CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA

présentées le 21 juin 2017 ( 1 )

Affaire C‑178/16

Impresa di Costruzioni Ing. E. Mantovani SpA,

Guerrato SpA

contre

Province autonome de Bolzano,

Agenzia per i procedimenti e la vigilanza in materia di contratti pubblici di lavori servizi e forniture (ACP),

Autorità nazionale anticorruzione (ANAC)

[demande de décision préjudicielle formée par le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie)]

« Renvoi préjudiciel – Marchés publics – Déclaration relative à l’absence de condamnations pénales définitives d’anciens administrateurs de la société soumissionnaire – Obligation incombant à la société de démontrer, sous peine d’exclusion, qu’elle se dissocie totalement et effectivement de la conduite de l’ancien administrateur – Appréciation par le pouvoir adjudicateur des exigences relatives à cette obligation »

1. 

La législation italienne sur les marchés publics interdit (dans les conditions que nous analyserons dans les présentes conclusions) d’attribuer un tel marché à des personnes ayant été condamnées pour des délits graves, au détriment de l’État « ou de la Communauté », qui affectent leur moralité professionnelle. Cette interdiction s’étend aux entreprises dont les administrateurs ont été condamnés pour de tels faits, sauf si ces entreprises démontrent qu’elles se sont complètement et effectivement dissociées de la conduite pénalement répréhensible de leurs administrateurs.

2. 

Le Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie) doit statuer sur un recours contre un jugement confirmant la décision d’un pouvoir adjudicateur excluant d’une procédure de passation de marché une entreprise soumissionnaire dont l’administrateur avait été condamné pour l’un de ces délits. Pour trancher le litige, il demande à la Cour, en substance, si la règle italienne en vertu de laquelle cette exclusion a été prononcée est compatible avec la directive 2004/18/CE ( 2 ).

3. 

Le renvoi préjudiciel permettra à la Cour de préciser sa jurisprudence concernant le pouvoir des États membres en matière de formulation et de définition des causes facultatives d’exclusion des soumissionnaires, visées par la directive 2004/18.

I. Cadre juridique

A.  Le droit de l’Union

1.   La directive 2004/18

4.

Conformément à l’article 45, intitulé « Situation personnelle du candidat ou du soumissionnaire » :

« 1.   Est exclu de la participation à un marché public tout candidat ou soumissionnaire ayant fait l’objet d’une condamnation prononcée par un jugement définitif, dont le pouvoir adjudicateur a connaissance, pour une ou plusieurs des raisons énumérées ci-dessous :

a)

participation à une organisation criminelle telle que définie à l’article 2, paragraphe 1, de l’action commune 98/773/JAI du Conseil ;

b)

corruption, telle que définie respectivement à l’article 3 de l’acte du Conseil du 26 mai 1997 et à l’article 3, paragraphe 1, de l’action commune 98/742/JAI du Conseil ;

c)

fraude au sens de l’article 1er de la convention relative à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes ;

d)

blanchiment de capitaux tel que défini à l’article 1er de la directive 91/308/CEE du Conseil du 10 juin 1991, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux.

Les États membres précisent, conformément à leur droit national et dans le respect du droit communautaire, les conditions d’application du présent paragraphe.

Ils peuvent prévoir une dérogation à l’obligation visée au premier alinéa pour des exigences impératives d’intérêt général.

En vue de l’application du présent paragraphe, les pouvoirs adjudicateurs demandent, le cas échéant, aux candidats ou soumissionnaires de fournir les documents visés au paragraphe 3 et peuvent, lorsqu’ils ont des doutes sur la situation personnelle de ces candidats/soumissionnaires, s’adresser aux autorités compétentes pour obtenir les informations sur la situation personnelle de ces candidats ou soumissionnaires qu’ils estiment nécessaires. Lorsque les informations concernent un candidat ou soumissionnaire établi dans un autre État que celui du pouvoir adjudicateur, le pouvoir adjudicateur peut demander la coopération des autorités compétentes. Suivant la législation nationale de l’État membre où les candidats ou soumissionnaires sont établis, ces demandes porteront sur les personnes morales et/ou sur les personnes physiques, y compris, le cas échéant, les chefs d’entreprise ou toute personne ayant le pouvoir de représentation, de décision ou de contrôle du candidat ou du soumissionnaire.

2.   Peut être exclu de la participation au marché, tout opérateur économique :

[…]

c)

qui a fait l’objet d’un jugement ayant autorité de chose jugée selon les dispositions légales du pays et constatant un délit affectant sa moralité professionnelle ;

d)

qui, en matière professionnelle, a commis une faute grave constatée par tout moyen dont les pouvoirs adjudicateurs pourront justifier ;

[…]

g)

qui s’est rendu gravement coupable de fausses déclarations en fournissant les renseignements exigibles en application de la présente section ou qui n’a pas fourni ces renseignements. »

5.

L’article 45, paragraphe 3, est ainsi rédigé :

« Les pouvoirs adjudicateurs acceptent comme preuve suffisante attestant que l’opérateur économique ne se trouve pas dans les cas visés […] au paragraphe 2, points […], c) […] :

a)

[…] la production d’un extrait du casier judiciaire ou, à défaut, d’un document équivalent délivré par l’autorité judiciaire ou administrative compétente du pays d’origine ou de provenance et dont il résulte que ces exigences sont satisfaites,

[…] »

B.  Le droit italien

6.

Au regard de la décision de renvoi, l’article 38, paragraphe 1, sous c), du décret législatif no 163/2006 ( 3 ), dans la rédaction applicable ratione temporis à ces faits, prévoit que la cause d’exclusion –concernant la participation aux procédures de passation de marchés publics de travaux, de fournitures et de services – consistant en un jugement de condamnation définitif ou une peine convenue entre les parties, conformément à l’article 444 du Codice di procedura penale (code de procédure pénale), pour les infractions qui y sont précisées ( 4 ), s’applique également « à l’égard de personnes ayant cessé d’exercer leurs fonctions [de direction dans l’entreprise] au cours de l’année précédant la date de publication de l’avis de marché, dès lors que l’entreprise n’apporte pas la preuve qu’elle s’est totalement et effectivement dissociée des agissements pénalement sanctionnés ».

7.

L’article 38, paragraphe 1, sous f) et h), du décret législatif no 163/2006 prévoit également que sont exclus de ce type de passation, respectivement : i) les personnes qui ont commis une erreur grave dans l’exercice de leur activité professionnelle, constatée par tout moyen de preuve par le pouvoir adjudicateur ; et ii) les personnes qui ont fourni de fausses déclarations ou de faux documents concernant le respect des critères et des conditions de participation aux procédures de passation de marché pertinents.

II. Les faits et les questions préjudicielles

8.

Un avis de marché concernant le financement, l’établissement du projet, la construction et la gestion du nouvel établissement pénitentiaire de Bolzano a été publié au Journal officiel de l’Union européenne ( 5 ) le 27 juillet 2013. Le montant du marché était de 165400000 euros.

9.

Impresa di Costruzioni Ing. E. Mantovani SpA (ci-après « Mantovani »), répondant à l’avis en son nom propre et en qualité de membre d’une association temporaire d’entreprises, a fourni deux déclarations (des 4 et 16 décembre 2013) relatives au respect des conditions générales d’admission à la procédure.

10.

Concrètement, Mantovani a attesté (dans la première déclaration) que M. B., l’ancien président de son conseil d’administration et également administrateur et représentant légal, avait cessé d’exercer ses fonctions le 6 mars 2013 et que, à sa connaissance, il n’y avait eu à son égard aucune condamnation telle que celles décrites à l’article 38, paragraphe 1, sous c), CCP. La seconde déclaration était dans les mêmes termes.

11.

Lors de sa session du 9 janvier 2014, le pouvoir adjudicateur a admis, avec des réserves, la candidature de Mantovani, en attendant qu’elle apporte certaines précisions puisque, d’après un article de la presse locale, il était « notoire » que M. B. avait été poursuivi pour être l’instigateur d’un système de fausses factures et qu’il avait négocié que lui soit infligée une peine d’un an et dix mois d’emprisonnement.

12.

À l’occasion de la vérification du respect des conditions, le pouvoir adjudicateur s’est procuré le casier judiciaire de M. B. dans lequel il était précisé qu’il avait été condamné à une peine d’emprisonnement d’un an et dix mois pour diverses infractions (jugement du Tribunale di Venezia – Tribunal de Venise – du 5 décembre 2013, définitif depuis le 29 mars 2014).

13.

Lors de sa session du 29 mai 2014, le pouvoir adjudicateur a décidé de maintenir la réserve concernant l’admission de Mantovani et, le 3 juin 2014, celle‑ci a été invitée à fournir des précisions sur le jugement en question.

14.

Par mémoires des 10 juin et 17 octobre 2014, Mantovani a transmis les précisions demandées en faisant valoir que :

le jugement pénal avait été publié et était devenu définitif postérieurement au dépôt des déclarations concernant le respect des conditions générales ;

Mantovani avait mis en œuvre une série de mesures établissant que la société s’était dissociée en temps utile et de façon effective et complète des agissements de M. B. Celui-ci avait été immédiatement démis de toutes ses fonctions de direction dans le groupe Mantovani, les organes de gestion de la société avaient été réorganisés, les actions de M. B. avaient été rachetées et une action en responsabilité à son encontre avait été introduite.

15.

Le pouvoir adjudicateur a sollicité l’avis de l’Autorità nazionale anticorruzione (ANAC) (Autorité nationale de lutte contre la corruption, Italie), avis délivré le 25 février 2015 dans lequel cette autorité a affirmé, en substance :

lorsque l’entreprise soumissionnaire produit une déclaration concernant des personnes ayant cessé d’exercer leurs fonctions de direction au cours de l’année précédant la publication de l’avis et attestant de l’absence des causes d’exclusion visées à l’article 38, paragraphe 1, sous c), CCP, en utilisant la formule « à notre connaissance », tout en fournissant une identification complète de ces personnes, il appartient à l’entité adjudicatrice de procéder aux vérifications qui s’imposent ;

en l’espèce, il est exclu de retenir la qualification de fausse déclaration, dans la mesure où, à cet effet, il aurait fallu avoir un jugement définitif et non pas simplement une procédure pénale pendante ;

il appartenait au pouvoir adjudicateur d’apprécier l’efficacité concrète des mesures que Mantovani a prises pour se dissocier effectivement et complètement des agissements délictueux de son ancien administrateur ;

ces mesures auraient pu être compromises par l’omission de Mantovani qui, dans la procédure de passation en cause, n’a pas déclaré le jugement de condamnation en question ; selon la jurisprudence, l’absence de communication, en temps utile, à l’entité adjudicatrice, de l’évolution de la procédure pénale concernant les personnes mentionnées à l’article 38, paragraphe 1, sous c), CCP constitue un élément révélateur de l’absence de dissociation pour violation du devoir de coopération loyale.

16.

Le 27 février 2015, l’entité adjudicatrice, ayant pris acte de l’avis de l’ANAC, a décidé d’exclure Mantovani de la procédure de passation de marché, en raison du caractère tardif et insuffisant des éléments fournis par la société pour démontrer qu’elle s’était dissociée des agissements pénalement répréhensibles de l’administrateur. Elle a par ailleurs relevé que la condamnation était intervenue avant la déclaration fournie dans la procédure de passation de sorte que Mantovani aurait pu en faire état.

17.

Mantovani a attaqué la décision d’exclusion devant le Tribunale amministrativo regionale, sezione autonoma di Bolzano (tribunal administratif régional, chambre autonome de Bolzano, Italie) qui, par le jugement no 270, du 27 août 2015, a rejeté ce recours en ce qu’il visait à contester l’avis de l’ANAC, acte de procédure, et l’attribution du marché, qui n’avait pas encore eu lieu. Dans ce jugement, les moyens invoqués concernant l’accès à l’ensemble des pièces du dossier de passation de marché ont été rejetés et il a été considéré qu’il n’était pas avéré que la société s’était dissociée des agissements incriminés de l’ancien administrateur.

18.

Mantovani a attaqué ce jugement devant le Consiglio di Stato (Conseil d’État), notamment au motif que l’article 38 CCP serait contraire au droit de l’Union, et a demandé qu’une demande de décision préjudicielle soit déférée à la Cour.

19.

Par décision du 1er décembre 2015, le Consiglio di Stato (Conseil d’État) a posé la question préjudicielle suivante :

« Une disposition nationale, telle que celle de l’article 38, paragraphe 1, sous c), du décret législatif du 12 avril 2006 no 163 (portant code des marchés publics relatifs aux travaux, services et fournitures, en application des directives 2004/17/CE et 2004/18/CE), tel que modifié ultérieurement, fait-elle obstacle à l’application correcte de l’article 45, paragraphe 2, sous c) et g), et paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 […] et des principes de droit européen de protection de la confiance légitime et de sécurité juridique, d’égalité de traitement, de proportionnalité et de transparence, d’interdiction d’alourdir la procédure, et d’ouverture maximale des procédures de passation de marché à la concurrence, ainsi que des principes d’exhaustivité et de précision des conditions d’application des sanctions, en ce que :

cette disposition nationale étend le contenu de l’obligation déclarative qu’elle prévoit, quant à l’absence de jugements définitifs de condamnation (ce qui inclut les jugements d’application d’une peine négociée avec le parquet) pour les délits visés par cette disposition, aux personnes ayant eu, dans les entreprises souhaitant soumissionner, des fonctions de direction qu’ils ont cessé d’exercer au cours de l’année précédant la publication de l’avis de marché ;

et considère en conséquence comme un motif d’exclusion de la participation de l’entreprise concernée à la procédure de passation de marché l’incapacité de celle-ci à démontrer qu’elle s’est complètement et effectivement dissociée des agissements pénalement sanctionnés desdites personnes ;

l’appréciation du respect de cette exigence de dissociation incombant à l’entité adjudicatrice, laquelle peut introduire concrètement un certain nombre d’obligations sous peine d’exclusion de l’entreprise souhaitant soumissionner, à savoir :

i)

des obligations d’information et de déclaration concernant des procédures pénales qui n’ont pas encore fait l’objet d’un jugement définitif (et dont l’issue est donc par définition incertaine), obligations qui ne sont pas prévues par la loi, y compris à l’égard des personnes toujours en exercice ;

ii)

une obligation de mise en œuvre spontanée de mesures de dissociation, sans que cette obligation soit définie par rapport à la nature des mesures susceptibles d’exonérer l’entreprise concernée, à la période de temps prise en compte (qui peut également être antérieure à la date à laquelle le jugement pénal est devenu définitif) et à la phase de la procédure au cours de laquelle elles doivent être mises en œuvre ;

iii)

des obligations de coopération loyale dont les termes ne sont pas précisément définis si ce n’est en référence au principe général de bonne foi ? »

III. Procédure devant la Cour

20.

L’ordonnance de renvoi a été déposée au greffe de la Cour le 24 mars 2016.

21.

Mantovani, la Province autonome de Bolzano, le gouvernement italien et la Commission européenne ont présenté des observations écrites dans le délai prévu à l’article 23, deuxième alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

22.

Après qu’il a été décidé d’organiser la tenue d’une audience de plaidoirie, conformément à l’article 61, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, les parties ont été invitées à concentrer leurs plaidoiries sur l’interprétation de l’article 45, paragraphe 2, sous d), de la directive 2004/18.

23.

Mantovani, la Province autonome de Bolzano, le gouvernement italien et la Commission ont comparu lors de l’audience de plaidoiries qui s’est tenue le 5 avril 2017.

IV. Résumé des observations des parties

24.

Mantovani considère que l’article 38, paragraphe 1, sous c), CCP s’oppose à l’article 45, paragraphe 2, de la directive 2004/18 parce qu’il étend la cause d’exclusion (résultant d’une condamnation pénale) à des personnes qui ont été administrateurs jusqu’à l’année précédant la publication de l’avis de marché et parce qu’il impose à la société de prouver qu’elle s’est effectivement dissociée de ces administrateurs.

25.

Selon elle, dès lors qu’ils cessent d’exercer des fonctions, les administrateurs ne sont plus en mesure d’influencer la société, par conséquent toute obligation d’apporter des informations à cet égard est superflue et disproportionnée et renferme une charge contraire à l’objectif d’ouverture maximale des procédures de passation de marchés publics.

26.

Même à supposer que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une telle extension, l’obligation supplémentaire incombant à l’entreprise, consistant à prouver qu’elle s’est effectivement dissociée des agissements répréhensibles, y est contraire puisqu’il s’agit d’une obligation totalement imprécise laissée à la libre appréciation du pouvoir adjudicateur. La sécurité juridique serait spécialement affectée par la circonstance que le jugement n’est pas définitif, que la manière de manifester la dissociation, la période à prendre en compte et la phase de la procédure au cours de laquelle cette manifestation doit intervenir ne sont pas précisées, de même qu’il n’est pas spécifié en quoi consistent les obligations de coopération loyale incombant au candidat.

27.

La Province autonome de Bolzano estime que la question préjudicielle est irrecevable au motif que :

celle-ci est analogue à celle posée à la Cour et à laquelle elle a déjà répondu dans l’arrêt du 10 juillet 2014, Consorzio Stabile Libor Lavori Pubblici (C‑358/12, EU:C:2014:2063), notamment en son point 36, concernant le fait que les États membres peuvent intégrer des causes d’exclusion facultatives dans leur réglementation et en adapter la teneur ;

Mantovani a été exclue non pas parce qu’elle a violé l’obligation d’information ou de déclaration, mais en raison du caractère manifestement tardif et inapproprié des mesures prises par l’entreprise pour démontrer qu’elle s’était totalement et effectivement dissociée des agissements pénalement répréhensibles de son ancien administrateur. Dans cette même mesure, la référence à l’article 45, paragraphes 2, sous g), et à l’article 3, sous a), de la directive 2004/18 n’est pas pertinente.

28.

Sur le fond, la Province autonome de Bolzano considère qu’il n’y a aucune incompatibilité entre l’article 38, paragraphe 1, sous c), CCP et la directive 2004/18. L’article 45 de cette directive laisse les États membres libres non seulement de choisir quelles seront les causes d’exclusion facultatives (dont celles visées en son paragraphe 2) en vigueur dans leur droit interne, mais aussi de définir la manière dont les pouvoirs adjudicateurs vérifieront l’existence des faits s’inscrivant dans ces causes. La réglementation nationale litigieuse est conforme à cette représentation.

29.

Le gouvernement italien observe que la ratio legis de l’article 45 de la directive 2004/18 et de l’article 38 CCP est de s’assurer de la fiabilité morale, économique et professionnelle de ceux qui aspirent à devenir cocontractants de l’administration publique. Le législateur italien a adopté un régime moins rigoureux que celui de la directive en limitant l’éventail de délits justifiant une exclusion.

30.

Selon le gouvernement italien, cette ratio legis justifie sans ambiguïté l’exclusion d’une entreprise fondée sur les agissements de ses administrateurs : sans cela, le cocontractant pourrait facilement échapper au contrôle de sa fiabilité. De surcroît, l’entreprise candidate a la possibilité de prouver devant le pouvoir adjudicateur qu’elle s’est totalement dissociée des agissements pénalement répréhensibles de ses administrateurs.

31.

La Commission met en exergue le fait que même si l’organe a quo ne demande que l’interprétation de l’article 45, paragraphe 2, sous c) et g), et de l’article 45, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/18, il convient également de tenir compte du paragraphe 2, sous d), de cet article, concernant les fautes professionnelles graves, afin de lui fournir une réponse utile.

32.

Bien que l’ordonnance de renvoi se concentre sur le fait que le jugement n’était pas encore devenu définitif lorsque Mantovani a fourni ses déclarations, les agissements de son administrateur (émission de fausses factures pour plus de neuf millions d’euros et association de malfaiteurs) pouvaient être qualifiés de faute grave commise en matière professionnelle. Et même si celui-ci avait cessé ses fonctions au moment de la présentation de la demande de participation à la procédure, l’article 45, paragraphe 2, sous d), de la directive 2004/18 vise également le comportement précédent de l’opérateur économique et couvre toute action de celui-ci susceptible de porter atteinte à sa crédibilité professionnelle ( 6 ). Par conséquent, les agissements des administrateurs ayant cessé récemment leurs fonctions peuvent affecter l’appréciation du pouvoir adjudicateur quant à la crédibilité de société soumissionnaire.

33.

Pour la Commission, le fait que la condamnation de l’administrateur n’était pas passée en force de chose jugée au moment du dépôt des déclarations n’est pas pertinent. Selon la jurisprudence de la Cour, les causes d’exclusion visées à l’article 45, paragraphe 2, sous d) et g), de la directive 2004/18 ne nécessitent pas que l’opérateur économique ait fait l’objet d’une condamnation prononcée par jugement définitif ( 7 ). Selon le droit de l’Union, mais aussi le droit italien, une faute grave en matière professionnelle peut être établie par tout moyen, ainsi le fait qu’une procédure pénale soit en cours pourrait à lui seul suffire.

34.

La Commission ajoute que lors de l’appréciation de l’existence d’une faute grave en matière professionnelle, le pouvoir adjudicateur devait tenir compte des mesures que Mantovani avait prises pour se dissocier des agissements pénalement répréhensibles de son administrateur.

35.

De même, le fait pour Mantovani de ne pas mentionner l’existence d’une procédure pénale à l’égard de son administrateur aurait pu relever d’une cause d’exclusion au titre de l’article 45, paragraphe 2, sous g), de la directive 2004/18. L’obligation de déclarer l’existence d’une faute grave en matière professionnelle incombant au soumissionnaire est indépendante des pouvoirs de contrôle et de vérification que l’article 45, paragraphe 3, et l’article 51 de la directive 2004/18 confèrent au pouvoir adjudicateur, en effet ceux-ci se limitent à une vérification purement formelle ou à l’éventuelle confirmation de résultats déjà existants.

36.

Enfin, la Commission confirme que, dans les circonstances du litige, l’application de ces causes d’exclusion n’est pas contraire au principe de proportionnalité.

V. Analyse

A.  Remarque liminaire

37.

Les questions que le Consiglio di Stato (Conseil d’État) défère à la Cour portent, en principe, sur la compatibilité d’une règle de droit italien [l’article 38, paragraphe 1, sous c), CCP] avec la directive 2004/18. Toutefois, tant dans le cadre de la procédure devant cette juridiction que dans les observations formulées par certaines parties au cours de la procédure préjudicielle, le débat s’est étendu à l’interprétation (et à l’application) de la disposition italienne, or la Cour n’est pas compétente à cet égard.

38.

La réponse de la Cour doit se concentrer sur la seule interprétation de la directive 2004/18 de sorte à donner à la juridiction de renvoi les éclaircissements qui lui permettront de savoir si la réglementation interne, telle qu’elle l’a exposée, est contraire au droit de l’Union. Si sa compatibilité est constatée, il appartiendra à la juridiction italienne d’interpréter et d’appliquer les différents paragraphes de l’article 38 CCP.

39.

Conformément à l’analyse que je ferai dans les présentes conclusions, le législateur italien dispose d’un vaste pouvoir d’appréciation pour accueillir les causes d’exclusion facultatives des soumissionnaires visées par la directive 2004/18 et pour préciser leur contenu. Dès lors qu’elles ne sont pas contraires à cette directive, il appartient aux États membres d’établir, conformément à leur propres choix de politique législative, la teneur des réglementations nationales y afférentes.

40.

Le fait que la Cour ait déjà statué sur certaines questions préjudicielles concernant les causes d’exclusion facultatives ne saurait suffire pour conclure – comme le suggère la Province autonome de Bolzano – à l’irrecevabilité de la question posée par la juridiction de renvoi, étant donné que celle-ci repose sur des éléments qui lui sont propres et la distinguent des précédentes ( 8 ).

B.  La formulation de la question préjudicielle

41.

Au regard de ce que le Consiglio di Stato (Conseil d’État) a exposé, Mantovani a été écartée de la procédure de passation de marché public parce qu’elle avait communiqué de manière tardive et incomplète les éléments d’appréciation nécessaires justifiant qu’elle s’était dissociée des agissements de son administrateur, lequel avait déjà été condamné lorsqu’elle a fourni ses déclarations au pouvoir adjudicateur.

42.

La description des faits permet, d’emblée, de limiter la portée, aux fins du renvoi préjudiciel, de la première des trois dispositions de l’Union visées [l’article 45, paragraphe 2, sous c), de la directive 2004/18].

43.

Cette disposition porte sur l’opérateur économique « qui a fait l’objet d’un jugement ayant autorité de chose jugée […] constatant un délit affectant sa moralité professionnelle ». À première vue, la décision du pouvoir adjudicateur ne semble pas reposer sur cette prémisse, peut-être parce que le jugement de condamnation de l’administrateur est devenu définitif le 29 mars 2014, après que Mantovani a déposé ses déclarations relatives aux conditions générales exigées dans l’avis de marché (les 4 et 16 décembre 2013).

44.

En effet, la lecture des motifs de la décision administrative d’exclusion révèle que le pouvoir adjudicateur ne s’est pas appuyé directement sur la condamnation pénale de M. B., mais sur la communication (par Mantovani) tardive et incomplète des éléments d’appréciation utiles pour démontrer que l’entreprise s’était dissociée des agissements répréhensibles de son administrateur. Le point déterminant a donc été le fait que le candidat n’ait pas communiqué opportunément l’existence de la condamnation pénale de M. B., c’est-à-dire, selon la jurisprudence italienne, la preuve que l’entreprise s’était dissociée de son administrateur.

45.

Comme l’affirme la Commission, cette circonstance pouvait laisser penser que la cause d’exclusion réellement retenue ne se trouvait pas à l’article 45, paragraphe 2, sous c), de la directive 2004/18, bien qu’elle eût un lien avec cette disposition. Toutefois, on pourrait considérer que la conduite de Mantovani est susceptible de relever de l’article 45, paragraphe 2, sous d), de la directive 2004/18, à savoir le fait d’avoir commis « une faute grave constatée par tout moyen dont les pouvoirs adjudicateurs pourront justifier ».

46.

Il est vrai, toutefois, que même si, en droit italien, la cause d’exclusion concernant la « faute grave » est inscrite à l’article 38, paragraphe 1, sous f), CCP, la question du Consiglio di Stato (Conseil d’État) ne porte pas sur celle-ci. Cependant, rien ne s’oppose à ce qu’elle soit analysée dans le cadre de la réponse à la question préjudicielle ( 9 ).

47.

Ainsi que la Cour l’a rappelé à plusieurs reprises, « le fait que la juridiction de renvoi a formulé une question préjudicielle en se référant à certaines dispositions seulement du droit de l’Union ne fait pas obstacle à ce que la Cour lui fournisse tous les éléments d’interprétation qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, qu’elle y ait fait ou non référence dans l’énoncé de ses questions. Il appartient, à cet égard, à la Cour d’extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments du droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige » ( 10 ).

48.

Dans cette même veine, et dans le contexte spécifique de la directive 2004/18, dans l’arrêt Croce Amica One Italia ( 11 ), la Cour a estimé nécessaire de rappeler à la juridiction de renvoi que même si cette dernière paraissait lier « le comportement du représentant légal […] aux seules causes d’exclusion qui se rapportent au droit pénal et qui impliquent une condamnation par un jugement devenu définitif, […] les causes d’exclusion prévues à l’article 45, paragraphe 2, sous d) et g), de cette directive donnent également aux pouvoirs adjudicateurs le pouvoir d’exclure tout opérateur économique qui a commis une faute grave en matière professionnelle, constatée par tout moyen dont les pouvoirs adjudicateurs pourront justifier […], sans qu’il soit requis que l’opérateur économique ait fait l’objet d’une condamnation prononcée par jugement définitif ».

49.

Il pourrait donc être utile que la réponse de la Cour aborde non seulement les causes d’exclusion visées à l’article 45, paragraphe 2, sous c) et g), de la directive 2004/18 (sur lesquelles portent la question préjudicielle), mais aussi sur celle visée au paragraphe 2, sous d). En substance, il s’agirait de savoir si une règle de droit interne, telle que celle en cause, est contraire à ces dispositions de la directive 2004/18.

50.

J’insiste sur le fait qu’en cas de réponse affirmative à la question sur la compatibilité de la loi italienne avec la directive 2004/18, il appartiendra à la juridiction nationale de dire si, dans les circonstances de l’espèce, le pouvoir adjudicateur pouvait valablement exclure Mantovani pour ne l’avoir pas informé de la condamnation pénale infligée à un ancien administrateur ayant cessé ses fonctions moins d’un an avant la publication de l’avis de marché.

C.  Les causes d’exclusion facultatives

51.

S’agissant de la marge de manœuvre dont disposent les pouvoirs adjudicateurs concernant les causes d’exclusion facultatives visées à l’article 45, paragraphe 2, de la directive 2004/18, j’ai rappelé, dans mes conclusions dans l’affaire Connexxion Taxi Services ( 12 ), ce que la Cour avait déjà souligné dans l’arrêt La Cascina e.a. ( 13 ), encore sous l’empire de la directive 92/50/CEE ( 14 ) (dont l’article 29 était rédigé dans des termes analogues à ceux de l’article 45, paragraphe 2, de la directive 2004/18), à savoir que l’application des cas d’exclusion facultative relève du pouvoir discrétionnaire des États membres, comme l’indique l’expression « [p]eut être exclu de la participation à un marché », qui figurait au début de l’article 29. Les États membres ne peuvent pas ajouter de causes d’exclusion à celles qui sont énoncées dans la réglementation, mais cet article 29 de la directive 92/50 n’envisage pas une application uniforme de ces causes d’exclusion.

52.

La Cour a suivi cette approche, mais sous le régime de la directive 2004/18, dans l’arrêt Consorzio Stabile Libor Lavori Pubblici ( 15 ), dont le point 35 reproduit les arguments de l’arrêt La Cascina e.a. ( 16 ). Elle réitère que les États membres précisent, conformément à leur droit national et dans le respect du droit de l’Union, les conditions d’application de l’article 45, paragraphe 2, de la directive 2004/18. La Cour confirme donc une fois encore que les États membres sont libres d’accueillir et, s’ils le souhaitent, de rendre plus souples les critères d’exclusion, ce qu’elle a répété dans l’arrêt du 14 décembre 2016, Connexxion Taxi Services ( 17 ).

53.

Comme je l’ai souligné également dans les conclusions de cet arrêt ( 18 ), il résulte de l’arrêt Consorzio Stabile Libor Lavori Pubblici ( 19 ) que le pouvoir discrétionnaire des États membres n’est cependant pas illimité. D’une part, l’Union européenne attache une grande importance à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services, ce qui la pousse à jeter les bases d’une ouverture aussi large que possible des procédures de passation des marchés publics, objectif auquel l’application des causes facultatives d’exclusion pourrait faire obstacle. D’autre part, il est légitime de justifier les motifs d’exclusion par des objectifs d’intérêt général, tels que les garanties de fiabilité, de diligence, d’honnêteté professionnelle et de sérieux du soumissionnaire. La Cour applique le principe de proportionnalité lorsqu’elle met ces intérêts en balance.

D.  Les conséquences pour l’entreprise soumissionnaire des agissements répréhensibles de ses administrateurs [article 45, paragraphe 1, sous c), de la directive 2004/18]

54.

L’élément établissant la fiabilité de l’entreprise soumissionnaire dans cette affaire (ou plutôt son défaut de fiabilité) est le fait qu’un ancien administrateur ait commis un délit lorsqu’il était chargé de la gestion de celle-ci. Ce délit peut-il avoir des répercussions sur la société que l’administrateur dirigeait ? Le droit de l’Union fournit une réponse affirmative à cette question à partir de la prémisse selon laquelle les personnes morales n’agissent que par l’intermédiaire de leurs dirigeants. Il est donc logique d’apprécier le défaut de crédibilité au regard des actes délictueux commis par ceux-ci.

55.

L’article 45, paragraphe 1, in fine, de la directive 2004/18 admet que les demandes d’information concernant la cause d’exclusion (obligatoire ou facultative) pour certains délits graves puissent viser « les personnes physiques, y compris, le cas échéant, les chefs d’entreprise ou toute personne ayant le pouvoir de représentation, de décision ou de contrôle du candidat ou du soumissionnaire ».

56.

En effet, cette disposition précise que certains délits commis par les dirigeants d’une personne morale sont pertinents pour l’exclure, obligatoirement, de la participation à un marché public. À mes yeux, du point de vue du droit de l’Union, rien ne s’oppose à ce que ce principe s’étende (ici de manière facultative) à un autre type de délits et y compris aux agissements répréhensibles des administrateurs des personnes morales dans la mesure où ils ont des répercussions sur la moralité professionnelle de celles-ci.

57.

Certes, l’article 45, paragraphe 2, de la directive 2004/18, contrairement au paragraphe 1, ne prévoit pas de disposition explicite en ce sens. Toutefois, je ne crois pas que cette omission soit déterminante pour faire obstacle à ce que la loi nationale puisse lier l’une des causes d’exclusion facultatives des personnes morales à l’existence d’agissements répréhensibles de la part de leurs administrateurs.

58.

Comme je l’ai dit, l’article 45, paragraphe 2, dernier alinéa, de la directive 2004/18 laisse aux États membres une grande liberté pour fixer les « conditions d’application » des causes d’exclusion facultatives. Dans le cadre de l’exercice de cette liberté, les dispositions nationales qui établissent les contours concrets de certaines causes (par exemple, celles relatives à la probité de l’entreprise candidate) peuvent inclure, comme facteur pertinent, les comportements des administrateurs de la société contraires à la moralité professionnelle.

59.

De même, et sur la base de la liberté laissée aux États membres à cet égard, pour apprécier les causes d’exclusion facultatives, rien n’empêche de prévoir une loi interne prenant en considération le fait que l’entreprise ne se soit pas dissociée des agissements pénalement répréhensibles de son administrateur « affectant la moralité professionnelle » de celle-ci. Il appartient également au législateur national et, le cas échéant, à l’organe juridictionnel ayant à résoudre le litige, d’apprécier quels sont les indices ou les facteurs pertinents permettant de dire s’il y a eu ou non dissociation.

60.

Parmi ces facteurs, on trouve ceux que la juridiction de renvoi indique, à savoir le caractère spontané de la dissociation, la plus ou moins grande « définition des mesures d’exonération », et la période et le stade de la procédure au cours desquels cette dissociation doit intervenir. Il appartient, je le répète, aux juridictions nationales de circonscrire la portée de ces éléments qui, en fait, ne sont que des « précisions » introduites par le législateur national pour définir les contours de la cause d’exclusion facultative et des preuves permettant de constater son occurrence ( 20 ).

61.

En formulant sa question, le Consiglio di Stato (Conseil d’État) souligne que l’article 38, paragraphe 1, sous c), CCP, d’une part, « étend » l’obligation d’information sur les condamnations aux cas dans lesquels celles-ci touchent les titulaires de hautes fonctions dans l’entreprise soumissionnaire et, d’autre part, « considère comme cause d’exclusion » le fait que « l’entreprise n’apporte pas la preuve » qu’elle s’est dissociée des agissements pénalement répréhensibles de ces personnes.

62.

Ainsi, les arguments que je viens d’exposer m’amènent à affirmer que, dans la directive 2004/18, rien ne s’oppose à ce que le législateur national prévoie, dans les termes utilisés dans le CCP, cette cause d’exclusion facultative. Je ne vois pas comment cela pourrait porter atteinte aux libertés d’établissement et de prestation de services. De surcroît, il s’agit d’un motif d’exclusion qui vise à protéger l’intérêt général qui se trouve à la racine des exigences de fiabilité, de diligence et d’honnêteté professionnelle des soumissionnaires.

63.

De même, il me semble que « les principes de droit européen de protection de la confiance légitime et de sécurité juridique, d’égalité de traitement, de proportionnalité et de transparence, d’interdiction d’alourdir la procédure, et d’ouverture maximale des procédures de passation de marché à la concurrence, […] » que la juridiction de renvoi invoque (de manière plutôt générale et dans des termes moyennement étayés) n’apportent rien de significatif au débat.

64.

Enfin, le fait que l’article 45, paragraphe 2, sous c), de la directive 2004/18 ne fasse pas expressément allusion à la dissociation de l’entreprise en ce qui concerne les agissements pénalement répréhensibles de ses administrateurs ne signifie pas que le législateur national ne peut pas incorporer ce facteur dans la disposition équivalente du CCP. Comme je l’ai répété, il appartient aux États membres de définir les « conditions d’application » de l’article 45, paragraphe 2, sous c), de la directive 2004/18 dans leur droit national.

65.

Une disposition, telle que l’article 38, paragraphe 1, sous c), CCP, en vertu de laquelle des entreprises qui n’apportent pas la preuve qu’elles se sont dissociées complètement et effectivement de certains délits ( 21 ) commis précédemment par leurs dirigeants est donc compatible avec le droit de l’Union.

E.  L’exclusion d’un opérateur économique pour ne pas avoir fourni les renseignements nécessaires au pouvoir adjudicateur [article 45, paragraphe 2, sous g), de la directive 2004/18]

66.

Le juge a quo insiste sur « l’appréciation » [discrétionnaire] du respect de cette exigence incombant au pouvoir adjudicateur qui lui permettrait d’« introduire concrètement » des obligations d’information (à charge des entreprises soumissionnaires) « qui ne sont pas prévues par la loi ». En outre, cette entité aurait instauré « des obligations de coopération loyale dont les termes ne sont pas précisément définis si ce n’est en référence au principe général de bonne foi ».

67.

Dans la mesure où ces observations du Consiglio di Stato (Conseil d’État) mettent en cause l’action d’un organe administratif soumis à son contrôle juridictionnel, il appartient à cette juridiction suprême d’en tirer les conséquences selon son droit interne ( 22 ). La réponse à la question préjudicielle ne doit pas empiéter sur le champ de compétence propre des juridictions nationales.

68.

Je dois, par ailleurs, rappeler que la question préjudicielle vise à apprécier la compatibilité d’une loi interne avec la directive 2004/18. Et, de ce point de vue, la réponse devrait analyser la teneur de l’article 38, paragraphe 1, sous h), CCP au regard ici de l’article 45, paragraphe 2, sous g), de la directive 2004/18.

69.

Or, il se trouve (comme le souligne la Province autonome de Bolzano dans ses observations) que l’exclusion ne repose pas sur cette cause, mais sur le fait que le silence du candidat était un indice de son absence de dissociation par rapport aux agissements pénalement répréhensibles de son administrateur. Il ne semble donc pas strictement nécessaire d’interpréter l’article 45, paragraphe 2, sous g), de la directive 2004/18 dans la mesure où la règle nationale transposant cette disposition de la directive n’a pas été appliquée en l’espèce.

70.

Toutefois, il me semble qu’on ne saurait reprocher une quelconque incompatibilité de la règle nationale à cet égard dans la mesure où sa teneur correspond, pour l’essentiel, à celle de la disposition de l’Union qu’elle transpose. L’une et l’autre exigent du soumissionnaire que les renseignements fournis au pouvoir adjudicateur soient exempts de fausses déclarations. L’article 45, paragraphe 2, sous g), de la directive 2004/18 ajoute que les soumissionnaires peuvent être exclus non seulement en cas de fausses déclarations, mais aussi lorsqu’ils ne fournissent pas des renseignements concernant les « critères de sélection qualitative » (titre II, chapitre VII, section II, de la directive 2004/18).

71.

Ainsi, le fait de ne pas informer le pouvoir adjudicateur des agissements pénalement répréhensibles de l’ancien administrateur pourrait aussi – comme je l’analyserai dans les présentes conclusions – être un élément permettant au juge national d’apprécier l’existence d’une faute grave en matière professionnelle.

F.  L’exclusion d’un opérateur économique pour faute grave en matière professionnelle [article 45, paragraphe 2, sous d), de la directive 2004/18]

72.

Bien que la question du Consiglio di Stato (Conseil d’État) ne porte pas à proprement parler sur cette cause d’exclusion, rien ne s’oppose, comme je l’ai exposé, à ce que la Cour lui offre ses réflexions à cet égard. Les arguments des parties lors de l’audience se sont précisément concentrés sur cette question à la demande de la Cour elle-même.

73.

La « faute en matière professionnelle » visée à l’article 45, paragraphe 2, sous d), de la directive 2004/18 couvre tout comportement fautif qui a une incidence sur la crédibilité professionnelle de l’opérateur économique ( 23 ). La notion de « faute grave » se réfère à un comportement qui dénote une intention fautive ou une négligence d’une certaine entité ( 24 ). Même si elle n’est pas définitive, une condamnation ( 25 ) est un indicateur approprié pour considérer que des faits délictueux relèvent de la faute grave ( 26 ). Le jugement en lui-même est un moyen de preuve approprié et objectif du mode de gestion du soumissionnaire.

74.

Sur la base de ces prémisses, et compte tenu de la nature des délits pour lesquels son administrateur a été condamné, lesquels sont sans conteste révélateurs de son peu de moralité dans ses agissements professionnels, le fait que Mantovani ne se soit pas dissociée desdits agissements peut, légitimement, tomber sous le coup de ce motif d’exclusion.

75.

Il convient, à cet effet, de distinguer le fond de la preuve des faits. S’agissant de celle-ci, l’article 45, paragraphe 3, de la directive 2004/18 nous aide à percevoir la logique et la systématique régissant les renseignements que le pouvoir adjudicateur peut utiliser pour apprécier la fiabilité du soumissionnaire.

76.

Cette disposition exige des pouvoirs adjudicateurs d’accepter comme preuve les éléments énumérés aux hypothèses de l’article 45, paragraphes 1 et 2, sous a), b), c), e) et f), de la directive 2004/18. Il s’agit des cas dans lesquels il est (relativement) facile de constater officiellement un comportement, au moyen d’attestations ou de certificats délivrés par les institutions publiques.

77.

En revanche, dans les autres cas [à savoir ceux visés à l’article 45, paragraphe 2, sous d) et g), de la directive 2004/18] il n’y a pas de telles exigences en matière de documents. Et c’est logique puisque, s’agissant de ces motifs d’exclusion (la faute grave en matière professionnelle et les fausses déclarations ou le fait de ne pas fournir les documents exigés) les moyens de preuve sont plus ouverts. Il serait difficile de trouver dans les différents États membres une homogénéité permettant d’établir de manière uniforme les instruments ou les mécanismes attestant officiellement de ces circonstances.

78.

Lorsqu’il s’agit de causes d’exclusion facultatives pour lesquelles il n’est pas prévu de moyen officiel de constatation, comme dans le cas de la faute grave en matière professionnelle, la marge de manœuvre du pouvoir adjudicateur n’est subordonnée à aucun document ou certificat prédéterminé. Une telle faute pourra être constatée dès lors que le pouvoir adjudicateur aura eu connaissance, par quelque moyen que ce soit, des faits pertinents.

79.

S’agissant de la preuve, il convient de ne pas oublier que, à cet égard, personne n’a contesté l’existence, dûment documentée, de la condamnation (peine négociée) infligée à l’administrateur de Mantovani pour des délits qui affectent la moralité professionnelle, alors qu’il exerçait des fonctions de direction dans cette société.

80.

À partir de cette circonstance incontestée, il appartient aux organes juridictionnels internes, saisis par Mantovani, de dire si la société soumissionnaire s’était dissociée ou non, effectivement et complètement, des agissements pénalement répréhensibles de son administrateur. Le débat se déplace donc ici sur ce que j’ai appelé le fond et s’éloigne des questions purement procédurales.

81.

Dans ce débat, il y a lieu de juger le comportement de Mantovani non seulement au regard de la qualification du fait, mais aussi de la proportionnalité de la réponse du pouvoir adjudicateur. Un élément qui pourrait avoir une incidence à cet égard est l’éloignement temporel entre le comportement délictueux, le comportement de l’entreprise et la date de publication de l’avis de marché.

82.

En effet, il me semble que le délai prévu au CCP (l’année qui précède la date de publication de l’avis de marché) est raisonnable pour apprécier le comportement de l’entreprise à l’égard des agissements de l’administrateur, pour ce qui est des actions précédant immédiatement la procédure de passation de marché. En outre, ce délai n’entraîne pas une présomption irréfragable du fait que la société soutienne les agissements de l’administrateur puisqu’elle peut prouver qu’elle s’en est effectivement et complètement dissociée.

83.

Enfin, je ne crois pas que le pouvoir d’appréciation que la règle interne accorde au pouvoir adjudicateur aboutisse inexorablement à un résultat disproportionné. Au contraire, j’estime que l’article 38, paragraphe 1, sous c), CCP respecte le nécessaire équilibre entre les moyens utilisés et l’objectif poursuivi, qui n’est autre que d’écarter de ces procédures de sélection les soumissionnaires qui ne sont pas dignes de confiance, précisément parce qu’ils ne se sont pas dissociés des précédents agissements répréhensibles de leurs administrateurs dans un certain délai.

84.

Enfin, l’exclusion du soumissionnaire n’est pas automatique ( 27 ), mais le fruit de la prudente appréciation ad casum que le pouvoir adjudicateur fera. S’agissant de la protection de la position juridique du soumissionnaire, sa situation n’est pas non plus compromise puisqu’un contrôle effectif, par les organes juridictionnels, de l’exercice par l’administration de son pouvoir d’appréciation quant au respect des exigences professionnelles de l’opérateur est toujours possible.

85.

En bref, je ne trouve aucune base sur laquelle fonder l’incompatibilité de la disposition nationale, sur laquelle la juridiction de renvoi pose sa question, avec le droit de l’Union.

VI. Conclusion

86.

Eu égard à ce qui précède, je propose de répondre au Consiglio di Stato (Conseil d’État, Italie) de la manière suivante :

L’article 45, paragraphe 2, sous c), d) et g), et,paragraphe 3, de la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services, ne s’oppose pas à une règle de droit national permettant au pouvoir adjudicateur de :


( 1 ) Langue originale : l’espagnol.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (JO 2004, L 134, p. 114).

( 3 ) Décret législatif du 12 avril 2006, no 163, Codice dei contratti pubblici relativi a lavori, servizi e forniture in attuazione delle direttive 2004/17/CE e 2004/18/CE (GURI no 100, du 2 mai 2006, ci-après le « CCP »).

( 4 ) Délits de « participation à une organisation criminelle, de corruption, de fraude, de blanchiment de capitaux, tels que définis par les actes communautaires visés à l’article 45, paragraphe 1, de la directive 2004/18 ».

( 5 ) S 145-251280.

( 6 ) Elle cite, en ce sens, l’arrêt du 13 décembre 2012, Forposta et ABC Direct Contact (C‑465/11, EU:C:2012:801, point 27).

( 7 ) Arrêt du 11 décembre 2014, Croce Amica One Italia (C‑440/13, EU:C:2014:2435, point 28).

( 8 ) Ne fait pas davantage obstacle à l’admission du renvoi préjudiciel, la circonstance, soulignée par la Province autonome de Bolzano lors de l’audience, mais aussi par l’ANAC dans son avis du 25 février 2015, que le Consiglio di Stato (Conseil d’État) a déjà statué dans une affaire similaire et confirmé l’exclusion de Mantovani d’une autre procédure de passation de marché public pour des motifs analogues. Dans cet arrêt (no 6284), du 22 décembre 2014, le Consiglio di Stato (Conseil d’État), réuni dans une formation juridictionnelle (quatrième section) différente de celle ayant formulé la présente question préjudicielle (sixième section), a énoncé qu’il était légitime d’exclure Mantovani de la procédure de passation parce qu’elle n’avait pas démontré qu’elle s’était dissociée effectivement des agissements pénalement répréhensibles de ses administrateurs dès lors qu’elle avait omis de communiquer les condamnations dont ils avaient fait l’objet.

( 9 ) Selon les observations formulées lors de l’audience, il n’y aurait pas d’obstacle de procédure de droit interne au fait que l’organe juridictionnel a quo prenne en considération cette partie de la réponse à la question préjudicielle pour statuer sur le recours.

( 10 ) Arrêt du 22 octobre 2015, Impresa Edilux et SICEF (C‑425/14, EU:C:2015:721, point 20 et jurisprudence citée).

( 11 ) Arrêt du 11 décembre 2014, Croce Amica One Italia (C‑440/13, EU:C:2014:2435, point 28).

( 12 ) Affaire C‑171/15, EU:C:2016:506, points 41 et suiv.

( 13 ) Arrêt du 9 février 2006 (C‑226/04 et C‑228/04, EU:C:2006:94, points 21 et 23).

( 14 ) Directive du Conseil du 18 juin 1992 portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (JO 1992, L 209, p. 1).

( 15 ) Arrêt du 10 juillet 2014 (C‑358/12, EU:C:2014:2063).

( 16 ) Arrêt du 9 février 2006 (C‑226/04 et C‑228/04, EU:C:2006:94).

( 17 ) C‑171/15, EU:C:2016:948, point 29.

( 18 ) Affaire Connexxion Taxi Services (C‑171/15, EU:C:2016:506, point 44).

( 19 ) Arrêt du 10 juillet 2014 (C‑358/12, EU:C:2014:2063, points 29, 31 et 32).

( 20 ) Je ferai référence aux éléments de preuve, concernant l’article 45, paragraphe 3, de la directive 2004/18, lors de l’examen de la cause d’exclusion relative aux fautes professionnelles aux points 75 et suivants des présentes conclusions.

( 21 ) Voir leur énumération à la note en bas de page 4 des présentes conclusions. Tous affectent la moralité professionnelle de leurs auteurs.

( 22 ) Lors de l’audience, certaines parties ont invoqué l’article 38, paragraphe 2, et l’article 46 CCP comme preuve de l’obligation incombant aux soumissionnaires d’indiquer dans leurs déclarations au pouvoir adjudicateur les jugements dans lesquels ils ont été condamnés. Le Consiglio di Stato (Conseil d’État) a invoqué ces dispositions dans l’arrêt du 22 décembre 2014, cité dans la note en bas de page 8 des présentes conclusions.

( 23 ) Mantovani soutient que, en droit interne, les seules fautes graves susceptibles de remplir les conditions de l’article 38, paragraphe 1, sous f), CCP sont celles qui se sont produites dans le contexte de ses précédents rapports avec les pouvoirs adjudicateurs (bien qu’elle admette qu’elles pourraient s’étendre à d’autres domaines, comme les infractions en matière de concurrence). À supposer que ce soit le cas (et cet argument est réfuté par la Province autonome de Bolzano), cette circonstance ne concerne pas la réponse à la question préjudicielle, laquelle se limite à l’interprétation de l’article 45, paragraphe 2, sous d), de la directive 2004/18, au regard duquel il est clair qu’une telle restriction n’existe pas. Il convient, en outre, de tenir compte du fait que le Consiglio di Stato (Conseil d’État) a réitéré que la formulation de l’article 38, paragraphe 1, sous f), CCP « reproduit celle de la disposition communautaire et, par conséquent, rend pertinentes toutes les fautes professionnelles commises » (arrêt de la cinquième section, du 20 novembre 2015, no 5299, dans le pourvoi no 7974 de 2012).

( 24 ) Arrêt du 13 décembre 2012, Forposta et ABC Direct Contact (C‑465/11, EU:C:2012:801, points 27, 30 et 31).

( 25 ) Au point 28 de l’arrêt du 11 décembre 2014, Croce Amica One Italia (C‑440/13, EU:C:2014:2435), la Cour signale que, s’agissant de la faute grave en matière professionnelle, il n’est pas nécessaire que l’opérateur économique ait fait l’objet d’une condamnation prononcée par jugement définitif.

( 26 ) Arrêt du 13 décembre 2012, Forposta et ABC Direct Contact (C‑465/11, EU:C:2012:801, point 28).

( 27 ) Il résulte de l’arrêt Forposta et ABC Direct Contact (C‑465/11, EU:C:2012:801, point 31), qu’une application automatique (de la clause d’exclusion du soumissionnaire coupable de faute grave) pourrait aller au-delà de la marge d’appréciation que l’article 45, paragraphe 2, de la directive 2004/18 confère aux États membres.