Affaire T‑377/17
SQ
contre
Banque européenne d’investissement
« Fonction publique – Personnel de la BEI – Plainte pour harcèlement moral – Enquête administrative – Notion de “harcèlement moral” – Exigence que le comportement reproché soit répété pour être constitutif d’un “harcèlement moral” – Refus d’ouvrir la procédure disciplinaire à l’encontre de l’auteur de ces comportements – Obligation de confidentialité relative à l’existence d’une procédure d’enquête administrative en cours et, subséquemment, à la décision de clôture de la procédure constatant l’existence d’un cas de harcèlement moral »
Sommaire – Arrêt du Tribunal (première chambre) du 13 juillet 2018
Fonctionnaires – Agents de la Banque européenne d’investissement – Procédure précontentieuse – Caractère obligatoire – Absence de désignation d’un membre du comité de conciliation par la Banque dans le délai imparti – Échec de la procédure de conciliation – Conséquences
(Règlement du personnel de la Banque européenne d’investissement, art. 41)
Fonctionnaires – Agents de la Banque européenne d’investissement – Harcèlement moral – Notion – Atteinte à l’estime de soi et à la confiance en soi – Exigence d’un caractère répétitif du comportement – Critères d’appréciation
(Statut des fonctionnaires, art. 12 bis ; Code de conduite du personnel de la Banque européenne d’investissement, art. 3.6.1)
Fonctionnaires – Agents de la Banque européenne d’investissement – Harcèlement moral – Notion – Pouvoir d’appréciation de l’administration quant à l’application de la notion – Absence – Contrôle juridictionnel – Portée
(Code de conduite du personnel de la Banque européenne d’investissement, art. 3.6.1)
Fonctionnaires – Agents de la Banque européenne d’investissement – Organisation des services – Affectation du personnel – Pouvoir d’appréciation de l’administration – Liberté de structurer les unités administratives – Portée
Fonctionnaires – Agents de la Banque européenne d’investissement – Harcèlement moral – Notion – Promotion de la prétendue victime – Circonstance n’excluant pas l’existence de harcèlement – Ralentissement dans l’évolution de la carrière – Circonstance non constitutive en soi d’un harcèlement moral
(Code de conduite du personnel de la Banque européenne d’investissement, art. 3.6.1)
Fonctionnaires – Agents de la Banque européenne d’investissement – Droits et obligations – Enquête interne relative à un prétendu harcèlement moral – Constatation de l’existence d’un harcèlement moral – Obligation d’adopter des mesures appropriées – Pouvoir d’appréciation de l’administration – Limites – Imposition d’une mesure applicable uniquement en cas de récidive de l’intéressé – Inadmissibilité
(Statut des fonctionnaires, art. 12 bis et 24 ; Code de conduite du personnel de la Banque européenne d’investissement, art. 3.6.1)
Fonctionnaires – Agents de la Banque européenne d’investissement – Droits et obligations – Enquête interne relative à un prétendu harcèlement moral – Constatation de l’existence d’un harcèlement moral – Décision clôturant l’enquête assortie d’une obligation de confidentialité empêchant la victime de révéler son existence et son contenu – Inadmissibilité
(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 31 ; Code de conduite du personnel de la Banque européenne d’investissement, art. 3.6.1)
Fonctionnaires – Agents de la Banque européenne d’investissement – Responsabilité non contractuelle – Conditions – Illégalité – Agissements d’un agent envers un autre – Exclusion – Possibilité pour la victime de saisir le juge national – Obligation pour la Banque d’assister la victime – Absence
(Statut des fonctionnaires, art. 24)
S’agissant de la procédure précontentieuse propre aux affaires mettant en cause la Banque européenne d’investissement, contrairement à ce qui était le cas antérieurement au 1er juillet 2013, l’article 41 du règlement du personnel de la Banque prévoit désormais que l’engagement de la procédure de conciliation préalablement à l’introduction d’un recours contre la Banque au titre de cette disposition a un caractère obligatoire.
À cet égard, dans la mesure où l’absence de désignation par la Banque du membre devant composer le comité de conciliation et devant ensuite choisir, d’un commun accord avec celui désigné par l’agent concerné, le troisième membre de ce comité fait obstacle à toute constitution régulière du comité de conciliation, il y a lieu de retenir que l’absence de désignation de ce membre par la Banque dans le délai d’une semaine visé à l’article 41 du règlement du personnel met en échec la procédure de conciliation. Il s’ensuit que, en cas d’introduction d’un recours, il doit être considéré que le requérant a effectivement soumis le différend à la procédure de conciliation préalablement à l’introduction du recours, lequel, dès lors, en tout état de cause, n’est pas prématuré.
(voir points 71, 74, 75)
Des propos, des attitudes ou des agissements d’un membre du personnel de la Banque européenne d’investissement à l’égard d’un autre membre de ce personnel seront constitutifs de harcèlement moral dès lors qu’ils ont entraîné objectivement une atteinte à l’estime de soi et à la confiance en soi de cette personne. À cet égard, il ne saurait être exigé que, pour pouvoir relever de la notion de harcèlement moral, un comportement soit répété à l’identique, sans avoir égard à l’effet cumulé de comportements différents sur l’atteinte à l’estime de soi et à la confiance en soi du destinataire de tels comportements.
La définition de la notion de harcèlement moral contenue à l’article 3.6.1 du code de conduite du personnel de la Banque exige un caractère répétitif, de surcroît au cours d’une période assez longue, des propos, des attitudes ou des agissements hostiles ou déplacés afin que ceux-ci puissent relever de cette notion. De ce point de vue, cette définition présente une analogie avec celle visée à l’article 12 bis du statut des fonctionnaires. Par conséquent, cette référence dans la jurisprudence relative à l’article 12 bis du statut des fonctionnaires à un processus s’inscrivant nécessairement dans le temps et supposant l’existence d’agissements répétés ou continus peut également s’appliquer, par analogie, aux fins de l’application de la notion de harcèlement moral applicable aux agents de la Banque.
À cet égard, la notion de harcèlement moral se distingue de celle de harcèlement sexuel. En effet, tandis que la constatation d’un harcèlement sexuel ne dépend pas nécessairement de la récurrence du ou des comportements à connotation sexuelle non désirés, le constat d’un harcèlement moral est, pour sa part, la résultante du constat d’un ensemble de comportements et ne peut en principe pas être fait sur la base du constat d’un comportement isolé. C’est pour cette raison que le fait qu’un membre du personnel ait accidentellement pu adopter un ton inapproprié lors de réunions ou lors de discussions avec un autre membre du personnel ne relève pas, en principe, de la notion de harcèlement moral.
En effet, en tant que résultante d’un processus dans le temps, le harcèlement moral peut, par définition, être le résultat d’un ensemble de comportements différents d’un membre du personnel de la Banque à l’égard d’un autre, qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement constitutifs en soi d’un harcèlement moral, mais qui, appréciés globalement et de manière contextuelle, y compris en raison de leur accumulation dans le temps, pourraient être considérés comme ayant entraîné objectivement une atteinte à l’estime de soi et à l’assurance de cet autre membre du personnel destinataire desdits comportements au sens de l’article 3.6.1 du code de conduite.
C’est pourquoi, lorsque est examinée la question de savoir si des comportements invoqués par l’agent concerné sont constitutifs d’un harcèlement moral, il convient d’examiner ces faits tant isolément que conjointement en tant qu’éléments d’un environnement global de travail créé par les comportements d’un membre du personnel à l’égard d’un autre membre de ce personnel.
(voir points 88-94, 96)
La notion de harcèlement moral visée à l’article 3.6.1 du code de conduite du personnel de la Banque européenne d’investissement repose sur une notion objective qui, même si elle repose sur une qualification contextuelle d’actes et de comportements de fonctionnaires et d’agents qui n’est pas toujours simple à effectuer, n’implique toutefois pas de procéder à des appréciations complexes, du type de celles qui peuvent découler de notions de nature économique, scientifique ou encore technique, qui justifieraient de reconnaître à l’administration une marge d’appréciation dans l’application de la notion en cause. Dès lors, en présence d’une allégation de méconnaissance de l’article 3.6.1 du code de conduite, il convient de rechercher si la Banque a commis une erreur d’appréciation des faits au regard de la définition du harcèlement moral visée à cette disposition, et non une erreur manifeste d’appréciation de ces faits.
(voir point 99)
De même que les institutions et les agences de l’Union, la Banque européenne d’investissement a la liberté de structurer ses unités administratives en tenant compte d’un ensemble de facteurs, tels que la nature et l’ampleur des tâches qui leur sont dévolues et les possibilités budgétaires, de même que l’évolution de ses priorités. Cette liberté implique celle de supprimer des emplois et de modifier l’attribution des tâches des emplois maintenus, dans l’intérêt d’une plus grande efficacité de l’organisation des travaux, de même que le pouvoir de réassigner des tâches précédemment exercées par le titulaire de l’emploi supprimé.
(voir point 104)
De même que la promotion d’un agent ne permet pas d’exclure que celui-ci soit victime de harcèlement ou d’agissements malveillants de la part de son supérieur, le fait qu’un agent aurait prétendument subi un ralentissement dans l’évolution de sa carrière n’est pas nécessairement en soi constitutif d’un harcèlement moral.
(voir point 113)
En ce qui concerne les fonctionnaires et agents soumis aux textes visés à l’article 336 TFUE, s’agissant des mesures à prendre dans une situation qui entre dans le champ d’application de l’article 24 du statut des fonctionnaires, l’administration dispose d’un large pouvoir d’appréciation, sous le contrôle du juge de l’Union, dans le choix des mesures et des moyens d’application de l’article 24 du statut des fonctionnaires. De même, s’agissant des agents de la Banque européenne d’investissement, en vue de la mise en œuvre de la politique de dignité au travail, le président de la Banque dispose d’un large pouvoir d’appréciation dans la définition des mesures devant être prises à la suite du rapport établi par un comité d’enquête constitué aux fins d’examiner un prétendu harcèlement moral.
À cet égard, au regard des objectifs assignés au code de conduite de la Banque et à la politique de dignité au travail et, notamment, de la gravité intrinsèque de tout comportement de harcèlement moral affirmée dans ces textes adoptés par la Banque, une mesure adoptée par la Banque applicable uniquement en cas de récidive de l’intéressé est insuffisante et, partant, inappropriée par rapport à la gravité du cas d’espèce. En effet, une telle mesure implique que la sanction du comportement de harcèlement moral avéré serait tributaire de la constatation d’un nouveau comportement répréhensible, alors même que cette constatation dépendrait, le cas échéant, de la décision aléatoire de la nouvelle victime de présenter ou non une plainte au titre de la politique de dignité au travail.
(voir points 135, 137, 140, 141)
Le président de la Banque européenne d’investissement ou ses services ne sauraient assortir une décision de clôture d’une procédure d’enquête constatant l’existence d’un harcèlement moral et une lettre d’excuses du harceleur avéré d’un niveau de confidentialité conduisant à interdire à la victime de révéler à des tiers l’existence de ces documents ainsi que leur contenu.
À cet égard, l’importance de conduire l’enquête administrative jusqu’à son terme tient notamment au fait, d’une part, que la reconnaissance éventuelle par la Banque, à l’issue de l’enquête administrative, éventuellement menée avec l’aide d’une instance distincte, telle que le comité d’enquête, de l’existence d’un harcèlement moral peut être, en elle-même, susceptible d’avoir un effet bénéfique dans le processus thérapeutique de reconstruction du fonctionnaire ou de l’agent harcelé et pourra, en outre, être utilisée par la victime aux fins d’une éventuelle action judiciaire nationale. D’autre part, la conduite jusqu’à son terme d’une enquête administrative peut, à l’inverse, permettre d’infirmer les allégations de la prétendue victime, permettant alors de réparer les torts qu’une telle accusation, si celle-ci devait s’avérer non fondée, a pu causer à la personne visée en tant que harceleur présumé par une procédure d’enquête.
Or, s’il devait être imposé à un membre du personnel de la Banque victime d’un harcèlement moral de se taire sur l’existence d’un tel harcèlement, cela aurait pour conséquence, au-delà du fait que celui-ci ne serait plus nécessairement en mesure de justifier des éventuelles absences pour des raisons de maladie liées audit harcèlement moral, que l’intéressé ne pourrait pas faire fruit des constats opérés par le comité d’enquête et le président de la Banque, respectivement dans le rapport et la décision attaquée, notamment dans le cadre d’une éventuelle action introduite devant une juridiction nationale à l’encontre de la personne l’ayant harcelé.
Une telle interprétation de la réglementation applicable à la Banque entrerait en conflit avec l’objectif, sous-tendant le code de conduite et la politique de dignité au travail, de prévenir et de sanctionner tout harcèlement moral au sein des institutions et organes de l’Union, alors même que le harcèlement moral, en tant qu’il affecte la santé et la dignité de la personne qui en est victime, constitue une méconnaissance des droits du travailleur au sens de l’article 31 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
(voir points 154, 156-158, 183)
La responsabilité de la Banque européenne d’investissement ne saurait être engagée au titre du comportement de l’un de ses agents envers un autre agent sauf si ce comportement avait été exigé de l’autorité hiérarchique.
Ainsi, s’agissant des dommages prétendument subis par un agent de la Banque du fait des agissements de son supérieur hiérarchique, même si ces agissements sont commis par celui-ci dans l’exercice de ses fonctions, il n’en demeure pas moins qu’ils sont susceptibles d’engager la responsabilité personnelle de l’intéressé dans le cadre d’un recours introduit par l’agent concerné devant la juridiction nationale compétente, même si, à cet égard, contrairement à ce qui est le cas au titre de l’article 24 du statut des fonctionnaires, les règles applicables à la Banque ne prévoient pas une obligation d’assistance imposant à la Banque d’assister la victime, notamment financièrement, dans une telle recherche de réparation et de répondre solidairement, le cas échéant, des dommages causés par l’un de ses agents à un autre de ses agents.
(voir points 168, 169)