Affaire C‑600/19

MA

contre

Ibercaja Banco SA

(demande de décision préjudicielle, introduite par l’Audiencia Provincial de Zaragoza)

Arrêt de la Cour (grande chambre) du 17 mai 2022

« Renvoi préjudiciel – Directive 93/13/CEE – Clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs – Principe d’équivalence – Principe d’effectivité – Procédure de saisie exécution hypothécaire – Caractère abusif de la clause fixant le taux nominal des intérêts moratoires et de la clause d’exigibilité anticipée figurant dans le contrat de prêt – Autorité de la chose jugée et forclusion – Perte de la possibilité d’invoquer le caractère abusif d’une clause du contrat devant une juridiction – Pouvoir de contrôle d’office du juge national »

  1. Protection des consommateurs – Clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs – Directive 93/13 – Procédure de saisie hypothécaire – Absence de faculté pour le juge national d’apprécier, d’office ou à la demande d’un consommateur, le caractère abusif des clauses d’un contrat dans le cadre de cette procédure ou dans une procédure subséquente – Effet de l’autorité de la chose jugée et de la forclusion – Examen d’office du caractère abusif de ces clauses lors de l’ouverture de la procédure d’exécution hypothécaire – Absence de mention explicite et de motivation de cet examen – Inadmissibilité

    (Directive du Conseil 93/13, art. 6, § 1, et 7, § 1)

    (voir points 37-39, 41, 42, 47-52, disp. 1)

  2. Protection des consommateurs – Clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs – Directive 93/13 – Procédure de saisie hypothécaire – Absence de faculté pour le juge national d’apprécier, d’office ou à la demande d’un consommateur, le caractère abusif des clauses d’un contrat après la finalisation de cette procédure et la vente du bien à un tiers – Admissibilité – Condition – Possibilité pour le consommateur concerné d’invoquer le caractère abusif de ces clauses dans une procédure subséquente et d’obtenir réparation du préjudice causé par leur application

    (Directive du Conseil 93/13, art. 6, § 1, et 7, § 1)

    (voir points 55-59, disp. 2)

Résumé

La Cour a été saisie de cinq demandes de décisions préjudicielles, provenant respectivement de juridictions espagnoles (Ibercaja Banco, C‑600/19, et Unicaja Banco, C‑869/19), italienne (SPV Project 1503, C‑693/19 et C‑831/19) et roumaine (Impuls Leasing România, C‑725/19), portant toutes sur l’interprétation de la directive sur les clauses abusives ( 1 ).

Ces demandes s’inscrivent dans le cadre de procédures de nature différente. Ainsi, la demande dans l’affaire Ibercaja Banco concerne une procédure d’exécution hypothécaire dans laquelle le consommateur n’a formé aucune opposition et le droit de propriété du bien hypothéqué a déjà été transféré à un tiers. Dans l’affaire Unicaja Banco, la demande a été introduite dans une procédure de pourvoi formée à la suite de l’arrêt Gutiérrez Naranjo e.a. ( 2 ). Les demandes dans les affaires jointes SPV Project 1503 concernent quant à elles les procédures d’exécution forcée fondées sur des titres exécutoires ayant acquis l’autorité de la chose jugée. Enfin, la demande dans l’affaire Impuls Leasing România s’inscrit dans le contexte d’une procédure d’exécution forcée menée sur la base d’un contrat de crédit-bail formant titre exécutoire.

Par ses quatre arrêts prononcés en grande chambre, la Cour développe sa jurisprudence sur l’obligation et le pouvoir du juge national d’examiner d’office le caractère abusif de clauses contractuelles au titre de la directive sur les clauses abusives. À cet égard, elle apporte des précisions sur l’interaction entre le principe de l’autorité de la chose jugée et la forclusion, d’une part, et le contrôle juridictionnel des clauses abusives, d’autre part. La Cour se prononce, en outre, sur la portée de ce contrôle dans le cadre de procédures accélérées de recouvrement de dettes de consommateurs ainsi que sur l’articulation entre certains principes procéduraux consacrés par les droits nationaux en matière d’appel et le pouvoir du juge national d’examiner d’office le caractère abusif de clauses contractuelles.

Appréciation de la Cour

En premier lieu, la Cour précise l’articulation entre le principe de l’autorité de la chose jugée et le pouvoir du juge de l’exécution d’examiner d’office, dans le cadre d’une procédure d’injonction de payer, le caractère abusif d’une clause contractuelle constituant le fondement de cette injonction.

À cet égard, la Cour juge que la directive sur les clauses abusives ( 3 ) s’oppose à une réglementation nationale selon laquelle, lorsqu’une injonction de payer n’a pas fait l’objet d’une opposition formée par le débiteur, le juge de l’exécution ne peut pas contrôler l’éventuel caractère abusif des clauses constituant le fondement de cette injonction, au motif que l’autorité de la chose jugée de celle-ci couvre implicitement la validité de ces clauses. Plus particulièrement, une réglementation selon laquelle un examen d’office du caractère abusif des clauses contractuelles est réputé avoir eu lieu et être recouvert de l’autorité de la chose jugée, même en l’absence de toute motivation à cet effet dans la décision prononçant l’injonction de payer, est susceptible de vider de substance l’obligation du juge national de procéder à un examen d’office du caractère éventuellement abusif de ces clauses. Dans un tel cas, l’exigence d’une protection juridictionnelle effective requiert que le juge de l’exécution puisse apprécier, y compris pour la première fois, le caractère éventuellement abusif des clauses contractuelles qui ont servi de fondement à l’injonction. Le fait que, à la date à laquelle l’injonction est devenue définitive, le débiteur ignorait qu’il pouvait être qualifié de « consommateur » au sens de cette directive, est sans pertinence à cet égard.

En deuxième lieu, la Cour se penche sur l’interaction entre le principe de l’autorité de la chose jugée, la forclusion et le pouvoir du juge national d’examiner d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle dans le cadre d’une procédure d’exécution hypothécaire.

D’une part, la Cour relève que la directive sur les clauses abusives ( 4 ) s’oppose à une législation nationale qui, en raison de l’autorité de la chose jugée et de la forclusion, ne permet ni au juge d’examiner d’office le caractère abusif de clauses contractuelles dans le cadre d’une procédure d’exécution hypothécaire, ni au consommateur, après l’expiration du délai pour former une opposition, d’invoquer le caractère abusif desdites clauses contractuelles dans cette procédure ou dans une procédure déclarative subséquente. Cette interprétation de la directive est applicable lorsque lesdites clauses ont fait l’objet d’un examen d’office au moment de l’ouverture de la procédure d’exécution hypothécaire sans que cet examen soit explicitement mentionné ou motivé dans la décision autorisant l’exécution hypothécaire, et sans que cette dernière décision indique qu’un tel examen ne pourra plus être remis en cause en l’absence d’opposition. En effet, dans la mesure où il n’a pas été informé de l’existence d’un examen d’office du caractère abusif des clauses contractuelles dans la décision autorisant l’exécution hypothécaire, le consommateur n’a pas pu apprécier en tout connaissance de cause la nécessité d’introduire un recours contre cette décision. Or, un contrôle efficace du caractère éventuellement abusif des clauses contractuelles ne saurait être garanti si l’autorité de la chose jugée s’attachait également aux décisions juridictionnelles qui ne font pas état d’un tel contrôle.

D’autre part, la Cour juge en revanche compatible avec cette même directive ( 5 ) une législation nationale qui n’autorise pas une juridiction nationale, agissant d’office ou sur demande du consommateur, à examiner le caractère éventuellement abusif de clauses contractuelles une fois que la garantie hypothécaire a été réalisée, le bien hypothéqué vendu et les droits de propriété à l’égard de ce bien transférés à un tiers. Cette conclusion est toutefois soumise à la condition que le consommateur dont le bien hypothéqué a été vendu puisse faire valoir ses droits par le biais d’une procédure subséquente en vue d’obtenir réparation du préjudice financier causé par l’application des clauses abusives.

En troisième lieu, la Cour examine l’articulation entre certains principes procéduraux nationaux régissant la procédure d’appel, tels que les principes dispositif, de congruence et d’interdiction de la reformatio in peius, et le pouvoir du juge national d’examiner d’office le caractère abusif d’une clause.

À cet égard, elle considère que la directive sur les clauses abusives ( 6 ) s’oppose à l’application de tels principes procéduraux nationaux, en vertu desquels une juridiction nationale, saisie d’un appel contre un jugement limitant dans le temps la restitution des sommes indûment payées par le consommateur en vertu d’une clause déclarée abusive, ne peut soulever d’office un moyen tiré de la violation d’une disposition de cette directive et ordonner la restitution totale desdites sommes, lorsque l’absence de contestation de cette limitation dans le temps par le consommateur concerné ne saurait être imputée à une passivité totale de la part de celui-ci. S’agissant de l’affaire au principal dont la juridiction de renvoi était saisie, la Cour précise que l’absence d’appel du consommateur concerné dans un délai approprié pouvait être imputé au fait que son délai d’appel était déjà arrivé à expiration au moment du prononcé de l’arrêt Gutiérrez Naranjo e.a., par lequel la Cour a jugé incompatible avec ladite directive la jurisprudence nationale limitant dans le temps les effets restitutoires liés à la déclaration du caractère abusif d’une clause contractuelle. Partant, dans l’affaire au principal, le consommateur concerné n’avait pas fait preuve d’une passivité totale en n’ayant pas introduit un appel. Dans ces circonstances, l’application des principes procéduraux nationaux le privant des moyens lui permettant de faire valoir ses droits au titre de la directive sur les clauses abusives est contraire au principe d’effectivité, dans la mesure où elle est de nature à rendre impossible ou excessivement difficile la protection de ces droits.

En quatrième et dernier lieu, la Cour se penche sur le pouvoir du juge national d’examiner d’office le caractère abusif des clauses d’un titre exécutoire lorsqu’il est saisi d’une opposition à l’exécution de ce titre.

À ce propos, elle juge que la directive sur les clauses abusives ( 7 ) et le principe d’effectivité s’opposent à une législation nationale ne permettant pas au juge de l’exécution d’une créance, saisi d’une opposition à cette exécution, d’apprécier, d’office ou à la demande du consommateur, le caractère abusif des clauses d’un contrat formant titre exécutoire, dès lors que le juge du fond, susceptible d’être saisi d’une action distincte de droit commun visant à examiner le caractère éventuellement abusif des clauses d’un tel contrat, ne peut suspendre la procédure d’exécution jusqu’à ce qu’il se prononce sur le fond que moyennant le versement d’une caution, par exemple calculée sur la base de la valeur de l’objet du recours, à un niveau qui est susceptible de décourager le consommateur à introduire et maintenir un tel recours. S’agissant de cette caution, la Cour précise que les frais qu’une action en justice entraînerait par rapport au montant de la dette contestée ne doivent pas être de nature à décourager le consommateur de saisir le juge. Or, il est vraisemblable qu’un débiteur en défaut de paiement ne dispose pas des ressources financières nécessaires pour constituer la garantie requise. Cela vaut d’autant plus si la valeur des recours formés excède largement la valeur totale du contrat, comme cela semblait être le cas dans le recours au principal.


( 1 ) Directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO 1993, L 95, p. 29, ci-après la « directive sur les clauses abusives »).

( 2 ) Arrêt du 21 décembre 2016, Gutiérrez Naranjo e.a. (C‑154/15, C‑307/15 et C‑308/15, EU:C:2016:980). Dans cet arrêt, la Cour a jugé, en substance, que la jurisprudence du Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) imposant une limitation dans le temps pour la restitution des montants indûment versés par les consommateurs aux banques sur la base d’une clause abusive, connue sous le nom de clause « plancher », était contraire à l’article 6, paragraphe 1, de la directive sur les clauses abusives et que ces derniers ont donc droit à la restitution intégrale de ces montants en vertu de cette disposition.

( 3 ) Notamment l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de cette directive.

( 4 ) Idem.

( 5 ) Idem.

( 6 ) Notamment l’article 6, paragraphe 1, de cette directive.

( 7 ) Notamment l’article 6, paragraphe 1 et l’article 7, paragraphe 1, de cette directive.