CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME JULIANE KOKOTT
présentées le 6 février 2020 ( 1 )
Affaire C‑716/18
CT
contre
Administraţia Judeţeană a Finanţelor Publice Caraş-Severin – Serviciul Inspecţie Persoane Fizice,
Direcţia Generală Regională a Finanţelor Publice Timişoara – Serviciul Soluţionare Contestaţii 1
[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel Timişoara (cour d’appel de Timişoara, Roumanie)]
« Renvoi préjudiciel – Directive 2006/112/CE – Articles 287 et 288 de la directive sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Régime spécial d’exonération des petites entreprises – Exonération en dessous de certains plafonds de chiffre d’affaires – Calcul de ces plafonds d’exonération en cas de pluralité d’activités économiques – Notion d’“opérations immobilières” qui n’ont pas le “caractère d’opérations accessoires” à prendre en compte dans le calcul »
I. Introduction
1. |
La présente affaire concerne le régime d’exonération des petites entreprises. En vertu de celui‑ci, les assujettis réalisant un chiffre d’affaires annuel en dessous d’un certain montant peuvent être exonérés de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) par l’État membre. Ce montant est en Roumanie de 65000 euros. Comment ce montant doit-il être calculé lorsqu’un assujetti exerce plusieurs activités ? Dans la présente affaire, l’assujetti avait tiré au cours de l’année 2012 des revenus d’une activité de conseil en tant qu’expert-comptable, conseiller fiscal et avocat, d’activités d’administrateur judiciaire et d’écrivain et ainsi que de la location d’un bien immeuble. |
2. |
Dans la mesure où la Roumanie n’intègre pas les revenus de l’activité d’avocat dans ce calcul, le plafond de 65000 euros ne serait dépassé qu’en tenant compte des revenus de la location. L’article 288, premier alinéa, point 4, de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de la taxe sur la valeur ajoutée ( 2 ) (ci-après la « directive TVA ») n’intègre cependant dans le calcul les « montants des opérations immobilières » que si ces dernières n’ont pas de caractère d’« opérations accessoires ». La Cour a aujourd’hui, pour la première fois, l’opportunité de préciser si la location d’un bien immeuble doit être considérée comme une « opération immobilière » et quand il convient d’admettre être en présence d’une « opération accessoire » dénuée de pertinence. |
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
3. |
Le cadre juridique en droit de l’Union est régi par les articles 287 et 288 de la directive TVA. |
4. |
L’article 287, point 18, de la directive TVA prévoit : « Les États membres ayant adhéré après le 1er janvier 1978 peuvent octroyer une franchise de taxe aux assujettis dont le chiffre d’affaires annuel est au maximum égal à la contre-valeur en monnaie nationale des montants suivants au taux du jour de leur adhésion : […]
[…] » |
5. |
En vertu de l’article 1er de la décision d’exécution 2012/181/UE ( 3 ), la Roumanie est autorisée, par dérogation à l’article 287, point 18, de la directive TVA, à octroyer une exonération de TVA aux assujettis dont le chiffre d’affaires annuel est inférieur ou égal à la contre-valeur en monnaie nationale de 65000 euros au taux de conversion du jour de son adhésion à l’Union européenne. |
6. |
L’article 288 de la directive TVA dispose : « Le chiffre d’affaires qui sert de référence pour l’application du régime prévu à la présente section est constitué par les montants hors TVA suivants :
Toutefois, les cessions de biens d’investissement corporels ou incorporels de l’entreprise ne sont pas prises en considération pour la détermination du chiffre d’affaires. » |
7. |
L’article 174, paragraphe 2, de la directive TVA contient en outre la réglementation suivante au sujet de la répartition de la déduction de la taxe payée en amont : « Par dérogation au paragraphe 1, il est fait abstraction, pour le calcul du prorata de déduction, des montants suivants : […]
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B. Le droit roumain
8. |
En droit roumain, les dispositions correspondantes sont contenues dans la Legea nr. 571 privind Codul fiscal (loi no 571/2003 relative au code des impôts), du 22 décembre 2003, telle que modifiée et complétée ultérieurement (ci‑après le « code des impôts »). Aux termes de l’article 152 du code des impôts : « 1. Un assujetti établi en Roumanie conformément à l’article 125 bis, paragraphe 2, point a), dont le chiffre d’affaires annuel, déclaré ou réalisé, est inférieur au plafond de 65000 euros, […] soit [environ] 220000 [lei roumains (RON)], peut demander l’exonération de la taxe, dénommée ci‑après le “régime spécial d’exonération”, pour les opérations prévues à l’article 126, paragraphe 1, 2. Le chiffre d’affaires servant de référence aux fins du paragraphe 1 est le total, hors taxes, dans le cas des assujettis qui demandent l’exonération pour les personnes identifiées à la TVA des livraisons de biens et prestations de services effectuées par l’assujetti au cours d’une année civile, imposables ou, le cas échéant, qui seraient imposables si elles n’étaient pas effectuées par une petite entreprise, des opérations résultant d’activités économiques dont le lieu de livraison ou de prestation est considéré comme étant à l’étranger, si la taxe était déductible, dans le cas où ces opérations ont été effectuées en Roumanie conformément à l’article 145, paragraphe 2, point b), des opérations exonérées avec droit à déduction et de celles qui sont exonérées sans droit à déduction, visées à l’article 141, paragraphe 2, points a), b), e) et f), si elles ne sont pas accessoires à l’activité principale […] » |
9. |
Il est indiqué au point 47, paragraphe 3, du Hotărârea Guvernului României nr. 44 pentru aprobarea Normelor metodologice de aplicare a Legii nr. 571/2003 privind Codul fiscal (décret no 44 du gouvernement roumain concernant l’adoption des normes méthodologiques en vue de l’application de la loi no 571/2003 relatif au code des impôts), du 22 janvier 2004, tel que modifié et complété par le décret no 670 du 4 juillet 2012 : « Une opération est accessoire à l’activité principale si les conditions suivantes sont cumulativement remplies :
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III. Les faits et la procédure préjudicielle
10. |
Ainsi qu’il a déjà été indiqué, le requérant de la procédure au principal (ci‑après le « requérant ») exerce, en plus d’une activité de professeur d’université, plusieurs activités libérales dont celles d’expert-comptable, de conseiller fiscal, d’administrateur judiciaire et d’avocat. Il perçoit en outre, à titre occasionnel, des revenus tirés de droits d’auteur. |
11. |
Conformément à la réglementation roumaine, le requérant a obtenu un numéro d’enregistrement fiscal unique pour l’« activité de comptabilité, d’audit financier et de consultance dans le domaine fiscal » correspondant aux professions de conseiller fiscal et d’expert‑comptable. En ce qui concerne l’exercice de ces professions, le requérant a indiqué plusieurs sièges professionnels. Un bien immobilier appartenant au requérant est enregistré comme siège du cabinet d’avocat individuel agissant comme administrateur judiciaire. |
12. |
Depuis l’année 2007, le requérant perçoit également des revenus de la location du bien immobilier susmentionné. Celui-ci a été loué à une société dont le requérant est copropriétaire et gérant. Cette société a son siège dans l’immeuble loué et elle y exerce notamment des activités de conseil, de comptabilité, d’expertise-comptable et de conseil en matière fiscale. L’objet déclaré de l’activité principale est le « conseil pour les affaires et autres conseils de gestion ». |
13. |
L’année 2016, le requérant a fait l’objet d’un contrôle fiscal en ce qui concerne la TVA due pour la période du 1er janvier 2011 au 30 juin 2016. À la suite de ce contrôle, l’administration fiscale (Administraţia Judeţeană a Finanţelor Publice, Roumanie, ci‑après « AJFP ») a constaté que le requérant avait dépassé en 2012 le plafond de 220000 RON (environ 65000 euros) introduit pour l’application du régime spécial d’exonération des petites entreprises, de sorte qu’il était tenu de s’enregistrer comme assujetti à la TVA. L’AJFP a alors fixé la TVA due par le requérant à 95184 RON (environ 28550 euros). |
14. |
Lors de l’examen du chiffre d’affaires susmentionné, l’AJFP a tenu compte aussi bien des revenus perçus par le requérant au titre des activités libérales de conseiller fiscal, d’expert-comptable et d’administrateur judiciaire ainsi que des droits d’auteur, que des revenus tirés de la location du bien immobilier détenu en copropriété. Le calcul n’a intégré ni les revenus de l’activité salariée en tant que professeur ni les revenus de l’activité d’avocat qui sont soumis à une imposition spéciale. |
15. |
L’AJFP a constaté que durant l’année 2012 les revenus totaux du requérant provenaient à 69 % de l’activité d’administrateur judiciaire, à 17 % de l’activité de location du bien immeuble et à 14 % de l’activité d’expert‑comptable et de conseiller fiscal. L’AJFP en a déduit que l’activité principale du requérant durant l’année en cause était l’activité d’administrateur judiciaire compte tenu du poids des revenus tirés de cette activité par rapport aux revenus totaux et que la location du bien immeuble ne pourrait pas être considérée comme une « opération accessoire » à cette activité afin d’être exclue du calcul du chiffre d’affaires pour l’année citée. |
16. |
La réclamation introduite contre l’avis d’imposition a été rejetée par décision du 22 août 2017. Le recours administratif contre cette décision a lui‑même été rejeté par le Tribunalul Timiș (tribunal de grande instance de Timiș, Roumanie) par arrêt du 26 mars 2018. Le requérant a formé un pourvoi contre cet arrêt auprès de la juridiction de renvoi. La Curtea de Apel Timişoara (cour d’appel de Timișoara) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour trois questions préjudicielles en application de la procédure préjudicielle prévue à l’article 267 TFUE :
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17. |
Dans le cadre de la procédure devant la Cour, le requérant, le gouvernement roumain et la Commission européenne ont déposé des observations écrites. |
IV. Appréciation en droit
18. |
Par ses trois questions qui – comme le gouvernement roumain le suggère à juste titre – peuvent être traitées ensemble, la juridiction de renvoi souhaiterait en substance savoir comment interpréter l’article 288, premier alinéa, point 4, de la directive TVA. Elle souhaiterait concrètement savoir comment apprécier si on est en présence d’« opérations immobilières » qui n’ont pas le « caractère d’opérations accessoires ». |
19. |
Cela dépend de manière décisive du sens et de l’objet de l’exonération au titre de l’article 287 de la directive TVA (section A). Il faut à cette occasion préciser si la location d’un immeuble est une « opération immobilière » (section B) et d’après quels critères elle doit être appréciée comme « opération accessoire » au sens de l’article 288, premier alinéa, point 4, de cette directive (section C). Si, en application de ces critères, la location doit être considérée dans le cas concret comme une opération accessoire (section D), le requérant ne dépasserait pas, d’après la juridiction de renvoi, le plafond de chiffre d’affaires de l’exonération prévue par l’article 287 de ladite directive. |
20. |
Dans la mesure où la Cour est cependant supposée fournir à la juridiction de renvoi une réponse utile pour la solution du litige sous-tendant la présente affaire, il convient de signaler, à l’instar de la Commission, le point suivant : d’après l’ordonnance de renvoi, les revenus de l’activité salariée comme professeur ainsi que les revenus de l’activité d’avocat n’ont pas été intégrés dans le calcul du forfait de taxe pour les petites entreprises. La raison en est visiblement que ces revenus sont soumis à un régime d’imposition spécial. |
21. |
L’absence de prise en compte de revenus d’une activité salariée (non indépendante – en l’espèce de professeur) est compréhensible du point de vue du droit de la TVA puisqu’il n’y a pas d’opérations imposables. Dans la mesure cependant où l’activité d’un avocat indépendant est indiscutablement une activité économique indépendante au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive TVA, il y a là des opérations imposables qui en principe rentrent dans le calcul. Il est à cet effet sans pertinence de savoir si ces opérations sont soumises à un autre régime d’imposition ou non. Il en irait différemment si le requérant avait perçu des revenus en tant qu’avocat employé (non indépendant) ou si les revenus avaient été perçus non par lui, mais par la société. Puisque la demande de décision préjudicielle n’est pas claire sur ce point, il appartient à la juridiction de renvoi de le contrôler. |
A. Le sens et l’objet de l’exonération au titre de l’article 287 de la directive TVA
22. |
Pour pouvoir apprécier si le requérant, en dépit des revenus de la location, peut encore relever de l’exonération des petites entreprises ( 4 ) au titre de l’article 287 de la directive TVA, il y a lieu d’identifier tout d’abord le sens et l’objet de cette exonération spéciale. Puisqu’elle n’est pas objectivement liée à la nature de l’activité, mais uniquement au fait que l’assujetti n’atteint pas personnellement un plafond de chiffre d’affaires, l’article 287 de cette directive prévoit une exonération fiscale subjective. |
23. |
Comme la Cour l’a déjà jugé ( 5 ), et je l’ai indiqué à une autre occasion ( 6 ), le sens et l’objet de cette exonération fiscale subjective sont à titre premier une simplification administrative. |
24. |
En l’absence d’un tel seuil, l’administration fiscale devrait traiter comme un assujetti, dès le premier euro perçu, toute personne qui exerce une activité économique au sens de l’article 9 de la directive TVA, aussi minime soit-elle. Cela entraînerait non seulement pour l’assujetti, mais également pour l’administration fiscale, des coûts administratifs auxquels ne correspondrait aucune recette fiscale ( 7 ). Un seuil de minimis est supposé permettre d’éviter cet effort de surveillance et les coûts administratifs qui y sont liés sans que des recettes fiscales y correspondent. Cela ressort aussi clairement de la proposition de la Commission de 1973 de la sixième directive du Conseil en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires. Il avait déjà été fait expressément mention dans ce texte des difficultés des États membres à appliquer les règles normales de la TVA aux petites entreprises ( 8 ). |
25. |
L’avantage qui y est lié pour les petites entreprises, notamment dans le sens d’un encouragement aux créations d’entreprises ( 9 ), est à cet égard plus un corollaire que le sens et l’objet de cette réglementation. Cela ressort clairement de l’article 288 de la directive TVA, ici pertinent. Il précise en effet que le seuil de minimis de l’article 287 de cette directive (que les États membres peuvent déterminer) ne concerne pas la taille de l’entreprise ou la durée de sa présence jusque‑là sur le marché, mais uniquement le montant des recettes fiscales prévues. |
26. |
Ne relèvent du chiffre d’affaires pertinent pour déterminer si on est en présence d’une petite entreprise que les opérations imposables (article 288, premier alinéa, point 1, de la directive TVA) ainsi que certaines opérations exonérées (points 2 et 4 de cette disposition) de l’entreprise. Aussi élevé le montant des autres opérations exonérées soit-il, il ne ferait pas obstacle à une exonération des autres opérations imposables. Cela permet ainsi de couvrir aussi, par exemple, de grands hôpitaux pour autant qu’ils n’effectuent que des opérations imposables mineures. Ces assujettis peuvent alors aussi traiter ces opérations comme si elles étaient exonérées, même si, du fait de leur taille, ils ne peuvent pas réellement être désignés dans le langage courant comme des petites entreprises ou du fait de leur activité sur le marché pendant plusieurs années comme des « créateurs d’entreprises ». |
27. |
Le rattachement territorial de la disposition montre également que cette exonération ne vise pas à soutenir les créateurs d’entreprises. La disposition n’exonère que les opérations imposables sur le territoire national. Les grandes entreprises nationales effectuant d’importantes opérations imposables à l’étranger, mais uniquement des opérations imposables mineures au niveau national relèvent ainsi tout de même du champ d’application de l’exonération. En outre, l’article 287 de la directive TVA ne prévoit pas d’abattement à la base, mais uniquement un seuil d’exonération. En dépassant la valeur seuil, toutes les opérations deviennent imposables dès le premier euro, alors qu’un droit à abattement à la base serait maintenu. Ce principe du « tout ou rien » est plutôt inadapté pour encourager les créateurs d’entreprises, car il désavantage les créateurs d’entreprises particulièrement couronnés de succès par rapport aux créateurs d’entreprises rencontrant moins de succès. |
28. |
En conséquence, l’article 287 de la directive TVA sert en premier lieu à une simplification administrative au profit des États membres. |
B. Interprétation du critère des « opérations immobilières »
29. |
Si l’article 287 de la directive TVA constitue une disposition de minimis qui exonère les opérations imposables mineures pour des motifs de simplification administrative, il doit être interprété de manière étroite. Une interprétation large est incompatible avec le caractère de disposition de minimis ( 10 ). |
30. |
En outre, en vertu de l’article 288, premier alinéa, point 1, de la directive TVA, le montant des livraisons de biens et de services, pour autant qu’ils sont imposés, rentre dans le calcul du chiffre d’affaires aux fins de l’application du seuil de minimis. Cette disposition précise donc expressément que toutes les opérations imposables doivent être intégrées dans le calcul. |
31. |
Par voie de conséquence, les autres montants à intégrer et cités dans les points 2 à 4 de l’article 288, premier alinéa, de la directive TVA ne peuvent concerner que les opérations exonérées. Leur citation expresse n’aurait sinon aucun sens. L’article 288, premier alinéa, points 2 et 3, de cette directive retient expressément le caractère exonéré des opérations en question. |
32. |
La formulation des « opérations immobilières » au point 4 de l’article 288, premier alinéa, de la directive TVA ne peut aussi viser que les opérations immobilières relevant de l’exonération au titre de l’article 135, paragraphe 1, sous j), k) et l), de cette directive. Il est par conséquent sans incidence que le législateur de l’Union ne cite pas expressément ces opérations – à la différence des opérations financières également citées au point 4 de l’article 288, premier alinéa, de ladite directive. |
33. |
Il n’est en revanche pas entièrement clair si la notion d’« opérations immobilières » ne recouvre que le commerce exonéré de biens immeubles [article 135, paragraphe 1, sous j) et k), de la directive TVA] ou si elle recouvre également la location exonérée de biens immeubles [article 135, paragraphe 1, sous l), de cette directive] : les termes suggèrent plutôt la première solution car les autres versions linguistiques sont plutôt axées autour de la transaction (en anglais « real estate transactions »). Elles n’excluent cependant pas que la location d’un bien immeuble puisse dans le langage courant être couverte par cette notion. |
34. |
Compte tenu de ces termes larges, le sens et l’objet de l’article 287 de la directive TVA, et donc le caractère de minimis du régime d’exonération des petites entreprises, sont déterminants. Nous estimons par conséquent qu’il est opportun d’interpréter largement la notion des « opérations immobilières » exonérées à prendre en compte et – en conformité avec l’approche de la Commission – d’intégrer également les opérations de location exonérées afin de délimiter le champ d’application de l’article 287 de cette directive. |
35. |
Par conséquent, le requérant doit avoir procédé à une opération de location exonérée pour que la question du « caractère d’opération accessoire » se pose. Si tel était le cas, cela ne ressort pas de la demande de décision préjudicielle et cette question doit donc être examinée par la juridiction nationale. |
C. Conditions d’une « opération accessoire »
36. |
Il convient en outre de préciser les conditions d’une « opération accessoire » au sens de l’article 288, premier alinéa, point 4, de la directive TVA. Les opérations exonérées couvertes par cette disposition ne doivent être intégrées dans le calcul du seuil d’exonération que si elles ne constituent pas des « opérations accessoires ». |
37. |
Le législateur, auteur de la directive TVA, assure ainsi que les branches qui y sont citées et qui agissent en principe en exonération d’impôt (banques, assurances et secteur immobilier) ne peuvent pas recourir pour leurs opérations imposables qui ne dépassent pas le seuil d’exonération au régime d’exonération des petites entreprises. En effet, les opérations exonérées ne sont pas pour elles des « opérations accessoires », mais au contraire les opérations principales. |
38. |
La Cour n’a jusqu’à présent pas encore défini les conditions d’existence d’une « opération accessoire ». |
39. |
En ce qui concerne le calcul du prorata de déduction, la directive TVA utilise à l’article 174, paragraphe 2, sous b) et c), dans la version de langue allemande, la notion similaire de « Hilfsumsatz » ( 11 ). Il en va à cet égard de l’ampleur de la déduction de la taxe payée en amont lorsque des opérations imposables en amont sont utilisées pour des opérations en aval aussi bien imposables qu’exonérées. |
40. |
La Cour a déjà jugé à ce sujet ( 12 ) qu’une activité économique ne saurait être qualifiée d’accessoire si elle constitue le prolongement direct, permanent et nécessaire de l’activité taxable de l’entreprise ou si elle implique une utilisation significative de biens et de services pour lesquels la TVA est due. |
41. |
Cette définition peut être transposée au domaine de l’exonération au titre de l’article 287 de la directive TVA. En effet, s’il y a prolongement direct, permanent et nécessaire de l’activité taxable de l’entreprise, cette activité partage le sort de l’« activité principale » et ne peut plus être considérée comme une « opération accessoire ». Il n’existe tout simplement aucune justification pour un traitement distinct de ces opérations. |
42. |
Dans un arrêt portant sur l’article 174, paragraphe 2, de la directive TVA, la Cour a en outre jugé que l’ampleur du chiffre d’affaires réalisé peut être un indice suggérant que ces opérations ne peuvent pas être considérées comme étant accessoires. Toutefois, le fait que les revenus tirés de ces opérations soient supérieurs à ceux de l’activité indiquée comme principale par l’entreprise concernée ne suffit pas en soi à exclure leur qualification d’« opérations accessoires » au sens de cette disposition ( 13 ). |
43. |
Il se peut que cette affirmation soit correcte pour l’article 174, paragraphe 2, de la directive TVA et le prorata de déduction, sans l’être pour autant pour une exonération fondée sur des motifs de simplification administrative (régime de minimis). Le premier cas concerne le rapport entre la taxe versée en amont sur les opérations en amont et la taxe versée sur les opérations en aval (le taux du prorata est nécessaire à cet effet). Le second concerne quant à lui la question de savoir quand devrait disparaître une exonération pour dépassement d’un plafond de chiffre d’affaires qui constitue uniquement un seuil de minimis (voir sur le sens et l’objet les points 22 et suivants des présentes conclusions). |
44. |
Pour une telle exonération, l’envergure des « opérations accessoires » présumées revêt une importance décisive. Les opérations immobilières exonérées qui, par exemple, dépassent dans leur montant le seuil d’exonération prévu à l’article 287 de la directive TVA ne peuvent par conséquent, selon nous, jamais être des « opérations accessoires » d’une petite entreprise, et ce parce qu’elles ne sont pas mineures. |
45. |
L’idée sous-tendant l’article 288, premier alinéa, point 4, de la directive TVA semble être, selon nous, la suivante : l’exonération dont jouit une entreprise, fondée sur des motifs de simplification administrative, ne devrait pas disparaître du fait d’opérations immobilières exonérées plus ou moins occasionnelles et surtout uniques, en dehors de l’objet effectif de l’entreprise, et qui n’ont pas d’incidence sur le montant des recettes fiscales. |
46. |
La proposition de la Commission de 1973 contient la formule selon laquelle il conviendrait d’ignorer « les opérations plus ou moins occasionnelles qui sont susceptibles de perturber, d’une année à l’autre, le volume du chiffre d’affaires » ainsi que les opérations « qui n’expriment pas la dimension réelle de l’entreprise » ( 14 ). L’article 288, second alinéa, de la directive TVA le confirme. Il exclut expressément la cession de biens d’investissement de l’entreprise du calcul du seuil de chiffre d’affaires. |
47. |
La raison en est probablement le souhait de prévenir que, dans les rapports des assujettis exonérés entre eux (c’est‑à‑dire les petites entreprises), une inégalité de traitement au regard de la TVA ne naisse du fait de telles opérations « inhabituelles » (l’un demeure petit entrepreneur exonéré tandis que l’autre perd ce statut). |
48. |
Un exemple pourrait être la location de longue durée d’actifs privés. Si l’article 288, premier alinéa, point 4, de la directive TVA n’excluait pas cette opération du calcul, une entreprise donnée devrait soumettre à l’imposition l’intégralité de son chiffre d’affaires annuel découlant du reste de son activité. Une entreprise comparable qui ne loue pas un tel actif privé pourrait, en revanche, continuer à profiter de l’exonération. Le caractère plus ou moins occasionnel de l’utilisation d’autres actifs n’a cependant aucune incidence sur le statut de principe de « petite entreprise » dans les rapports de concurrence entre ces deux entreprises. Le lien suffisant avec l’activité économique effective d’une petite entreprise fait défaut. En dernière analyse, la reconnaissance d’« opérations accessoires » est cependant une question d’appréciation ( 15 ). |
49. |
Par conséquent, ne relèvent selon nous de la notion d’« opération accessoire » que les opérations qui n’ont pas de lien étroit avec l’activité imposable (effective) de l’assujetti. Ce lien fait défaut lorsque ces opérations constituent soit 1) des actes uniques et inhabituels qui ne relèvent pas de l’objet effectif de l’entreprise ou 2) ne requièrent pas d’utilisation significative de biens et de services dans le cadre de l’entreprise, mais doivent au contraire être appréciés de manière autonome et ne présentent qu’un caractère de minimis (on pourrait envisager, par exemple, la location limitée d’actifs privés – voir le point 44 des présentes conclusions). |
D. L’application au cas d’espèce
50. |
Il y a donc lieu d’établir dans la présente affaire si la location du bien immeuble dans lequel le requérant exerce une activité économique en tant qu’administrateur judiciaire ne présente pas de lien étroit avec son activité imposable effective. |
51. |
Cela me paraît douteux. Dans la présente affaire, la location du bien immeuble n’est ni occasionnelle ni détachée de l’activité imposable effective (de conseil) du requérant. D’une part, celui‑ci utilise le bien immeuble comme siège de son activité imposable d’administrateur judiciaire. La location n’est donc pas indépendante de l’activité entrepreneuriale. |
52. |
D’autre part, selon la juridiction de renvoi, le requérant loue le bien immeuble à une société dont il est associé et gérant et auprès de laquelle il intervient lui‑même en tant que conseil. Il ne s’agit pas d’un acte unique qui ne devrait pas fausser le calcul du chiffre d’affaires annuel (voir point 45 des présentes conclusions). Il y a là au contraire un fort lien (voir point 48 des présentes conclusions) avec l’activité imposable effective (de conseil) du requérant. |
53. |
Ainsi, conformément au point de vue exprimé par la Commission et le gouvernement roumain, et compte tenu du lien matériel et personnel étroit, on ne saurait plus parler ici d’une activité mineure étrangère à l’activité économique effective (de conseil) du requérant. |
54. |
La Cour est cependant principalement compétente pour l’interprétation du droit de l’Union. L’application des principes d’interprétation susmentionnés et l’appréciation qui y est liée sont des missions qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’exercer. |
V. Conclusion
55. |
Je propose par conséquent à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par la Curtea de Apel Timişoara (cour d’appel de Timișoara, Roumanie) : Relèvent de la notion d’« opérations immobilières » qui ont le caractère d’« opérations accessoires » toutes les opérations exonérées au sens de l’article 135, paragraphe 1, sous j), k) et l), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de la taxe sur la valeur ajoutée, qui n’ont pas de lien étroit avec l’activité imposable (effective) de l’entreprise et qui sont mineures en ce sens qu’elles ne dépassent pas le seuil d’exonération. Le lien étroit fait défaut lorsque les opérations constituent des actes uniques en dehors de l’objet effectif de l’entreprise ou ne requièrent pas l’utilisation significative de biens et de services de l’entreprise. |
( 1 ) Langue originale : l’allemand.
( 2 ) JO 2006, L 347, p. 1, dans la version en vigueur en 2012.
( 3 ) Décision d’exécution du Conseil du 26 mars 2012 autorisant la Roumanie à introduire une mesure dérogatoire à l’article 287 de la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2012, L 92, p. 26).
( 4 ) Voir l’intitulé du chapitre 1 au titre XII (Régime particulier des petites entreprises) de la directive TVA.
( 5 ) Arrêts du 2 mai 2019, Jarmuškienė (C‑265/18, EU:C:2019:348, point 37) et du 26 octobre 2010, Schmelz (C‑97/09, EU:C:2010:632, point 63).
( 6 ) Conclusions présentées dans l’affaire Schmelz (C‑97/09, EU:C:2010:354, point 33).
( 7 ) Ainsi expressément dans arrêt du 2 mai 2019, Jarmuškienė (C‑265/18, EU:C:2019:348, point 38).
( 8 ) Voir la motivation de l’article 25 (petites entreprises) à la page 27 de la proposition de la Commission du 20 juin 1973 [COM(73) 950 final].
( 9 ) Voir à ce sujet arrêts du 29 juillet 2019, B (Chiffre d’affaires d’un revendeur de véhicules d’occasion) (C‑388/18, EU:C:2019:642, point 42 et jurisprudence citée), et du 26 octobre 2010, Schmelz (C‑97/09, EU:C:2010:632, points 63 et 70), ainsi que nos conclusions dans cette dernière affaire (C‑97/09, EU:C:2010:354, points 33 et 54).
( 10 ) Arrêt du 2 mai 2019, Jarmuškienė (C‑265/18, EU:C:2019:348, point 27). La Cour estime de manière analogue qu’une dérogation ou exception à une règle générale doit être interprétée étroitement – voir notamment arrêt du 28 septembre 2006, Commission/Autriche (C‑128/05, EU:C:2006:612, point 22).
( 11 ) Dans la version de langue française, les deux notions sont identiques (caractère d’« opérations accessoires »). Il en va de même pour la version de langue roumaine (« operațiuni accesorii »). Ce n’est toutefois pas le cas pour la version de langue allemande (« Nebenumsatz » ou « Hilfsumsatz ») et pour la version de langue anglaise (« ancillary transactions » ou « incidental transactions »).
( 12 ) Arrêt du 29 octobre 2009, NCC Construction Danmark (C‑174/08, EU:C:2009:669, point 31) citant les arrêts du 29 avril 2004, EDM (C‑77/01, EU:C:2004:243, point 76) et du 11 juillet 1996, Régie dauphinoise (C‑306/94, EU:C:1996:290, point 22).
( 13 ) Arrêt du 29 avril 2004, EDM (C‑77/01, EU:C:2004:243, point 77).
( 14 ) Motivation de l’article 25 (petites entreprises) à la page 29 de la proposition de la Commission du 20 juin 1973 [COM(73) 950 final].
( 15 ) Ainsi déjà Stadie, H. dans Rau/Dürrwächter, UStG, § 19, note 112 (État : 183e édit. – juillet 2019).