ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

13 juin 2017 ( 1 )

«Renvoi préjudiciel — Article 355, point 3, TFUE — Statut de Gibraltar — Article 56 TFUE — Libre prestation de services — Situation purement interne — Irrecevabilité»

Dans l’affaire C‑591/15,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Administrative Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre administrative), Royaume-Uni], par décision du 21 septembre 2015, parvenue à la Cour le 13 novembre 2015, dans la procédure

The Queen, à la demande de :

The Gibraltar Betting and Gaming Association Limited,

contre

Commissioners for Her Majesty’s Revenue and Customs,

Her Majesty’s Treasury,

en présence de :

Her Majesty’s Government of Gibraltar,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, M. A. Tizzano, vice‑président, MM. M. Ilešič (rapporteur), L. Bay Larsen et T. von Danwitz, présidents de chambre, MM. J. Malenovský, J.‑C. Bonichot, A. Arabadjiev, Mme C. Toader, MM. C. Vajda, S. Rodin, F. Biltgen et Mme K. Jürimäe, juges,

avocat général : M. M. Szpunar,

greffier : M. K. Malacek, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 4 octobre 2016,

considérant les observations présentées :

pour The Gibraltar Betting and Gaming Association Limited, par Mme D. Rose, QC, Mme J. Boyd, barrister, ainsi que par Mme L. J. Cass, solicitor,

pour Her Majesty’s Government of Gibraltar, par MM. D. Pannick, QC, et M. Llamas, QC, ainsi que par M. R. Mehta, barrister, mandatés par Mme F. Laurence, solicitor,

pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme S. Simmons ainsi que par MM. M. Holt et D. Robertson, en qualité d’agents, assistés de M. K. Beal, QC, M. J. Oliver et Mme S. Wilkinson, barristers,

pour le gouvernement belge, par Mmes L. Van den Broeck et M. Jacobs, en qualité d’agents, assistées de Mes R. Verbeke et P. Vlaemminck, advocaten,

pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek, T. Müller et J. Vláčil, en qualité d’agents,

pour l’Irlande, par Mme E. Creedon, M. A. Joyce et Mme J. Quaney, en qualité d’agents, assistés de M. C. Power, SC, et M. C. Toland, BL,

pour le gouvernement espagnol, par MM. M. A. Sampol Pucurull et A. Rubio González, en qualité d’agents,

pour le gouvernement portugais, par MM. L. Inez Fernandes et M. Figueiredo ainsi que par Mmes A. Silva Coelho et P. de Sousa Inês, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par MM. R. Lyal et W. Roels, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 19 janvier 2017,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 56 et de l’article 355, point 3, TFUE.

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant The Gibraltar Betting and Gaming Association Limited (ci-après la « GBGA ») aux Commissioners for Her Majesty’s Revenue and Customs (administration fiscale et douanière, Royaume-Uni, ci-après l’« administration fiscale ») et à Her Majesty’s Treasury (trésor public, Royaume-Uni) au sujet de la légalité d’un régime fiscal établissant des taxes sur les jeux d’argent.

Le cadre juridique

Le droit international

3

Le chapitre XI de la charte des Nations unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945, intitulé « Déclaration relative aux territoires non autonomes », comprend l’article 73 qui prévoit :

« Les Membres des Nations [u]nies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes reconnaissent le principe de la primauté des intérêts des habitants de ces territoires. Ils acceptent comme une mission sacrée l’obligation de favoriser dans toute la mesure possible leur prospérité, dans le cadre du système de paix et de sécurité internationales établi par la présente [c]harte et, à cette fin :

[…]

e.

de communiquer régulièrement au Secrétaire général, à titre d’information, sous réserve des exigences de la sécurité et de considérations d’ordre constitutionnel, des renseignements statistiques et autres de nature technique relatifs aux conditions économiques, sociales et de l’instruction dans les territoires dont ils sont respectivement responsables, autres que ceux auxquels s’appliquent les Chapitres XII et XIII. »

Le statut de Gibraltar

4

Gibraltar a été cédé par le Roi d’Espagne à la Couronne britannique par le traité d’Utrecht conclu entre le premier et la Reine de Grande‑Bretagne le 13 juillet 1713, dans le cadre des traités mettant fin à la guerre de succession d’Espagne. L’article X, dernière phrase, dudit traité précise que si la Couronne britannique avait jamais l’intention de donner, de vendre, ou d’aliéner par un quelconque autre moyen la propriété de la ville de Gibraltar, elle serait tenue d’accorder la préférence à la Couronne d’Espagne, par priorité sur tout autre intéressé.

5

Gibraltar est une colonie de la Couronne britannique. Il ne fait pas partie du Royaume-Uni.

6

Le système de gouvernance de Gibraltar est fixé dans la Gibraltar Constitution Order 2006 (ordonnance de constitution de Gibraltar de 2006), entrée en vigueur le 1er janvier 2007. En vertu de cette ordonnance, le pouvoir exécutif y est exercé par un gouverneur nommé par la Reine et, pour des compétences intérieures déterminées, par le gouvernement de Gibraltar. Le pouvoir législatif est exercé par la Reine et par le parlement de Gibraltar, dont les membres sont élus tous les quatre ans par l’électorat de Gibraltar. Des juridictions propres à Gibraltar ont été instituées. Une possibilité de recours contre les arrêts de la plus haute juridiction de Gibraltar existe devant la Judicial Committee of the Privy Council (commission judiciaire du Conseil privé).

7

En droit international, Gibraltar figure sur la liste des territoires non autonomes au sens de l’article 73 de la charte des Nations unies.

8

En droit de l’Union, Gibraltar est un territoire européen dont un État membre assume les relations extérieures au sens de l’article 355, point 3, TFUE et auquel les dispositions des traités s’appliquent. L’acte relatif aux conditions d’adhésion du Royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et aux adaptations des traités (JO 1972, L 73, p. 14, ci-après l’« acte d’adhésion de 1972 ») prévoit toutefois que certaines parties du traité ne s’appliquent pas à Gibraltar.

9

L’article 28 de l’acte d’adhésion de 1972 dispose :

« Les actes des institutions de la Communauté visant les produits de l’annexe II du traité CEE et les produits soumis à l’importation dans la Communauté à une réglementation spécifique comme conséquence de la mise en œuvre de la politique agricole commune, ainsi que les actes en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires ne sont pas applicables à Gibraltar, à moins que le Conseil statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission n’en dispose autrement. »

10

En vertu de l’article 29 de l’acte d’adhésion de 1972, combiné avec l’annexe I, partie I, point 4, de celui-ci, Gibraltar est exclu du territoire douanier de l’Union.

Le droit du Royaume-Uni

11

Il existe sept taxes de jeu d’argent au Royaume-Uni. Le régime fiscal, mis en place par les chapitres 1 à 4 de la partie 3 de la Finance Act 2014 (loi de finances pour 2014, ci‑après la « FA 2014 »), ainsi que par les annexes 27 à 29 de cette loi, concerne les trois taxes en cause dans l’affaire au principal, à savoir la taxe générale sur les paris, sauf pour ce qui est des paris sur l’écart, la taxe sur les paris mutuels et la taxe sur les jeux à distance, et établit, à leur égard, selon la juridiction de renvoi, un régime d’imposition en fonction du « lieu de consommation ».

12

La juridiction de renvoi expose, dans sa décision de renvoi, à titre d’exemple, les dispositions relatives à la taxe sur les jeux à distance, prévues dans le chapitre 3 de la partie 3 de la FA 2014.

13

La section 154 de la FA 2014 définit les « jeux à distance » comme étant des jeux auxquels des personnes participent en utilisant Internet, le téléphone, la télévision, la radio ou tout autre type de technologie électronique ou autre pour faciliter les communications.

14

La section 155, paragraphe 1, de la FA 2014 prévoit qu’un droit d’accise, dénommé « taxe sur les jeux à distance », sera perçu sur la « participation d’une personne assujettie à des jeux à distance, conformément aux accords conclus par cette personne et une autre personne (fournisseur des jeux) ».

15

La notion de « personne assujettie » est définie à la section 155, paragraphe 2, de la FA 2014 comme visant, notamment, « toute personne établie au Royaume-Uni (“UK person ”) ». Aux termes de la section 186, paragraphe 1, de la FA 2014, une « [p]ersonne établie au Royaume-Uni (UK person) » est définie comme étant « toute personne physique qui réside habituellement au Royaume-Uni » ou « une personne morale légalement constituée au Royaume‑Uni ».

16

Selon la section 155, paragraphe 3, de la FA 2014, la taxe sur les jeux à distance s’élève à 15 % des « bénéfices du prestataire de jeux » sur les jeux à distance durant un exercice comptable donné.

17

La section 157 de la FA 2014 définit la notion de « bénéfices du prestataire de jeux » en matière de jeux ordinaires en ce sens qu’il convient, aux fins de leur calcul, de prendre le total des paiements de jeux versés au prestataire pendant l’exercice comptable donné s’agissant des jeux ordinaires, et de déduire le montant des frais exposés par le prestataire pendant cette période pour les prix attribués dans le cadre de ces jeux.

Le litige au principal et les questions préjudicielles

18

La GBGA est un groupement professionnel dont les membres sont essentiellement des exploitants de jeux d’argent établis à Gibraltar, qui fournissent des services de jeux d’argent à distance à des clients au Royaume-Uni et ailleurs.

19

Le 17 juillet 2014, un régime fiscal concernant certaines taxes sur les jeux d’argent, prévu par la FA 2014 et complété par les communications et les lignes directrices adoptées par l’administration fiscale (ci-après le « nouveau régime fiscal »), est entré en vigueur au Royaume-Uni.

20

La GBGA a introduit, devant la juridiction de renvoi, un recours tendant au contrôle de la légalité du nouveau régime fiscal au regard du droit de l’Union. Elle avance dans ce contexte que les taxes dues en vertu de ce régime sont extraterritoriales, qu’elles constituent un obstacle à la libre prestation de services et qu’elles discriminent les prestataires de services établis en dehors du Royaume‑Uni. Par ailleurs, de telles taxes ne pourraient être justifiées par les objectifs, essentiellement économiques, avancés par le Royaume‑Uni. Par conséquent, le nouveau régime fiscal serait incompatible avec l’article 56 TFUE.

21

La juridiction de renvoi précise à cet égard que, en vertu du régime de la taxation des jeux d’argent à distance applicable avant l’entrée en vigueur du nouveau régime fiscal, les prestataires de services de jeux d’argent à distance établis au Royaume‑Uni payaient une taxe au taux de 15 % sur leurs bénéfices bruts, quel que soit le lieu de résidence de leurs clients, cette taxe ayant été fondée sur le principe du« lieu de fourniture ». Les prestataires de services de jeux d’argent à distance établis à Gibraltar ou ailleurs en dehors du Royaume-Uni ne payaient aucune taxe au Royaume-Uni sur les services de tels jeux fournis aux personnes établies au Royaume-Uni.

22

Cette juridiction expose que l’un des principaux objectifs du nouveau régime fiscal, fondé sur le principe du « lieu de consommation », est de modifier l’imposition des jeux d’argent de telle sorte que les prestataires qui offrent des services de tels jeux à des clients au Royaume-Uni, indépendamment de l’endroit de leur établissement, versent au trésor public du Royaume‑Uni une taxe sur de tels services, dont le taux est fixé à 15 % sur les bénéfices de ces prestataires, tels que définis par la FA 2014, pendant l’exercice concerné.

23

Par l’effet de ces nouvelles taxes, notamment la taxe sur les jeux d’argent à distance à laquelle se réfère la juridiction de renvoi dans sa décision et qui est indistinctement applicable à tous les opérateurs économiques fournissant leurs services de jeux d’argent à distance aux personnes établies au Royaume-Uni, les prestataires de services de tels jeux établis à Gibraltar, tels que les membres de la GBGA, ne pourront, selon la juridiction de renvoi, plus fournir leurs services sur le marché des jeux d’argent du Royaume-Uni sans payer aucune taxe dans cet État membre.

24

Eu égard à ces considérations, la juridiction de renvoi estime qu’il importe de clarifier le statut constitutionnel de Gibraltar en droit de l’Union et, plus précisément, la question de savoir si les opérateurs économiques tels que les membres de la GBGA établis à Gibraltar peuvent se prévaloir du droit de l’Union à l’encontre de la réglementation adoptée par le Royaume-Uni mettant en place le nouveau régime fiscal et, dans l’affirmative, si une telle réglementation méconnaît les exigences de l’article 56 TFUE.

25

Dans ces conditions, la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Administrative Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre administrative), Royaume-Uni] a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Aux fins de l’article 56 TFUE et à la lumière des relations constitutionnelles existant entre Gibraltar et le Royaume-Uni :

a)

Gibraltar et le Royaume-Uni doivent-ils être considérés comme faisant partie d’un seul État membre aux fins du droit de l’Union [...], de telle sorte que l’article 56 TFUE ne s’applique pas, sauf dans la mesure où il peut s’appliquer à une mesure intérieure ?

Subsidiairement,

b)

Eu égard à l’article 355, point 3, TFUE, Gibraltar a-t-il le statut constitutionnel d’un territoire séparé du Royaume-Uni à l’intérieur de l’Union [...], de telle sorte que les prestations de services entre Gibraltar et le Royaume‑Uni doivent être traitées comme des échanges internes à l’Union aux fins de l’article 56 TFUE ?

Subsidiairement,

c)

Gibraltar doit-il être traité comme un pays ou un territoire tiers, de telle sorte que le droit de l’Union [...] ne s’applique aux échanges entre le Royaume-Uni et Gibraltar que lorsque ce droit s’applique entre un État membre et un État non membre ?

Subsidiairement,

d)

Les relations constitutionnelles entre Gibraltar et le Royaume-Uni doivent‑elles être traitées d’une autre manière aux fins de l’article 56 TFUE ?

2)

Des mesures nationales en matière fiscale qui présentent des caractéristiques telles que celles du nouveau régime fiscal constituent-elles une restriction au droit à la libre circulation des services, aux fins de l’article 56 TFUE ?

3)

Si tel est le cas, les objectifs qui sont poursuivis, selon la juridiction de renvoi, par les mesures nationales, telles que le nouveau régime fiscal, sont-ils des objectifs légitimes, susceptibles de justifier des restrictions au droit à la libre circulation des services, en vertu de l’article 56 TFUE ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la première question

26

Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 355, point 3, TFUE, lu ensemble avec l’article 56 TFUE, doit être interprété en ce sens que la prestation de services par des opérateurs établis à Gibraltar à des personnes établies au Royaume-Uni constitue, au regard du droit de l’Union, une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre.

27

Afin de répondre à cette question, il y a lieu de rappeler d’emblée que le droit de l’Union s’applique aux États membres en vertu de l’article 52, paragraphe 1, TUE. Selon l’article 52, paragraphe 2, TUE, le champ d’application territoriale des traités est précisé à l’article 355 TFUE.

28

En vertu de l’article 355, point 3, TFUE, les dispositions des traités s’appliquent aux territoires européens dont un État membre assume les relations extérieures.

29

À cet égard, il convient de relever que Gibraltar constitue un territoire européen dont un État membre, à savoir le Royaume-Uni, assume les relations extérieures et que le droit de l’Union s’applique à ce territoire en vertu de l’article 355, point 3, TFUE (voir, en ce sens, arrêts du 23 septembre 2003, Commission/Royaume-Uni, C‑30/01, EU:C:2003:489, point 47, et du 12 septembre 2006, Espagne/Royaume-Uni, C‑145/04, EU:C:2006:543, point 19).

30

Par dérogation à l’article 355, point 3, TFUE, Gibraltar est, en vertu de l’acte d’adhésion de 1972, exclu de l’applicabilité des actes de l’Union dans certains domaines du droit de l’Union, ces exclusions étant introduites en considération de la situation juridique spéciale et, notamment, du statut de port franc de ce territoire (voir, à cet égard, arrêt du 21 juillet 2005, Commission/Royaume-Uni, C‑349/03, EU:C:2005:488, point 41). Lesdites exclusions ne portent toutefois pas sur la libre prestation des services, visée à l’article 56 TFUE.

31

Il ressort de ce qui précède que l’article 56 TFUE s’applique, en vertu de l’article 355, point 3, TFUE, à Gibraltar.

32

Il importe de rappeler, ensuite, que l’article 56 TFUE interdit les restrictions à la libre prestation de services à l’intérieur de l’Union à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation.

33

En revanche, selon une jurisprudence constante, les dispositions du traité FUE en matière de libre prestation de services ne trouvent pas à s’appliquer à une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre (arrêt du 15 novembre 2016, Ullens de Schooten, C‑268/15, EU:C:2016:874, point 47 et jurisprudence citée).

34

Dans ce contexte, il convient d’examiner si la prestation de services par des opérateurs établis à Gibraltar à des personnes établies au Royaume-Uni constitue, au regard du droit de l’Union, une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre.

35

À cet égard, certes, la Cour a déjà constaté, ainsi que l’ont relevé tous les intéressés, que Gibraltar ne fait pas partie du Royaume-Uni (voir, en ce sens, arrêts du 23 septembre 2003, Commission/Royaume-Uni, C‑30/01, EU:C:2003:489, point 47, et du 12 septembre 2006, Espagne/Royaume-Uni, C‑145/04, EU:C:2006:543, point 15).

36

Cette circonstance ne saurait, toutefois, être décisive aux fins de déterminer si deux territoires doivent être, aux fins de l’applicabilité des dispositions relatives aux libertés fondamentales, assimilés à un seul État membre. En effet, la Cour a déjà jugé, au point 54 de l’arrêt du 8 novembre 2005, Jersey Produce Marketing Organisation (C‑293/02, EU:C:2005:664), que, aux fins de l’application des articles 23, 25, 28 et 29 CE, les îles Anglo-Normandes, dont fait partie l’île de Jersey, l’île de Man et le Royaume-Uni doivent être assimilés à un seul État membre, malgré la circonstance que ces îles ne font pas partie du Royaume-Uni.

37

Afin d’arriver à cette conclusion, la Cour, après avoir rappelé que le Royaume-Uni assume les relations extérieures de Jersey, s’est appuyée notamment sur la circonstance que, selon l’article 1er, paragraphe 1, du protocole no 3 concernant les îles Anglo-Normandes et l’île de Man, annexé à l’acte d’adhésion de 1972, la réglementation de l’Union en matière douanière et en matière de restrictions quantitatives s’applique aux îles Anglo-Normandes et à l’île de Man « dans les mêmes conditions qu’au Royaume-Uni », ainsi que sur l’absence d’éléments du statut de ces îles qui permettraient de considérer les relations entre celles-ci et le Royaume-Uni comme semblables à celles qui existent entre des États membres (voir, à cet égard, arrêt du 8 novembre 2005, Jersey Produce Marketing Organisation, C‑293/02, EU:C:2005:664, points 43, 45 et 46).

38

S’agissant, en premier lieu, des conditions dans lesquelles l’article 56 TFUE s’applique à Gibraltar, il est vrai que l’article 355, point 3, TFUE ne précise pas que cet article 56 s’applique à Gibraltar « dans les mêmes conditions qu’au Royaume-Uni ».

39

Cela étant, il importe de rappeler que l’article 355, point 3, TFUE étend l’applicabilité des dispositions du droit de l’Union au territoire de Gibraltar, sous réserve des exclusions expressément prévues par l’acte d’adhésion de 1972, lesquelles ne visent toutefois pas la libre prestation de services.

40

En outre, le fait, invoqué par le gouvernement de Gibraltar, que l’article 56 TFUE s’applique à Gibraltar en vertu de l’article 355, point 3, TFUE et au Royaume-Uni en vertu de l’article 52, paragraphe 1, TUE, est sans incidence à cet égard. En effet, dans un contexte analogue, le fait que la réglementation de l’Union en matière douanière et en matière de restrictions quantitatives s’applique aux îles Anglo-Normandes et à l’île de Man en vertu de l’article 1er, paragraphe 1, du protocole no 3 annexé à l’acte d’adhésion de 1972 et au Royaume-Uni en vertu de l’article 52, paragraphe 1, TUE, n’a pas empêché la Cour de conclure que, aux fins de l’application de cette réglementation, ces îles et le Royaume-Uni doivent être assimilés à un seul État membre (arrêt du 8 novembre 2005, Jersey Produce Marketing Organisation, C‑293/02, EU:C:2005:664, point 54).

41

En second lieu, il n’existe pas d’autres éléments qui permettraient de considérer les relations entre Gibraltar et le Royaume-Uni, aux fins de l’article 56 TFUE, comme semblables à celles qui existent entre deux États membres.

42

Assimiler les échanges entre Gibraltar et le Royaume-Uni à ceux entre États membres reviendrait au contraire à nier le lien reconnu à l’article 355, point 3, TFUE, entre ce territoire et cet État membre. Il est, à cet égard, constant que c’est le Royaume-Uni qui a assumé les obligations en vertu des traités envers les autres États membres en ce qui concerne l’application et la transposition du droit de l’Union sur le territoire de Gibraltar (voir, à cet égard, arrêts du 23 septembre 2003, Commission/Royaume-Uni, C‑30/01, EU:C:2003:489, points 1 et 47, ainsi que du 21 juillet 2005, Commission/Royaume-Uni, C‑349/03, EU:C:2005:488, point 56), ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 37 de ses conclusions.

43

Il s’ensuit que la prestation de services par des opérateurs établis à Gibraltar à des personnes établies au Royaume-Uni constitue, au regard du droit de l’Union, une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre.

44

Cette interprétation n’est pas remise en cause par l’argument du gouvernement de Gibraltar selon lequel il serait ainsi porté atteinte à l’objectif, visé à l’article 26 TFUE, d’assurer le fonctionnement du marché intérieur, ainsi qu’à l’objectif d’intégrer Gibraltar dans ce marché que poursuit, selon ce gouvernement, l’article 355, point 3, TFUE.

45

Il convient de relever à cet égard que, selon son libellé même, l’article 26, paragraphe 2, TFUE prévoit que le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions des traités, l’article 56 TFUE constituant une telle disposition en ce qui concerne la libre prestation de services.

46

Or, ainsi que cela a été exposé aux points 32 et 33 du présent arrêt, l’applicabilité de l’article 56 TFUE à une situation donnée exige la présence d’un élément d’extranéité.

47

L’interprétation retenue au point 43 du présent arrêt ne rend, du reste, pas l’article 56 TFUE inapplicable au territoire de Gibraltar, ainsi que le prétend le gouvernement de Gibraltar. Cette disposition demeure en effet pleinement applicable audit territoire dans les mêmes conditions, y compris celle relative à l’exigence de la présence d’un élément d’extranéité, que celles prévues pour tout autre territoire de l’Union auquel elle s’applique.

48

Les considérations relatives au statut de Gibraltar en vertu du droit constitutionnel national ou en vertu du droit international n’infirment pas non plus cette interprétation.

49

S’agissant, en premier lieu, du statut de Gibraltar en vertu du droit constitutionnel national, le gouvernement de Gibraltar fait valoir, par référence à l’arrêt du 10 octobre 1978, Hansen & Balle (148/77, EU:C:1978:173), que le statut de ce territoire en droit de l’Union devrait être déterminé notamment par son statut en droit national.

50

À cet égard, il convient de relever que le constat de la Cour, effectué au point 10 dudit arrêt, selon lequel le statut des départements français d’outre-mer est défini, en première ligne, par référence à la constitution française, qui prévoit que ces départements font partie intégrante de la République française, doit être lu dans son contexte, dès lors qu’il se rapporte à l’interprétation de l’article 227, paragraphe 1, du traité CEE, selon lequel ce traité s’appliquait à l’ensemble de la « République française » (voir, à cet égard, arrêt du 10 octobre 1978, Hansen & Balle, 148/77, EU:C:1978:173, point 9). Ainsi, par cette précision, la Cour ne visait qu’à reconnaître que lesdits départements font partie dudit État membre et que le droit de l’Union s’appliquait, après l’expiration du délai de deux ans, visé au paragraphe 2 dudit article 227, de plein droit à ces territoires en tant qu’ils faisaient partie intégrante de cet État membre (voir, à cet égard, arrêt du 10 octobre 1978, Hansen & Balle, 148/77, EU:C:1978:173, point 10).

51

Or, ainsi que cela ressort du point 31 du présent arrêt, le droit de l’Union s’applique à Gibraltar non pas en tant qu’il ferait partie du Royaume-Uni, mais en vertu de l’article 355, point 3, TFUE.

52

En second lieu, en ce qui concerne le statut de Gibraltar en droit international, il est constant que Gibraltar figure sur la liste des territoires non autonomes au sens de l’article 73 de la charte des Nations unies.

53

À cet égard, le gouvernement de Gibraltar prétend que retenir une interprétation telle que celle retenue au point 43 du présent arrêt porterait atteinte au statut de ce territoire en droit international et, notamment, méconnaîtrait la résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1972, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, selon laquelle le territoire d’une colonie devrait posséder un statut séparé et distinct de celui du territoire de l’État qui l’administre.

54

Or, ladite interprétation de l’article 355, point 3, TFUE, lu ensemble avec l’article 56 TFUE, n’a aucune incidence sur le statut du territoire de Gibraltar en vertu du droit international, dès lors qu’elle se borne à préciser que, dans la mesure où le droit de l’Union s’applique à ce territoire en tant que territoire européen dont un État membre, à savoir le Royaume-Uni, assume les relations extérieures, la prestation de services par des opérateurs établis à Gibraltar à des personnes établies au Royaume-Uni constitue, au regard du droit de l’Union, une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre. Cette interprétation ne saurait ainsi être comprise en ce sens qu’elle porterait atteinte au statut séparé et distinct de Gibraltar.

55

Il convient d’ajouter dans ce contexte que la juridiction de renvoi s’est bornée à indiquer que le nouveau régime fiscal en cause au principal est indistinctement applicable aux ressortissants de l’État membre concerné et aux ressortissants d’autres États membres, sans exposer d’autres éléments concrets permettant d’établir un lien entre l’objet du litige au principal et l’article 56 TFUE, contrairement aux exigences de l’article 94 du règlement de procédure de la Cour (voir, à cet égard, arrêt du 15 novembre 2016, Ullens de Schooten, C‑268/15, EU:C:2016:874, point 55).

56

Il ressort de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre à la première question que l’article 355, point 3, TFUE, lu ensemble avec l’article 56 TFUE, doit être interprété en ce sens que la prestation de services par des opérateurs établis à Gibraltar à des personnes établies au Royaume-Uni constitue, au regard du droit de l’Union, une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre.

Sur les deuxième et troisième questions

57

Eu égard à la réponse apportée à la première question de la juridiction de renvoi, il n’y a pas lieu de répondre aux deuxième et troisième questions.

Sur les dépens

58

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

 

L’article 355, point 3, TFUE, lu ensemble avec l’article 56 TFUE, doit être interprété en ce sens que la prestation de services par des opérateurs établis à Gibraltar à des personnes établies au Royaume-Uni constitue, au regard du droit de l’Union, une situation dont tous les éléments se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre.

 

Signatures


( 1 ) Langue de procédure : l’anglais.