CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 15 octobre 2020 ( 1 )

Affaire C‑555/19

Fussl Modestraße Mayr GmbH

contre

SevenOne Media GmbH,

ProSiebenSat.1 TV Deutschland GmbH,

ProSiebenSat.1 Media SE

[demande de décision préjudicielle formée par le Landgericht Stuttgart (tribunal régional de Stuttgart, Allemagne)]

« Renvoi préjudiciel – Radiodiffusion télévisuelle – Directive 2010/13/UE – Article 4, paragraphe 1 – Réglementation nationale interdisant la publicité télévisée régionale contenue dans un programme diffusé au niveau national – Faculté pour le Land dans lequel la publicité est diffusée d’autoriser celle-ci et d’assortir l’autorisation de conditions – Égalité de traitement – Libre prestation des services – Article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »

Introduction

1.

Si l’avènement d’Internet n’a pas provoqué, comme l’annonçaient certains, la disparition de la télévision, il a certainement fragilisé sa situation, notamment sur le plan économique et financier. Il ne s’agit pas uniquement de la concurrence que représentent les contenus accessibles sur Internet pour les programmes de télévision, mais également, sinon principalement, de la capacité d’Internet de concurrencer les médias « traditionnels », notamment les organismes de télédiffusion, sur le marché de la publicité et de la diminution des revenus de ces derniers qui en découle. À cela s’ajoutent le climat économique général défavorable et les crises successives, notamment la crise financière de 2008 et, actuellement, celle liée à la crise sanitaire de la Covid-19.

2.

Il n’est donc pas étonnant que les organismes de télédiffusion cherchent de nouvelles sources de revenus, notamment en élargissant et en rendant plus flexible leur offre publicitaire, à l’instar de la publicité sur Internet. C’est dans ce contexte que l’organisme de télévision allemand ProSiebenSat.1 a tenté d’offrir aux annonceurs la possibilité d’une publicité régionale (c’est-à-dire visant un ou plusieurs Länder) sur ses chaînes de télévision nationales. Cela constituait cependant une menace pour les intérêts économiques des télévisions régionales et locales pour lesquelles la publicité représente une importante source de revenus. La tentative de ProSiebenSat.1 s’est donc heurtée, dans un premier temps, à une interdiction du Medienanstalt Berlin-Brandenburg (office des médias des Länder de Berlin et de Brandebourg, Allemagne). Cette interdiction a cependant été annulée par l’arrêt du Bundesverwaltungsgericht (Cour administrative fédérale, Allemagne) du 17 décembre 2014 ( 2 ), rendu sur pourvoi contre l’arrêt du Verwaltungsgericht Berlin (tribunal administratif de Berlin, Allemagne) du26 septembre 2013 ( 3 ). En effet, dans son jugement, le Bundesverwaltungsgericht (Cour administrative fédérale) a considéré notamment que, la publicité ne constituant pas une partie intégrante du programme de télévision, la licence pour une télédiffusion à l’échelle nationale ne s’opposait pas à la diffusion de la publicité régionale, cette licence ne concernant que le contenu rédactionnel ( 4 ).

3.

À la suite de cette décision, les Länder, compétents en Allemagne pour la radiodiffusion télévisuelle, ont adopté le Achtzehnter Rundfunkänderungsstaatsvertrag (18e traité d’État modificatif relatif à la radiodiffusion), du 21 décembre 2015, qui introduit, à l’article 7, paragraphe 11, du Staatsvertrag für Rundfunk und Telemedien (traité d’État sur la radiodiffusion et les télé-médias), du 31 août 1991 (ci-après le « RStV »), une interdiction explicite de publicité régionalisée sur les chaînes de télévision nationales ( 5 ).

4.

Le Landgericht Stuttgart (tribunal régional de Stuttgart, Allemagne), juridiction de renvoi dans la présente affaire, sollicite maintenant une appréciation de la conformité de cette interdiction avec différents dispositions et principes du droit de l’Union.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

5.

Aux termes de l’article 1er, paragraphe 1, sous e), de la directive 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 10 mars 2010, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (directive « Services de médias audiovisuels ») ( 6 ) :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

e)

“radiodiffusion télévisuelle” ou “émission télévisée” (c’est-à-dire un service de médias audiovisuels linéaire) : un service de médias audiovisuels fourni par un fournisseur de services de médias pour le visionnage simultané de programmes sur la base d’une grille de programmes ;

[...] ».

6.

L’article 4, paragraphe 1, de cette directive 2010/13 dispose :

« Les États membres ont la faculté, en ce qui concerne les fournisseurs de services de médias qui relèvent de leur compétence, de prévoir des règles plus détaillées ou plus strictes dans les domaines couverts par la présente directive, sous réserve que ces règles soient conformes au droit de l’Union. »

Le droit allemand

7.

Le RStV prévoit, à son article 2, paragraphe 1 :

« La radiodiffusion est un service d’information et de communication linéaire ; elle consiste en l’organisation et la diffusion d’offres sous forme d’images animées ou de sons destinées à la collectivité et à être réceptionnées simultanément, sur la base d’une grille de programmes et moyennant l’utilisation d’ondes électromagnétiques. »

8.

L’article 7, paragraphe 11, du RStV, dispose :

« La diffusion dans une partie seulement du territoire national de publicité ou d’autres contenus dans un programme désigné ou autorisé pour une diffusion au niveau national n’est licite que si et dans la mesure où le droit du Land dans lequel s’opère la diffusion l’autorise. La publicité ou tout autre contenu d’opérateurs privés diffusés dans une partie seulement du territoire national nécessitent une autorisation spécifique au titre du droit du Land concerné ; cette autorisation peut être assortie de conditions de contenu à définir par la loi. »

9.

Aucun Land n’a fait usage, à ce jour, de la possibilité prévue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV d’accorder, au titre du droit du Land concerné, des autorisations pour de la publicité régionale diffusée dans le cadre de programmes à diffusion nationale.

Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

10.

Fussl Modestraße Mayr GmbH, société de droit autrichien, gère un ensemble de magasins de mode établis en Autriche ainsi que dans le Land de Bavière (Allemagne).

11.

SevenOne Media GmbH, société de droit allemand, est l’entreprise de commercialisation du groupe ProSiebenSat.1, un organisme privé de radiodiffusion télévisuelle établi en Allemagne.

12.

Le 25 mai 2018, Fussl Modestraße Mayr a conclu un contrat avec SevenOne Media portant sur la diffusion, dans le seul Land de Bavière, de publicité télévisée dans le cadre de programmes sur la chaîne nationale ProSieben en utilisant les réseaux câblés bavarois de Vodafone Kabel Deutschland GmbH. SevenOne Media a refusé d’exécuter ce contrat au motif que la diffusion régionale de publicité télévisée dans le cadre de programmes diffusés sur l’ensemble du territoire allemand lui est interdite par l’article 7, paragraphe 11, du RStV. Fussl Modestraße Mayr a alors saisi la juridiction de renvoi afin que celle-ci enjoigne à SevenOne Media de mettre en œuvre ses obligations découlant du contrat concerné.

13.

La juridiction de renvoi relève qu’il est constant entre les parties que, d’un point de vue technique, SevenOne Media est en mesure de diffuser, dans le cadre de ses émissions nationales, la publicité télévisée en cause de manière à ce que celle-ci ne puisse être visualisée que sur le territoire du seul Land de Bavière. L’unique obstacle à cette diffusion serait donc de nature légale.

14.

C’est dans ces conditions que le Landgericht Stuttgart (tribunal régional de Stuttgart) a décidé de sursoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Convient-il d’interpréter

a)

l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13,

b)

le principe d’égalité [de traitement] du droit de l’Union, et

c)

les dispositions de l’article 56 TFUE relatives à la libre circulation des services,

dans le sens qu’ils s’opposent à une disposition nationale qui interdit la diffusion régionale de publicité dans des programmes de radiodiffusion autorisés pour l’État membre dans son ensemble ?

2)

L’appréciation de la première question est-elle différente lorsque le droit national admet des dispositions législatives selon lesquelles la diffusion régionale de publicité peut être légalement autorisée et nécessite, dans ce cas, une autorisation administrative supplémentaire ?

3)

L’appréciation de la première question est-elle différente si la possibilité d’autoriser une publicité régionale, décrite dans la deuxième question, n’a pas été effectivement utilisée et que, par conséquent, la publicité régionale est dès lors toujours interdite ?

4)

L’article 11 de la [charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la “Charte”)] doit-il être interprété, eu égard à l’article 10 de la [convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la “CEDH”)] ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier au regard du principe de pluralité de l’information, dans le sens qu’il s’oppose à une disposition nationale comme celle décrite dans les première, deuxième et troisième questions ? »

15.

Des observations écrites ont été déposées par Fussl Modestraße Mayr, le gouvernement allemand ainsi que par la Commission ( 7 ). Les mêmes parties, ainsi que SevenOne Media, ont été représentées lors de l’audience qui s’est tenue le 2 juillet 2020.

Analyse

16.

Les trois premières questions posées par la juridiction de renvoi, que je propose d’analyser conjointement, concernent l’appréciation de l’interdiction de la publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales, contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV, à la lumière de plusieurs dispositions et principes du droit de l’Union. Cette appréciation nécessitera de procéder à un test de proportionnalité qui prendra en compte, entre autres, la faculté des Länder d’autoriser une telle publicité ainsi que le fait qu’aucun d’eux n’a utilisé cette faculté. La quatrième question, telle que je la comprends, concerne une appréciation de principe de cette même interdiction à la lumière des droits fondamentaux, notamment de la liberté d’expression.

Sur les première à troisième questions préjudicielles

17.

Par ses trois premières questions préjudicielles, la juridiction de renvoi demande si l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13, le principe de l’égalité de traitement et l’article 56 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une interdiction de la publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales, telle que celle découlant de l’article 7, paragraphe 11, du RStV. Il convient de comprendre par « publicité régionale » l’émission par une chaîne de télévision à couverture nationale de blocs ou de spots publicitaires spécifiques à une ou à plusieurs régions, différents de la publicité diffusée en même temps sur le reste du territoire. La question ainsi posée concerne également l’importance d’une éventuelle faculté de lever cette interdiction dans une ou plusieurs régions.

18.

J’aborderai l’analyse de l’interdiction en cause à la lumière des différentes règles de droit de l’Union, dans l’ordre dans lequel elles ont été mentionnées dans les questions préjudicielles. J’analyserai également l’argument du gouvernement allemand tiré de l’article 1er, paragraphe 1, sous e), de la directive 2010/13.

Sur la (non-)pertinence de la directive 2010/13

19.

La juridiction de renvoi mentionne, en premier lieu, l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13. Simultanément, le gouvernement allemand soulève un argument tiré de l’article 1er, paragraphe 1, sous e), de cette directive pour défendre la mesure nationale en cause.

– Sur l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13

20.

La directive 2010/13 établit une liberté de circulation des services de médias audiovisuels, c’est-à-dire des émissions télévisuelles et des services audiovisuels à la demande, en interdisant, en principe, aux États membres d’entraver la réception et la retransmission sur leurs territoires de tels services provenant d’autres États membres (article 3, paragraphe 1). Cette liberté est accompagnée d’une harmonisation des règles régissant lesdits services. Cette harmonisation concerne notamment les domaines comme la protection des consommateurs ou de certaines catégories de consommateurs, la promotion d’œuvres européennes ou encore l’accès des organismes de diffusion aux événements d’importance majeure pour le public. S’agissant d’une harmonisation minimale, l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13 comporte la faculté pour les États membres de prévoir des règles plus strictes pour les fournisseurs relevant de leur compétence dans les domaines couverts par les mesures d’harmonisation opérées dans ladite directive.

21.

Je ne vois pas comment cette disposition pourrait s’opposer à une interdiction de publicité régionale telle que celle en cause au principal.

22.

Premièrement, il ne me semble pas que cette interdiction entre dans le champ réglementé par la directive 2010/13. En effet, si cette directive contient des règles concernant la publicité télévisée, celles-ci concernent toutefois le contenu de cette publicité, le temps qui y est alloué et la distinction claire entre la publicité et le contenu éditorial. Ces règles ont pour objectif principal la protection des téléspectateurs. En revanche, la mesure en cause au principal concerne la répartition du marché publicitaire entre organismes de diffusion nationaux et régionaux et est destinée à protéger la position de ces derniers sur ce marché. Cela n’entre pas dans le domaine harmonisé de la directive 2010/13.

23.

Secondement, même à supposer que la mesure nationale en cause entre dans le champ d’application de la directive 2010/13, l’article 4, paragraphe 1, de cette directive se limite à prévoir une faculté pour les États membres d’adopter des règles plus strictes que celles établies par ladite directive, sans définir le contenu de ces règles. Cet article pourrait donc difficilement s’opposer à de telles règles, une fois celles-ci adoptées par un État membre.

24.

En ce qui concerne la réserve, selon laquelle ces règles plus strictes doivent être conformes à d’autres dispositions du droit de l’Union, il s’agit d’une limitation classique dont le but est d’éviter qu’une faculté laissée aux États membres de déroger aux dispositions d’un acte de droit de l’Union ne soit pas interprétée comme permettant de déroger à ce droit de manière générale. Cependant, la conformité des règles adoptées par un État membre avec d’autres dispositions du droit de l’Union doit être appréciée au regard non pas de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13, mais de ces autres dispositions.

25.

Je partage donc l’avis de la Commission, selon lequel une disposition telle que l’article 7, paragraphe 11, du RStV ne relève pas du champ d’application de la directive 2010/13 et, donc, de l’article 4, paragraphe 1, de celle-ci.

– Sur l’article 1er, paragraphe 1, sous e), de la directive 2010/13

26.

Le gouvernement allemand soutient dans ses observations écrites que l’emploi, dans la définition de la « radiodiffusion télévisuelle » contenue à l’article 1er, paragraphe 1, sous e), de la directive 2010/13, des termes « visionnage simultané des programmes », repris à l’article 2, paragraphe 1, du RStV, exige que le même contenu soit simultanément diffusé sur la totalité du territoire couvert par l’émission d’une chaîne de télévision et s’oppose ainsi à la publicité régionale sur des chaînes nationales.

27.

Il ne me semble pas que ce point de vue soit correct.

28.

En effet, même à supposer, contrairement au libellé exact de la disposition en cause, que les termes « visionnage simultané » s’appliquent non seulement aux programmes (c’est-à-dire au contenu rédactionnel) mais également à la publicité, ces termes n’exigent nullement l’identité du contenu diffusé sur la totalité du territoire couvert par l’émission.

29.

La directive 2010/13 repose sur la distinction entre les services dits « linéaires » et les services à la demande. Les services linéaires ont été définis à l’article 1er, paragraphe 1, sous e), de cette directive. La caractéristique essentielle de ces services est que c’est l’organisme de diffusion qui décide du contenu diffusé à un moment donné, indépendamment de toute demande, le choix du téléspectateur se limitant à réceptionner ou non l’émission. Ces services sont donc linéaires dans le temps. La conséquence en est que tous les téléspectateurs auxquels un contenu est destiné le visionnent simultanément. Il n’en découle cependant aucune exigence selon laquelle le même contenu devrait être destiné à tous les spectateurs se trouvant dans la zone de couverture de l’émission d’une chaîne de télévision. L’organisme de télédiffusion peut très bien différencier le contenu sur une base territoriale ou en fonction du mode de transmission (terrestre, par câble, satellitaire, etc.), sans que cela enlève le caractère linéaire de son service.

30.

Bien entendu, les conditions de l’autorisation d’émission ou encore, comme dans le cas d’espèce, les règles du droit interne peuvent interdire une telle différenciation, cela n’est cependant nullement exigé par l’article 1er, paragraphe 1, sous e), de la directive 2010/13, ni d’ailleurs par aucune autre disposition de cette directive.

31.

L’article 1er, paragraphe 1, sous e), de la directive 2010/13 n’exige donc pas une interdiction de publicité régionale telle que celle contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV.

Le principe de l’égalité de traitement

32.

La juridiction de renvoi invoque, en deuxième lieu, dans ses questions préjudicielles, le principe de l’égalité de traitement en tant que norme de référence pour apprécier la conformité au droit de l’Union de l’interdiction de publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV. Ses préoccupations concernent, d’une part, la position défavorable des fournisseurs de services de médias audiovisuels linéaires (c’est-à-dire les organismes de télédiffusion) nationaux comparée à celle des fournisseurs de médias audiovisuels non linéaires, notamment opérant sur Internet, en ce qui concerne la possibilité d’offrir des services publicitaires ciblés. D’autre part, la juridiction de renvoi invoque la différence de traitement entre les potentiels annonceurs, donc preneurs des services de publicité télévisuelle, opérant à l’échelle régionale, comme la requérante au principal, et les opérateurs de plus grande taille, pour lesquels la publicité à l’échelle nationale est appropriée.

33.

À cet égard, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence établie de la Cour, le principe d’égalité de traitement exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié ( 8 ).

34.

Or, il ne me semble pas que les situations des opérateurs évoquées par la juridiction de renvoi soient comparables.

35.

Premièrement, en ce qui concerne les opérateurs des chaînes de télévision nationales, je pense, à l’instar de la Commission, que leur situation n’est pas comparable, au sens du principe de l’égalité de traitement, à celle des fournisseurs des médias audiovisuels non linéaires opérant sur Internet. Les modes de consommation de ces services, la façon dont opère la publicité à la télévision et sur Internet et, enfin, le cadre réglementaire, tant national que de l’Union ( 9 ), diffèrent à tel point qu’une comparaison de leurs situations au regard des règles concernant la publicité régionale me paraît dépourvue de sens. Cela est notamment lié au fait que, grâce à son caractère interactif et à la collecte de nombreuses informations concernant les utilisateurs, la publicité sur Internet n’est pas limitée par le critère du territoire et peut cibler les utilisateurs de manière individuelle, en fonction de leurs intérêts supposés, chose impossible dans le cas de la télévision. Ce n’est pas la possibilité d’offrir une publicité télévisée régionale qui pourrait éliminer ces différences.

36.

Deuxièmement, en ce qui concerne la situation des annonceurs potentiels opérant à l’échelle régionale comparée à celle des annonceurs opérant à l’échelle nationale, je ne pense pas, contrairement cette fois aux vues exprimées par la Commission, que l’impact différent des règles en question sur ces deux catégories d’opérateurs économiques (preneurs des services de publicité) puisse être considéré comme constitutif d’une inégalité de traitement.

37.

En effet, il est vrai que l’interdiction de publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales est susceptible d’affecter plus fortement les annonceurs potentiels opérant à l’échelle régionale, qui pourraient profiter d’une telle publicité, que les annonceurs opérant à l’échelle nationale, pour lesquels elle n’aurait pas d’utilité. Cependant, cette interdiction vise non pas à réglementer les opportunités publicitaires des différentes catégories d’annonceurs potentiels mais, en s’adressant aux télédiffuseurs, à réserver le marché publicitaire régional aux organismes de télévision régionaux et locaux. L’impact de cette interdiction sur les différentes catégories de preneurs potentiels des services de publicité ne résulte pas directement de cette réglementation, mais de la situation dans laquelle ces différents opérateurs se trouvent en raison, notamment, de leur taille économique. Les règles, en revanche, sont les mêmes pour tous. Or, le principe de l’égalité de traitement ne saurait, à mon avis, être interprété comme exigeant d’accommoder les règles de droit aux besoins spécifiques de chaque justiciable.

38.

Pour résumer, je ne pense donc pas que le principe de l’égalité de traitement s’oppose à une interdiction de publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales, telle que celle contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV.

Article 56 TFUE

39.

En troisième lieu, la juridiction de renvoi demande si l’article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une interdiction de publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales, telle que celle contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV.

40.

Cet article du traité interdit toute restriction à la libre prestation des services dans des situations transfrontalières, à moins que cette restriction ne soit justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général.

– Sur l’existence d’une restriction

41.

Il est de jurisprudence constante que la diffusion des messages télévisés, y compris des messages publicitaires, constitue une prestation de services relevant de l’article 56 TFUE ( 10 ). Relève également de la liberté établie à cet article la possibilité, pour les annonceurs potentiels, de bénéficier des services de publicité télévisée ( 11 ).

42.

Or, doivent être considérées comme des restrictions à la libre prestation des services toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de cette liberté ( 12 ). Cela est d’autant plus vrai lorsque les annonceurs potentiels proviennent d’autres États membres, car les restrictions des possibilités de bénéficier des services de publicité leur rendent particulièrement difficile l’accès au marché de l’État membre ayant établi ces restrictions. De telles restrictions peuvent exister, notamment lorsque la publicité pour l’activité de l’annonceur potentiel n’est permise que sur les chaînes de la télévision locale, alors qu’elle est interdite sur celles de la télévision nationale ( 13 ).

43.

Une situation semblable peut être identifiée dans la présente affaire. La requérante au principal, société de droit autrichien, exploite une chaîne de magasins de mode en Autriche. Elle souhaite élargir son activité en s’implantant également en Allemagne, mais uniquement sur une partie du territoire de cet État membre, à savoir en Bavière.

44.

À cette fin, la requérante au principal souhaite utiliser des services de publicité télévisée. Cependant, en raison de l’interdiction contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV, elle ne peut pas faire diffuser une publicité limitée au territoire de la Bavière sur une chaîne de télévision nationale, comme elle avait l’intention de le faire en signant un contrat en ce sens avec la défenderesse au principal. Les seules options qui s’ouvrent à elle sont soit d’acheter du temps publicitaire à l’échelle nationale sur une chaîne de télévision nationale, soit de recourir aux services de télévisions régionales et locales. La requérante explique qu’aucune de ces options ne répond cependant à ses besoins.

45.

La publicité à l’échelle nationale serait bien trop coûteuse et, dans une large mesure, inutile, car couvrant principalement le territoire sur lequel la requérante ne souhaite pas poursuivre d’activité. Une telle publicité ne serait donc pas rentable ( 14 ).

46.

Quant à la publicité sur des chaînes de télévision régionales et locales, elle ne permettrait pas d’atteindre les buts poursuivis par la requérante. Premièrement, ces chaînes ne rassemblent qu’une part minime des téléspectateurs (environ 5 % de l’audience de la télévision selon les données de la requérante). Deuxièmement, le public de ces chaînes régionales et locales ne serait pas celui ciblé par la requérante. En effet, l’intérêt de la requérante est que la publicité soit diffusée avant ou après des programmes de télévision susceptibles d’intéresser les clients potentiels de la requérante, c’est-à-dire la clientèle des articles de mode. Or, ce type de programmes est diffusé sur les chaînes de télévision nationales, tandis que les chaînes régionales et locales sont concentrées sur les sujets d’actualité locale et attirent un public diffèrent.

47.

Ainsi, l’impossibilité de bénéficier d’une publicité limitée au territoire de la Bavière sur une chaîne de télévision nationale, découlant de l’interdiction contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV, bien qu’une telle publicité soit techniquement possible et que la défenderesse au principal soit disposée à fournir un tel service, rendrait plus difficile l’accès de la requérante au marché allemand. Cela serait dû, notamment, au fait qu’elle serait en concurrence avec les chaînes de magasins de mode opérant à l’échelle nationale, pour lesquelles la publicité sur les chaînes de télévision nationales couvrant tout le territoire national est parfaitement adaptée.

48.

Dans ces circonstances, il me paraît indéniable que l’interdiction de publicité régionalisée sur les chaînes de télévision nationales, contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV, constitue une restriction à la libre prestation des services garantie par l’article 56 TFUE. Le fait que le RStV laisse aux Länder la possibilité de permettre la publicité régionalisée sur leurs territoires ne change rien à cette appréciation, car, d’une part, cela est toujours sujet à une décision de chaque Land et, d’autre part, jusqu’à présent aucun d’eux n’a permis une telle publicité, cette possibilité restant donc purement théorique.

49.

Il convient maintenant d’analyser si cette restriction peut être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général.

– Sur la justification de la restriction

50.

Selon une jurisprudence établie, une restriction à la libre prestation des services garantie par l’article 56 TFUE peut être justifiée, dès lors qu’elle répond à des raisons impérieuses d’intérêt général, pour autant qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre ( 15 ). Il revient à l’État membre concerné de démontrer le caractère justifié de la mesure qu’il entend adopter ou maintenir en vigueur.

51.

Le gouvernement allemand invoque comme justification le maintien du pluralisme d’opinions au niveau régional, pour lequel l’existence des chaînes de télévision régionales et locales serait primordiale. Or, selon ce gouvernement, le fait de réserver, au moyen de l’article 7, paragraphe 11, du RStV, le marché de la publicité régionale aux organismes de télédiffusion régionaux et locaux est nécessaire afin de garantir leur survie économique.

52.

La Cour a déjà eu l’occasion de juger que les raisons de politique culturelle liées au maintien du pluralisme des médias sont susceptibles de justifier les restrictions de libre prestation de services. En effet, ces mesures contribuent à garantir la liberté d’expression, protégée par l’article 11 de la Charte ( 16 ).

53.

Il semble que le même raisonnement peut être appliqué dans la présente affaire. De manière naturelle, les télévisions régionales et locales abordent des sujets d’intérêt local qui ne sont pas ou que très peu présents sur les chaînes de télévision nationales. Ainsi, ces télévisions contribuent au débat public et, donc, au pluralisme d’opinions sur ces sujets. L’importance des médias régionaux et locaux pour le maintien du pluralisme d’opinions et pour la démocratie participative est également soulignée par diverses instances du Conseil de l’Europe ( 17 ). Une mesure ayant pour but de garantir la possibilité de fonctionnement des télévisions régionales et locales, en leur réservant le marché de la publicité régionale et en leur assurant ainsi une source de financement, me paraît susceptible d’être justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général de politique culturelle.

54.

Cependant, cette mesure, pour être conforme à l’article 56 TFUE, doit être propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et proportionnelle, en ce sens qu’elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif recherché.

55.

Or, c’est justement sur ces deux aspects que tant la juridiction de renvoi que les parties au principal émettent des doutes.

– Sur le caractère approprié de la mesure nationale en cause

56.

Premièrement, la juridiction de renvoi doute du caractère systématique et cohérent de la mesure en question, au sens de la jurisprudence de la Cour ( 18 ), en raison du fait qu’une publicité ciblée sur certaines catégories d’utilisateurs est permise sur Internet, notamment en lien avec des services de médias audiovisuels non linéaires fournis sur ce réseau. Les parties au principal ainsi que la Commission soulèvent des arguments semblables.

57.

Je ne suis pas convaincu par ces arguments. Comme je l’ai déjà mentionné au sujet du principe de l’égalité de traitement, la publicité sur Internet fonctionne de manière tout à fait différente de la publicité télévisée. D’une part, la publicité sur Internet est techniquement indépendante du contenu auquel elle est associée. Si l’utilisateur a l’impression que la publicité fait partie intégrante de ce contenu, celle-ci provient toutefois, dans les faits, d’une source différente. D’autre part, les fournisseurs des services sur Internet, grâce aux informations qu’ils collectent sur leurs usagers, sont en mesure de cibler la publicité sur chaque utilisateur d’Internet individuellement, en fonction des intérêts particuliers qui lui sont attribués sur la base des informations collectées. La situation géographique de l’utilisateur n’est qu’un des éléments pris en compte. En conséquence, en regardant le même contenu sur Internet, chaque utilisateur est susceptible de recevoir sa propre sélection de publicité, différente de celle des autres utilisateurs. Ce mécanisme est bien plus sophistiqué que la répartition géographique de la publicité télévisée visée par la mesure nationale en cause.

58.

Que les services fournis par Internet constituent une concurrence pour les organismes de télédiffusion régionaux et locaux sur le marché de la publicité et une menace pour leurs revenus issus de ce marché est bien vrai, mais cela ne relève pas des compétences législatives des Länder, ne serait-ce que du fait que la directive 2000/31 limite fortement la capacité des États membres à réglementer ces services ( 19 ). Par ailleurs, les défis que représente la réglementation d’Internet sont de tout autre nature que ceux posés par la réglementation de la télévision. Or, on ne saurait reprocher à un État membre, comme le fait la Commission, de n’avoir pas réglementé ce qui échappe à son pouvoir réglementaire.

59.

Pour cette raison, je ne vois pas non plus d’analogie entre la présente affaire et celle ayant donné lieu à l’arrêt Corporación Dermoestética ( 20 ). Il s’agissait, dans cette affaire, d’une interdiction de publicité pour les traitements médicaux et chirurgicaux. Cependant, cette interdiction concernait uniquement les chaînes de télévision nationales, à l’exclusion des chaînes régionales, sur lesquelles une telle publicité était admise. La Cour a jugé ce régime incohérent et, par conséquent, contraire à l’article 56 TFUE ( 21 ). En revanche, l’objectif de la mesure nationale en cause dans la présente affaire est non pas d’interdire ou de restreindre toute publicité ciblée sur une catégorie de téléspectateurs, mais de réserver un marché spécifique, celui de la publicité télévisée régionale, tel qu’il existe, aux organismes de télédiffusion régionaux et locaux. L’existence d’une publicité ciblée sur d’autres canaux de communication, notamment sur Internet, ne remet donc pas en cause la cohérence de cette mesure.

60.

Par ailleurs, il ne me semble pas que la « convergence des médias », notamment celle de la télévision et d’Internet, invoquée par la défenderesse au principal, puisse remettre en cause cette constatation. Cette convergence n’est qu’un processus, qui, tant que ces deux médias font l’objet de réglementations différentes ( 22 ), est loin d’être achevé. Je ne partage donc pas l’opinion de la Commission en ce qui concerne le caractère prétendument « anachronique » de la mesure nationale en cause. En tout état de cause, cette mesure n’est pas plus anachronique que la législation de l’Union concernant différents types de médias.

61.

Deuxièmement, la requérante au principal, soutenue sur ce point, comme sur les autres d’ailleurs, par la défenderesse au principal, conteste la prémisse sur laquelle est fondée la mesure nationale en cause, à savoir que l’ouverture du marché de la publicité régionale aux chaînes de télévision nationales porte un préjudice considérable au financement des organismes de télédiffusion régionaux et locaux. Cet argument est fondé, notamment, sur une étude réalisée à la commande de la défenderesse au principal ( 23 ). Selon cette étude, les annonceurs qui seraient susceptibles de bénéficier d’une publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales, comme la requérante au principal, ne sont pas les mêmes que ceux qui utilisent les services publicitaires des chaînes régionales et locales. Ainsi, l’ouverture de ce marché aux chaînes nationales n’aurait pas pour conséquence une perte significative de revenus pour les chaînes régionales et locales. En revanche, c’est la publicité sur Internet qui serait, selon cette étude, préjudiciable aux revenus de ces chaînes.

62.

Cependant, sans vouloir entrer dans la polémique sur des appréciations factuelles, il me semble difficile de prévoir avec certitude le comportement futur des acteurs du marché dans un environnement juridique modifié, notamment parce que ceux-ci ont tendance à adapter leur comportement à de tels changements. Par ailleurs, une fois le principe de la publicité régionale admis, rien n’empêcherait les chaînes de télévision nationales de proposer aussi des services de publicité à l’échelle subrégionale et locale, c’est-à-dire au niveau occupé actuellement, selon l’étude ci-dessus mentionnée, par les organismes de télédiffusion régionaux et locaux.

63.

Ainsi, l’idée selon laquelle l’entrée sur le marché de la publicité régionale d’acteurs aussi puissants que les chaînes de télévision nationales risque d’empiéter sérieusement sur les parts de ce marché détenues actuellement par les organismes de télédiffusion régionaux et locaux, ne me paraît pas manifestement dépourvue de fondement. Je pense donc que le législateur allemand, dans le cadre de sa marge d’appréciation, était bien en droit de se fonder sur cette prémisse en introduisant l’interdiction de publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales. Or, s’agissant d’une mesure destinée à protéger la liberté d’expression garantie à l’article 11 de la Charte, la marge d’appréciation du législateur national est particulièrement importante ( 24 ).

64.

Pour conclure cette partie, je suis d’avis que le législateur allemand, dans le cadre de sa marge d’appréciation, était en droit de considérer que l’entrée des chaînes de télévision nationales sur le marché de la publicité régionale risquait de porter atteinte au financement des organismes de télédiffusion régionaux et locaux, menaçant ainsi le pluralisme d’opinions au niveau régional auquel ces organismes contribuent. La mesure nationale en cause me paraît donc appropriée pour la réalisation de l’objectif consistant à protéger ce pluralisme. Par ailleurs, l’existence d’une publicité ciblée sur les utilisateurs particuliers sur Internet ne remet pas en cause la cohérence de cette mesure.

– Sur la proportionnalité de la mesure nationale en cause

65.

Pour qu’une restriction à la libre prestation de services puisse être justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, elle doit non seulement être propre à la réalisation de l’objectif poursuivi, mais doit aussi lui être proportionnelle, c’est-à-dire ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif. La question qui se pose est donc celle de savoir si d’autres mesures ne pourraient pas permettre d’atteindre le même objectif, en apportant simultanément moins de restrictions à la libre prestation de services.

66.

Tant les parties au principal que la Commission mettent en cause la proportionnalité de la mesure nationale en question en affirmant que celle-ci porte un préjudice important aux possibilités de promotion de la requérante, tout en n’apportant qu’un bénéfice très limité aux opérateurs de télédiffusion régionaux et locaux.

67.

Cet argument est cependant fondé sur la négation, par ces intéressés, du caractère approprié de cette mesure pour atteindre l’objectif recherché. Or, comme je l’ai expliqué, le caractère inapproprié de ladite mesure comparé à son objectif ne me paraît pas démontré. Ainsi, si l’on admet que la mesure en cause est propre à son objectif, la balance des intérêts en jeu, c’est-à-dire ceux des entreprises souhaitant se promouvoir par une publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales et ceux des organismes de télédiffusion régionaux et locaux, se présente sous une autre lumière. En effet, à mon avis, le législateur allemand a pu légitimement considérer que l’intérêt public à l’existence desdits organismes et à leur contribution au débat public au niveau régional et local prévalait sur l’intérêt privé des entreprises à se promouvoir par le biais d’un canal donné de communication.

68.

Il reste alors à se demander s’il existe d’autres mesures moins restrictives qui permettraient d’atteindre cet objectif de protection du pluralisme des médias au niveau régional et local.

69.

La requérante au principal invoque à ce sujet la solution en vigueur en Autriche, son État membre d’origine. Cette solution consiste à assurer le financement des chaînes de télévision publiques par une redevance, avec une interdiction de publicité, et à laisser une liberté en ce qui concerne la publicité, y compris régionale, aux chaînes privées.

70.

Cependant, en vertu d’une jurisprudence établie, le fait qu’un État membre impose des règles moins strictes que celles imposées par un autre État membre ne signifie pas que ces dernières sont disproportionnées et, partant, incompatibles avec le droit de l’Union ( 25 ). Ainsi, l’existence de règles moins strictes en Autriche ne saurait être considérée comme une preuve de la non-proportionnalité de la mesure allemande en cause.

71.

Par ailleurs, si le financement des médias par les fonds publics peut constituer une solution à certains problèmes, il peut également soulever des questions en ce qui concerne la réelle indépendance de ces médias. De ce point de vue, le fait de disposer de ressources propres, par exemple sous la forme des revenus publicitaires, est un gage additionnel de l’indépendance desdits médias et, donc, du pluralisme d’opinions.

72.

En revanche, l’existence même de la clause prévue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV, permettant aux Länder d’autoriser, éventuellement sous conditions, sur leurs territoires respectifs la publicité régionale sur des chaînes de télévision nationales, suggère qu’un assouplissement de l’interdiction découlant de l’article 7 du RStV pourrait être possible sans porter préjudice à l’objectif poursuivi par cette interdiction. Le fait que cette possibilité ait été inappliquée jusqu’à présent ne change rien au fait que le législateur allemand, en introduisant cette clause, a reconnu la compatibilité d’une telle autorisation éventuelle avec les objectifs de la mesure en cause.

73.

D’autres mesures moins restrictives qu’une interdiction absolue de la publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales pourraient être imaginées, comme une participation des organismes de télédiffusion régionaux et locaux dans les recettes qu’auraient tirées les télédiffuseurs nationaux d’une telle publicité régionalisée. Une telle mesure permettrait de concilier les intérêts des annonceurs potentiels, tels que la requérante au principal, avec ceux des organismes de télédiffusion régionaux et locaux.

74.

Il reviendra au final à la juridiction de renvoi d’apprécier, au vu des circonstances particulières juridiques et factuelles en Allemagne, la proportionnalité de la mesure en cause et, notamment, l’existence d’éventuelles mesures moins restrictives. Pour que cette appréciation soit réaliste, cette juridiction ne doit prendre en compte que les mesures effectivement susceptibles d’être appliquées par le législateur national. En effet, il ne servirait à rien de censurer la mesure existante au nom de mesures certes moins restrictives, mais purement théoriques.

Proposition de réponse

75.

Au vu de ce qui précède, je propose de répondre aux trois premières questions préjudicielles que l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13 et le principe de l’égalité de traitement doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une interdiction de la publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales, telle que celle contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV. L’article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une telle interdiction, pour autant qu’il n’existe pas de mesures moins restrictives que le législateur national serait réellement en mesure d’introduire, pouvant permettre d’atteindre l’objectif de protection du pluralisme d’opinions au niveau régional et local, ce qu’il revient à la juridiction de renvoi de vérifier.

Sur la quatrième question préjudicielle

76.

Par sa quatrième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande si l’article 11 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une interdiction de la publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales, telle que celle contenue à l’article 7, paragraphe 11, RStV.

77.

La juridiction de renvoi n’explique pas le fondement de son doute en ce qui concerne la conformité de la mesure nationale en cause avec l’article 11 de la Charte. Il en va de même pour la requérante au principal ainsi que pour la Commission, qui se limitent à affirmer que cette mesure viole ladite disposition de la Charte. Il convient cependant d’analyser cette question afin de donner à la juridiction de renvoi une réponse à sa question.

78.

Comme l’observe à juste titre la Commission, la Charte est applicable au cas d’espèce. En effet, elle a vocation à s’appliquer, entre autres, dans les cas où la réglementation nationale constitue une restriction à une liberté du marché intérieur et l’État membre invoque une raison impérieuse d’intérêt général afin de justifier cette restriction ( 26 ).

79.

En vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, dans la mesure où celle-ci contient des droits correspondant à des droits garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère cette convention. La liberté d’expression est garantie par l’article 10 de la CEDH. Or, le sens et la portée des droits conférés dans cette convention sont définis dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

80.

Selon cette jurisprudence, comme le souligne la Commission, la liberté d’expression s’applique à l’expression commerciale et à la publicité ( 27 ). Il s’ensuit que la mesure nationale en cause dans la présente affaire, qui limite les possibilités de publicité de la requérante au principal, doit être analysée comme une restriction à la liberté d’expression garantie tant par l’article 10 de la CEDH que par l’article 11 de la Charte.

81.

Cependant, en vertu de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, la limitation de l’exercice des droits et libertés qui y sont reconnus est possible, à condition qu’elle soit prévue par la loi, qu’elle respecte le contenu essentiel desdits droits et libertés et qu’elle réponde effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. Une réserve similaire se trouve, en ce qui concerne la liberté d’expression, à l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH.

82.

La mesure nationale en cause dans la présente affaire poursuit l’objectif de protection du pluralisme des médias, valeur reconnue expressément à l’article 11, paragraphe 2, de la Charte. Or, selon une jurisprudence établie de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’application de l’article 10, paragraphe 2, de la CEDH, « [l]’étendue de la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière varie en fonction de plusieurs éléments, parmi lesquels le type de “discours” ou d’information en cause revêt une importance particulière. Ainsi, si l’article 10[, paragraphe 2] de la [CEDH] ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression en matière politique par exemple, les États contractants disposent d’une large marge d’appréciation lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans le domaine commercial » ( 28 ). Ce principe a déjà été reconnu par la Cour s’agissant de l’application des droits fondamentaux en droit de l’Union ( 29 ). Par ailleurs, selon la Cour européenne des droits de l’homme, « lorsque le but poursuivi est celui de la “protection des droits et libertés d’autrui” et que ces “droits et libertés” figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la [CEDH] ou ses Protocoles, il faut admettre que la nécessité de les protéger puisse conduire les États à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la [CEDH]. La mise en balance des intérêts éventuellement contradictoires des uns et des autres est alors difficile à faire, et les États contractants doivent disposer à cet égard d’une marge d’appréciation importante » ( 30 ).

83.

À mon avis, en adoptant la mesure nationale en cause, le législateur allemand n’a pas dépassé sa marge d’appréciation dans l’exercice de pondération, d’une part, de la liberté d’expression commerciale et, d’autre part, de l’intérêt de protection du pluralisme d’opinions et des médias.

84.

À cet égard, il est particulièrement important d’observer que la mesure en cause ne contient aucune interdiction de publicité pour les produits ou la marque de la requérante au principal. Ses effets se limitent à restreindre la possibilité de la requérante de se promouvoir par un seul canal de communication, à savoir les chaînes de télévision nationales par le biais de la publicité régionale. Même s’il s’agit du moyen publicitaire le plus rentable selon la requérante, il n’en reste pas moins que d’autres canaux promotionnels lui sont ouverts, notamment la publicité sur Internet que la requérante présente elle-même comme étant quasi équivalente à la publicité télévisée. Ainsi, en ce qui concerne la liberté d’expression de la requérante, force est de constater que la mesure nationale en cause n’affecte pas le contenu essentiel de ses droits ( 31 ). Tout au plus affecte-t-elle ses opportunités commerciales.

85.

Je propose donc de répondre à la quatrième question préjudicielle que l’article 11 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une interdiction de la publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales, telle que celle contenue à l’article 7, paragraphe 11, du RStV.

Conclusion

86.

Au vu de ce qui précède, je propose de donner la réponse suivante aux questions préjudicielles posées par le Landgericht Stuttgart (tribunal régional de Stuttgart, Allemagne) :

L’article 4, paragraphe 1, de la directive 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 10 mars 2010, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (directive « Services de médias audiovisuels »), le principe de l’égalité de traitement, ainsi que l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une interdiction de la publicité régionale sur les chaînes de télévision nationales, telle que celle contenue à l’article 7, paragraphe 11, du Staatsvertrag für Rundfunk und Telemedien (traité d’État sur la radiodiffusion et les télé-médias), du 31 août 1991, tel que modifié par le Achtzehnter Rundfunkänderungsstaatsvertrag (18e traité d’État modificatif relatif à la radiodiffusion), du 21 décembre 2015.

L’article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une telle interdiction, pour autant qu’il n’existe pas de mesures moins restrictives que le législateur national serait réellement en mesure d’introduire, permettant d’atteindre l’objectif de protection du pluralisme d’opinions au niveau régional et local, ce qu’il revient à la juridiction de renvoi de vérifier.


( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) 6 C 32.13.

( 3 ) 27 K 231.12.

( 4 ) Matzneller, P., « Le BVerwG autorise la régionalisation de la publicité par une chaîne nationale », IRIS. Observations juridiques de l’Observatoire européen de l’audiovisuel, 2015, no 3, p. 8 ; Trute, H.-H., « Zulässigkeit von Werbespots mit regional beschränktem Verbreitungsgebiet », Gewerblicher Rechtsschutz und Urheberrecht. Praxis im Immaterialgüterund Wettbewerbsrecht, 2015, no 13, p. 284.

( 5 ) Voir à ce sujet, notamment, Iacino, G., dans : Observatoire européen de l’audiovisuel, IRIS Spécial, « La télévision régionale et locale en Europe », Strasbourg 2016, p. 60 à 61.

( 6 ) JO 2010, L 95, p. 1, et rectificatif JO 2010, L 263, p. 15.

( 7 ) Les observations écrites de SevenOne Media ont été déposées hors délai et, par suite, n’ont pas été versées au dossier.

( 8 ) Voir, notamment, en ce qui concerne la publicité télévisée, arrêt du 18 juillet 2013, Sky Italia (C‑234/12, EU:C:2013:496, point 15).

( 9 ) La directive 2010/13 et la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique ») (JO 2000, L 178, p. 1).

( 10 ) Voir, déjà, arrêt du 30 avril 1974, Sacchi (155/73, EU:C:1974:40, point 6). Pour une application récente, voir arrêt du 11 décembre 2019, TV Play Baltic (C‑87/19, EU:C:2019:1063, point 34 et la jurisprudence citée).

( 11 ) Voir, en ce sens, arrêt du 17 juillet 2008, Corporación Dermoestética (C‑500/06, EU:C:2008:421, point 33 in fine).

( 12 ) Arrêt du 17 juillet 2008, Corporación Dermoestética (C‑500/06, EU:C:2008:421, point 32).

( 13 ) Voir, en ce sens, arrêt du 17 juillet 2008, Corporación Dermoestética (C‑500/06, EU:C:2008:421, point 33).

( 14 ) La requérante au principal avance également que la publicité à l’échelle nationale pourrait même lui être préjudiciable, en ce que celle-ci susciterait une demande que la requérante ne serait pas en mesure de satisfaire. Cet argument me paraît cependant purement hypothétique, car rien ne garantit un tel succès de l’offre de la requérante lié à la publicité télévisée.

( 15 ) Voir, dernièrement, arrêt du 11 décembre 2019, TV Play Baltic (C‑87/19, EU:C:2019:1063, point 37).

( 16 ) Voir, concernant la libre circulation des marchandises, arrêt du 26 juin 1997, Familiapress (C‑368/95, EU:C:1997:325, point 18). Voir aussi, notamment, arrêts du 13 décembre 2007, United Pan-Europe Communications Belgium e.a. (C‑250/06, EU:C:2007:783, points 40 à 42), et du 11 décembre 2019, TV Play Baltic (C‑87/19, EU:C:2019:1063, points 38 à 40).

( 17 ) Voir McGonagle, T., et van Eijk, N., dans : Observatoire européen de l’audiovisuel, IRIS Spécial, « La télévision régionale et locale en Europe », Strasbourg 2016, p. 12 à 20 et documents cités.

( 18 ) La juridiction de renvoi cite, à cet égard, l’arrêt du 12 juillet 2012, HIT et HIT LARIX (C‑176/11, EU:C:2012:454, point 22). Voir, également, arrêt du 17 juillet 2008, Corporación Dermoestética (C‑500/06, EU:C:2008:421, point 39).

( 19 ) En ce qui concerne les services des médias audiovisuels fournis sur Internet, la directive 2010/13 prévoit un nombre limité des restrictions de la publicité. Ces restrictions ne concernent cependant pas l’étendue géographique de cette publicité.

( 20 ) Arrêt du 17 juillet 2008 (C‑500/06, EU:C:2008:421).

( 21 ) Arrêt du 17 juillet 2008, Corporación Dermoestética (C‑500/06, EU:C:2008:421, point 39 et 40).

( 22 ) Au niveau du droit de l’Union, directive 2010/13, avec des dispositions spécifiques concernant la télévision, et directive 2000/31.

( 23 ) Dewenter, R., « Führt das Verbot regionaler Fernsehwerbung auf bundesweiten Programmen zu einer Förderung von lokalen/regionalen Programmen ? » (https://www.hsu-hh.de/ioek/wp-content/uploads/sites/520/2020/01/Gutachten_P7S1_Dewenter_final.pdf).

( 24 ) Arrêt du 13 décembre 2007, United Pan-Europe Communications Belgium e.a. (C‑250/06, EU:C:2007:783, point 44).

( 25 ) Voir, notamment, arrêts du 10 mai 1995, Alpine Investments (C‑384/93, EU:C:1995:126, point 51) ; du 13 juillet 2004, Commission/France (C‑262/02, EU:C:2004:431, point 37), ainsi que, en dernier lieu, du 18 septembre 2019, VIPA (C‑222/18, EU:C:2019:751, point 71).

( 26 ) Voir, dernièrement, arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles) (C‑235/17, EU:C:2019:432, points 63 à 65).

( 27 ) Voir Cour EDH, 16 juillet 2013, Remuszko c. Pologne (CE:ECHR:2013:0716JUD000156210, § 59).

( 28 ) Cour EDH, 10 janvier 2013, Ashby Donald et autres c. France (CE:ECHR:2013:0110JUD003676908, § 39).

( 29 ) Voir arrêt du 23 octobre 2003, RTL Television (C‑245/01, EU:C:2003:580, point 73).

( 30 ) Cour EDH, 10 janvier 2013, Ashby Donald et autres c. France (CE:ECHR:2013:0110JUD003676908, § 40).

( 31 ) Voir, par analogie, arrêt du 4 mai 2016, Philip Morris Brands e.a. (C‑547/14, EU:C:2016:325, point 151).