CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. EVGENI TANCHEV

présentées le 9 septembre 2021 ( 1 )

Affaire C‑232/20

NP

contre

Daimler AG, Mercedes-Benz Werk Berlin

[demande de décision préjudicielle formée par le Landesarbeitsgericht Berlin‑Brandenburg (tribunal supérieur du travail de Berlin-Brandebourg, Allemagne)]

« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Notion de “manière temporaire” au sens de l’article 1er de la directive 2008/104/CE – Article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 – Disposition transitoire excluant la prise en compte des périodes de mise à la disposition d’une entreprise utilisatrice d’un travailleur intérimaire avant une certaine date – Introduction par le droit d’un État membre d’une durée maximale de mise à la disposition d’entreprises utilisatrices de travailleurs intérimaires – Droit d’un travailleur intérimaire à un contrat de travail à durée indéterminée avec une entreprise utilisatrice en cas de recours abusif au travail intérimaire »

1.

La présente demande de décision préjudicielle, introduite par le Landesarbeitsgericht Berlin-Brandenburg (tribunal supérieur du travail de Berlin‑Brandebourg, Allemagne, ci-après la « juridiction de renvoi »), porte sur l’interprétation de la directive 2008/104/CE du Parlement européen et du Conseil, du 19 novembre 2008, relative au travail intérimaire ( 2 ). La juridiction de renvoi demande, en substance, des précisions sur les quatre questions suivantes.

2.

Premièrement, la locution « de manière temporaire » figurant à l’article 1er de la directive 2008/104 concerne-t-elle seulement la durée de la mission d’un travailleur intérimaire auprès d’une entreprise utilisatrice ou porte‑t‑elle également sur la nature du travail à accomplir, de sorte que ni les emplois permanents ni les emplois qui ne sont pas occupés pour pourvoir au remplacement de travailleurs absents (ci-après « à titre de remplacement ») ne peuvent jamais être occupés « de manière temporaire » ?

3.

Deuxièmement, est-il conforme au droit de l’Union que le législateur d’un État membre, en l’espèce la République fédérale d’Allemagne, instaure une durée maximale au-delà de laquelle la mise à disposition d’un travailleur intérimaire ne peut plus être considérée comme temporaire, tout en empêchant les travailleurs intérimaires de se prévaloir de missions antérieures à une certaine date pour déterminer si cette durée maximale a été dépassée, notamment lorsque l’exclusion de ces missions a pour effet que ladite durée maximale n’a pas été dépassée par l’entreprise utilisatrice ?

4.

Troisièmement, la juridiction de renvoi demande si la constatation de l’existence d’un contrat de travail à durée indéterminée entre une entreprise utilisatrice et un travailleur intérimaire constitue une sanction garantie par le droit de l’Union lorsqu’il est constaté que plusieurs missions successives ont été attribuées à un travailleur intérimaire auprès de la même entreprise utilisatrice dans le but de contourner les dispositions de la directive 2008/104, en violation de l’article 5, paragraphe 5, de cette directive (ci-après le « recours abusif au travail intérimaire »).

5.

Quatrièmement, la juridiction de renvoi demande si, en vertu de la directive 2008/104, la prolongation de la durée maximale de mise à disposition, qui est normalement prévue par la législation allemande, peut également être laissée à l’appréciation des parties à une convention collective. Dans l’affirmative, cela inclut-il des partenaires sociaux qui ont compétence non pas à l’égard de la relation de travail du travailleur intérimaire concerné, mais à l’égard du secteur de l’entreprise utilisatrice ?

6.

Je suis parvenu à la conclusion que, bien que la locution « de manière temporaire » figurant à l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2008/104 signifie « pour une durée limitée » et « non permanent » ( 3 ), elle ne concerne que la mission du travailleur intérimaire concerné, et non le poste auquel ce travailleur est affecté, de sorte que les emplois permanents et les emplois qui ne sont pas occupés à titre de remplacement ne sont pas automatiquement exclus du champ d’application de la directive 2008/104. Toutefois, la nature du travail, y compris la question de savoir s’il s’agit d’un poste permanent ou non, doit être prise en compte pour déterminer si l’attribution de missions successives à des travailleurs intérimaires auprès de la même entreprise utilisatrice peut être expliquée objectivement ( 4 ), pour ne pas constituer un recours abusif au travail intérimaire en violation de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 ( 5 ).

7.

Par ailleurs, une législation d’un État membre qui exclut expressément la prise en compte des missions antérieures à une certaine date, mais postérieures à la date prévue pour la mise en œuvre de la directive 2008/104, cette exclusion étant pertinente pour déterminer s’il y a eu recours abusif au travail intérimaire, enfreint l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 lorsqu’elle réduit la durée d’une mission dont un travailleur intérimaire pourrait autrement se prévaloir. Toutefois, dans le cadre d’une action horizontale entre deux particuliers, les dispositions légales d’un État membre prévoyant une telle exclusion ne doivent être laissées inappliquées que si cela ne nécessite pas une interprétation contra legem du droit de l’État membre concerné, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer ( 6 ).

8.

Cela étant précisé, la constatation de l’existence d’un contrat de travail à durée indéterminée entre une entreprise utilisatrice et un travailleur intérimaire n’est pas une sanction requise en droit de l’Union en cas de recours abusif au travail intérimaire ( 7 ).

9.

Enfin, compte tenu de la règle bien établie selon laquelle les dispositions des directives de l’Union dans le domaine du droit du travail peuvent être mises en œuvre non seulement par voie de législation, mais aussi par voie de conventions collectives d’application générale ( 8 ), la prolongation de la durée individuelle maximale de mise à disposition prévue par le droit allemand peut être laissée à la discrétion des parties à une convention collective qui n’exercent une compétence que sur le secteur d’activité de l’entreprise utilisatrice. Toutefois, la limitation exposée au point 7 des présentes conclusions s’applique également à de telles conventions.

I. Le cadre juridique

A.   Le droit de l’Union

10.

L’article 1er de la directive 2008/104 est intitulé « Champ d’application ». Son paragraphe 1 est libellé comme suit :

« La présente directive s’applique aux travailleurs ayant un contrat de travail ou une relation de travail avec une entreprise de travail intérimaire et qui sont mis à la disposition d’entreprises utilisatrices afin de travailler de manière temporaire sous leur contrôle et leur direction. »

B.   Le droit allemand

11.

L’article 1er, paragraphe 1, deuxième phrase, du Gesetz zur Regelung der gewerbsmäßigen Arbeitnehmerüberlassung (loi sur la mise à disposition de main d’œuvre intérimaire, ci-après l’« AÜG »), dans sa version en vigueur du 1er décembre 2011 au 31 mars 2017, disposait que « [l]a mise à disposition du travailleur auprès de l’entreprise utilisatrice a un caractère temporaire ».

12.

Il ressort de la décision de renvoi que, jusqu’au mois d’avril 2017, aucune sanction particulière ne s’attachait à la violation de cette disposition ( 9 ), mais l’article 9 de l’AÜG déclarait sans effet les contrats conclus entre les entreprises de travail intérimaire et les entreprises utilisatrices ainsi qu’entre les entreprises de travail intérimaire et les travailleurs intérimaires, entre autres, lorsque l’entreprise de travail intérimaire ne disposait pas de l’autorisation requise en vertu de l’AÜG. L’article 10 de l’AÜG ajoutait que, dans ce cas, une relation de travail était réputée avoir été nouée entre l’entreprise utilisatrice et le travailleur intérimaire.

13.

Par le Gesetz zur Änderung des Arbeitnehmerüberlassungsgesetzes und anderer Gesetze (loi modifiant l’AÜG et d’autres lois), du 21 février 2017, l’AÜG a été modifié avec effet au 1er avril 2017. Un nouveau paragraphe 1b a été inséré dans l’article 1er de l’AÜG et dispose :

« L’entreprise de travail intérimaire ne peut mettre le même travailleur intérimaire à la disposition de la même entreprise utilisatrice pendant plus de 18 mois consécutifs ; l’entreprise de travail intérimaire ne peut faire travailler le même travailleur intérimaire pendant plus de 18 mois consécutifs. La durée de précédentes mises à disposition auprès de la même entreprise utilisatrice, par la même entreprise de travail intérimaire ou une autre, est à prendre intégralement en compte lorsque l’intervalle entre deux missions consécutives n’excède pas trois mois. Les partenaires sociaux du secteur utilisateur peuvent fixer, par voie de convention collective, une durée maximale de mise à disposition différente de celle prévue à la première phrase. [...] Une durée maximale de mise à disposition différente de celle prévue à la première phrase peut être fixée par voie d’accord d’entreprise ou de service conclu sur la base d’une convention collective conclue par les partenaires sociaux du secteur utilisateur [...] »

14.

Un nouveau point 1b a été inséré dans l’article 9, paragraphe 1, de l’AÜG et dispose :

« Sont sans effet :

[...]

1b.

les contrats de travail entre l’entreprise de travail intérimaire et le travailleur intérimaire dès lors que la durée maximale de mise à disposition autorisée prévue à l’article 1er, paragraphe 1b, est dépassée, à moins que, dans un délai d’un mois à compter du dépassement de la durée maximale de mise à disposition autorisée, le travailleur intérimaire ne fasse savoir par écrit à l’entreprise de travail intérimaire ou à l’entreprise utilisatrice qu’il souhaite maintenir le contrat de travail avec l’entreprise de travail intérimaire,

[...] »

15.

L’article 10, paragraphe 1, première phrase, de l’AÜG réglemente désormais la sanction consistant en la privation d’effet :

« Lorsque le contrat entre une entreprise de travail intérimaire et un travailleur intérimaire est sans effet en application de l’article 9, une relation de travail est considérée avoir pris naissance entre l’entreprise utilisatrice et le travailleur intérimaire à la date de début de la mission convenue entre l’entreprise utilisatrice et l’entreprise de travail intérimaire ; lorsque ledit contrat est privé d’effet seulement après que le travailleur intérimaire a commencé à travailler au sein de l’entreprise utilisatrice, la relation de travail entre l’entreprise utilisatrice et le travailleur intérimaire est considérée avoir pris naissance à la date de la privation d’effet [...] »

16.

L’article 19, paragraphe 2, de l’AÜG contient une disposition transitoire (ci-après la « disposition transitoire ») :

« Les périodes de mise à disposition antérieures au 1er avril 2017 ne sont pas prises en compte lors du calcul de la durée maximale de mise à disposition prévue à l’article 1er, paragraphe 1b. »

17.

Le Tarifvertrag zur Leih-/Zeitarbeit in der Metall – und Elektroindustrie in Berlin und Brandenburg (convention collective régissant le travail intérimaire/temporaire dans l’industrie métallurgique et électronique à Berlin et dans le Land de Brandebourg), du 1er juin 2017, renvoie expressément à la possibilité de dérogation prévue à l’article 1er, paragraphe 1b, de l’AÜG. Aux termes de la disposition transitoire de cette convention, dans les entreprises dans lesquelles un accord n’a pas été conclu, les partenaires sociaux doivent s’accorder sur la durée maximale de mise à disposition. En l’absence d’un tel accord, la durée maximale de mise à disposition est de 36 mois à compter du 1er juin 2017.

18.

Il n’y a pas d’accord pour l’établissement de l’entreprise utilisatrice (ci après la « défenderesse ») à Berlin. Un accord général d’entreprise complémentaire (conclu entre la défenderesse et le comité central d’entreprise), en date du 20 septembre 2017, prévoit que, dans les ateliers de production, la durée de la mission des travailleurs intérimaires ne peut dépasser 36 mois. Concernant les travailleurs intérimaires qui travaillaient déjà dans l’entreprise le 1er avril 2017, seules sont prises en compte aux fins du calcul de cette durée maximale les périodes de mise à disposition à compter du 1er avril 2017.

II. Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

19.

Le requérant NP (ci-après le « requérant ») a été employé par une entreprise de travail intérimaire à partir du 1er septembre 2014, pour un salaire horaire de 9,36 euros ( 10 ). La durée de la relation de travail avait initialement été limitée à deux reprises, chaque fois à un an, avant de devenir indéterminée. Les missions du requérant ont été prorogées à 18 reprises au cours d’une période de 56 mois.

20.

En vertu d’un avenant au contrat de travail, le requérant devait travailler en qualité d’ouvrier métallurgiste pour la défenderesse, dans l’établissement de construction automobile de cette dernière à Berlin. Cet avenant décrivait les tâches que le requérant devait accomplir dans l’atelier d’assemblage des moteurs. En vertu du contrat de travail du requérant avec l’entreprise de travail intérimaire, certaines conventions collectives régissant le secteur du travail intérimaire s’appliquaient à la relation de travail.

21.

Le requérant a été mis à la disposition exclusive de la défenderesse du 1er septembre 2014 au 31 mai 2019. Il a toujours travaillé dans l’atelier d’assemblage des moteurs. Il ne s’agissait pas d’un remplacement. La seule interruption au cours de cette période a été d’une durée de deux mois (du 21 avril 2016 au 20 juin 2016), pendant lesquels le requérant était en congé parental.

22.

Le requérant a saisi l’Arbeitsgericht Berlin (tribunal du travail de Berlin, Allemagne) le 27 juin 2019 en vue de faire constater qu’une relation de travail existait entre les parties depuis une date parmi plusieurs dates avancées subsidiairement les unes aux autres ( 11 ).

23.

Il ressort de la décision de renvoi que, en première instance, le requérant a fait valoir, entre autres, que la mission auprès de la défenderesse ne pouvait plus être qualifiée de « temporaire » et que la disposition transitoire prévue à l’article 19, paragraphe 2, de l’AÜG était contraire au droit de l’Union.

24.

La défenderesse a fait valoir que, depuis le 1er avril 2017, le législateur avait précisé le critère du caractère « temporaire ». Depuis cette date, il était possible de déroger, par voie de convention collective, à la durée maximale de mise à disposition de 18 mois. En outre, la durée maximale de mise à disposition de 36 mois prévue par l’accord général d’entreprise du 20 septembre 2017 n’avait pas été dépassée, dès lors que seules devaient être prises en compte les périodes postérieures au 1er avril 2017.

25.

Par jugement du 8 octobre 2019, l’Arbeitsgericht Berlin (tribunal du travail de Berlin) a adopté le point de vue de la défenderesse.

26.

Un appel a été interjeté devant la juridiction de renvoi le 22 novembre 2019. Cette juridiction a soumis à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Suffit-il, pour que la mise à disposition d’un travailleur intérimaire auprès d’une entreprise utilisatrice ne puisse plus être considérée comme “temporaire” au sens de l’article 1er de la directive 2008/104, que le poste occupé par ce travailleur existe durablement et ne soit pas occupé [à titre de] remplacement ?

2)

Convient-il de considérer que la mise à disposition du travailleur intérimaire d’une durée de moins de 55 mois n’est plus “temporaire” au sens de l’article 1er de la directive 2008/104 ?

3)

En cas de réponse affirmative à la première ou à la deuxième question ci‑dessus, les questions complémentaires suivantes se posent :

3.1)

Le travailleur intérimaire peut-il faire valoir qu’une relation de travail a pris naissance avec l’entreprise utilisatrice, alors même que le droit national ne prévoit pas cette sanction avant le 1er avril 2017 ?

3.2)

Une règle nationale telle que celle prévue à l’article 19, paragraphe 2, de l’[AÜG] viole-t-elle l’article 1er de la directive 2008/104 en ce qu’elle prévoit, pour la première fois, une durée maximale individuelle de mise à disposition de 18 mois, mais exclut expressément la prise en compte des périodes passées, si la prise en compte des périodes passées devait avoir pour conséquence que la mise à disposition ne pourrait plus être qualifiée de “temporaire” ?

3.3)

Le pouvoir d’étendre la durée maximale individuelle de mise à disposition peut-il être confié aux partenaires sociaux ? En cas de réponse affirmative : cela inclut-il des partenaires sociaux qui ont compétence non pas à l’égard de la relation de travail du travailleur intérimaire concerné, mais à l’égard du secteur de l’entreprise utilisatrice ? »

27.

Le requérant, la défenderesse, le gouvernement allemand, le gouvernement français et la Commission européenne ont déposé des observations écrites devant la Cour. Il n’y a pas eu d’audience.

III. Observations liminaires

28.

Il convient de relever, premièrement, que les questions préjudicielles visent l’interprétation du terme « temporaire » à l’article 1er de la directive 2008/104, alors que l’article 1er de cette directive vise, en réalité, les travailleurs mis à la disposition « d’entreprises utilisatrices afin de travailler de manière temporaire » (mise en italique par mes soins) ( 12 ). Pour les raisons exposées dans les présentes conclusions, je propose de reformuler les questions préjudicielles. L’adjectif « temporaire » y sera également remplacé par la locution adverbiale « de manière temporaire ».

29.

Deuxièmement, il convient de relever que la demande de décision préjudicielle a été transmise par la juridiction de renvoi le 13 mai 2020, avant que la Cour ait rendu son arrêt du 14 octobre 2020, KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire) (ci-après l’« arrêt KG ») ( 13 ). Cet arrêt porte précisément sur les questions dont la juridiction de renvoi est saisie dans la présente affaire, à savoir : i) les conséquences juridiques de l’attribution de multiples missions successives à un travailleur intérimaire auprès d’une seule entreprise utilisatrice pour un poste qui ne nécessitait pas de remplacement, et ii) le droit ou non du travailleur intérimaire requérant, en vertu de la directive 2008/104, à ce que soit constatée l’existence d’un contrat de travail à durée indéterminée avec une entreprise utilisatrice en cas de recours abusif au travail intérimaire.

30.

Toutefois, le litige dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt KG a été abordé comme concernant l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104, et non l’article 1er de cette directive. Dans la présente affaire, des arguments relatifs à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 ont été présentés dans les observations écrites, bien que les questions préjudicielles ne concernent pas l’interprétation de cette disposition. Étant donné les similitudes entre le litige au principal et celui que la Cour a examiné dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt KG, soit les questions qui se posent dans la présente affaire ont été résolues dans une certaine mesure par l’arrêt KG, soit cet arrêt a fourni à tout le moins les bases sur lesquelles le litige au principal peut être tranché. Les présentes conclusions s’inspirent donc dans une large mesure des constatations faites par la Cour dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt KG.

31.

Troisièmement, et dans le prolongement des considérations qui précèdent, l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 doit être lu en combinaison avec l’article 1er de cette directive pour répondre aux deux premières questions préjudicielles. Ainsi que l’a relevé le gouvernement français dans ses observations écrites, il ressort du dossier que, en demandant l’interprétation du terme « temporaire » figurant à l’article 1er de la directive 2008/104, la juridiction de renvoi ne cherche pas à déterminer si le requérant relève du champ d’application de cette directive, mais, en substance, si le recours à des contrats temporaires successifs au sein de la même entreprise utilisatrice constitue un recours abusif au travail intérimaire, le requérant ayant fait valoir que 18 prolongations de son contrat au cours d’une période de 56 mois constituaient un abus.

32.

Ainsi que l’a également rappelé le gouvernement français dans ses observations écrites, selon une jurisprudence constante, « en vue de fournir une réponse utile à la juridiction qui est à l’origine d’un renvoi préjudiciel, la Cour peut être amenée à prendre en considération des normes de droit de l’Union auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans ses questions préjudicielles » ( 14 ). Il incombe donc, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises ( 15 ).

33.

Dans ces conditions, je suggère de reformuler les première et deuxième questions préjudicielles en une question unique, avec le libellé suivant :

« 1)

L’article 5, paragraphe 5, première phrase, de la directive 2008/104, lu en combinaison avec la locution « de manière temporaire » figurant à l’article 1er de cette directive, doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un travailleur intérimaire soit mis à la disposition de la même entreprise utilisatrice, pendant une période de plus de 55 mois, pour occuper un emploi permanent et non à titre de remplacement, cela constituant l’attribution d’affectations successives dans le but de contourner les dispositions de la directive 2008/104 ? »

34.

Les questions 3.1 et 3.2 concernent toutes deux des modifications de la loi allemande qui sont entrées en vigueur le 1er avril 2017. L’une d’elles impose une durée maximale de mise à disposition après laquelle le recours au travail intérimaire est présumé abusif (voir point 13 des présentes conclusions), tandis que l’autre concerne la sanction qui s’attache à une telle violation (voir points 14 et 15 des présentes conclusions). Il serait donc plus logique d’inverser l’ordre de ces questions et de simplifier leur libellé de la manière suivante :

« 2)

Une législation d’un État membre, qui fixe à 18 mois la durée maximale de la mise à la disposition d’une même entreprise utilisatrice à compter du 1er avril 2017, mais qui exclut expressément la prise en compte des missions antérieures à cette date pour déterminer s’il y a eu recours abusif au travail intérimaire, est-elle conforme à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104, dans le cas où la mise à disposition ne pourrait plus être qualifiée de “temporaire” si les missions antérieures au 1er avril 2017 étaient prises en compte ?

3)

En cas de réponse négative à la deuxième question, un travailleur intérimaire peut-il faire valoir, en vertu de la directive 2008/104, qu’une relation de travail à durée indéterminée a pris naissance avec l’entreprise utilisatrice lorsqu’un recours abusif au travail intérimaire est constaté au sens de l’article 5, paragraphe 5, de cette directive ( 16 ) ? »

35.

La question 3.3 pourrait rester identique, en devenant la quatrième question.

IV. Réponses aux questions telles que reformulées

A.   Réponse à la première question

36.

Il convient de répondre à la première question de la manière suivante :

« Pour déterminer si l’article 5, paragraphe 5, première phrase, de la directive 2008/104, lu en combinaison avec la locution “de manière temporaire” figurant à l’article 1er de cette directive, s’oppose à ce qu’un travailleur intérimaire soit mis à la disposition de la même entreprise utilisatrice, pendant une période de plus de 55 mois, pour occuper un emploi permanent et non à titre de remplacement, une juridiction d’un État membre est tenue, en vertu du droit de l’Union, d’examiner les questions suivantes :

(i)

Les missions successives d’un travailleur intérimaire auprès de la même entreprise utilisatrice ont-elles abouti à une durée d’activité qui ne peut plus être raisonnablement qualifiée de mise à la disposition d’une entreprise utilisatrice “afin de travailler de manière temporaire” au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2008/104 ?

(ii)

Une explication objective a-t-elle été donnée à la décision de l’entreprise utilisatrice de recourir à une série de contrats de travail intérimaire successifs ?

(iii)

Des dispositions de la directive 2008/104 ont-elles été contournées ?

(iv)

Au vu de tous ces éléments et en prenant en compte toutes les circonstances du cas d’espèce, une relation de travail à durée indéterminée a-t-elle artificiellement reçu la forme de contrats de travail intérimaire successifs, en violation de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 ? »

1. La signification de la locution « de manière temporaire »

37.

Ainsi que l’a relevé l’avocat général Szpunar dans ses conclusions dans l’affaire AKT, la directive 2008/104 « ne définit pas le travail intérimaire et ne vise pas non plus à énumérer les cas susceptibles de justifier le recours à cette forme de travail. Son considérant 12 rappelle en revanche qu’elle entend respecter la diversité des marchés du travail » ( 17 ). Les États membres ont conservé une marge d’appréciation importante pour déterminer les situations justifiant le recours au travail intérimaire ( 18 ), la directive 2008/104 ne prévoyant « que l’introduction d’exigences minimales » ( 19 ).

38.

Bien que la locution « de manière temporaire » figurant à l’article 1er de la directive 2008/104 doive être interprétée de manière large, afin de ne pas mettre en péril la réalisation des objectifs de cette directive ou porter atteinte à son effet utile en restreignant de manière excessive et injustifiée son champ d’application ( 20 ), l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2008/104, interprété littéralement, se rapporte à la durée de la mise à disposition du travailleur intérimaire, et non au poste occupé.

39.

L’article 1er, paragraphe 1, de cette directive concerne les travailleurs intérimaires qui sont mis à la disposition d’une entreprise utilisatrice « afin de travailler de manière temporaire » ( 21 ). Autrement dit, et ainsi que le soutient la Commission dans ses observations écrites, ce libellé laisse entendre que c’est la relation de travail entre le travailleur intérimaire et l’entreprise utilisatrice qui est temporaire, et non le poste auquel le travailleur intérimaire est affecté, dès lors que rien dans ladite directive ne concerne la nature du travail ni ne suggère donc que le poste auquel le travailleur intérimaire est affecté ne peut pas être permanent. Les mêmes conclusions découlent de l’interprétation littérale de l’article 3, paragraphe 1, sous a), b), c) et e), de la directive 2008/104, concernant les définitions, respectivement, du « travailleur », de l’« entreprise de travail intérimaire », du « travailleur intérimaire » et de la « mission » ( 22 ). Dans l’arrêt KG, la Cour s’est d’ailleurs référée à ces dispositions pour conclure que c’est la « relation de travail » avec une entreprise utilisatrice qui revêt, « par nature, un caractère temporaire » ( 23 ).

40.

Ainsi que l’a souligné le gouvernement allemand dans ses observations, il ressort du libellé de la directive 2008/104 que les États membres doivent se voir reconnaître un large pouvoir discrétionnaire dans la transposition de la locution « de manière temporaire », sous réserve que la mise à disposition temporaire ne devienne pas une mise à disposition d’une durée excessive, qui équivaudrait à une mise à disposition permanente.

41.

Les arguments avancés par le requérant dans ses observations écrites, selon lesquels le contexte de la locution « de manière temporaire » figurant à l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2008/104 et la finalité de celle‑ci plaident en ce sens que cette locution se rapporte tant au poste occupé qu’à la mission du travailleur intérimaire, ne sauraient être accueillis. En effet, le considérant 12 de la directive 2008/104 vise le respect de « la diversité des marchés du travail et des relations entre les partenaires sociaux » ( 24 ), objectif qui serait compromis si la notion de « manière temporaire » se rapportait au poste de travail auquel est affecté le travailleur intérimaire, ce qui porterait atteinte au pouvoir discrétionnaire des États membres d’autoriser l’affectation de travailleurs intérimaires à des emplois permanents qui ne sont pas occupés à titre de remplacement. En outre, ainsi que la Cour l’a relevé dans l’arrêt KG, la directive 2008/104 désigne, à son considérant 15, les « contrats de travail à durée indéterminée », ce qui démontre, de même que l’article 6, paragraphes 1 et 2, de cette directive, que les « relations de travail permanentes » sont la forme générale des relations de travail ( 25 ). L’opposé de cela est une relation de travail ou une mission qui est limitée dans le temps.

42.

Les objectifs essentiels de la directive 2008/104 sont exposés à son article 2 et ont trait à la création de formes souples de travail, la création d’emplois et la protection des travailleurs intérimaires ( 26 ). Rien ne relie clairement ces objectifs à la thèse selon laquelle la notion de « manière temporaire » se rapporterait au poste auquel le travailleur intérimaire est affecté. Il en va de même de l’objectif inhérent à la directive 2008/104 qui est de veiller à ce que le recours au travail intérimaire ne devienne pas une situation permanente ( 27 ). Ainsi que l’a relevé la défenderesse dans ses observations écrites, les objectifs de création d’emplois et d’insertion de travailleurs sur le marché du travail (voir considérant 11 de la directive 2008/104) ne permettent pas de conclure qu’il est en soi exclu d’attribuer des emplois permanents à des travailleurs à titre temporaire.

43.

Enfin, je suis enclin à admettre la thèse du gouvernement allemand et de la Commission, selon laquelle la genèse de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2008/104 ne permet pas de rapporter la notion de « manière temporaire » à la nature du poste auquel un travailleur intérimaire est affecté ( 28 ), nonobstant les arguments du requérant en sens contraire ( 29 ).

44.

La locution « de manière temporaire » porte donc exclusivement sur la mise à disposition du travailleur intérimaire, elle signifie « d’une durée limitée seulement », « non permanent » ( 30 ), et ne concerne que la période de mission de ce travailleur intérimaire.

2. Le recours abusif au travail intérimaire

45.

Cela étant, et contrairement à ce que suggère le requérant dans ses observations écrites, ce que je suggère ici ne revient pas à donner le feu vert à l’affectation indéfinie de travailleurs temporaires à des postes permanents ou à des postes qui ne sont pas occupés à titre de remplacement. Si la Cour a jugé, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt KG, que l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 « n’impose [...] pas aux États membres de limiter le nombre de missions successives d’un même travailleur auprès de la même entreprise utilisatrice ou de subordonner le recours à cette forme de travail à durée déterminée à l’indication des raisons de caractère technique ou tenant à des impératifs de production, d’organisation ou de remplacement » ( 31 ), elle a également jugé dans cet arrêt que l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 vise à obliger les États membres à prendre les mesures nécessaires en vue d’éviter le recours abusif i) aux dérogations au principe de l’égalité de traitement autorisées par cet article 5 lui‑même et ii) à l’attribution de missions successives dans le but de contourner les dispositions de la directive 2008/104 dans son ensemble ( 32 ), cette dernière obligation étant énoncée largement ( 33 ).

46.

L’enseignement de l’arrêt KG est donc qu’il appartient à la juridiction de renvoi de contrôler la qualification juridique de la relation de travail, au regard tant de la directive 2008/104 elle‑même que du droit national transposant celle‑ci, de manière à vérifier s’il s’agit d’une relation de travail à durée indéterminée à laquelle a été artificiellement attribuée la forme de contrats de travail intérimaire successifs en vue de contourner les objectifs de la directive 2008/104, et en particulier la nature temporaire du travail intérimaire ( 34 ).

47.

La Cour a ajouté que : a) aux fins de cette appréciation, la juridiction de renvoi pourra prendre en compte la question de savoir si les missions successives du même travailleur intérimaire auprès de la même entreprise utilisatrice ont abouti à une durée d’activité auprès de cette entreprise qui est plus longue que ce qui peut être raisonnablement qualifié de « temporaire », ce qui pourrait constituer l’indice d’un recours abusif à des missions successives au sens de l’article 5, paragraphe 5, première phrase, de la directive 2008/104. Elle est parvenue à cette conclusion à la lumière du fait que, entre autres, des missions successives attribuées au même travailleur intérimaire auprès de la même entreprise utilisatrice portent atteinte à l’équilibre réalisé par cette directive entre la flexibilité pour les employeurs et la sécurité pour les travailleurs en sapant cette sécurité ; b) lorsque, dans un cas concret, aucune explication objective n’est donnée au fait que l’entreprise utilisatrice concernée recourt à une succession de contrats de travail intérimaire successifs, il incombe à la juridiction nationale d’examiner, dans le contexte du cadre réglementaire national et en tenant compte des circonstances de chaque cas, si l’une des dispositions de la directive 2008/104 est contournée, et cela à plus forte raison lorsque c’est le même travailleur intérimaire qui est affecté à cette entreprise utilisatrice par les séries de contrats en question ( 35 ).

48.

En conséquence, et comme l’a relevé le gouvernement français dans ses observations écrites, la durée de la mise à disposition d’un travailleur intérimaire n’est que l’un des éléments qu’il convient de prendre en compte pour déterminer s’il y a eu recours abusif au travail intérimaire. Comme le montrent les passages de l’arrêt KG reproduits aux points précédents des présentes conclusions, une juridiction d’un État membre est tenue, en vertu de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104, lu en combinaison avec l’article 1er, paragraphe 1, de cette directive, de vérifier les points suivants :

(i)

Les missions successives d’un travailleur intérimaire auprès de la même entreprise utilisatrice ont-elles abouti à une durée d’activité qui ne peut plus être raisonnablement qualifiée de mise à la disposition d’une entreprise utilisatrice « afin de travailler de manière temporaire » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2008/104 ?

(ii)

Une explication objective a-t-elle été donnée à la décision de cette entreprise utilisatrice de recourir à une série de contrats de travail intérimaire successifs ?

(iii)

Des dispositions de la directive 2008/104 ont-elles été contournées ?

(iv)

Au vu de tous ces éléments et en prenant en compte toutes les circonstances du cas d’espèce, une relation de travail à durée indéterminée a-t-elle artificiellement reçu la forme de contrats de travail intérimaire successifs, en violation de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 ?

49.

C’est à l’étape ii) que la nature du poste auquel un travailleur intérimaire est affecté devient pertinente, en ce compris la question de savoir si ce poste est permanent et n’est pas occupé à titre de remplacement. L’arrêt KG ne fait pas obstacle à ce que des raisons « de caractère technique ou tenant à des impératifs de production, d’organisation ou de remplacement » soient prises en compte dans ce contexte, puisque la Cour a simplement jugé dans cet arrêt que « l’indication » de ces raisons n’était pas requise, rien n’indiquant que ces dernières seraient exclues d’une explication objective ( 36 ).

50.

Par exemple, une entreprise dans laquelle des activités de recherche et développement sont en cours peut avoir besoin de renforcer une équipe de travailleurs exerçant un métier déterminé pour lequel elle n’emploie normalement que des travailleurs à durée indéterminée. Le besoin de travailleurs intérimaires peut résulter des résultats préliminaires d’un programme de recherche et développement. Cette entreprise peut commencer par recourir à des travailleurs intérimaires pour procéder à ce renforcement, soit parce qu’elle n’a pas encore attiré d’investisseurs pour développer les résultats de cette recherche, soit parce que le processus de recherche lui-même n’est pas encore achevé. Tel est le type d’explication dont un juge national peut conclure, en prenant en compte toutes les circonstances du cas d’espèce, qu’elle constitue une explication objective du recours à des missions successives de travail intérimaire, même si les postes concernés n’étaient pas occupés à titre de remplacement et étaient autrement occupés à titre permanent au sein de ladite entreprise.

51.

Dans l’arrêt KG, la Cour n’a peut-être pas tranché clairement la question de savoir si, pour qu’il y ait recours abusif au travail intérimaire, il faut que des dispositions de la directive 2008/104 qui soient autres que l’article 5, paragraphe 5, de cette directive aient été contournées ( 37 ).

52.

Je suis cependant enclin à estimer que tel n’est pas le cas, étant donné que, dans l’arrêt KG, la Cour a jugé que des missions successives attribuées au même travailleur intérimaire auprès de la même entreprise utilisatrice contournent le cœur même des dispositions de la directive 2008/104 ( 38 ). La Cour a également jugé dans cet arrêt que l’une des obligations que l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 impose aux États membres est de prendre les mesures nécessaires en vue d’éviter l’attribution de missions successives dans le but de contourner les dispositions de la directive 2008/104 dans son ensemble ( 39 ) et que cette directive « vise également à ce que les États membres veillent à ce que le travail intérimaire avec la même entreprise utilisatrice ne devienne pas une situation permanente » ( 40 ).

53.

En conséquence, l’arrêt KG plaide en faveur de l’interprétation selon laquelle toute violation des obligations imposées par la directive 2008/104, outre celles prévues à l’article 5, paragraphe 5, de cette directive, telle que la garantie de l’égalité de rémunération entre les travailleurs intérimaires et ceux directement recrutés par l’entreprise utilisatrice pour y occuper le même poste [voir article 5, paragraphe 1, de la directive 2008/104, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, sous f), de cette directive] ( 41 ), est pertinente pour le juge de renvoi lorsque celui-ci statuera finalement, à l’étape iv) (voir point 48 des présentes conclusions), sur le point de savoir si, en prenant en compte toutes les circonstances du cas d’espèce, une relation de travail à durée indéterminée a artificiellement reçu la forme de contrats de travail intérimaire successifs, en violation de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104. Il convient de rappeler que, dans l’affaire au principal, 18 prorogations ont eu lieu au cours d’une période de 56 mois.

54.

Cette approche est conforme à un autre enseignement de l’arrêt KG, selon lequel la garantie des « conditions essentielles de travail et d’emploi » des travailleurs intérimaires prévue à l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2008/104, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, sous f), de cette directive, doit faire l’objet d’une interprétation large pour assurer le respect de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») ( 42 ).

55.

Pour ces raisons, il convient de répondre à la première question dans le sens précisé au point 36 des présentes conclusions.

B.   Réponse à la deuxième question

56.

Il y a lieu de répondre à la deuxième question qu’une législation d’un État membre qui exclut expressément la prise en compte de missions antérieures à une certaine date, mais postérieures à la date de mise en œuvre de la directive 2008/104, une telle exclusion étant pertinente pour déterminer s’il y a eu recours abusif au travail intérimaire, n’est pas conforme à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104, lorsqu’elle réduit la durée d’une mission dont le travailleur intérimaire pourrait autrement se prévaloir. Toutefois, dans le cadre d’une action horizontale entre deux particuliers, les dispositions légales d’un État membre prévoyant une telle exclusion ne doivent être laissées inappliquées que si cela ne nécessite pas une interprétation contra legem du droit de l’État membre concerné, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer.

57.

Il en va ainsi pour les raisons suivantes.

58.

La mise en œuvre par la République fédérale d’Allemagne de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 se bornait initialement à prévoir, à l’article 1er, paragraphe 1, deuxième phrase, de l’AÜG, que la « mise à disposition du travailleur auprès de l’entreprise utilisatrice a un caractère temporaire » ( 43 ), les voies de droit prévues à cet égard se limitant aux sanctions mentionnées au point 12 des présentes conclusions. Bien que cette mise en œuvre puisse être minimaliste, elle est loin de revenir à ne prendre « aucune mesure afin de préserver la nature temporaire du travail intérimaire », en violation de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 ( 44 ).

59.

N’eût été la réforme législative qui est entrée en vigueur en République fédérale d’Allemagne le 1er avril 2017 (voir points 13 à 16 des présentes conclusions) et à la lumière de l’appréciation exposée en ce qui concerne la première question (voir point 36 des présentes conclusions), le requérant aurait pu faire valoir que, en droit de l’Union, une mission de quatre ans et neuf mois auprès de la défenderesse, du 1er septembre 2014 au 31 mai 2019, équivalait, dans toutes les circonstances, à un recours abusif au travail intérimaire, en violation de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104, compte tenu de l’obligation pour la République fédérale d’Allemagne de mettre en œuvre cette directive pour le 5 décembre 2011. L’article 1er, paragraphe 1, deuxième phrase, de l’AÜG doit être interprété conformément à cette règle ( 45 ).

60.

Cependant, les réformes de la loi allemande entrées en vigueur le 1er avril 2017 semblent avoir eu pour effet de fermer cette voie de droit au requérant. Selon la lecture soutenue par la défenderesse, ces réformes privent de toute pertinence la période allant du 1er septembre 2014 au 1er avril 2017 pour déterminer s’il y a eu recours abusif au travail intérimaire, tout en signifiant que le requérant restait affecté par la nouvelle limite maximale de 18 mois prévue par la législation en question pour la mise à disposition de travailleurs intérimaires auprès de la même entreprise utilisatrice.

61.

Le gouvernement allemand soutient dans ses observations écrites que, par la modification législative du 1er avril 2017, elle est simplement passée d’un modèle souple de mise en œuvre de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 à un modèle fixe, en introduisant le plafond de 18 mois pour les missions de travailleurs intérimaires auprès de la même entreprise utilisatrice.

62.

Toutefois, et à la lumière de l’analyse relative à la première question, la République fédérale d’Allemagne a excédé le pouvoir d’appréciation qui lui est conféré à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 pour fixer la durée maximale des missions des travailleurs intérimaires auprès de la même entreprise utilisatrice, même si la directive 2008/104 ne l’oblige pas à fixer de telles limites ( 46 ), étant donné que, comme le fait valoir la Commission dans ses observations écrites, les réformes du 1er avril 2017 portent sérieusement atteinte à l’effet utile de la directive 2008/104, en comparaison du régime prévu antérieurement par la législation de cet État membre, et que ces réformes sont défavorables à un requérant qui a incontestablement eu, sans interruption pendant toute la période en question, le statut de « travailleur intérimaire », au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive 2008/104, et qui a été affecté à une « mission », au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous e), de cette directive, auprès de la même entreprise utilisatrice, pendant une période de quatre ans et neuf mois après l’échéance du délai de transposition de la directive 2008/104, à savoir le 5 décembre 2011 ( 47 ). Une telle situation est incompatible avec le considérant 21 et l’article 10 de la directive 2008/104 ainsi qu’avec l’obligation « d’assurer la protection des travailleurs intérimaires », prévue à l’article 2 de cette directive, de même qu’avec les obligations plus larges de bonne foi qui pèsent sur la République fédérale d’Allemagne, au titre de l’article 4 TUE, dans l’accomplissement des missions découlant des traités, ainsi qu’au titre de l’article 288 TFUE, s’agissant de l’effet contraignant des directives.

63.

Toutefois, il résulte de la jurisprudence constante que l’obligation d’interprétation conforme atteint ses limites lorsque l’interprétation conforme au droit de l’Union de la législation d’un État membre aboutirait à une interprétation contra legem du droit national ( 48 ). Il appartient donc à la juridiction nationale ( 49 ) de déterminer si la disposition transitoire figurant à l’article 19, paragraphe 2, de l’AÜG, selon laquelle les « périodes de mise à disposition antérieures au 1er avril 2017 ne sont pas prises en compte lors du calcul de la durée maximale de mise à disposition prévue à l’article 1er, paragraphe 1b », ne peut pas être interprétée, en prenant en considération l’ensemble du droit interne ( 50 ), autrement qu’en privant le requérant de tout droit de se prévaloir de la durée totale de sa mission de quatre ans et neuf mois, qui a été exécutée du 1er septembre 2014 au 31 mai 2019 et était prise en compte par le droit allemand avant le 1er avril 2017.

64.

Autrement dit, le résultat voulu par la directive 2008/104 ne peut‑il être atteint qu’en interprétant contra legem l’article 1er, paragraphe 1b, et l’article 19, paragraphe 2, de l’AÜG ? Par exemple, une fois pris en considération l’ensemble du droit allemand, ces dispositions pourraient-elles être interprétées comme ne supprimant pas entièrement le régime antérieur et permettant aux travailleurs intérimaires de faire constater le recours abusif au travail intérimaire à la lumière des critères dégagés dans l’arrêt KG et détaillés dans la réponse à la première question concernant la durée totale de la mission ? Si une interprétation contra legem est nécessaire pour atteindre un tel résultat, alors, selon la jurisprudence constante de la Cour, la seule voie de droit restant ouverte au requérant sera une action en responsabilité contre la République fédérale d’Allemagne, conformément aux règles dégagées dans l’arrêt Francovich ( 51 ), pour violation de l’obligation, imposée à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104, de prendre « les mesures nécessaires [...] en vue d’éviter le recours abusif à l’application du présent article et, en particulier, l’attribution de missions successives dans le but de contourner les dispositions de [cette] directive » ( 52 ).

65.

Enfin, la Cour a jugé que des dispositions de la Charte qui se suffisent à elles‑mêmes et ne doivent pas être précisées par des dispositions du droit de l’Union ou du droit national pour conférer aux particuliers des droits ( 53 ), comme les articles 21 et 47 ( 54 ) ainsi que l’article 31, paragraphe 2, de la Charte ( 55 ), peuvent être invoquées en tant que telles et entraîner l’obligation de laisser inappliquée, au besoin, toute disposition nationale contraire, même dans les litiges horizontaux dans lesquels l’interdiction d’interprétation contra legem du droit des États membres produirait autrement ses effets. Toutefois, contrairement à ce que soutient le requérant dans ses observations écrites, l’article 31, paragraphe 1, de la Charte ne constitue pas une telle disposition.

66.

En effet, la Cour a jugé que « le juge national n’est pas tenu, sur le seul fondement du droit de l’Union, de laisser inappliquée une disposition du droit national incompatible avec une disposition de la [Charte] qui [...] est dépourvue d’effet direct » ( 56 ). Étant donné le caractère ouvert du libellé de l’article 31, paragraphe 1, de la Charte, aux termes duquel tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité, cette disposition ne satisfait pas aux conditions essentielles de l’effet direct, qui sont d’être une disposition suffisamment claire, précise et inconditionnelle ( 57 ). Dans ces conditions, ladite disposition ne peut pas être invoquée pour contraindre le juge de renvoi, dans le cadre de ses compétences ( 58 ), à laisser inappliqués l’article 1er, paragraphe 1b, et l’article 19, paragraphe 2, de l’AÜG dans le cas où le juge de renvoi estimerait que le libellé de ces dispositions est contraire aux garanties découlant de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104.

67.

C’est pour ces raisons qu’il convient de répondre à la deuxième question dans le sens exposé au point 56 des présentes conclusions.

C.   Réponse à la troisième question

68.

Il convient de répondre à la troisième question en ce sens qu’un travailleur intérimaire ne peut pas faire valoir, en vertu de la directive 2008/104, qu’une relation de travail à durée indéterminée a pris naissance avec l’entreprise utilisatrice lorsqu’un recours abusif au travail intérimaire est constaté au sens de l’article 5, paragraphe 5, de cette directive. Toutefois, dans l’hypothèse où la juridiction de renvoi, après avoir pris en considération l’ensemble du droit interne de l’État membre concerné, jugerait qu’interpréter ce droit conformément à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 n’imposerait pas d’en donner une interprétation contra legem, il incomberait à cette juridiction de déterminer s’il existe des procédures administratives ou judiciaires appropriées pour faire respecter les obligations découlant de la directive 2008/104 et pour garantir que le droit de l’État membre concerné prévoie des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives, comme l’impose l’article 10 de cette directive, sous réserve des limites tracées par la jurisprudence constante.

69.

Dans l’arrêt KG, la Cour a jugé que l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 ne pouvait pas être interprété de la même manière que la clause 5 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999, qui figure à l’annexe de la directive 1999/70/CE ( 59 ) (ci-après l’« accord-cadre sur le travail à durée déterminée »). Dans l’arrêt Sciotto ( 60 ), la Cour a jugé, entre autres, que l’obligation spécifique de prévenir l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs, précisée à la clause 5 de cet accord-cadre, signifiait que, dès lors que les travailleurs du secteur des fondations lyriques et symphoniques ne disposaient, même en cas d’abus, d’aucune possibilité d’obtenir la requalification de leurs contrats de travail à durée déterminée en relation de travail à durée indéterminée (en l’absence d’autres formes de protection, telle la fixation d’une limite à la possibilité de recourir aux contrats de durée déterminée), il n’existait aucune mesure effective, au sens de la jurisprudence pertinente relative audit accord-cadre, sanctionnant l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée ( 61 ).

70.

Toutefois, dans l’arrêt KG, la Cour a jugé que, tandis que la clause 5 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée « prévoit des obligations spécifiques afin de prévenir les abus résultant de l’utilisation de contrats de travail à durée déterminée successifs, tel n’est pas le cas de l’article 5, paragraphe 5, première phrase, de la directive 2008/104 » ( 62 ). L’interprétation de la clause 5 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée n’est donc pas transposable à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 ( 63 ). Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt KG, l’avocate générale Sharpston s’est référée précisément à l’enseignement de l’arrêt du 25 octobre 2018, Sciotto (C‑331/17, EU:C:2018:859), concernant la requalification de contrats à durée déterminée en contrats à durée indéterminée, avant de conclure que cet enseignement ne pouvait pas être transposé à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104, cette disposition n’imposant pas d’obligations circonstanciées et spécifiques ( 64 ).

71.

Il y a donc lieu de répondre à la troisième question par la négative.

72.

S’agissant des obligations incombant à la juridiction de renvoi en vertu de l’article 10 de la directive 2008/104, le premier paragraphe de cet article réaffirme le droit à un recours effectif consacré à l’article 47 de la Charte ( 65 ). L’obligation de prévoir des voies de recours effectives, proportionnées et dissuasives, consacrée à l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2008/104, impose aux États membres d’introduire des mesures qui soient suffisamment efficaces pour atteindre l’objectif de la directive 2008/104 ( 66 ) et qui assurent un effet réellement dissuasif ( 67 ). Le droit de l’Union ne contraint pas les juridictions des États membres à instituer, en vue d’assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union, des voies de droit autres que celles établies par le droit national ( 68 ), sauf « s’il ressortait de l’économie de l’ordre juridique national en cause qu’il n’existe aucune voie de recours » ( 69 ). Cela exclut cependant une voie de recours consistant à déclarer l’existence d’un contrat de travail à durée indéterminée entre un travailleur intérimaire et une entreprise utilisatrice (pour les raisons exposées aux points 69 et 70 des présentes conclusions) ( 70 ) ou une interprétation contra legem du droit de l’État membre (voir points 63 et 64 des présentes conclusions).

D.   Réponse à la quatrième question

73.

Il y a lieu de répondre à la quatrième question en ce sens que la prolongation de la durée maximale individuelle de la mise à disposition peut être confiée aux partenaires sociaux, y compris des partenaires sociaux qui ont compétence seulement à l’égard du secteur de l’entreprise utilisatrice. Toutefois, la réponse à la deuxième question s’applique également aux conventions conclues par ces partenaires sociaux.

74.

Ainsi que l’a relevé le gouvernement allemand dans ses observations écrites, il est loisible aux États membres de laisser aux partenaires sociaux le soin de réaliser les objectifs de politique sociale ( 71 ), et la directive 2008/104 prévoit expressément le recours aux conventions collectives ( 72 ), peu importe que ces partenaires sociaux aient compétence non pas à l’égard de la relation de travail du travailleur intérimaire concerné, mais à l’égard du secteur de l’entreprise utilisatrice ( 73 ). Cependant, l’accord général d’entreprise complémentaire conclu (entre la défenderesse et le comité central d’entreprise) le 20 septembre 2017 prévoit entre autres que, dans les ateliers de production, la mission de travailleurs intérimaires ne peut dépasser une durée maximale de 36 mois. Concernant les travailleurs intérimaires qui travaillaient déjà dans l’entreprise au 1er avril 2017, seules sont prises en compte aux fins du calcul de la durée maximale de mise à disposition de 36 mois les périodes de mise à disposition à compter du 1er avril 2017. Ainsi que je l’ai expliqué aux points 56 à 67 des présentes conclusions, cette exclusion n’est pas compatible avec l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104, de sorte que les règles de droit développées dans ces points des présentes conclusions s’appliquent également à de tels accords.

V. Conclusion

75.

Je propose donc de répondre au Landesarbeitsgericht Berlin‑Brandenburg (tribunal supérieur du travail de Berlin‑Brandebourg, Allemagne) de la manière suivante :

1)

Pour déterminer si l’article 5, paragraphe 5, première phrase, de la directive 2008/104/CE du Parlement européen et du Conseil, du 19 novembre 2008, relative au travail intérimaire, lu en combinaison avec la locution « de manière temporaire » figurant à l’article 1er de cette directive, s’oppose à ce qu’un travailleur intérimaire soit mis à la disposition de la même entreprise utilisatrice, pendant une période de plus de 55 mois, pour occuper un emploi permanent et non à titre de remplacement, une juridiction d’un État membre est tenue, en vertu du droit de l’Union, d’examiner les questions suivantes :

(i)

Les missions successives d’un travailleur intérimaire auprès de la même entreprise utilisatrice ont-elles abouti à une durée d’activité qui ne peut plus être raisonnablement qualifiée de mise à la disposition d’une entreprise utilisatrice « afin de travailler de manière temporaire » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2008/104 ?

(ii)

Une explication objective a-t-elle été donnée à la décision de l’entreprise utilisatrice de recourir à une série de contrats de travail intérimaire successifs ?

(iii)

Des dispositions de la directive 2008/104 ont-elles été contournées ?

(iv)

Au vu de tous ces éléments et en prenant en compte toutes les circonstances du cas d’espèce, une relation de travail à durée indéterminée a-t-elle artificiellement reçu la forme de contrats de travail intérimaire successifs, en violation de l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 ?

2)

Une législation d’un État membre qui exclut expressément la prise en compte de missions antérieures à une certaine date, mais postérieures à la date de mise en œuvre de la directive 2008/104, une telle exclusion étant pertinente pour déterminer s’il y a eu recours abusif au travail intérimaire, n’est pas conforme à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104, lorsqu’elle réduit la durée d’une mission dont le travailleur intérimaire pourrait autrement se prévaloir. Toutefois, dans le cadre d’une action horizontale entre deux particuliers, les dispositions légales d’un État membre prévoyant une telle exclusion ne doivent être laissées inappliquées que si cela ne nécessite pas une interprétation contra legem du droit de l’État membre, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer.

3)

Un travailleur intérimaire ne peut pas faire valoir, en vertu de la directive 2008/104, qu’une relation de travail à durée indéterminée a pris naissance avec l’entreprise utilisatrice lorsqu’un recours abusif au travail intérimaire est constaté au sens de l’article 5, paragraphe 5, de cette directive. Toutefois, dans l’hypothèse où la juridiction de renvoi, après avoir pris en considération l’ensemble du droit interne de l’État membre concerné, jugerait qu’interpréter ce droit conformément à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2008/104 n’imposerait pas d’en donner une interprétation contra legem, il incomberait à cette juridiction de déterminer s’il existe des procédures administratives ou judiciaires appropriées pour faire respecter les obligations découlant de la directive 2008/104 et pour garantir que le droit de l’État membre prévoie des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives, comme l’impose l’article 10 de cette directive, sous réserve des limites tracées par la jurisprudence constante.

4)

La prolongation de la durée maximale individuelle de mise à disposition peut être confiée aux partenaires sociaux, y compris des partenaires sociaux qui ont compétence seulement à l’égard du secteur de l’entreprise utilisatrice. Toutefois, la réponse à la deuxième question s’applique également aux conventions conclues par ces partenaires sociaux.


( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) JO 2008, L 327, p. 9. Voir, précédemment, arrêts du 11 avril 2013, Della Rocca (C‑290/12, EU:C:2013:235) ; du 17 mars 2015, AKT (C‑533/13, EU:C:2015:173) ; du 17 novembre 2016, Betriebsrat der Ruhrlandklinik (C‑216/15, EU:C:2016:883) ; du 14 octobre 2020, KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire) (C‑681/18, EU:C:2020:823), et du 3 juin 2021, TEAM POWER EUROPE (C‑784/19, EU:C:2021:427), ainsi que mes conclusions dans l’affaire Manpower Lit (C‑948/19, EU:C:2021:624) (non encore jugée). Voir aussi arrêt du Tribunal du 13 décembre 2016, IPSO/BCE (T‑713/14, EU:T:2016:727).

( 3 ) Comme l’a conclu l’avocate générale Sharpston au point 51 de ses conclusions dans l’affaire KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire) (C‑681/18, EU:C:2020:300).

( 4 ) Arrêt KG, point 71.

( 5 ) Voir points 36 à 55 des présentes conclusions.

( 6 ) Voir points 56 à 67 des présentes conclusions.

( 7 ) Voir points 68 à 72 des présentes conclusions.

( 8 ) Voir, par exemple, conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire AKT (C‑533/13, EU:C:2014:2392, point 72).

( 9 ) Ce point est cependant contesté dans les observations écrites du gouvernement allemand.

( 10 ) Selon les observations écrites du requérant. Selon ces observations, la convention collective pertinente applicable dans le secteur de la métallurgie à Berlin prévoit un salaire horaire de 15,50 euros.

( 11 ) Depuis le 1er septembre 2015, à titre subsidiaire depuis le 1er mars 2016, à titre plus subsidiaire depuis le 1er novembre 2016, à titre toujours plus subsidiaire depuis le 1er octobre 2018 et à titre infiniment subsidiaire depuis le 1er mai 2019.

( 12 ) Voir examen des versions linguistiques à la note 21 des présentes conclusions.

( 13 ) C‑681/18, EU:C:2020:823.

( 14 ) Arrêt du 28 février 2013, Petersen (C‑544/11, EU:C:2013:124, point 24 et jurisprudence citée). Voir aussi, par exemple, ordonnance du 4 février 2016, Baudinet e.a. (C‑194/15, non publiée, EU:C:2016:81, point 22 et jurisprudence citée). Ainsi que je l’ai indiqué au point 45 de mes conclusions dans l’affaire Manpower Lit (C‑948/19, EU:C:2021:624) concernant la directive 2008/104, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour, instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à la Cour de donner à la juridiction nationale une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont elle est saisie.

( 15 ) Conclusions de l’avocat général Tanchev dans l’affaire Manpower Lit (C‑948/19, EU:C:2021:624, point 45 et jurisprudence citée). Voir, dans le même sens, arrêt KG, point 49 et jurisprudence citée.

( 16 ) Note sans pertinence pour la version en langue française des présentes conclusions.

( 17 ) C‑533/13, EU:C:2014:2392, point 113.

( 18 ) Conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire AKT (C‑533/13, EU:C:2014:2392, point 114).

( 19 ) Arrêt KG, point 41.

( 20 ) La Cour est parvenue à cette conclusion concernant la signification du terme « travailleur » figurant à la directive 2008/104. Voir arrêt du 17 novembre 2016, Betriebsrat der Ruhrlandklinik (C‑216/15, EU:C:2016:883, point 36). Dans mes conclusions dans l’affaire Manpower Lit (C‑948/19, EU:C:2021:624, point 71), je plaide également en faveur d’une interprétation large de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 2008/104 concernant l’exercice d’une « activité économique », pour la même raison.

( 21 ) Mise en italique par mes soins. La locution « de manière temporaire » se reflète dans diverses versions linguistiques de l’article 1er, paragraphe 1, de la directive 2008/104. Voir, par exemple, la version en langue bulgare, « на временна работа » ; en langue tchèque, « po přechodnou dobu pracovali » ; en langue allemande, « um vorübergehend [...] zu arbeiten » ; en langue espagnole, « a fin de trabajar de manera temporal » ; en langue italienne, « per lavorare temporaneamente » ; en langue néerlandaise, « tijdelijk te werken » ; en langue polonaise, « w celu wykonywania tymczasowo pracy » ; en langue portugaise, « temporariamente [...] a fim de trabalharem » ; en langue slovaque, « na dočasný výkon práce » ; en langue suédoise, « för att temporärt arbeta », et en langue anglaise, « to work temporarily ». Voir aussi l’analyse de l’avocate générale Sharpston dans ses conclusions dans l’affaire KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire) (C‑681/18, EU:C:2020:300, point 51). Contrairement aux arguments soulevés dans les observations écrites du requérant, les éventuelles nuances entre les versions linguistiques ne sont pas suffisantes pour permettre de soupçonner une différence de signification.

( 22 ) Il est significatif que le terme « mission », employé à l’article 3, paragraphe 1, sous e), de la directive 2008/104, désigne « la période pendant laquelle le travailleur intérimaire est mis à la disposition d’une entreprise utilisatrice en vue d’y travailler de manière temporaire sous le contrôle et la direction de ladite entreprise ».

( 23 ) Arrêt KG, point 61.

( 24 ) Voir en particulier, à cet égard, conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire AKT (C‑533/13, EU:C:2014:2392, points 113 à 115).

( 25 ) Arrêt KG, point 62.

( 26 ) Voir aussi considérant 18 de la directive 2008/104, relatif à l’amélioration du socle de protection des travailleurs intérimaires.

( 27 ) Arrêt KG, point 60.

( 28 ) Le gouvernement allemand et la Commission se réfèrent à la proposition originale de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux conditions de travail des travailleurs intérimaires [COM (2002) 149 final] ; à la position du Parlement européen arrêtée en première lecture le 21 novembre 2002 en vue de l’adoption de la directive 2002/.../CE du Parlement européen et du Conseil relative au travail intérimaire (JO 2004, C 25 E, p. 368) ; à la proposition modifiée de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux conditions de travail des travailleurs intérimaires [COM (2002) 0701 final], ainsi qu’à la position commune (CE) no 24/2008 du 15 septembre 2008 arrêtée par le Conseil, statuant conformément à la procédure visée à l’article 251 du traité instituant la Communauté européenne, en vue de l’adoption d’une directive du Parlement européen et du Conseil relative au travail intérimaire (JO 2008, C 254 E, p. 36).

( 29 ) Les sources sélectionnées par le requérant n’indiquent pas que le législateur avait l’intention d’exclure globalement les emplois permanents du champ d’application de la directive 2008/104. Voir position du Parlement européen arrêtée en première lecture le 21 novembre 2002 en vue de l’adoption de la directive 2002/.../CE du Parlement européen et du Conseil relative au travail intérimaire, JO 2004, C 25 E, p. 368, p. 373 ; position commune no 24/2008 du 15 septembre 2008 arrêtée par le Conseil, statuant conformément à la procédure visée à l’article 251 du traité instituant la Communauté européenne, en vue de l’adoption d’une directive du Parlement européen et du Conseil relative au travail intérimaire, JO 2008, C 254 E, p. 36, p. 41 ; communication de la Commission au Parlement européen conformément à l’article 251, paragraphe 2, deuxième alinéa, du traité CE concernant la position commune du Conseil en vue de l’adoption d’une directive du Parlement européen et du Conseil relative au travail intérimaire – Accord politique sur une position commune (VMQ) [COM(2008) 0569 final, p. 6].

( 30 ) Comme l’a conclu l’avocate générale Sharpston au point 51 de ses conclusions dans l’affaire KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire) (C‑681/18, EU:C:2020:300).

( 31 ) Arrêt KG, point 42 (mise en italique par mes soins).

( 32 ) Arrêt KG, point 55.

( 33 ) Arrêt KG, point 57.

( 34 ) Arrêt KG, point 67.

( 35 ) Arrêt KG, points 68 à 71.

( 36 ) Arrêt KG, point 42.

( 37 ) Voir, en particulier, arrêt KG, point 71. Le requérant a en tout cas fait valoir dans ses observations écrites qu’il avait été soumis à une disparité de traitement, incompatible avec l’article 4 de la directive 2008/104, pour ce qui concerne à la fois la rémunération et le risque de chômage.

( 38 ) Arrêt KG, point 70.

( 39 ) Arrêt KG, points 55 et 57.

( 40 ) Arrêt KG, point 60.

( 41 ) Ainsi que je l’ai déjà relevé, le requérant laisse au moins entendre dans ses observations écrites qu’il y a eu violation du principe de l’égalité de rémunération.

( 42 ) Arrêt KG, point 54. Il y a lieu de relever que cette obligation d’interprétation subsiste à l’égard de l’article 5, paragraphe 1, et de l’article 3, paragraphe 1, sous f), de la directive 2008/104 nonobstant le fait que, lorsqu’un État membre va au-delà des exigences minimales prévues par la directive 2008/104, il ne procède pas à une mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51, premier alinéa, de la Charte. Voir mes conclusions dans l’affaire Manpower Lit (C‑948/19, EU:C:2021:624, point 61).

( 43 ) Dans sa version en vigueur du 1er décembre 2011 au 31 mars 2017. Voir point 11 des présentes conclusions.

( 44 ) Arrêt KG, point 63.

( 45 ) Arrêt KG, points 64 et 65. Le principe d’interprétation conforme du droit national, en vertu duquel le juge national est tenu de donner à son droit interne, dans toute la mesure du possible, une interprétation conforme aux exigences du droit de l’Union, est inhérent au système des traités, en ce qu’il permet à ce juge d’assurer, dans le cadre de ses compétences, la pleine efficacité du droit de l’Union lorsqu’il tranche le litige dont il est saisi. Voir arrêt du 17 mars 2021, Academia de Studii Economice din Bucureşti (C‑585/19, EU:C:2021:210, point 69 et jurisprudence citée).

( 46 ) Arrêt KG, point 42. Conclusions de l’avocate générale Sharpston dans l’affaire KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire) (C‑681/18, EU:C:2020:300, point 66).

( 47 ) Article 11, paragraphe 1, de la directive 2008/104.

( 48 ) Arrêt KG, point 66 et jurisprudence citée. Pour un exemple plus récent, voir conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire Thelen Technopark Berlin (C‑261/20, EU:C:2021:620, points 30 et 31 ainsi que jurisprudence citée).

( 49 ) Ce point a été souligné récemment dans les conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire Thelen Technopark Berlin (C‑261/20, EU:C:2021:620, point 32).

( 50 ) Arrêt KG, point 65 et jurisprudence citée. Voir aussi, notamment, arrêt du 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a. (C‑397/01 à C‑403/01, EU:C:2004:584, points 107 à 119). Voir également, par exemple, arrêt du 17 avril 2018, Egenberger (C‑414/16, EU:C:2018:257, point 71).

( 51 ) Arrêt du 9 novembre 1995 (C‑479/93, EU:C:1995:372).

( 52 ) Voir arrêt du 15 janvier 2014, Association de médiation sociale (C‑176/12, EU:C:2014:2, point 50 et jurisprudence citée). Voir, plus récemment, arrêt du 7 août 2018, Smith (C‑122/17, EU:C:2018:631, point 56).

( 53 ) Arrêt du 17 avril 2018, Egenberger (C‑414/16, EU:C:2018:257, points 76 et 78).

( 54 ) Arrêt du 17 avril 2018, Egenberger (C‑414/16, EU:C:2018:257, point 78).

( 55 ) Arrêt du 6 novembre 2018, Bauer et Willmeroth (C‑569/16 et C‑570/16, EU:C:2018:871).

( 56 ) Voir arrêt du 24 juin 2019, Popławski (C‑573/17, EU:C:2019:530, point 63 et jurisprudence citée).

( 57 ) Voir aussi explications relatives à la [Charte] (JO 2007, C 303, p. 17). Selon l’explication ad article 31, paragraphe 1, de la Charte, cette disposition se fonde en réalité sur une directive, à savoir la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail (JO 1989, L 183, p. 1) (voir arrêt du 17 avril 2018, Egenberger, C‑414/16, EU:C:2018:257, et la condition de l’absence de nécessité de légiférer davantage). La référence faite dans l’explication à l’article 156 TFUE en matière de « conditions de travail » ne fournit pas plus de précisions. Ainsi que l’a souligné l’avocate générale Sharpston dans ses conclusions dans l’affaire KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire) (C‑681/18, EU:C:2020:300, point 44), l’article 156 TFUE ne définit pas le terme « conditions de travail ». Sur les conditions de l’effet direct, voir récemment, par exemple, arrêt du 7 août 2018, Smith (C‑122/17, EU:C:2018:631).

( 58 ) Arrêt du 17 avril 2018, Egenberger (C‑414/16, EU:C:2018:257, point 79).

( 59 ) Directive du Conseil du 28 juin 1999 concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée (JO 1999, L 175, p. 43).

( 60 ) Arrêts KG, point 45, et du 25 octobre 2018, Sciotto (C‑331/17, EU:C:2018:859).

( 61 ) Arrêt du 25 octobre 2018, Sciotto (C‑331/17, EU:C:2018:859, points 61 et 62). Il y a lieu de relever que, en tout état de cause, la teneur d’une éventuelle obligation pour les États membres, au titre de la directive 1999/70, de prévoir une possibilité de requalifier des contrats à durée déterminée en contrats à durée indéterminée en cas d’abus devrait à ce stade être développée par la jurisprudence. Voir en particulier mes conclusions dans l’affaire GILDA-UNAMS e.a. (C‑282/19, EU:C:2021:217) (non encore jugée).

( 62 ) Arrêt KG, point 45.

( 63 ) Arrêt KG, point 45.

( 64 ) Conclusions de l’avocat général Sharpston dans l’affaire KG (Missions successives dans le cadre du travail intérimaire) (C‑681/18, EU:C:2020:300, point 66).

( 65 ) Voir, par analogie, arrêt du 15 avril 2021, Braathens Regional Aviation (C‑30/19, EU:C:2021:269, point 33).

( 66 ) Arrêt du 15 avril 2021, Braathens Regional Aviation (C‑30/19, EU:C:2021:269, point 37).

( 67 ) Arrêt du 15 avril 2021, Braathens Regional Aviation (C‑30/19, EU:C:2021:269, point 38).

( 68 ) Arrêt du 15 avril 2021, Braathens Regional Aviation (C‑30/19, EU:C:2021:269, point 55 et jurisprudence citée).

( 69 ) Arrêt du 3 octobre 2013, Inuit Tapiriit Kanatami e.a./Parlement et Conseil (C‑583/11 P, EU:C:2013:625, point 104). Voir, dans le même sens, arrêt du 21 novembre 2019, Deutsche Lufthansa (C‑379/18, EU:C:2019:1000, point 61).

( 70 ) Il y a lieu de relever que, même si le principe d’équivalence était pertinent pour l’interprétation de l’article 10 de la directive 2008/104, la déclaration de l’existence d’une relation de travail introduite en droit allemand (voir point 15 des présentes conclusions) ne concerne pas un droit analogue de nature purement interne, mais un droit tiré du droit de l’Union. Voir mes conclusions dans l’affaire GILDA-UNAMS e.a. (C‑282/19, EU:C:2021:217, note 72) (non encore jugée).

( 71 ) Arrêt du 18 décembre 2008, Ruben Andersen (C‑306/07, EU:C:2008:743, points 25 et 26). Voir aussi, par exemple, arrêt du 11 février 2010, Ingeniørforeningen i Danmark (C‑405/08, EU:C:2010:69, point 39).

( 72 ) Voir considérants 16, 17 et 19, ainsi qu’article 5, paragraphe 1, et article 11, paragraphe 1, de la directive 2008/104. Il y a lieu de rejeter la thèse du requérant selon laquelle l’article 9, paragraphe 1, ou l’article 5, paragraphe 3, de la directive 2008/104 peuvent être interprétés comme restreignant ce pouvoir d’appréciation, étant donné qu’une telle restriction du pouvoir discrétionnaire de l’État membre doit être formulée dans des termes clairs et sans ambiguïté.

( 73 ) Voir la question 3.3 posée par la juridiction de renvoi, reproduite au point 26 des présentes conclusions.