CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME JULIANE KOKOTT

présentées le 22 avril 2021 ( 1 )

Affaire C‑109/20

République de Pologne

contre

PL Holdings Sàrl

[demande de décision préjudicielle formée par le Högsta domstolen (Cour suprême, Suède)]

« Renvoi préjudiciel – Accord de 1987 en matière d’investissement conclu entre la République de Pologne, le Grand-Duché de Luxembourg et le Royaume de Belgique – Disposition permettant à un investisseur d’une partie contractante de saisir un tribunal arbitral en cas de litige avec l’autre partie contractante – Inapplicabilité de cette clause d’arbitrage – Convention d’arbitrage – Compétence fondée sur la comparution du défendeur – Applicabilité – Compatibilité avec les articles 267 et 344 TFUE – Autonomie du droit de l’Union »

I. Introduction

1.

Par arrêt du 6 mars 2018, Achmea ( 2 ) (ci-après l’« arrêt Achmea »), la Cour a jugé qu’une clause d’arbitrage prévue au profit des investisseurs dans un traité d’investissement conclu entre États membres est incompatible avec les articles 267 et 344 TFUE et doit donc être laissée inappliquée. Cependant, quelles conséquences doit-on tirer de l’omission d’un État membre qui ne fait pas valoir l’invalidité d’une telle clause d’arbitrage avant que la sentence ne soit rendue ? Une juridiction suédoise en a déduit, dans le cadre du contrôle de la validité d’une sentence arbitrale, que l’État membre concerné, en participant à la procédure d’arbitrage sans faire valoir d’objections, a conclu une convention d’arbitrage ad hoc pour le litige en question. Cependant, le Högsta domstolen (Cour suprême, Suède), qui nourrit des doutes au sujet de la compatibilité de cette approche avec l’arrêt Achmea, a saisi la Cour à titre préjudiciel.

II. Le cadre juridique

A.   L’accord en matière d’investissement conclu entre la République de Pologne, le Royaume de Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg

2.

Le 19 mai 1987, la République de Pologne, d’une part, et le Royaume de Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg, d’autre part, ont conclu un accord concernant l’encouragement et la protection réciproques des investissements et l’échange de lettres (ci-après l’« accord en matière d’investissement »). Cet accord est entré en vigueur le 2 août 1991. Il prévoit, aux fins de la protection des investisseurs de ces États, la possibilité pour les premiers de saisir un tribunal arbitral, par exemple, le Stockholms Handelskammares Skiljedomsinstitut (institut d’arbitrage de la chambre de commerce de Stockholm, Suède), en cas de litige avec les autres États portant sur leurs investissements. Ce tribunal applique, notamment, la loi du pays partie au différend sur le territoire duquel l’investissement a eu lieu. Ses décisions sont définitives.

B.   La loi suédoise relative à l’arbitrage

3.

La demande de décision préjudicielle présente les dispositions pertinentes de la lagen (1999:116) om skiljeförfarande (loi no 116 de 1999 régissant l’arbitrage, SFS 1999, no 116, ci-après la « loi relative à l’arbitrage ») de la manière suivante.

4.

Aux termes de l’article 1er de la loi relative à l’arbitrage, les différends portant sur des questions sur lesquelles les parties sont libres de transiger peuvent, en vertu d’une convention d’arbitrage, être soumis à un ou plusieurs arbitres.

5.

La procédure d’arbitrage est fondée sur la convention d’arbitrage. Celle-ci repose sur le droit des parties à disposer de l’objet du litige. L’article 1er de la loi relative à l’arbitrage exclut du domaine de l’arbitrage les litiges qui intéressent plus sensiblement l’ordre public. Il peut également résulter d’autres dispositions qu’une question donnée ne peut faire l’objet d’une procédure d’arbitrage.

6.

Aux termes de l’article 34, premier alinéa, point 1, de la loi relative à l’arbitrage, une sentence arbitrale doit, sur recours d’une partie, être totalement ou partiellement annulée si elle n’est pas fondée sur une convention d’arbitrage valable entre les parties.

7.

Toutefois, il ressort de l’article 34, deuxième alinéa, de la loi relative à l’arbitrage qu’une partie ne peut invoquer une circonstance si, en participant à la procédure sans formuler d’objections ou d’une autre manière, il y a lieu de considérer qu’elle a renoncé à l’invoquer.

8.

Aux termes de l’article 33, premier alinéa, point 1, de la loi relative à l’arbitrage, une sentence arbitrale est invalide si elle se prononce sur une question qui, selon le droit suédois, ne peut être tranchée par des arbitres. Selon l’article 33, premier alinéa, point 2, une sentence arbitrale est également invalide si elle-même, ou la façon dont elle a été rendue, est manifestement incompatible avec l’ordre public suédois. Les causes de nullité doivent être examinées d’office par la juridiction saisie.

9.

En droit suédois, la conclusion d’une convention d’arbitrage n’est soumise à aucune condition de forme. La question de la validité ou non d’une telle convention doit être appréciée au regard des règles générales du droit des contrats. Une convention d’arbitrage valide peut résulter, par exemple, du comportement implicite des parties ou de l’inertie de l’une d’entre elles.

III. Les faits et la demande de décision préjudicielle

A.   Le litige concernant des investissements

10.

PL Holdings Sàrl est une société à responsabilité limitée de droit luxembourgeois constituée et immatriculée au Luxembourg.

11.

Au cours des années 2010 à 2013, PL Holdings est entrée au capital de deux banques polonaises, qui ont fusionné au cours de l’année 2013. PL Holdings est devenue propriétaire de plus de 99 % des actions de la nouvelle banque.

12.

Au mois de juillet 2013, la Komisja Nadzoru Finansowego (commission de surveillance financière, Pologne), une autorité polonaise chargée de la surveillance des banques et des établissements de crédit en Pologne, a suspendu les droits de vote attachés aux titres détenus par PL Holdings dans cette banque et lui a enjoint de procéder à la vente de ses titres. Selon elle, l’influence exercée par PL Holdings portait atteinte à une gestion prudente et saine de la banque ( 3 ).

B.   La procédure d’arbitrage

13.

Sur ce, PL Holdings a engagé contre la République de Pologne une procédure d’arbitrage devant le Stockholms Handelskammares Skiljedomsinstitut (institut d’arbitrage de la chambre de commerce de Stockholm), en vertu de l’accord en matière d’investissement. Le gouvernement polonais a répondu à cette demande d’arbitrage par mémoire du 30 novembre 2014.

14.

Le 7 août 2015, PL Holdings a déposé une requête en arbitrage. Dans son mémoire en défense du 13 novembre 2015, le gouvernement polonais a objecté que PL Holdings n’était pas un investisseur au sens de l’accord en matière d’investissement et que, par conséquent, le tribunal arbitral n’était pas compétent pour connaître du différend. En outre, par mémoire du 27 mai 2016, le gouvernement polonais a contesté la validité de la clause d’arbitrage au motif que l’accord en matière d’investissement était incompatible avec le droit de l’Union.

15.

Dans une sentence arbitrale spéciale du 28 juin 2017, c’est-à-dire avant le prononcé, le 8 mars 2018, de l’arrêt Achmea, le tribunal arbitral a notamment rejeté l’objection relative à l’invalidité de la clause d’arbitrage. Selon lui, cette objection, bien que tardive, est fondamentale pour la procédure d’arbitrage. Toutefois, l’adhésion de la République de Pologne à l’Union n’a pas invalidé l’accord en matière d’investissement au regard du droit international public ( 4 ).

16.

En outre, dans cette même sentence spéciale, le tribunal arbitral a d’ores et déjà constaté que la République de Pologne a violé l’accord en matière d’investissement en enjoignant à PL Holdings de vendre les titres détenus par celle-ci dans la banque polonaise. D’après ses constatations, les autorité de régulation ont agi de manière contradictoire ( 5 ) et ont privé PL Holdings du bénéfice d’une protection juridictionnelle effective contre les mesures prudentielles en cause ( 6 ). Le tribunal arbitral en conclut que PL Holdings a droit à des dommages et intérêts ( 7 ).

17.

Le 28 septembre 2017, le tribunal arbitral a rendu sa sentence définitive. Aux termes de celle-ci, la République de Pologne est condamnée à verser à PL Holdings la somme de 653639384 zlotys polonais (PLN) (environ 150 millions d’euros), majorée des intérêts, et à supporter les dépens de la procédure ( 8 ).

C.   La procédure juridictionnelle

18.

Sur ce, la République de Pologne a attaqué PL Holdings devant les juridictions suédoises en annulation tant de la sentence arbitrale spéciale que de la sentence définitive. En particulier, le gouvernement polonais a de nouveau invoqué l’invalidité de la clause d’arbitrage contenue dans l’accord en matière d’investissement au motif qu’elle viole le droit de l’Union.

19.

Le Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm, Suède) a rejeté le recours en annulation de la République de Pologne. Selon lui, le fait que la clause d’arbitrage contenue dans l’accord en matière d’investissement soit effectivement invalide à la lumière de l’arrêt Achmea n’empêche pas un État membre et un investisseur de conclure, à un stade ultérieur, une convention d’arbitrage portant sur le même différend. En effet, dans un tel cas, il s’agit d’une convention qui trouve son origine dans la volonté commune des parties et qui a été conclue selon les mêmes principes qu’une procédure d’arbitrage en matière commerciale. Or, l’arrêt Achmea n’exclut justement pas la validité d’une telle convention. Dans la présente affaire, la convention d’arbitrage a été conclue du fait que la République de Pologne a participé à la procédure sans faire valoir, en temps utile, d’objection relative à l’invalidité de la clause d’arbitrage.

D.   La demande de décision préjudicielle

20.

Le recours en annulation de la République de Pologne est désormais pendant devant le Högsta domstolen (Cour suprême). Celui-ci a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Une convention d’arbitrage, lorsqu’un traité d’investissement contient une clause d’arbitrage qui est nulle du fait de la conclusion de l’accord entre deux États membres, est-elle nulle au regard des articles 267 et 344 TFUE, tels qu’ils ont été interprétés dans l’arrêt Achmea [ ( 9 )], si elle a été conclue entre un État membre et un investisseur en vertu du fait que l’État membre, à la suite d’une demande d’arbitrage introduite par un investisseur, renonce par l’effet de sa libre volonté à soulever des objections de compétence ? »

21.

Dans le cadre de la présente procédure, PL Holdings et la République de Pologne (en tant que parties au principal), ainsi que la République tchèque, la République fédérale d’Allemagne, le Royaume d’Espagne, la République française, la République italienne, le Grand-Duché de Luxembourg, la Hongrie, le Royaume des Pays-Bas, la République de Pologne (en tant qu’État membre), la République slovaque, la République de Finlande, le Royaume de Suède et la Commission européenne ont présenté des observations, tout d’abord par écrit, puis à l’oral, à l’audience du 15 mars 2021.

IV. Analyse juridique

22.

Le Högsta domstolen (Cour suprême) cherche à savoir si les conclusions de l’arrêt Achmea s’opposent également à une convention d’arbitrage individuelle (A). Dans ce contexte, il convient de se pencher sur la signification de la jurisprudence relative à la compatibilité de l’arbitrage commercial avec le droit de l’Union (B) ainsi qu’avec le principe d’égalité de traitement (C). Par ailleurs, j’examinerai, à titre subsidiaire, la question de l’incidence de la forme sous laquelle la convention d’arbitrage a été acceptée par l’État membre, à savoir en renonçant à exciper de l’incompétence du tribunal arbitral, c’est-à-dire en participant à la procédure d’arbitrage sans faire valoir d’objections en ce sens (D). Enfin, il convient de déterminer s’il y a lieu de limiter dans le temps les effets de la décision proposée (E).

A.   Le droit de l’Union et les conventions d’arbitrage conclues entre États membres et investisseurs

23.

Dans son arrêt Achmea, la Cour a jugé que les articles 267 et 344 TFUE s’opposent à une disposition contenue dans un accord international conclu entre États membres aux termes de laquelle un investisseur de l’un de ces États membres peut, en cas de litige concernant des investissements dans l’autre État membre, introduire une procédure contre ce dernier État membre devant un tribunal arbitral, dont cet État membre s’est obligé à accepter la compétence ( 10 ).

24.

L’arrêt Achmea porte sur une disposition générale autorisant la saisine d’un tribunal arbitral dans certains cas. En revanche, dans le cadre de la présente procédure, il convient de se prononcer sur la question de savoir si les articles 267 et 344 TFUE s’opposent à une convention d’arbitrage individuelle conclue par un État membre avec un investisseur.

25.

L’article 267 TFUE régit la procédure de renvoi préjudiciel et ne contient aucune disposition explicite en matière d’arbitrage. Or, dans le cadre d’une telle procédure, c’est la Cour qui, en tant que juridiction compétente en dernier ressort pour interpréter le droit de l’Union, assurerait l’application uniforme de celui-ci en cas de litige entre un État membre et un investisseur porté devant les juridictions nationales.

26.

En effet, les traités ont institué le système juridictionnel de l’Union pour garantir la préservation des caractéristiques spécifiques et de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union. Dans ce cadre, conformément à l’article 19, paragraphe 1, TUE, il appartient aux juridictions nationales et à la Cour de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres ainsi que la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent de ce droit. En particulier, la clef de voûte du système juridictionnel ainsi conçu est constituée par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE qui, en instaurant un dialogue de juge à juge, précisément entre la Cour et les juridictions des États membres, a pour but d’assurer l’unité d’interprétation du droit de l’Union. Cette procédure permet ainsi d’assurer la cohérence, le plein effet et l’autonomie ainsi que, en dernière instance, le caractère propre du droit institué par les traités ( 11 ).

27.

L’article 344 TFUE garantit cet ordre des compétences fixé par les traités et, partant, l’autonomie du système juridique de l’Union dont la Cour assure le respect ( 12 ). En effet, au titre de cette disposition, les États membres s’engagent à ne pas soumettre un différend relatif à l’interprétation ou à l’application des traités à un mode de règlement autre que ceux prévus par ceux-ci. À cet égard, l’interprétation ou l’application des traités englobe l’ensemble du droit de l’Union ( 13 ).

28.

En dehors des articles 272 et 273 TFUE, les traités ne prévoient pas de procédure d’arbitrage. Ces dispositions investissent la Cour de compétences en tant qu’organisme d’arbitrage, mais ne permettent pas la saisine d’autres tribunaux arbitraux.

29.

Par ailleurs, l’article 344 TFUE concerne non seulement le règlement des différends en général, sur le plan abstrait, mais aussi le règlement de litiges individuels. Par exemple, l’arrêt du 30 mai 2006, Commission/Irlande ( 14 ), porte sur la saisine par l’Irlande, à titre individuel, d’un tribunal arbitral dans le cadre d’un différend avec le Royaume-Uni de Grand-Bretagne et d’Irlande du Nord.

30.

Par conséquent, dans l’arrêt Achmea, la Cour critique le fait que, de par l’accord conclu entre eux, les deux États membres concernés soustraient au système de voies de recours juridictionnel que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE leur impose d’établir, dans les domaines couverts par le droit de l’Union, des litiges pouvant porter sur l’application ou l’interprétation de ce droit ( 15 ). En effet, dès lors que les tribunaux arbitraux ne sont pas autorisés à introduire de demande de procédure préjudicielle, ils ne font pas partie de ce système.

31.

Une convention d’arbitrage individuelle conclue entre un État membre et un investisseur peut tout aussi bien soustraire des différends portant sur l’application et l’interprétation du droit de l’Union au système juridictionnel de l’Union qu’un traité d’investissement général conclu entre États membres et prévoyant la résolution par voie d’arbitrage des litiges opposant un État membre à un investisseur. À cet égard, la question de savoir si une affaire particulière a été soustraite à ce système juridictionnel dépend des spécificités du litige et non du point de savoir si c’est en vertu d’un traité d’investissement général conclu entre États membres ou à la suite d’une convention d’arbitrage individuelle conclue entre un investisseur et un État membre que le différend a été porté devant un tribunal arbitral.

32.

Dans le litige au principal, les parties s’opposent, d’après leurs propres dires, au sujet de l’application de certaines dispositions en matière de surveillance prudentielle découlant du droit de l’Union, notamment de l’article 21, paragraphe 2, de la directive 2006/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 14 juin 2006, concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et son exercice ( 16 ). PL Holdings invoque également la liberté d’établissement. Bien que plausibles, les juridictions suédoises devraient vérifier l’exactitude de ces dires, mais il semblerait, à ce titre, du moins, que la convention d’arbitrage concerne effectivement un différend portant sur le droit de l’Union.

33.

La sentence arbitrale ne fait pas application des prescriptions du droit de l’Union en matière de surveillance prudentielle ( 17 ), mais s’appuie sur les dispositions de l’accord en matière d’investissement. Néanmoins, elle établit des critères que, selon le tribunal arbitral, la République de Pologne aurait dû respecter dans l’exercice de la surveillance prudentielle prévue par le droit de l’Union, en matière, par exemple, de proportionnalité ( 18 ) et de protection juridictionnelle effective ( 19 ). Si le tribunal part du principe que ces critères correspondent à ceux du droit de l’Union ( 20 ), il n’examine pas pour autant cette question sous tous ses aspects.

34.

À la lumière de l’arrêt Achmea, le fait pour un État membre et un investisseur d’un autre État membre de soustraire un tel différend au système juridictionnel de l’Union en concluant une convention d’arbitrage individuelle serait effectivement incompatible avec les articles 267 et 344 TFUE. À tout le moins, une telle convention contournerait cet arrêt, comme le soulignent à juste titre le gouvernement espagnol, notamment, mais aussi les gouvernements polonais, allemand, hongrois et slovaque ainsi que la Commission.

35.

La Cour a reconnu certains tribunaux arbitraux comme possédant le caractère d’une juridiction d’un État membre au sens de l’article 267 TFUE et donc comme faisant partie du système juridictionnel de l’Union. Ces tribunaux présentent un ensemble d’éléments, tels qu’une origine légale, un caractère permanent et obligatoire, une procédure de nature contradictoire, l’application des règles de droit, ainsi qu’un caractère indépendant ( 21 ). Par conséquent, ils sont autorisés à saisir la Cour à titre préjudiciel. Ainsi, se sont vu reconnaître le caractère d’une juridiction d’un État membre, par exemple, un tribunal d’arbitrage danois chargé de l’interprétation des conventions collectives ( 22 ) ainsi que des tribunaux arbitraux portugais en matière fiscale ( 23 ) et en matière de propriété intellectuelle ( 24 ). Pour cette raison, leur compétence à connaître de différends portant sur le droit de l’Union n’est pas incompatible avec les articles 267 et 344 TFUE.

36.

En revanche, les juridictions suédoises considèrent que la compétence du tribunal arbitral en cause résulte de l’accord des parties, sous forme de convention d’arbitrage. Partant, le caractère obligatoire de sa juridiction, à tout le moins, fait défaut ( 25 ). Par ailleurs, tout comme le tribunal arbitral dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Achmea, le tribunal arbitral dans la présente affaire ne constitue pas un élément du système juridictionnel d’un État membre, ce qui est précisément la raison pour laquelle il a été saisi ( 26 ). Par conséquent, le tribunal arbitral dans le litige au principal ne fait pas non plus partie du système juridictionnel de l’Union et ne peut notamment pas saisir la Cour à titre préjudiciel en cas de doute concernant l’interprétation ou l’application du droit de l’Union ( 27 ).

37.

Il est vrai que, aux yeux de la Cour, l’interprétation du droit de l’Union par une instance extérieure au système de l’Union représente en règle générale une menace pour l’autonomie du droit de l’Union ( 28 ). Cependant, ce danger est faible si le tribunal arbitral, comme il semble l’avoir fait dans la présente affaire ( 29 ), applique principalement les dispositions d’un traité international concernant la protection des investissements conclu entre les États membres ( 30 ). Or, contrairement à l’avis du gouvernement polonais, malgré l’importance fondamentale du principe de proportionnalité en droit de l’Union, ce n’est pas en tant qu’élément du droit de l’Union que le tribunal arbitral applique ce principe, mais parce que celui-ci constitue également un principe dans d’autres ordres juridiques et, en particulier, dans le domaine de la protection des investissements au niveau international ( 31 ).

38.

Toutefois, les gouvernements allemand et français font valoir, à juste titre, que, en vertu de l’accord en matière d’investissement, c’était, en principe, en tant qu’élément du droit national que le tribunal arbitral devait tenir compte du droit de l’Union. Cependant, il existe avant tout un risque que le tribunal prenne des décisions qui, en définitive, seront contraires au droit de l’Union.

39.

Ainsi, dans la présente affaire, il ne peut être exclu que le tribunal arbitral ait méconnu les obligations incombant à l’autorité de surveillance prudentielle polonaise au titre de la directive applicable. En outre, l’on peut craindre que non seulement l’autorité de surveillance prudentielle polonaise, mais aussi les autorités d’autres États membres tiennent compte de la décision d’un tribunal arbitral lors de l’application ultérieure de cette directive, notamment dans le cas où la Cour ne se serait pas encore prononcée à ce sujet. En effet, la sentence arbitrale pourrait créer un précédent permettant à d’autres investisseurs d’obtenir des dommages et intérêts dans des cas similaires.

40.

Il est exact que le risque tant d’une violation que d’une interprétation divergente du droit de l’Union pourrait être limité, voire exclu, si le respect de ce dernier par les sentences arbitrales faisait l’objet d’un contrôle complet par les juridictions nationales (le cas échéant, après conclusion d’une procédure de renvoi préjudiciel).

41.

En droit suédois, l’article 33, premier alinéa, point 1, de la loi relative à l’arbitrage dispose qu’une sentence arbitrale est invalide si elle se prononce sur une question qui, selon le droit suédois, ne peut être tranchée par des arbitres. Aux termes de l’article 33, premier alinéa, point 2, une sentence arbitrale est également invalide si elle-même, ou la façon dont elle a été rendue, est manifestement incompatible avec l’ordre public suédois. Les causes de nullité doivent être examinées d’office par la juridiction saisie. Seules les juridictions suédoises sont à même d’apprécier dans quelle mesure ces dispositions permettent de faire pleinement respecter le droit de l’Union. Cependant, il ne s’agit, à première vue, que d’un contrôle très restreint au regard de l’ordre public, ce qui correspond d’ailleurs au critère de contrôle appliqué par la cour d’appel dans le cadre du litige au principal ( 32 ).

42.

Dès lors, la reconnaissance de conventions d’arbitrage individuelles conclues entre les États membres et les investisseurs d’autres États membres emporterait le risque que les tribunaux arbitraux enfreignent le droit de l’Union, pour autant que les juridictions nationales ne soient pas en mesure de garantir le respect de celui-ci par les sentences arbitrales.

B.   La jurisprudence relative à l’arbitrage commercial

43.

Cependant, la Cour a reconnu, à tout le moins implicitement, que certains différends peuvent être réglés par voie d’arbitrage, acceptant ce faisant que le contrôle du respect du droit de l’Union par les sentences arbitrales puisse revêtir un caractère limité. Cette possibilité concerne l’arbitrage dit « commercial ».

44.

Il est vrai que, dans son arrêt du 23 mars 1982, Nordsee (102/81, EU:C:1982:107), portant sur une procédure d’arbitrage, la Cour a jugé que les parties à un contrat ne sont pas libres de déroger au droit de l’Union, car il importe que celui-ci soit intégralement respecté sur le territoire des États membres. À cet égard, elle a rappelé que les juridictions nationales peuvent être amenées à examiner des questions du droit de l’Union soulevées dans le cadre d’un arbitrage, de sorte qu’elles sont susceptibles de saisir la Cour de ces questions à titre préjudiciel ( 33 ). L’on aurait pu comprendre ces développements en ce sens que les juridictions nationales sont tenues de procéder à un contrôle complet du respect du droit de l’Union dans le cadre des procédures d’arbitrage.

45.

Or, la Cour a subséquemment reconnu, dans son arrêt du 1er juin 1999, Eco Swiss (C‑126/97, EU:C:1999:269), que les exigences tenant à l’efficacité de la procédure arbitrale justifient que le contrôle des sentences arbitrales revête un caractère limité et que l’annulation d’une sentence ne puisse être obtenue, ou la reconnaissance refusée, que dans des cas exceptionnels. Elle précise toutefois que les juridictions nationales doivent garantir le respect des dispositions fondamentales indispensables pour l’accomplissement des missions confiées à l’Union et, en particulier, pour le fonctionnement du marché intérieur ( 34 ).

46.

Ainsi, ces deux approches permettent la saisine des tribunaux arbitraux en cas de litige, bien que ceux-ci ne soient pas en mesure d’assurer l’application correcte et uniforme du droit de l’Union en introduisant des demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE. Le second des deux arrêts susvisés accepte même qu’une sentence arbitrale puisse enfreindre le droit de l’Union, pourvu que les dispositions concernées ne revêtent pas un caractère fondamental.

47.

Dans l’arrêt Achmea, la Cour différencie l’arbitrage commercial entre particuliers, que la jurisprudence susvisée autorise, de l’arbitrage, fondé sur un traité d’investissement, entre un particulier et un État membre qui, lui, n’est pas autorisé, en ce que le premier trouve son origine dans l’autonomie de la volonté des parties en cause, alors que le second découle d’un traité conclu entre États membres ( 35 ).

48.

Comme le relèvent PL Holdings et les gouvernements luxembourgeois, finlandais et suédois, selon cette distinction, un investisseur et un État membre seraient libres de conclure une convention d’arbitrage individuelle. En effet, une telle convention trouve, elle aussi, son origine dans l’autonomie de la volonté des parties à la procédure d’arbitrage. Dans un tel cas, il serait possible, en matière de protection des investissements, de limiter le contrôle de la sentence arbitrale par les juridictions nationales au seul respect des dispositions fondamentales du droit de l’Union.

49.

Toutefois, il faut convenir avec le gouvernement italien que la simple référence à la volonté des parties ne permet pas d’établir cette distinction de manière définitive.

50.

En effet, dans des conclusions récentes, l’avocat général Szpunar comprend la distinction opérée par l’arrêt Achmea en matière d’arbitrage commercial en ce sens qu’il est seulement exclu que des États membres puissent, du fait d’un engagement préalable, soustraire de façon systématique au système juridictionnel de l’Union des différends portant sur le droit de l’Union ( 36 ). La convention d’arbitrage en cause dans la présente affaire serait également permise selon cette interprétation.

51.

Je ne suis pas davantage convaincue que certaines autres parties par ce point de vue. Pourquoi les États membres devraient-ils être autorisés à soustraire au système juridictionnel de l’Union, au cas par cas, des différends portant sur le droit de l’Union s’ils ne peuvent contracter aucune obligation générale prévisible en ce sens ? Outre les risques qu’il comporte pour l’application uniforme du droit de l’Union, un tel point de vue emporterait également le risque d’une inégalité de traitement entre investisseurs ( 37 ).

52.

Or, avec son argument relatif à l’autonomie ou au libre exercice de la volonté des parties, la Cour se réfère expressément au seul arbitrage commercial. Celui-ci concerne des différends entre des parties de même rang. Dans le cadre de tels litiges, ce n’est pas seulement la convention d’arbitrage, mais la relation juridique litigieuse elle-même qui trouve son origine dans l’autonomie de la volonté des parties en cause.

53.

D’emblée, dans les procédures d’arbitrage impliquant des consommateurs, lesquelles ne sont plus, du moins dans les faits, des procédures entre parties de même rang, la Cour exige que la validité de la convention d’arbitrage fasse, d’office, l’objet d’un contrôle strict ( 38 ).

54.

Or, comme le relèvent les gouvernements polonais, italien, hongrois, néerlandais et slovaque ainsi que la Commission, l’affaire au principal n’est pas un litige commercial entre parties de même rang, mais porte sur l’exercice, par les autorités polonaises, de pouvoirs souverains. Lorsqu’un particulier fait l’objet d’une mesure souveraine (dans la présente affaire, en matière prudentielle), il ne peut être question de libre exercice de la volonté, du moins en ce qui le concerne. De ce seul fait, il semble peu probable que la conclusion subséquente, par un État membre, avec ce particulier, d’une convention d’arbitrage portant sur cette mesure relève du libre exercice de la volonté des parties.

55.

Cependant, les États membres ne doivent avant tout pas soustraire au système juridictionnel de l’Union des différends portant sur l’application souveraine du droit de l’Union ( 39 ).

56.

En effet, en vertu du principe de coopération loyale, consacré à l’article 4, paragraphe 3, TUE, il incombe à toutes les autorités des États membres d’assurer le respect des règles du droit de l’Union dans le cadre de leurs compétences ( 40 ). Cette obligation des États membres est concrétisée à l’article 344 TFUE ( 41 ). Elle ne se limite pas au respect des dispositions fondamentales, mais concerne toutes les dispositions du droit de l’Union.

57.

Dès lors, l’Union elle-même et ses États membres, ainsi que ceux-ci entre eux, sont liés réciproquement par un réseau structuré de principes, de règles et de relations juridiques mutuellement interdépendantes qui justifie l’autonomie du droit de l’Union au regard tant du droit des États membres que du droit international ( 42 ).

58.

Ces obligations ne concernent pas les particuliers qui se soumettent délibérément à l’arbitrage commercial. En particulier, l’article 344 TFUE ne s’applique pas aux litiges entre personnes privées ( 43 ). Par conséquent, malgré le risque d’infraction au droit de l’Union, il est logique de permettre le règlement de différends entre particuliers par voie d’arbitrage.

59.

En revanche, il est problématique que, en cas de différend portant sur le droit de l’Union, des autorités des États membres aient recours à un tribunal arbitral qui ne fait pas partie du système de l’Union et qui n’est pas non plus soumis au contrôle complet du respect du droit de l’Union par les juridictions nationales. En effet, dans un tel cas, il ne peut être exclu que la sentence arbitrale méconnaisse le droit de l’Union et, partant, porte atteinte à son efficacité ( 44 ).

60.

Il est vrai qu’une violation du droit de l’Union résultant d’une convention d’arbitrage individuelle pourrait donner lieu à une demande de dommages et intérêts visant l’État membre concerné ou faire l’objet d’une procédure d’infraction ( 45 ). Cependant, ces procédures, qui visent à garantir le respect du droit de l’Union, sont relativement lourdes et, partant, ne peuvent en garantir la pleine efficacité.

61.

La Cour accepte le risque d’une infraction au droit de l’Union lorsque l’arbitrage résulte d’un accord conclu par l’Union avec un État tiers ( 46 ), voire d’un ancien accord entre un État membre et un État tiers, conclu avant l’adhésion du premier à l’Union, qui continue de produire ses effets conformément à l’article 351 TFUE ( 47 ). En revanche, le droit de l’Union prime les accords internationaux conclus entre États membres ( 48 ). Il n’est pas non plus compatible avec le caractère contraignant du droit de l’Union que les États membres concluent avec certains investisseurs des conventions d’arbitrage individuelles portant sur des mesures souveraines de mise en œuvre du droit de l’Union, créant de ce fait le risque que la sentence arbitrale enfreigne le droit de l’Union.

62.

Toutefois, ce risque peut être conjuré si les juridictions des États membres ne se contentent pas de vérifier que la sentence arbitrale respecte les dispositions fondamentales du droit de l’Union, mais procèdent à un contrôle complet du respect du droit de l’Union et saisissent la Cour à titre préjudiciel si nécessaire.

63.

Comme je l’ai déjà relevé, il n’est pas certain que le droit suédois garantisse un tel contrôle ( 49 ). En tout état de cause, contrairement à ce que soutient PL Holdings, la juridiction d’appel suédoise n’a pas contrôlé de manière complète la compatibilité de la sentence arbitrale avec le droit de l’Union, mais a seulement exclu une violation des obligations fondamentales en découlant. À cet égard, elle a limité son examen à la question de savoir si la convention d’arbitrage est compatible avec le droit de l’Union, mais ne s’est pas prononcée au sujet des exigences posées par le droit de l’Union en matière de surveillance prudentielle ( 50 ).

64.

Ne s’oppose pas non plus à un tel contrôle complet l’immunité, invoquée par le gouvernement français, dont bénéficient les États membres conformément au droit international public. Il est vrai que, en principe, en vertu de cette immunité, les actes souverains d’un État ne peuvent faire l’objet d’un contrôle par les juridictions d’autres États ( 51 ). Cependant, l’État qui se soumet à l’arbitrage a déjà renoncé à cette immunité, pour autant que le droit interne du siège du tribunal arbitral prévoie un contrôle de la sentence et des actes souverains en cause.

65.

Par conséquent, les conventions d’arbitrage individuelles portant sur l’application souveraine du droit de l’Union, conclues entre les États membres et les investisseurs d’autres États membres, ne sont compatibles avec le devoir de coopération loyale prévu à l’article 4, paragraphe 3, TFUE et l’autonomie du droit de l’Union prévue aux articles 267 et 344 TFUE que si les juridictions des États membres peuvent procéder à un contrôle complet de la compatibilité de la sentence arbitrale avec le droit de l’Union, si nécessaire après introduction d’une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE.

C.   Sur l’égalité de traitement

66.

Par ailleurs, la Commission souligne, à juste titre, le droit de tous les investisseurs de bénéficier d’une égalité de traitement dans le cadre de la mise en œuvre du droit de l’Union.

67.

Le principe d’égalité de traitement est un principe général du droit de l’Union consacré à l’article 20 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ce principe exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié. Une différence de traitement est justifiée dès lors qu’elle est fondée sur un critère objectif et raisonnable, c’est-à-dire lorsqu’elle est en rapport avec un but légalement admissible poursuivi par la législation en cause, et que cette différence est proportionnée au but poursuivi par le traitement concerné ( 52 ).

68.

Le fait que, en cas de litige avec un État membre, certains investisseurs soient obligés de se pourvoir devant les juridictions nationales, mais que d’autres puissent recourir à l’arbitrage constituerait, le cas échéant, une inégalité de traitement.

69.

Si, contrairement à la situation dans la présente affaire, cette inégalité de traitement devait trouver son origine dans un traité d’investissement, elle pourrait être justifiée par le fait que ce traité matérialise un équilibre entre les intérêts légitimes des deux parties ( 53 ). Des considérations similaires pourraient également justifier des clauses d’arbitrage convenues entre un État membre et un investisseur international comme condition préalable à l’investissement, ou par un État membre dans le cadre d’une relation juridique entre parties de même rang.

70.

En revanche, il est difficile de concevoir un but légitime susceptible de justifier qu’un État membre conclue une convention d’arbitrage portant sur un litige existant avec certains investisseurs, mais en oblige d’autres à se pourvoir devant les juridictions nationales.

71.

Toutefois, il revient, en définitive, au juge national d’examiner toute éventuelle justification ( 54 ). Aux fins de la présente procédure, il suffit d’indiquer que les conventions d’arbitrage individuelles portant sur l’application souveraine du droit de l’Union, conclues entre les États membres et les investisseurs d’autres États membres, doivent également être compatibles avec le principe d’égalité de traitement prévu à l’article 20 de la charte des droits fondamentaux.

D.   La forme de la convention d’arbitrage

72.

Eu égard aux considérations qui précèdent, la forme sous laquelle la convention d’arbitrage a été conclue par l’État membre, à savoir en participant à la procédure sans faire valoir d’objections, est sans incidence sur la question de l’incompatibilité de cette convention avec le droit de l’Union. C’est pourquoi je ne me penche à présent sur la signification de cette forme que pour le cas où la Cour ne porterait pas le même jugement que moi sur les questions précédemment examinées.

73.

Tout d’abord, il convient de souligner que la reconnaissance de ces conventions d’arbitrage peut avoir une importance pratique considérable, momentanément. En effet, il y a lieu de supposer qu’une telle reconnaissance affectera de nombreuses procédures d’arbitrage et de recours toujours en cours entre des États membres et des investisseurs d’autres États membres, dans le cadre desquelles les États membres concernés, avant l’arrêt Achmea, n’ont pas fait valoir, en temps utile, d’objection relative à l’incompatibilité de la clause d’arbitrage contenue dans le traité d’investissement en cause avec le droit de l’Union ( 55 ).

74.

En revanche, à moyen terme, on peut s’attendre à ce que les États membres concernés fassent valoir cette objection en temps utile ( 56 ), si tant est que les investisseurs engagent encore de telles procédures.

75.

Cet aspect pratique montre que la reconnaissance de ces conventions d’arbitrage conclues par les États membres en participant à la procédure sans faire valoir d’objections aurait en quelque sorte pour effet de limiter l’efficacité de l’arrêt Achmea dans le temps, à savoir à certaines procédures d’arbitrage déjà en cours à ce jour, et ce bien que la Cour n’aborde pas la question d’une telle limitation dans sa décision. Toutefois, si les considérations qui précèdent ne permettent pas de convaincre la Cour du caractère incertain de la compatibilité de la convention d’arbitrage en cause dans la présente affaire avec le droit de l’Union, la question de l’efficacité de l’arrêt Achmea ne sera de toute façon pas déterminante pour l’appréciation de la forme sous laquelle la convention d’arbitrage est conclue.

76.

De manière générale, contrairement à l’avis des gouvernements allemand et français, le droit de l’Union ne contient aucune règle interdisant aux États membres de conclure une convention d’arbitrage en participant à la procédure sans faire valoir d’objections.

77.

Au contraire, comme le relève PL Holdings, le droit de l’Union reconnaît la notion de « compétence » fondée sur la comparution du défendeur dans diverses dispositions qui ne sont pas applicables dans la présente affaire ( 57 ). Certes, le gouvernement français rappelle que, dans les affaires impliquant des consommateurs, la Cour exige que le juge vérifie d’office la validité d’une éventuelle clause d’arbitrage, même lorsque celle-ci ne fait l’objet d’aucune objection ( 58 ). Cependant, les États membres n’ont, eux, pas besoin d’être protégés de la sorte dans les procédures d’arbitrage. En effet, l’on peut supposer qu’ils y sont représentés par des professionnels de haut niveau et qu’ils sont donc à même de faire valoir toutes objections en temps utile.

78.

Ainsi, le droit de l’Union ne réglant pas cette question aux fins de la présente affaire, la forme sous laquelle la convention d’arbitrage est conclue n’a aucune incidence sur sa compatibilité avec le droit de l’Union.

79.

En revanche, devant les juridictions nationales, les règlements d’arbitrage institutionnels invoqués par le gouvernement suédois pourraient bien en être d’autant plus importants. Or, tant la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI) ( 59 ) que le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) ( 60 ) prévoient que les parties ne peuvent plus se fonder sur des objections qu’elles n’ont pas fait valoir promptement. Toutefois, le gouvernement hongrois souligne que, lors des négociations relatives à la convention CIRDI, les États contractants sont partis du principe que la compétence du tribunal arbitral doit déjà être établie au moment de sa constitution et qu’elle ne peut être fondée ultérieurement ( 61 ).

E.   Sur la limitation dans le temps des effets de la décision à intervenir

80.

Enfin, pour le cas où la Cour jugerait que les conventions d’arbitrage individuelles sont incompatibles avec le droit de l’Union, PL Holdings conclut à ce que les effets de la décision à intervenir dans la présente affaire soient limités dans le temps. À tout le moins, elle demande que les procédures d’arbitrage déjà en cours et donc, a fortiori, les procédures clôturées, elles aussi, ne soient pas affectées par cette décision.

81.

L’interprétation que la Cour donne d’une règle de droit de l’Union, dans l’exercice de la compétence que lui confère l’article 267 TFUE, éclaire et précise la signification et la portée de cette règle telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis la date de son entrée en vigueur ( 62 ). À cet égard, il convient de rappeler que ce n’est qu’à titre tout à fait exceptionnel que la Cour peut, par application d’un principe général de sécurité juridique inhérent à l’ordre juridique de l’Union, être amenée à limiter la possibilité pour tout intéressé d’invoquer une disposition qu’elle a interprétée en vue de mettre en cause des relations juridiques établies de bonne foi. Pour qu’une telle limitation puisse être décidée, il est nécessaire que deux critères essentiels soient réunis, à savoir la bonne foi des milieux intéressés et le risque de troubles graves ( 63 ).

82.

Cependant, la réponse à la question préjudicielle proposée dans les présentes conclusions pose simplement comme condition que le respect du droit de l’Union par la sentence arbitrale fasse l’objet d’un contrôle juridictionnel complet. Or, les milieux intéressés ne peuvent, de bonne foi, invoquer le fait qu’ils s’attendaient à ce que le droit de l’Union ne soit pas pleinement respecté. De ce seul fait, les effets de la décision à intervenir ne sauraient être limités dans le temps.

83.

En outre, une telle limitation des effets dans le temps ne peut être admise que dans l’arrêt même qui statue sur l’interprétation sollicitée. En effet, il faut nécessairement un moment unique de détermination des effets dans le temps de l’interprétation sollicitée que donne la Cour d’une disposition du droit de l’Union. À cet égard, le principe qu’une limitation ne peut être admise que dans l’arrêt même qui statue sur l’interprétation sollicitée garantit l’égalité de traitement des États membres et des autres justiciables face à ce droit et remplit par là même les exigences découlant du principe de sécurité juridique ( 64 ).

84.

Dans la présente affaire, les éléments essentiels découlent déjà de l’arrêt Achmea, dont la Cour n’a pas limité les effets dans le temps. En outre, le fait d’admettre sans restriction des conventions d’arbitrage parce que la compétence du tribunal arbitral a fait l’objet d’objections tardives priverait momentanément cet arrêt de ses effets pratiques ( 65 ). Pour cette raison également, il n’est pas possible de limiter dans le temps les effets de la décision à intervenir dans la présente procédure.

V. Conclusion

85.

Eu égard à ce qui précède, je propose à la Cour de répondre à la question du Högsta domstolen (Cour suprême, Suède) de la manière suivante :

Les conventions d’arbitrage individuelles portant sur l’application souveraine du droit de l’Union, conclues entre les États membres et les investisseurs d’autres États membres, ne sont compatibles avec le devoir de coopération loyale prévu à l’article 4, paragraphe 3, TFUE et l’autonomie du droit de l’Union prévue aux articles 267 et 344 TFUE que si les juridictions des États membres peuvent procéder à un contrôle complet de la compatibilité de la sentence arbitrale avec le droit de l’Union, si nécessaire après introduction d’une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE. En outre, ces conventions doivent être compatibles avec le principe d’égalité de traitement prévu à l’article 20 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.


( 1 ) Langue originale : l’allemand.

( 2 ) C‑284/16, EU:C:2018:158.

( 3 ) Sentence partielle du 28 juin 2017 dans l’affaire no V 2014/163 PL Holdings Sàrl/République de Pologne (ci-après la « sentence partielle », point 189).

( 4 ) Sentence partielle (points 306 et suiv.).

( 5 ) Sentence partielle (points 229, 234 et 418 et suiv.).

( 6 ) Sentence partielle (points 408 et 444).

( 7 ) Sentence partielle (points 318 et suiv.).

( 8 ) Sentence définitive du 28 septembre 2017 dans l’affaire no V 2014/163 PL Holdings Sàrl/République de Pologne.

( 9 ) Arrêt du 6 mars 2018 (C‑284/16, EU:C:2018:158).

( 10 ) Arrêt Achmea (point 60).

( 11 ) Arrêt Achmea (points 35 à 37 et jurisprudence citée).

( 12 ) Voir arrêt du 30 mai 2006, Commission/Irlande (C‑459/03, EU:C:2006:345, point 123), et arrêt Achmea (point 32).

( 13 ) Voir arrêt du 30 mai 2006, Commission/Irlande (C‑459/03, EU:C:2006:345, points 127 et 128).

( 14 ) C‑459/03, EU:C:2006:345.

( 15 ) Arrêt Achmea (point 55). Voir aussi avis 1/09, du 8 mars 2011 (EU:C:2011:123, point 80).

( 16 ) JO 2006, L 177, p. 1, telle que visée dans le traité entre [les États membres de l’Union européenne] et la République de Croatie relatif à l’adhésion de la République de Croatie à l’Union européenne (JO 2012, L 112, p. 10). Cette directive a été remplacée par la directive 2013/36/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d’investissement, modifiant la directive 2002/87/CE et abrogeant les directives 2006/48/CE et 2006/49/CE (JO 2013, L 176, p. 338), l’article 21, paragraphe 2, de la directive 2006/48 devenant l’article 26, paragraphe 2, de la directive 2013/36.

( 17 ) La sentence partielle mentionne toutefois le cadre juridique de l’Union (points 87, 88 et 248).

( 18 ) Sentence partielle (points 229, 234, 418 et suiv. notamment).

( 19 ) Sentence partielle (points 408 et 444).

( 20 ) Sentence partielle (point 339).

( 21 ) Voir arrêt du 12 juin 2014, Ascendi Beiras Litoral e Alta, Auto Estradas das Beiras Litoral e Alta (C‑377/13, EU:C:2014:1754, point 23).

( 22 ) Arrêt du 17 octobre 1989, Handels- og Kontorfunktionærernes Forbund i Danmark (109/88, EU:C:1989:383, points 7 à 9).

( 23 ) Arrêt du 12 juin 2014, Ascendi Beiras Litoral e Alta, Auto Estradas das Beiras Litoral e Alta (C‑377/13, EU:C:2014:1754, points 28 à 34).

( 24 ) Ordonnance du 13 février 2014, Merck Canada (C‑555/13, EU:C:2014:92, points 19 à 25).

( 25 ) Voir arrêts du 23 mars 1982, Nordsee (102/81, EU:C:1982:107, point 11), et du 27 janvier 2005, Denuit et Cordenier (C‑125/04, EU:C:2005:69, point 13).

( 26 ) Arrêt Achmea (point 45).

( 27 ) Voir arrêts du 23 mars 1982, Nordsee (102/81, EU:C:1982:107, points 11 à 13), et du 1er juin 1999, Eco Swiss (C‑126/97, EU:C:1999:269, point 34).

( 28 ) Avis 1/91 (Accord EEE – I), du 14 décembre 1991 (EU:C:1991:490, points 34 et 35) ; 2/13, du 18 décembre 2014 (EU:C:2014:2454, points 184 et 223 à 231) ; 1/17 (Accord ECG UE‑Canada) ; du 30 avril 2019 (EU:C:2019:341, points 123 à 126), ainsi que arrêt Achmea (points 40 à 42).

( 29 ) Toutefois, le gouvernement espagnol souligne à juste titre que, en se déclarant compétent, le tribunal arbitral procède à une interprétation de l’article 344 TFUE qui s’avère incompatible avec les conclusions de l’arrêt Achmea intervenu par la suite (sentence partielle, points 314 et 315).

( 30 ) Voir avis 1/17 (Accord ECG UE-Canada), du 30 avril 2019 (EU:C:2019:341, points 121 à 123).

( 31 ) Voir, notamment, De Brabandere, E., et da Cruz, P. B. M., « The Role of Proportionality in International Investment Law and Arbitration : A System-Specific Perspective », Nordic Journal of International Law, 89(3‑4), 2020, p. 471 à 491.

( 32 ) Voir arrêt du Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm) du 22 février 2019, Pologne/PL Holdings (T 8538‑17 et T 12033‑17, p. 48 et 49 de la traduction en langue anglaise).

( 33 ) Arrêt du 23 mars 1982, Nordsee (102/81, EU:C:1982:107, points 14 et 15).

( 34 ) Arrêt du 1er juin 1999, Eco Swiss (C‑126/97, EU:C:1999:269, points 35 et suiv.). Voir aussi arrêt du 26 octobre 2006, Mostaza Claro (C‑168/05, EU:C:2006:675, point 35), et arrêt Achmea (point 54).

( 35 ) Arrêt Achmea (point 55).

( 36 ) Conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire Komstroy (C‑741/19, EU:C:2021:164, points 61 et 62).

( 37 ) Voir à cet égard points 66 et suiv. des présentes conclusions.

( 38 ) Arrêts du 26 octobre 2006, Mostaza Claro (C‑168/05, EU:C:2006:675, point 39), et du 6 octobre 2009, Asturcom Telecomunicaciones (C‑40/08, EU:C:2009:615, point 59), ainsi que ordonnance du 16 novembre 2010, Pohotovosť (C‑76/10, EU:C:2010:685, point 54).

( 39 ) Par ailleurs, la Commission fait valoir que, selon le droit suédois, les actes souverains des autorités suédoises ne peuvent être soustraits aux juridictions nationales. Selon le principe d’équivalence, celles-ci doivent également appliquer cette règle aux actes souverains des autres États membres, pour autant que ceux-ci se fondent sur le droit de l’Union.

( 40 ) Arrêts du 12 juin 1990, Allemagne/Commission (C‑8/88, EU:C:1990:241, point 13) ; du 13 janvier 2004, Kühne & Heitz (C‑453/00, EU:C:2004:17, point 20), et du 4 octobre 2012, Byankov (C‑249/11, EU:C:2012:608, point 64). Voir aussi arrêt Achmea (points 34 et 58).

( 41 ) Arrêt du 30 mai 2006, Commission/Irlande (C‑459/03, EU:C:2006:345, point 169).

( 42 ) Arrêt Achmea (point 33) et arrêt du 10 décembre 2018, Wightman e.a. (C‑621/18, EU:C:2018:999, point 45).

( 43 ) Avis 1/09, du 8 mars 2011 (EU:C:2011:123, point 63).

( 44 ) Voir point 39 des présentes conclusions.

( 45 ) Contrairement à la situation de départ dans l’avis 1/09, du 8 mars 2011 (EU:C:2011:123, points 86 et 87).

( 46 ) Avis 1/17 (Accord ECG UE-Canada), du 30 avril 2019 (EU:C:2019:341, point 117).

( 47 ) Arrêt du 15 septembre 2011, Commission/Slovaquie (C‑264/09, EU:C:2011:580, point 32).

( 48 ) Arrêts du 27 février 1962, Commission/Italie (10/61, EU:C:1962:2, point 22) ; du 27 septembre 1988, Matteucci (235/87, EU:C:1988:460, points 21 et 22) ; du 20 mai 2003, Ravil (C‑469/00, EU:C:2003:295, point 37), et arrêt Achmea (point 58).

( 49 ) Voir point 41 des présentes conclusions.

( 50 ) Arrêt du Svea hovrätt (cour d’appel siégeant à Stockholm) du 22 février 2019, Pologne/PL Holdings (T 8538‑17 et T 12033‑17, p. 48 et 49 de la traduction en langue anglaise).

( 51 ) Voir arrêt de la Cour internationale de justice du 3 février 2012, Immunités juridictionnelles de l’État [Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)], CIJ Recueil 2012, p. 99, points 55 à 61.

( 52 ) Arrêts du 17 octobre 2013, Schaible (C‑101/12, EU:C:2013:661, points 76 et 77), ainsi que du 3 février 2021, Fussl Modestraße Mayr (C‑555/19, EU:C:2021:89, point 95).

( 53 ) Arrêt du 5 juillet 2005, D. (C‑376/03, EU:C:2005:424, point 62). Voir aussi avis 1/17 (Accord ECG UE-Canada), du 30 avril 2019 (EU:C:2019:341, point 169). Voir aussi, cependant, arrêt du 27 septembre 1988, Matteucci (235/87, EU:C:1988:460, point 23).

( 54 ) Arrêt du 3 février 2021, Fussl Modestraße Mayr (C‑555/19, EU:C:2021:89, point 97).

( 55 ) Voir, notamment, Vattenfall AB and others v. Federal Republic of Germany (ICSID Case No. ARB/12/12), Decision on the Achmea issue (point 18). Toutefois, il semblerait que, dans cette procédure, les parties aient récemment transigé (conférence de presse du gouvernement allemand du 5 mars 2021 ; Vattenfall, communiqué de presse du 5 mars 2021).

( 56 ) En effet, le 5 mai 2020, 23 États membres ont signé l’accord portant extinction des traités bilatéraux d’investissement entre États membres de l’Union européenne (JO 2020, L 169, p. 1).

( 57 ) Voir, notamment, article 5 du règlement (CE) no 4/2009 du Conseil, du 18 décembre 2008, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires (JO 2009, L 7, p. 1), ou encore article 26 du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1). Voir aussi arrêts du 14 décembre 1995, van Schijndel et van Veen (C‑430/93 et C‑431/93, EU:C:1995:441, point 21), et du 27 février 2014, Cartier parfums-lunettes et Axa Corporate Solutions assurances (C‑1/13, EU:C:2014:109, points 34 et 36 ainsi que jurisprudence citée).

( 58 ) Voir arrêt du 26 octobre 2006, Mostaza Claro (C‑168/05, EU:C:2006:675, points 36 à 39).

( 59 ) Article 4 de la loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international (1985) avec les amendements adoptés en 2006.

( 60 ) Articles 27 et 41 du règlement de procédure relatif aux instances d’arbitrage de la convention CIRDI.

( 61 ) À cet égard, le gouvernement hongrois cite Schreuer, C. H., e.a., The ICSID Convention – A commentary, Cambridge University Press, 2e édition, 2009, article 25, points 481 et 498.

( 62 ) Arrêts du 6 mars 2007, Meilicke e.a. (C‑292/04, EU:C:2007:132, point 34), et du 23 avril 2020, Herst (C‑401/18, EU:C:2020:295, point 54).

( 63 ) Arrêts du 6 mars 2007, Meilicke e.a. (C‑292/04, EU:C:2007:132, point 35), et du 23 avril 2020, Herst (C‑401/18, EU:C:2020:295, point 56).

( 64 ) Arrêts du 6 mars 2007, Meilicke e.a. (C‑292/04, EU:C:2007:132, points 36 et 37), et du 23 avril 2020, Herst (C‑401/18, EU:C:2020:295, point 57).

( 65 ) Voir point 73 des présentes conclusions.