ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

10 décembre 2020 ( *1 )

[Texte rectifié par ordonnance du 24 mars 2021]

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Politique d’asile – Procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié – Directive 2005/85/CE – Article 25, paragraphe 2 – Motifs d’irrecevabilité – Rejet par un État membre d’une demande de protection internationale comme étant irrecevable en raison de l’octroi antérieur au demandeur d’une protection subsidiaire dans un autre État membre – Règlement (CE) no 343/2003 – Règlement (UE) no 604/2013 »

Dans l’affaire C‑616/19,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la High Court (Haute Cour, Irlande), par décision du 2 juillet 2019, parvenue à la Cour le 16 août 2019, dans la procédure

M.S.,

M.W.,

G.S.

contre

Minister for Justice and Equality,

LA COUR (première chambre),

composée de M. J.‑C. Bonichot, président de chambre, Mme R. Silva de Lapuerta (rapporteure), vice‑présidente de la Cour, Mme C. Toader, MM. M. Safjan et N. Jääskinen, juges,

avocat général : M. H. Saugmandsgaard Øe,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

[Tel que rectifié par ordonnance du 24 mars 2021] pour M.S., par M. C. O’Dwyer, SC, M. J. Buckley, barrister, et M. J. Brick, solicitor,

[Tel que rectifié par ordonnance du 24 mars 2021] pour M.W., par M. C. O’Dwyer, SC, M. J. Buckley, barrister, et M. J. Watters, solicitor,

[Tel que rectifié par ordonnance du 24 mars 2021] pour G.S., par M. M. Conlon, SC, M. D. Leonard, barrister, et M. C. Ó Briain, solicitor,

[Tel que rectifié par ordonnance du 24 mars 2021] pour le Minister for Justice and Equality et l’Irlande, par Mmes M. Browne et G. Hodge ainsi que par M. A. Joyce, en qualité d’agents, assistés de M. R. Barron, SC, et Mme S. Kingston, barrister,

pour la Commission européenne, par M. J. Tomkin ainsi que par Mmes A. Azéma et M. Condou-Durande, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 3 septembre 2020,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 25 de la directive 2005/85/CE du Conseil, du 1er décembre 2005, relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (JO 2005, L 326, p. 13).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre de trois litiges opposant, respectivement, M.S., M.W. et G.S. au Minister for Justice and Equality (ministre de la Justice et de l’Égalité, Irlande) au sujet du rejet par ce dernier de leurs demandes de protection internationale au motif qu’ils bénéficient de la protection subsidiaire dans un autre État membre.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

La directive 2005/85

3

Les considérants 1, 6 et 22 de la directive 2005/85 sont libellés comme suit :

« (1)

Une politique commune dans le domaine de l’asile, comprenant un régime d’asile européen commun, est un élément constitutif de l’objectif de l’Union européenne visant à mettre en place progressivement un espace de liberté, de sécurité et de justice ouvert à ceux qui, poussés par les circonstances, recherchent légitimement une protection dans la Communauté.

[...]

(6)

Le rapprochement des règles relatives à la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié devrait contribuer à limiter les mouvements secondaires des demandeurs d’asile entre les États membres dans les cas où ces mouvements seraient dus aux différences qui existent entre les cadres juridiques des États membres.

[...]

(22)

Les États membres devraient examiner toutes les demandes au fond, c’est-à-dire évaluer si le demandeur concerné peut prétendre au statut de réfugié conformément à la directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts [(JO 2004, L 304, p. 12)], sauf dispositions contraires de la présente directive, notamment lorsqu’on peut raisonnablement supposer qu’un autre pays procéderait à l’examen ou accorderait une protection suffisante. Notamment, les États membres ne devraient pas être tenus d’examiner une demande d’asile au fond lorsqu’un premier pays d’asile a octroyé au demandeur le statut de réfugié ou lui a accordé à un autre titre une protection suffisante et que le demandeur sera réadmis dans ce pays. »

4

Aux termes de l’article 1er de la directive 2005/85, celle-ci a pour objet d’établir des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres.

5

L’article 2 de ladite directive, intitulé « Définitions », énonce :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

k)

“rester dans l’État membre”, le fait de rester sur le territoire, y compris à la frontière, ou dans une zone de transit de l’État membre dans lequel la demande d’asile a été déposée ou est examinée. »

6

L’article 25 de la même directive, intitulé « Demandes irrecevables », dispose :

« 1.   Outre les cas dans lesquels une demande n’est pas examinée en application du [règlement (CE) no 343/2003 du Conseil, du 18 février 2003, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (JO 2003, L 50, p. 1)], les États membres ne sont pas tenus de vérifier si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre au statut de réfugié en application de la directive [2004/83], lorsqu’une demande est considérée comme irrecevable en vertu du présent article.

2.   Les États membres peuvent considérer une demande comme irrecevable en vertu du présent article lorsque :

a)

le statut de réfugié a été accordé par un autre État membre ;

b)

un pays qui n’est pas un État membre est considéré comme le premier pays d’asile du demandeur en vertu de l’article 26 ;

c)

un pays qui n’est pas un État membre est considéré comme un pays tiers sûr pour le demandeur en vertu de l’article 27 ;

d)

le demandeur est autorisé à rester dans l’État membre en question pour un autre motif lui ayant permis de se voir accorder un statut équivalant aux droits et avantages du statut de réfugié, conformément à la directive [2004/83] ;

e)

le demandeur est autorisé à rester sur le territoire de l’État membre en question pour d’autres motifs le mettant à l’abri de tout refoulement en attendant le résultat d’une procédure permettant de déterminer un statut au titre du point d) ;

[...] »

La directive 2013/32/UE

7

La directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 60), a procédé à la refonte de la directive 2005/85.

8

Le considérant 58 de la directive 2013/32 énonce :

« Conformément aux articles 1er et 2 et à l’article 4 bis, paragraphe 1, du protocole no 21 sur la position du Royaume-Uni et de l’Irlande à l’égard de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, annexé au traité [UE] et au traité [FUE], et sans préjudice de l’article 4 de ce protocole, ces États membres ne participent pas à l’adoption de la présente directive et ne sont pas liés par celle-ci ni soumis à son application. »

9

Selon l’article 1er de cette directive, celle-ci a pour objet d’établir des procédures communes d’octroi et de retrait de la protection internationale en vertu de la [directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (JO 2011, L 337, p. 9)].

10

L’article 33 de la directive 2013/32, intitulé « Demandes irrecevables », est libellé comme suit :

« 1.   Outre les cas dans lesquels une demande n’est pas examinée en application du [règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (JO 2013, L 180, p. 31)], les États membres ne sont pas tenus de vérifier si le demandeur remplit les conditions requises pour prétendre à une protection internationale en application de la [directive 2011/95], lorsqu’une demande est considérée comme irrecevable en vertu du présent article.

2.   Les États membres peuvent considérer une demande de protection internationale comme irrecevable uniquement lorsque :

a)

une protection internationale a été accordée par un autre État membre ;

[...] »

11

L’article 53 de la directive 2013/32, intitulé « Abrogation », dispose, à son premier alinéa :

« La directive [2005/85] est abrogée, pour les États membres liés par la présente directive, avec effet au 21 juillet 2015, sans préjudice des obligations des États membres en ce qui concerne le délai de transposition en droit national de la directive indiqué à l’annexe II, partie B. »

Le règlement Dublin III

12

Les considérants 2 et 41 du règlement no 604/2013 (ci-après le « règlement Dublin III »), qui a abrogé et remplacé le règlement no 343/2003 (ci-après le « règlement Dublin II »), énoncent :

« (2)

Une politique commune dans le domaine de l’asile incluant un régime d’asile européen commun (RAEC), est un élément constitutif de l’objectif de l’[Union] visant à mettre en place progressivement un espace de liberté, de sécurité et de justice ouvert à ceux qui, poussés par les circonstances recherchent légitimement une protection dans l’Union.

[...]

(41)

Conformément à l’article 3 et à l’article 4 bis, paragraphe 1, du protocole no 21 sur la position du Royaume-Uni et de l’Irlande à l’égard de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, annexé au traité [UE] et au traité [FUE], ces États membres ont notifié leur souhait de participer à l’adoption et à l’application du présent règlement. »

13

Ce règlement a pour objet, ainsi qu’il résulte de son article 1er, d’établir de tels critères et mécanismes en ce qui concerne les demandes de protection internationale, étant précisé que de telles demandes visent, selon la définition énoncée à l’article 2, sous h), de la directive 2011/95, à laquelle renvoie l’article 2, sous b), du règlement Dublin III, l’obtention du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire.

14

L’article 18, paragraphe 1, sous d), dudit règlement prévoit :

« L’État membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de :

[...]

d)

reprendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 23, 24, 25, et 29, le ressortissant de pays tiers ou l’apatride dont la demande a été rejetée et qui a présenté une demande auprès d’un autre État membre ou qui se trouve, sans titre de séjour, sur le territoire d’un autre État membre. »

15

L’article 48 du même règlement dispose :

« Le règlement [Dublin II] est abrogé.

[...]

Les références faites au règlement ou aux articles abrogés s’entendent comme faites au présent règlement et sont à lire selon le tableau de correspondance figurant à l’annexe II. »

Le droit irlandais

16

Aux termes de l’article 21, paragraphe 2, sous a), de l’International Protection Act 2015 (loi de 2015 relative à la protection internationale), une demande de protection internationale est irrecevable lorsque le statut de réfugié ou le statut conféré par la protection subsidiaire a été accordé au demandeur par un autre État membre.

Les litiges au principal et les questions préjudicielles

17

M.S., M.W. et G.S. sont des ressortissants de pays tiers qui, après avoir obtenu le statut conféré par la protection subsidiaire en Italie, sont entrés en Irlande au cours de l’année 2017 et y ont présenté une demande de protection internationale devant l’International Protection Office (Office de la protection internationale, Irlande).

18

Par des décisions des 1er décembre 2017, 2 février et 29 juin 2018, l’Office de la protection internationale a rejeté ces demandes au motif que les intéressés s’étaient déjà vu accorder le statut conféré par la protection subsidiaire dans un autre État membre, à savoir en Italie.

19

M.S., M.W. et G.S. ont introduit des recours contre ces décisions devant l’International Protection Appeals Tribunal (tribunal d’appel de la protection internationale, Irlande), qui, par des décisions des 23 mai, 28 septembre et 18 octobre 2018, les a rejetés.

20

Les requérants au principal ont saisi la High Court (Haute Cour, Irlande) de recours tendant à l’annulation de ces décisions.

21

En se référant aux points 58 et 71 de l’arrêt du 19 mars 2019, Ibrahim e.a. (C‑297/17, C‑318/17, C‑319/17 et C‑438/17, EU:C:2019:219), la juridiction de renvoi rappelle que l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive 2013/32 permet à un État membre de rejeter une demande d’asile comme irrecevable lorsque le demandeur s’est vu octroyer par un autre État membre une protection internationale, qu’il s’agisse du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire. Or, sous le régime de l’article 25, paragraphe 2, sous a), de la directive 2005/85, cette faculté se limitait aux cas où le demandeur s’était vu octroyer le statut de réfugié dans un autre État membre.

22

Ainsi, en vertu de l’application combinée de la directive 2013/32 et du règlement Dublin III, aucun État membre ne serait tenu de traiter une demande de protection internationale lorsque la protection subsidiaire a déjà été accordée dans un autre État membre.

23

Toutefois, la juridiction de renvoi souligne que l’Irlande, tout en participant à l’adoption et à l’application du règlement Dublin III, a décidé de ne pas participer à l’adoption et à l’application de la directive 2013/32, si bien que cet État membre demeure lié par la directive 2005/85.

24

Dans ce contexte, la juridiction de renvoi se demande, en substance, si, dans le cas où un État membre est lié par l’application combinée de la directive 2005/85 et du règlement Dublin III, l’article 25 de cette directive doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation de cet État membre en vertu de laquelle une demande de protection internationale est considérée comme étant irrecevable lorsque le demandeur s’est déjà vu octroyer une protection subsidiaire dans un autre État membre. En particulier, ladite juridiction s’interroge sur la portée des motifs d’irrecevabilité prévus à l’article 25, paragraphe 2, sous d) et e), de ladite directive, notamment en ce qui concerne l’interprétation de la notion de « l’État membre en question », figurant à ces dispositions.

25

Par ailleurs, la juridiction de renvoi cherche à savoir si l’introduction, par un ressortissant de pays tiers qui s’est vu accorder le statut conféré par la protection subsidiaire dans un premier État membre, d’une demande de protection internationale dans un second État membre, est constitutive d’un abus de droit, de sorte que, dans l’affirmative, ce dernier État membre pourrait considérer une telle demande comme étant irrecevable.

26

C’est dans ces conditions que la High Court (Haute Cour) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

La référence à “l’État membre en question” figurant à l’article 25, paragraphe 2, sous d) et e), de la directive 2005/85 vise-t-elle un premier État membre qui a accordé une protection équivalente à l’asile à un demandeur de protection internationale ou un second État membre dans lequel une demande ultérieure de protection internationale est introduite ou bien l’un ou l’autre de ces États membres ?

2)

Lorsqu’un ressortissant d’un pays tiers s’est vu accorder la protection internationale sous la forme de la protection subsidiaire dans un premier État membre et qu’il se rend sur le territoire d’un second État membre, l’introduction d’une nouvelle demande de protection internationale dans le second État membre est-elle constitutive d’un abus de droit, de sorte que le second État membre est autorisé à adopter une mesure prévoyant qu’une telle demande ultérieure est irrecevable ?

3)

L’article 25 de la directive 2005/85 doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre qui n’est pas lié par la [directive 2013/32], mais qui est lié par le règlement [Dublin III], adopte une législation, telle que celle en cause au principal, qui considère comme irrecevable une demande d’asile introduite par un ressortissant de pays tiers auquel la protection subsidiaire a été accordée antérieurement par un autre État membre ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur les première et troisième questions

27

Par ses première et troisième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 25, paragraphe 2, de la directive 2005/85 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la réglementation d’un État membre auquel s’applique le règlement Dublin III mais qui n’est pas lié par la directive 2013/32, selon laquelle une demande de protection internationale est considérée comme étant irrecevable lorsque le demandeur bénéficie du statut conféré par la protection subsidiaire dans un autre État membre.

28

À titre liminaire, il convient de relever que, ainsi qu’il ressort des points 8, 11 et 12 du présent arrêt, l’Irlande a décidé, d’une part, de ne pas participer à l’adoption et à l’application de la directive 2013/32, qui a abrogé, pour les États membres liés par celle-ci, la directive 2005/85, et, d’autre part, de participer à l’adoption et à l’application du règlement Dublin III, lequel a abrogé et remplacé le règlement Dublin II.

29

Par conséquent, l’Irlande est soumise, en matière de règles de procédure d’asile, à l’application combinée de la directive 2005/85 et du règlement Dublin III.

30

En vertu de l’article 25, paragraphe 2, de la directive 2005/85, les États membres peuvent considérer une demande d’asile comme étant irrecevable dans les situations visées à cette disposition.

31

Ainsi qu’il ressort du point 24 du présent arrêt, la juridiction de renvoi s’interroge sur la question de savoir si les motifs d’irrecevabilité visés à l’article 25, paragraphe 2, sous d) et e), de la directive 2005/85 permettent à un État membre de rejeter comme étant irrecevable une demande d’asile introduite par un ressortissant de pays tiers ayant obtenu antérieurement le statut conféré par la protection subsidiaire dans un autre État membre. Selon ladite juridiction, tel serait le cas si les termes « l’État membre en question » figurant dans ces dispositions doivent être interprétés en ce sens qu’ils peuvent viser l’État membre dans lequel ledit ressortissant s’est vu octroyer préalablement une protection subsidiaire.

32

À cet égard, l’article 25, paragraphe 2, sous d), de la directive 2005/85 dispose que les États membres peuvent considérer une demande comme étant irrecevable lorsque le demandeur est autorisé à rester dans « l’État membre en question » pour un autre motif lui ayant permis de se voir accorder un statut équivalant aux droits et aux avantages du statut de réfugié, conformément à la directive 2004/83.

33

Quant à l’article 25, paragraphe 2, sous e), de cette directive, celui-ci énonce que les États membres peuvent considérer une demande comme étant irrecevable lorsque le demandeur est autorisé à rester sur le territoire de « l’État membre en question » pour d’autres motifs le mettant à l’abri de tout refoulement en attendant le résultat d’une procédure permettant de déterminer un statut au titre de l’article 25, paragraphe 2, sous d), de ladite directive.

34

Alors que les termes « un autre État membre », figurant à l’article 25, paragraphe 2, sous a), de la directive 2005/85, désignent l’État membre dans lequel le demandeur s’est vu accorder antérieurement le statut de réfugié, les termes « l’État membre en question », mentionnés à l’article 25, paragraphe 2, sous d) et e), de cette directive, font référence, quant à eux, à l’État membre dans lequel le demandeur est autorisé à rester pour les autres motifs visés par ces dernières dispositions.

35

Ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 41 de ses conclusions, l’emploi de termes différents à l’article 25, paragraphe 2, sous a), d’une part, et à l’article 25, paragraphe 2, sous d) et e), de la directive 2005/85, d’autre part, s’explique par le fait que le législateur de l’Union a entendu viser deux cas de figure différents, de sorte que les termes « l’État membre en question » ne sauraient être considérés comme équivalents aux termes « un autre État membre ».

36

Il en résulte que « l’État membre en question » visé à l’article 25, paragraphe 2, sous d) et e), de la directive 2005/85 ne saurait désigner l’État membre ayant accordé antérieurement au demandeur concerné le statut conféré par la protection subsidiaire.

37

Cette interprétation est corroborée par le contexte dans lequel s’inscrivent ces dispositions. En effet, l’article 2, sous k), de cette directive définit les termes « rester dans l’État membre » comme le fait de rester sur le territoire de l’État membre dans lequel la demande d’asile a été déposée ou est examinée. Or, les dispositions de l’article 25, paragraphe 2, sous d) et e), de ladite directive se réfèrent spécifiquement à l’hypothèse où le demandeur est autorisé à rester dans l’État membre en question ou sur le territoire de l’État membre en question.

38

Par conséquent, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé en substance au point 44 de ses conclusions, les termes « l’État membre en question », mentionnés à l’article 25, paragraphe 2, sous d) et e), de la directive 2005/85, visent l’État membre dans lequel le ressortissant de pays tiers a déposé une demande d’asile et sur le territoire duquel il peut rester, soit parce que cet État membre lui a déjà accordé un statut équivalant aux droits et aux avantages du statut de réfugié, soit parce que la procédure permettant de déterminer un tel statut est encore en cours.

39

Il s’ensuit que les motifs d’irrecevabilité visés à l’article 25, paragraphe 2, sous d) et e), de cette directive ne permettent pas à un État membre de rejeter comme étant irrecevable une demande d’asile introduite par un ressortissant de pays tiers ayant obtenu antérieurement une protection subsidiaire dans un autre État membre.

40

Il est vrai que l’article 25 de la directive 2005/85 précise, à son paragraphe 1, que les motifs d’irrecevabilité énumérés à son paragraphe 2 s’ajoutent aux « cas dans lesquels une demande d’asile n’est pas examinée en application du règlement [Dublin II] », et que l’un de ces motifs de non-examen, qui figure à l’article 16, paragraphe 1, sous e), de ce règlement, prévoit que l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile en vertu dudit règlement est tenu de reprendre en charge le ressortissant d’un pays tiers dont il a rejeté la demande et qui se trouve, sans en avoir reçu l’autorisation, sur le territoire d’un autre État membre.

41

À cet égard, dans le cadre d’une application combinée de la directive 2005/85 et du règlement Dublin II, la Cour a jugé que l’article 25, paragraphe 2, sous a), de la directive 2005/85 permet de rejeter une demande d’asile comme étant irrecevable uniquement lorsque le demandeur s’est vu octroyer le statut de réfugié dans un autre État membre (voir, en ce sens, arrêt du 19 mars 2019, Ibrahim e.a., C‑297/17, C‑318/17, C‑319/17 et C‑438/17, EU:C:2019:219, points 58 et 71). Un État membre dans lequel une demande d’asile a été déposée par un ressortissant de pays tiers qui bénéficie d’une protection subsidiaire dans un autre État membre ne peut donc rejeter cette demande comme étant irrecevable sur le fondement de l’article 25, paragraphe 2, sous a), de la directive 2005/85. Toutefois, ce premier État membre peut toujours engager une procédure de reprise en charge sur le fondement de l’article 16, paragraphe 1, sous e), du règlement Dublin II.

42

Cependant, il y a lieu de rappeler que, ainsi qu’il ressort du point 28 du présent arrêt, l’Irlande, tout en continuant à être soumise à l’application de la directive 2005/85, qui a été abrogée par la directive 2013/32, a décidé de participer à l’adoption et à l’application du règlement Dublin III, qui a abrogé le règlement Dublin II. Cet État membre ne saurait, dès lors, être regardé comme lié ni par la directive 2013/32 ni par le règlement Dublin II.

43

La référence au règlement Dublin II figurant à l’article 25, paragraphe 1, de la directive 2005/85 doit donc s’entendre comme une référence au règlement Dublin III conformément à l’article 48 de ce dernier règlement. D’ailleurs, selon le tableau de correspondance figurant à l’annexe II du règlement Dublin III, le motif de non-examen qui était prévu à l’article 16, paragraphe 1, sous e), du règlement Dublin II est désormais prévu à l’article 18, paragraphe 1, sous d), du règlement Dublin III.

44

Or, s’agissant de l’application du motif de non-examen prévu à l’article 18, paragraphe 1, sous d), du règlement Dublin III, dans le cadre d’une application combinée de la directive 2013/32 et du règlement Dublin III, la Cour a jugé qu’un État membre ne peut pas valablement requérir un autre État membre aux fins de prendre ou de reprendre en charge, dans le cadre des procédures définies par ce règlement, un ressortissant d’un pays tiers qui a introduit une demande de protection internationale dans le premier de ces États membres après s’être vu octroyer le bénéfice de la protection subsidiaire par le second de ceux-ci. En effet, dans cette situation, le législateur de l’Union a considéré que le rejet d’une telle demande de protection internationale doit être assuré par une décision d’irrecevabilité, en application de l’article 33, paragraphe 2, sous a), de la directive 2013/32, plutôt qu’au moyen d’une décision de transfert et de non-examen, en vertu de l’article 26 du règlement Dublin III (ordonnance du 5 avril 2017, Ahmed, C‑36/17, EU:C:2017:273, points 39 et 41, ainsi que arrêt du 19 mars 2019, Ibrahim e.a., C‑297/17, C‑318/17, C‑319/17 et C‑438/17, EU:C:2019:219, points 78 et 79).

45

Ainsi, étant donné que l’Irlande n’est liée ni par la directive 2013/32 ni par le règlement Dublin II, dans une situation dans laquelle le demandeur d’asile bénéficie de la protection subsidiaire dans un autre État membre, les autorités compétentes de l’Irlande ne peuvent ni adopter une décision d’irrecevabilité au titre de la directive 2013/32, ni engager une procédure de prise ou de reprise en charge sur le fondement du règlement Dublin II, de telle sorte que ces autorités seraient tenues, en principe, d’examiner la demande d’asile.

46

Toutefois, une telle solution, même si elle devait résulter du choix de l’Irlande de ne pas appliquer certaines mesures relevant du régime d’asile européen commun, serait contraire non seulement à la logique de ce régime, mais également aux objectifs poursuivis par la directive 2005/85 et par le règlement Dublin III.

47

À cet égard, ainsi qu’il ressort des points 41 et 44 du présent arrêt, le législateur de l’Union a considéré, dans le cadre tant de l’application combinée de la directive 2005/85 et du règlement Dublin II que dans celle de la directive 2013/32 et du règlement Dublin III, qu’un État membre n’était pas tenu d’examiner une demande d’asile lorsque le demandeur bénéficiait déjà de la protection subsidiaire dans un autre État membre. Cette constatation est notamment reflétée par le considérant 22 de la directive 2005/85, selon lequel les États membres ne devraient pas être tenus d’examiner une demande d’asile au fond lorsqu’un premier pays d’asile a octroyé au demandeur un statut de réfugié ou lui a accordé à un autre titre une protection suffisante et que le demandeur sera réadmis dans ce pays.

48

Dans ce contexte, il convient de rappeler que le principe de la confiance mutuelle entre les États membres, sur lequel est fondé le régime d’asile européen commun, a, dans le droit de l’Union, une importance fondamentale, étant donné qu’il permet la création et le maintien d’un espace sans frontières intérieures (voir, en ce sens, arrêt du 19 mars 2019, Ibrahim e.a., C‑297/17, C‑318/17, C‑319/17 et C‑438/17, EU:C:2019:219, point 84).

49

Or, en vertu de l’article 25, paragraphe 2, sous b) et c), de la directive 2005/85, un État membre peut rejeter comme étant irrecevable une demande de protection internationale introduite par un ressortissant de pays tiers qui bénéficie d’une protection jugée suffisante dans un pays tiers.

50

Dans ces conditions, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé en substance au point 70 de ses conclusions, contraindre l’Irlande, qui participe au règlement Dublin III, à examiner une demande de protection internationale introduite par un ressortissant de pays tiers ayant obtenu antérieurement une protection subsidiaire dans un autre État membre ne serait pas cohérent avec le fait qu’elle pourrait rejeter comme étant irrecevable une telle demande introduite par un ressortissant de pays tiers qui bénéficie d’une protection jugée suffisante dans un pays tiers.

51

En outre, ainsi qu’il ressort de son considérant 6 et de son article 1er, la directive 2005/85 a pour objet d’établir des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres aux fins, notamment, de limiter les mouvements secondaires des demandeurs d’asile entre les États membres dans les cas où ces mouvements seraient dus aux différences existant entre les cadres juridiques de ces États membres. S’agissant du règlement Dublin III, la Cour a jugé que celui-ci vise précisément à prévenir de tels mouvements en instaurant des mécanismes et des critères uniformes tendant à la détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale (voir, en ce sens, arrêt du 2 avril 2019, H. et R., C‑582/17 et C‑583/17, EU:C:2019:280, point 77 ainsi que jurisprudence citée).

52

Or, si un État membre lié par la directive 2005/85 et le règlement Dublin III, tel que l’Irlande, était tenu d’examiner des demandes d’asile introduites par des ressortissants de pays tiers qui bénéficient déjà de la protection subsidiaire dans un autre État membre, cette situation risquerait d’inciter ces ressortissants à se rendre dans d’autres États membres, engendrant ainsi des mouvements secondaires que cette directive et ce règlement visent précisément à prévenir (voir, par analogie, en ce qui concerne le règlement Dublin III, arrêt du 17 mars 2016, Mirza, C‑695/15 PPU, EU:C:2016:188, point 52).

53

Il en résulte que, si les États membres peuvent rejeter une demande d’asile comme étant irrecevable lorsque le demandeur bénéficie d’une protection suffisante dans un pays tiers, ils doivent pouvoir, au vu du contexte et des objectifs poursuivis par le régime d’asile européen commun, a fortiori, faire de même lorsque le demandeur s’est déjà vu octroyer une protection subsidiaire dans un État membre.

54

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux première et troisième questions que l’article 25, paragraphe 2, de la directive 2005/85 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à la réglementation d’un État membre auquel s’applique le règlement Dublin III mais qui n’est pas lié par la directive 2013/32, selon laquelle une demande de protection internationale est considérée comme étant irrecevable lorsque le demandeur bénéficie du statut conféré par la protection subsidiaire dans un autre État membre.

Sur la deuxième question

55

Eu égard à la réponse apportée aux première et troisième questions, il n’y a pas lieu de répondre à la deuxième question.

Sur les dépens

56

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

 

L’article 25, paragraphe 2, de la directive 2005/85/CE du Conseil, du 1er décembre 2005, relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à la réglementation d’un État membre auquel s’applique le règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, mais qui n’est pas lié par la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale, selon laquelle une demande de protection internationale est considérée comme étant irrecevable lorsque le demandeur bénéficie du statut conféré par la protection subsidiaire dans un autre État membre.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : l’anglais.