctes de l’article 21, doivent être prises en compte à la lumière des objectifs généraux de cette directive. Leur application implique que certaines informations confidentielles, même si elles ne relèvent pas strictement de la notion de secret d’affaires, doivent être protégées afin de préserver une concurrence non faussée entre opérateurs économiques ou de sauvegarder les intérêts commerciaux légitimes d’un opérateur économique.

45.

En vertu de l’article 21 de la directive 2014/24, le pouvoir adjudicateur est tenu de fournir aux candidats et aux soumissionnaires les informations énoncées aux articles 50 et 55 de cette directive. En principe, ces informations ne relèvent pas de l’éventail des informations confidentielles, mais elles peuvent acquérir cette qualité si les circonstances évoquées à l’article 50, paragraphe 4, et à l’article 55, paragraphe 3, de ladite directive se vérifient.

46.

Par conséquent, les informations (ne relevant pas nécessairement des secrets d’affaires) dont la divulgation « porterait préjudice aux intérêts commerciaux légitimes d’un opérateur économique en particulier [...] ou pourrait nuire à une concurrence loyale entre les opérateurs économiques » seront soumises à l’obligation de confidentialité.

47.

Bien que l’article 55, paragraphe 3, de la directive 2014/24 fasse spécifiquement référence aux renseignements visés aux paragraphes 1 et 2 du même article, l’élément pertinent, aux fins qui nous intéressent, est que cette disposition attire l’attention sur l’importance de ne pas porter préjudice aux intérêts commerciaux légitimes d’un opérateur économique (rival) et de préserver la concurrence.

48.

La jurisprudence de la Cour en matière de marchés publics a repris ce double avertissement en des termes plus larges. Il résulte de cette jurisprudence que :

La concurrence entre opérateurs pourrait souffrir si l’un d’entre eux tire un avantage illicite des informations sensibles fournies par les autres dans le cadre de ces procédures. Dans l’arrêt Klaipėdos, la Cour a insisté sur cet aspect en déclarant qu’il « importe que les pouvoirs adjudicateurs ne divulguent pas d’informations ayant trait à des procédures de passation de marchés publics dont le contenu pourrait être utilisé pour fausser la concurrence, soit dans une procédure de passation en cours, soit dans des procédures de passation ultérieures » ( 25 ).

Il convient d’éviter de porter préjudice aux intérêts légitimes d’autres opérateurs économiques, publics ou privés, ce qui constitue la limite logique à la divulgation des informations que ceux-ci ont fournies au pouvoir adjudicateur ( 26 ). Il appartient à ce pouvoir adjudicateur d’apprécier, à l’initiative du soumissionnaire qui en fait la demande, s’il existe ou non un intérêt légitime à préserver le secret d’une information déterminée.

49.

L’article 50, paragraphe 4, et l’article 55, paragraphe 3, de la directive 2014/24 laissent aux pouvoirs adjudicateurs le soin de décider de ne pas communiquer les informations sensibles visées par ces deux dispositions. Ni l’une ni l’autre n’énoncent la réserve qui caractérise l’article 21, paragraphe 1, de cette directive (« sauf disposition contraire [...] des règles de droit national »), de sorte que leur application n’est pas conditionnée par les dispositions nationales.

50.

En tout état de cause, la capacité des pouvoirs adjudicateurs à divulguer les informations contenues dans les offres, même si elles ne constituent pas des secrets d’affaires au sens strict, pourra être limitée par d’autres dispositions sectorielles prévoyant une telle restriction ( 27 ).

51.

En somme, j’estime, en réponse à la première question préjudicielle, que l’article 21 de la directive 2014/24 :

S’oppose à ce qu’un opérateur économique répute une quelconque information secrète au seul motif qu’il ne souhaite pas la divulguer à ses concurrents.

Implique que le pouvoir adjudicateur n’est pas lié par la simple allégation d’un opérateur économique selon laquelle les informations transmises sont confidentielles.

Ne s’oppose pas à ce qu’un État membre limite la confidentialité aux secrets d’affaires, pour autant que le droit de l’Union soit respecté et que les informations divulguées, au motif qu’elles ne relèvent pas de cette notion, ne puissent être utilisées pour porter préjudice aux intérêts commerciaux légitimes d’autres opérateurs économiques ou pour fausser la concurrence entre eux.

C.   Sur les deuxième, troisième et quatrième questions préjudicielles

52.

Par ces questions, auxquelles il est possible de répondre conjointement, la juridiction de renvoi exprime ses doutes quant à la possibilité que la confidentialité invoquée par le soumissionnaire couvre, en particulier, les éléments suivants :

« La liste des expériences acquises, les références, la liste des personnes proposées pour exécuter le marché et leurs qualifications professionnelles, les noms et capacités des entités dont ils entendent solliciter les ressources ou des sous-traitants » (deuxième question).

« La déclaration du soumissionnaire selon laquelle il dispose des ressources humaines, des entités dont il entend solliciter les capacités ou des sous‑traitants, requis par le pouvoir adjudicateur ou déclarés par lui-même » (troisième question).

« Les documents requis aux fins de l’examen de la conformité de [l’]offre aux exigences du pouvoir adjudicateur contenues dans le cahier des charges (y compris la description de l’objet du marché) ou aux fins de l’évaluation de [l’]offre selon les critères d’évaluation des offres, en particulier, lorsque ces documents ont trait au respect des exigences du pouvoir adjudicateur énoncées dans le cahier des charges, dans des dispositions légales ou dans d’autres documents accessibles au public ou aux personnes intéressées » (quatrième question).

53.

Une fois encore, l’arrêt Klaipėdos fournit à la juridiction de renvoi les clés pour déterminer par elle-même si ces informations (ou toute autre information accompagnant l’offre d’un soumissionnaire) revêtent ou non un caractère confidentiel dans le litige dont elle est saisie.

54.

L’arrêt Klaipėdos tend à mon sens vers une confidentialité aussi précise que possible ( 28 ) :

En premier lieu, l’association entre la « décision de traiter certaines données comme étant confidentielles » et l’obligation de « communiquer sous une forme neutre [...] le contenu essentiel [des données confidentielles] à un [...] soumissionnaire qui les demande » ( 29 ) suggère le rejet des déclarations de confidentialité formulées de manière générale ou se référant à des catégories génériques de documents.

En deuxième lieu, bien que les manières de maintenir l’harmonie entre ces principes discordants soient variées et difficiles à définir, « le pouvoir adjudicateur peut, notamment et pour autant que le droit national auquel il est soumis ne s’y oppose pas, communiquer sous une forme résumée certains aspects d’une candidature ou d’une offre ainsi que leurs caractéristiques techniques, de telle sorte que les informations confidentielles ne puissent être identifiées » ( 30 ).

En troisième lieu, les pouvoirs adjudicateurs disposent de mécanismes qui élargissent leur marge de manœuvre : « en application de l’article 21, paragraphe 2, de la directive 2014/24, les pouvoirs adjudicateurs peuvent imposer aux opérateurs économiques des exigences visant à protéger la confidentialité des informations qu’ils mettent à disposition tout au long de la procédure de passation de marché. Ainsi, à supposer que les informations non confidentielles soient adéquates à cette fin, un pouvoir adjudicateur pourra également avoir recours à cette faculté pour assurer le respect du droit à un recours efficace du soumissionnaire évincé, en demandant à l’opérateur dont l’offre a été retenue de lui fournir une version non confidentielle des documents contenant des informations confidentielles » ( 31 ).

55.

L’interprétation de l’article 21 de la directive 2014/24 qui découle de cette ligne jurisprudentielle est cohérente avec d’autres dispositions de cette directive qui font référence à la précision de la confidentialité ( 32 ).

56.

Le « principe de minimisation », selon la terminologie de la juridiction de renvoi, a été discuté lors de l’audience en tant que critère de limitation de la confidentialité au minimum nécessaire. Les informations, renseignements, éléments ou passages des documents joints aux offres (ou des offres elles-mêmes) qui sont concrètement indispensables pour protéger les intérêts légitimes du soumissionnaire et pour éviter que l’un de ses rivaux ne fausse la concurrence entre eux sont les seuls susceptibles de se voir attribuer un tel caractère confidentiel.

57.

Rien ne saurait être opposé à l’application de ce principe, qui n’affecte que des parties spécifiques des informations fournies et non l’ensemble des documents, si le pouvoir adjudicateur l’estime approprié. En tout état de cause, il est impossible de déterminer a priori les documents qui seront susceptibles d’être classés confidentiels, puisque cette qualification dépend des caractéristiques de chaque document au regard d’un litige donné.

58.

Il semble ressortir de la décision de renvoi que le pouvoir adjudicateur aurait agi de manière générale à l’égard de certaines catégories d’information en s’éloignant de la nécessaire qualification individualisée.

59.

Une telle appréciation relève cependant de la compétence exclusive de la juridiction de renvoi, à laquelle il incombe d’évaluer, de manière circonstanciée et motivée :

Si le soumissionnaire a fait une demande motivée et justifiée de déclaration de secret d’affaires, totale ou partielle, pour chaque document dont il entendait dissimuler le contenu à ses concurrents.

Si le pouvoir adjudicateur s’est prononcé de manière individualisée sur les raisons pour lesquelles un document particulier ou un ensemble de documents devait, selon lui, être considéré comme couvert par la confidentialité, ainsi que sur la portée et les conditions qu’il y avait lieu d’associer à cette confidentialité.

Si les raisons invoquées par le pouvoir adjudicateur pour ne pas déclassifier les informations que le soumissionnaire avait présentées comme réservées étaient justifiées.

60.

Sans vouloir me substituer à la juridiction de renvoi dans cette tâche (qui, en réalité, concerne davantage l’application de la règle que son interprétation), j’évoquerai brièvement les informations contenues dans les offres faisant l’objet de ces questions préjudicielles, que la juridiction de renvoi résume en deux catégories.

61.

La première comprend les documents exposant « la situation personnelle du soumissionnaire sélectionné se rapportant à son expérience, aux entités et aux effectifs qu’il propose aux fins de l’exécution du marché ».

62.

Selon la juridiction de renvoi, les documents requis par le cahier des charges étaient uniquement ceux visés aux articles 59 et 60 et à l’annexe XII de la directive 2014/24 (outre ceux exigés par le droit national).

63.

Si tel est bien le cas, il sera difficile de considérer que des documents dont la directive 2014/24 impose elle-même la publicité puissent être qualifiés de secrets d’affaires ou d’autres informations confidentielles.

64.

S’agissant des renseignements relatifs à la situation personnelle du soumissionnaire (capacité financière), la juridiction de renvoi ajoute que le cahier des charges se contente d’indiquer que la capacité financière doit dépasser un certain niveau, mais n’impose pas de la détailler ni de préciser les fonds dont le soumissionnaire dispose auprès de son établissement bancaire.

65.

Un raisonnement similaire peut être tenu en ce qui concerne la situation des tiers ou entités dont le soumissionnaire entend solliciter les ressources, ou des sous-traitants qu’il propose dans son offre. Sans préjudice des obligations générales en matière de protection des données à caractère personnel, l’identité des uns et des autres ne saurait être tenue secrète lorsque le cahier des charges exige qu’elle soit rendue publique, l’allégation d’un hypothétique risque de « captation » des ressources humaines dudit soumissionnaire n’étant pas suffisante.

66.

En ce qui concerne la seconde catégorie de documents, celle-ci concerne « les études requises par le pouvoir adjudicateur et destinées à évaluer les offres selon leurs critères [de qualité] », c’est-à-dire la « conception du développement des projets » et la « description des modalités d’exécution du marché ».

67.

En principe, il ne saurait être exclu que certains des documents fournis par un opérateur économique conjointement à son offre contiennent des informations sensibles couvertes par la protection de la propriété intellectuelle et dont l’accès est interdit aux tiers sans autorisation appropriée ( 33 ).

68.

Les parties ayant pris part à l’audience ont toutes exprimé, lors de celle-ci, leurs divergences sur ce point, pour finalement confirmer qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi d’apprécier, en fonction des circonstances du litige, si des droits de cette nature ont été enfreints ( 34 ).

69.

Ces considérations confirment la difficulté de qualifier, a priori et de manière abstraite, les informations contenues dans les offres des soumissionnaires d’informations de nature confidentielle, qu’il s’agisse ou non de secrets d’affaires. L’article 21 de la directive 2014/24 doit inévitablement employer des formules génériques, qui permettent aux pouvoirs adjudicateurs et aux instances de recours de les appliquer dans chaque cas de manière motivée.

V. Conclusion

70.

Compte tenu de ce qui précède, je propose de répondre dans les termes suivants aux quatre premières questions préjudicielles posées par la Krajowa Izba Odwoławcza (chambre nationale de recours, Pologne) :

L’article 21 de la directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE, doit être interprété en ce sens que :

Le pouvoir adjudicateur n’est pas lié par la simple allégation d’un opérateur économique selon laquelle les informations transmises dans son offre sont confidentielles.

Un État membre peut limiter la confidentialité aux secrets d’affaires, pour autant que le droit de l’Union soit respecté et que les informations divulguées, au motif qu’elles ne relèvent pas de cette notion, ne puissent être utilisées pour porter préjudice aux intérêts légitimes d’autres opérateurs économiques ou pour fausser la concurrence entre eux.

Le pouvoir adjudicateur saisi par un opérateur économique d’une demande tendant à considérer des informations comme confidentielles doit déterminer, de manière circonstanciée et motivée, s’il est indispensable de faire primer le droit de cet opérateur à la protection de ses informations sur le droit des concurrents de connaître ces informations afin de contester, le cas échéant, la décision d’attribution du marché.


( 1 ) Langue originale : l’espagnol.

( 2 ) Arrêt du 7 septembre 2021 (C‑927/19, ci-après l’ arrêt Klaipėdos , EU:C:2021:700). Les parties présentes à l’audience ont abordé l’incidence de cet arrêt sur la présente affaire.

( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65).

( 4 ) La Cour a reconnu que cet organe était habilité à poser des questions préjudicielles, notamment dans les arrêts du 13 décembre 2012, Forposta et ABC Direct Contact (C‑465/11, EU:C:2012:801), et du 11 mai 2017, Archus et Gama (C‑131/16, EU:C:2017:358).

( 5 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites (JO 2016, L 157, p. 1).

( 6 ) Loi sur les marchés publics, du 29 janvier 2004.

( 7 ) Loi relative à la lutte contre la concurrence déloyale, du 16 avril 1993.

( 8 ) L’avis de marché a été publié au Journal officiel de l’Union européenne du 19 décembre 2019, sous le no 2019/S 245 603343.

( 9 ) Le consortium réunissait, outre Antea Polska, la société Pectore-Eco sp. z o.o. et l’Instytut Ochrony Środowiska – Państwowy lnstytut Badawczy (Institut pour la protection de l’environnement – Institut de recherche national).

( 10 ) Arrêt Klaipėdos, point 97 (mise en italique par mes soins). Dans cette affaire, il était opportun de faire référence aux procédures judiciaires, car la question portait sur l’interprétation de l’article 9 de la directive 2016/943, intitulé « Protection du caractère confidentiel des secrets d’affaires au cours des procédures judiciaires ». Les raisonnements développés dans cet arrêt peuvent cependant être étendus sans difficulté à la phase antérieure, lors de laquelle le pouvoir adjudicateur est appelé à se prononcer sur la confidentialité.

( 11 ) Certaines versions linguistiques (en langues espagnole, allemande, anglaise, italienne, portugaise ou roumaine) font indifféremment référence aux « secrets d’affaires » tant dans la directive 2014/24 que dans la directive 2016/943. D’autres versions linguistiques (par exemple, celles en langues française ou polonaise) utilisent les termes « secrets d’affaires » dans la première et « secrets commerciaux » dans la seconde. Cette disparité n’a pas d’incidence sur le présent litige, puisque les deux notions sont équivalentes.

( 12 ) Bien que la question fasse également référence aux principes d’égalité de traitement, de non‑discrimination des opérateurs économiques et de transparence, il suffit, pour y répondre, d’interpréter l’article 21 de la directive 2014/24, qui en assure la mise en œuvre.

( 13 ) Arrêt Klaipėdos, point 115.

( 14 ) Arrêt Klaipėdos, point 116.

( 15 ) Arrêt Klaipėdos, point 117.

( 16 ) Arrêt Klaipėdos, point 118.

( 17 ) Décision de renvoi, point IV.B. La juridiction de renvoi explique que cette attitude des pouvoirs adjudicateurs répond à une double motivation : d’une part, ils craignent de divulguer des documents présentés comme confidentiels, afin de ne pas s’exposer à des difficultés ou de voir leur responsabilité engagée ; d’autre part, l’opacité leur convient en ce qu’elle rend leurs décisions pratiquement inattaquables, puisque les soumissionnaires n’ont pas d’informations quant aux qualités ou aux faiblesses de l’offre du soumissionnaire retenu.

( 18 ) Comme le gouvernement polonais l’a expliqué lors de l’audience, ce manque d’attention tient peut-être au fait que, si elles étaient secrètes, les informations fournies avec l’offre retenue relèveraient de la notion de secret d’affaires. Il n’y aurait donc pas lieu de discuter des autres notions visées dans l’article 21 de la directive 2014/24.

( 19 ) Dans la directive 2016/943, les secrets techniques sont inclus parmi les secrets d’affaires. Son considérant 14 conçoit le savoir-faire comme une composante des « secrets d’affaires ».

( 20 ) Voir mes conclusions dans l’affaire Klaipėdos regiono atliekų tvarkymo centras (C‑927/19, EU:C:2021:295, point 44).

( 21 ) Par exemple, le point 130 de cet arrêt, qui renvoie à « la nécessité [...] de protéger les informations véritablement confidentielles et singulièrement les secrets d’affaires des participants à la procédure d’appel d’offres ». Mise en italique par mes soins.

( 22 ) Le gouvernement polonais a confirmé lors de l’audience que la ustawa z dnia 5 lipca 2018 r. o zmianie ustawy o zwalczaniu nieuczciwej konkurencji oraz niektórych innych ustaw [loi modifiant la loi relative à la lutte contre la concurrence déloyale et d’autres lois (Dz. U. 2018/1637, du 27 août 2018)] a transposé la directive 2016/943 dans le droit interne.

( 23 ) La comparaison de l’article 11, paragraphe 2, de la loi relative à la lutte contre la concurrence déloyale et de l’article 2, point 1, de la directive 2016/943 montre que la notion de secret d’affaires coïncide de manière substantielle dans les deux textes, la juridiction de renvoi ne suggérant aucune friction à cet égard.

( 24 ) Arrêt du 19 juin 2019, Meca (C‑41/18, EU:C:2019:507, point 33). Cette position a été réaffirmée dans l’ordonnance du 20 novembre 2019, Indaco Service (C‑552/18, non publiée, EU:C:2019:997, point 23).

( 25 ) Arrêt Klaipėdos, point 115. Mise en italique par mes soins.

( 26 ) Arrêt Klaipėdos, point 115 : « […] En effet, les procédures de passation de marchés publics reposant sur une relation de confiance entre les pouvoirs adjudicateurs et les opérateurs économiques, ces derniers doivent pouvoir communiquer aux pouvoirs adjudicateurs toute information utile dans le cadre de la procédure de passation, sans craindre que ceux-ci ne communiquent à des tiers des éléments d’information dont la divulgation pourrait être dommageable auxdits opérateurs (voir, en ce sens, arrêts du 14 février 2008, Varec, C‑450/06, EU:C:2008:91, points 34 à 36, ainsi que du 15 juillet 2021, Commission/Landesbank Baden‑Württemberg et CRU, C‑584/20 P et C‑621/20 P, EU:C:2021:601, point 112 et jurisprudence citée). » Mise en italique par mes soins.

( 27 ) Les aspects relatifs à la protection des données personnelles et aux droits de propriété intellectuelle ont été mentionnés lors de l’audience. J’évoquerai plus loin les aspects liés aux droits de propriété intellectuelle.

( 28 ) La Cour utilise, au point 129 de l’arrêt Klaipėdos, la notion d’« informations suffisantes » pour sauvegarder le droit à un recours juridictionnel effectif. Ce droit « doit être [mis] en balance avec le droit d’autres opérateurs économiques » à la protection de leurs informations confidentielles.

( 29 ) Arrêt Klaipėdos, point 123.

( 30 ) Arrêt Klaipėdos, point 124.

( 31 ) Arrêt Klaipėdos, point 125. La fourniture d’une version non confidentielle exprime le caractère précis et concret de la rétention d’informations. Elle implique qu’un même document peut être traité de manière à ce que seules certaines parties soient soustraites à la connaissance du public.

( 32 ) Tel est le cas, par exemple, de l’article 31, paragraphe 6, de la directive 2014/24 : « [...] En cas de partenariat d’innovation associant plusieurs partenaires, conformément à l’article 21, le pouvoir adjudicateur ne révèle pas aux autres partenaires les solutions proposées ou d’autres informations confidentielles communiquées par un partenaire dans le cadre du partenariat sans l’accord dudit partenaire. Cet accord ne revêt pas la forme d’une renonciation générale mais vise des informations précises dont la communication est envisagée. » Mise en italique par mes soins.

( 33 ) Les articles 2 à 4 de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (JO 2001, L 167, p. 10), imposent en particulier aux États membres de garantir aux auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leurs œuvres [article 2, sous a)], d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres (article 3, paragraphe 1), et d’autoriser ou d’interdire toute forme de distribution de leurs œuvres (article 4, paragraphe 1).

( 34 ) Selon la décision de renvoi (point IV.B.), nul n’a contesté que « les études ne proposent pas de solutions innovantes dans le secteur et renferment donc des connaissances accessibles aux professionnels ».