ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)
11 décembre 2014 ( *1 )
«Renvoi préjudiciel — Directive 95/46/CE — Protection des personnes physiques — Traitement des données à caractère personnel — Notion d’‘exercice d’activités exclusivement personnelles ou domestiques’»
Dans l’affaire C‑212/13,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Nejvyšší správní soud (République tchèque), par décision du 20 mars 2013, parvenue à la Cour le 19 avril 2013, dans la procédure
František Ryneš
contre
Úřad pro ochranu osobních údajů,
LA COUR (quatrième chambre),
composée de M. L. Bay Larsen, président de chambre, Mme K. Jürimäe, MM. J. Malenovský, M. Safjan (rapporteur), et Mme A. Prechal juges,
avocat général: M. N. Jääskinen,
greffier: M. I. Illéssy, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 20 mars 2014,
considérant les observations présentées:
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pour M. Ryneš, par Me M. Šalomoun, advokát, |
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pour l’Úřad pro ochranu osobních údajů, par Me I. Němec, advokát, et M. J. Prokeš, |
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pour le gouvernement tchèque, par MM. M. Smolek et J. Vláčil, en qualité d’agents, |
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pour le gouvernement espagnol, par M. A. Rubio González, en qualité d’agent, |
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pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. P. Gentili, avvocato dello Stato, |
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pour le gouvernement autrichien, par MM. A. Posch et G. Kunnert, en qualité d’agents, |
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pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, Mmes J. Fałdyga et M. Kamejsza, en qualité d’agents, |
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pour le gouvernement portugais, par M. L. Inez Fernandes et Mme C. Vieira Guerra, en qualité d’agents, |
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pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. L. Christie, en qualité d’agent, assisté de M. J. Holmes, barrister, |
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pour la Commission européenne, par M. B. Martenczuk, Mmes P. Němečková et Z. Malůšková, en qualité d’agents, |
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 10 juillet 2014,
rend le présent
Arrêt
1 |
La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (JO L 281, p. 31). |
2 |
Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Ryneš à l’Úřad pro ochranu osobních údajů (Office pour la protection des données à caractère personnel, ci-après l’«Úřad») au sujet de la décision par laquelle ce dernier a constaté que M. Ryneš avait commis plusieurs infractions en ce qui concerne la protection des données à caractère personnel. |
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 |
Les considérants 10, 12 et 14 à 16 de la directive 95/46 énoncent:
[...]
[...]
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Aux termes de l’article 2 de cette directive: «Aux fins de la présente directive, on entend par:
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L’article 3 de ladite directive dispose: «1. La présente directive s’applique au traitement de données à caractère personnel, automatisé en tout ou en partie, ainsi qu’au traitement non automatisé de données à caractère personnel contenues ou appelées à figurer dans un fichier. 2. La présente directive ne s’applique pas au traitement de données à caractère personnel:
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6 |
L’article 7 de cette même directive est libellé comme suit: «Les États membres prévoient que le traitement de données à caractère personnel ne peut être effectué que si:
ou [...]
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L’article 11 de la directive 95/46 prévoit: «1. Lorsque les données n’ont pas été collectées auprès de la personne concernée, les États membres prévoient que le responsable du traitement [...] doit, dès l’enregistrement des données [...], fournir à la personne concernée au moins les informations énumérées ci-dessous, sauf si la personne en est déjà informée:
2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas lorsque, en particulier pour un traitement à finalité statistique ou de recherche historique ou scientifique, l’information de la personne concernée se révèle impossible ou implique des efforts disproportionnés ou si la législation prévoit expressément l’enregistrement ou la communication des données. Dans ces cas, les États membres prévoient des garanties appropriées.» |
8 |
L’article 13, paragraphe 1, de cette directive dispose: «Les États membres peuvent prendre des mesures législatives visant à limiter la portée des obligations et des droits prévus à l’article [...] 11 paragraphe 1 [...], lorsqu’une telle limitation constitue une mesure nécessaire pour sauvegarder: [...]
[...]
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9 |
Aux termes de l’article 18, paragraphe 1, de ladite directive: «Les États membres prévoient que le responsable du traitement [...] doit adresser une notification à l’autorité de contrôle [...] préalablement à la mise en œuvre d’un traitement entièrement ou partiellement automatisé ou d’un ensemble de tels traitements ayant une même finalité ou des finalités liées.» |
Le droit tchèque
10 |
L’article 3, paragraphe 3, de la loi no 101/2000 Sb. relative à la protection des données à caractère personnel et à la modification de certaines lois (ci-après la «loi no 101/2000») prévoit: «La présente loi ne s’applique pas au traitement des données à caractère personnel effectué par une personne physique pour un usage exclusivement personnel.» |
11 |
L’article 44, paragraphe 2, de cette loi régit la responsabilité de la personne en charge du traitement des données à caractère personnel, qui commet une infraction lorsqu’elle traite ces données sans le consentement de la personne concernée, lorsqu’elle ne fournit pas à cette dernière les informations pertinentes et lorsqu’elle ne satisfait pas à l’obligation de notification à l’autorité compétente. |
12 |
Conformément à l’article 5, paragraphe 2, de ladite loi, le traitement des données à caractère personnel n’est, en principe, possible qu’avec le consentement de la personne concernée. En l’absence d’un tel consentement, ledit traitement peut avoir lieu s’il s’avère nécessaire à la protection des droits et des intérêts protégés par la loi du responsable du traitement, du destinataire ou d’une autre personne concernée. Ce traitement ne doit, cependant, pas porter atteinte au droit de la personne concernée au respect de sa vie privée et personnelle. |
Le litige au principal et la question préjudicielle
13 |
Au cours de la période allant du 5 octobre 2007 au 11 avril 2008, M. Ryneš a installé et utilisé un système de caméra situé en dessous de la corniche du toit de la maison de sa famille. Cette caméra était fixe, sans possibilité de rotation, et filmait l’entrée de cette maison, la voie publique ainsi que l’entrée de la maison située en face. Le système permettait uniquement un enregistrement vidéo, qui était stocké dans un dispositif d’enregistrement continu, à savoir le disque dur. Une fois sa capacité atteinte, ce dispositif écrasait l’existant par un nouvel enregistrement. Ledit dispositif d’enregistrement ne comportait pas d’écran, de telle sorte que l’image ne pouvait pas être visualisée en temps réel. Seul M. Ryneš avait un accès direct au système et aux données. |
14 |
La juridiction de renvoi relève que la seule raison de l’exploitation de cette caméra par M. Ryneš était de protéger les biens, la santé et la vie de lui-même ainsi que ceux de sa famille. En effet, tant lui-même que sa famille ont fait l’objet d’attaques pendant plusieurs années de la part d’un inconnu qui n’a pas été démasqué. En outre, dans la maison de sa famille les fenêtres ont été brisées à plusieurs reprises entre l’année 2005 et l’année 2007. |
15 |
Au cours de la nuit du 6 au 7 octobre 2007, une autre attaque a eu lieu. Une fenêtre de la maison en cause a été cassée par un tir de projectile au moyen d’une fronde. Grâce au système de vidéosurveillance en cause, deux suspects ont pu être identifiés. Les enregistrements ont été remis à la police et, par la suite, ont été invoqués dans le cadre de la procédure pénale qui a été ouverte. |
16 |
L’un de ces suspects ayant demandé la vérification de la légalité du système de surveillance de M. Ryneš, l’Úřad a, par décision du 4 août 2008, constaté que ce dernier avait commis des infractions au regard de la loi no 101/2000 du fait que:
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17 |
Saisi d’un recours formé par M. Ryneš contre cette décision, le Městský soud v Praze (cour municipale de Prague) l’a rejeté par arrêt du 25 avril 2012. M. Ryneš a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt devant la juridiction de renvoi. |
18 |
Dans ces conditions, le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante: «L’exploitation d’un système de caméra installé sur une maison familiale afin de protéger les biens, la santé et la vie des propriétaires de la maison peut-elle relever du traitement de données à caractère personnel ‘effectué par une personne physique pour l’exercice d’activités exclusivement personnelles ou domestiques’, au sens de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 95/46[...], même si un tel système surveille également l’espace public?» |
Sur la question préjudicielle
19 |
Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 3, paragraphe 2, second tiret, de la directive 95/46 doit être interprété en ce sens que l’exploitation d’un système de caméra, donnant lieu à un enregistrement vidéo des personnes stocké dans un dispositif d’enregistrement continu tel qu’un disque dur, installé par une personne physique sur sa maison familiale afin de protéger les biens, la santé et la vie des propriétaires de la maison, ce système surveillant également l’espace public, constitue un traitement des données effectué pour l’exercice d’activités exclusivement personnelles ou domestiques, au sens de cette disposition. |
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Il convient de rappeler que, conformément à l’article 3, paragraphe 1, de cette directive, celle-ci s’applique «au traitement de données à caractère personnel, automatisé en tout ou en partie, ainsi qu’au traitement non automatisé de données à caractère personnel contenues ou appelées à figurer dans un fichier». |
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La notion de «données à caractère personnel» qui figure à cette disposition englobe, conformément à la définition figurant à l’article 2, sous a), de la directive 95/46, «toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable». Est réputée identifiable «une personne qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence [...] à un ou plusieurs éléments spécifiques, propres à son identité physique». |
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Dès lors, l’image d’une personne enregistrée par une caméra constitue une donnée à caractère personnel au sens de la disposition visée au point précédent dans la mesure où elle permet d’identifier la personne concernée. |
23 |
S’agissant de la notion de «traitement de données à caractère personnel», il convient de relever qu’elle est définie à l’article 2, sous b), de la directive 95/46 en tant que «toute opération ou [tout] ensemble d’opérations [...] appliquées à des données à caractère personnel, telles que la collecte, l’enregistrement, [...] la conservation». |
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Ainsi qu’il ressort notamment des considérants 15 et 16 de la directive 95/46, la vidéosurveillance relève, en principe, du champ d’application de cette directive dans la mesure où elle constitue un traitement automatisé. |
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Or, une surveillance effectuée par un enregistrement vidéo des personnes, comme dans l’affaire au principal, stocké dans un dispositif d’enregistrement continu, à savoir le disque dur, constitue, conformément à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 95/46, un traitement de données à caractère personnel automatisé. |
26 |
La juridiction de renvoi s’interroge sur le point de savoir si un tel traitement n’est pas, dans une situation telle que celle en cause au principal, néanmoins soustrait à l’application de cette directive en tant qu’il serait effectué «pour l’exercice d’activités exclusivement personnelles ou domestiques», au sens de l’article 3, paragraphe 2, second tiret, de ladite directive. |
27 |
Ainsi qu’il résulte de l’article 1er et du considérant 10 de la directive 95/46, celle-ci vise à garantir un niveau élevé de protection des libertés et des droits fondamentaux des personnes physiques, notamment de leur vie privée, à l’égard du traitement des données à caractère personnel (voir arrêt Google Spain et Google, C‑131/12, EU:C:2014:317, point 66). |
28 |
À cet égard, il importe de relever que, conformément à une jurisprudence constante, la protection du droit fondamental à la vie privée, garanti par l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, exige que les dérogations à la protection des données à caractère personnel et les limitations de celle-ci doivent s’opérer dans les limites du strict nécessaire (voir arrêts IPI, C‑473/12, EU:C:2013:715, point 39, ainsi que Digital Rights Ireland e.a., C‑293/12 et C‑594/12, EU:C:2014:238, point 52). |
29 |
Dans la mesure où les dispositions de la directive 95/46, en ce qu’elles régissent le traitement de données à caractère personnel susceptible de porter atteinte aux libertés fondamentales et, en particulier, au droit à la vie privée, doivent nécessairement être interprétées à la lumière des droits fondamentaux qui sont inscrits dans ladite charte (voir arrêt Google Spain et Google, EU:C:2014:317, point 68), la dérogation prévue à l’article 3, paragraphe 2, second tiret, de cette directive doit recevoir une interprétation stricte. |
30 |
Cette interprétation stricte trouve son fondement également dans le libellé même de cette disposition qui soustrait à l’application de la directive 95/46 le traitement des données effectué pour l’exercice d’activités non pas simplement personnelles ou domestiques, mais «exclusivement» personnelles ou domestiques. |
31 |
Au regard des considérations qui précèdent, il y a lieu de constater que, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 53 de ses conclusions, un traitement de données à caractère personnel relève de la dérogation visée à l’article 3, paragraphe 2, second tiret, de la directive 95/46 uniquement lorsqu’il est effectué dans la sphère exclusivement personnelle ou domestique de celui qui procède à ce traitement. |
32 |
Ainsi, en ce qui concerne les personnes physiques, la correspondance et la tenue de répertoires d’adresses constituent, au regard du considérant 12 de la directive 95/46, des «activités exclusivement personnelles ou domestiques» même si, incidemment, elles concernent ou peuvent concerner la vie privée d’autres personnes. |
33 |
Dans la mesure où une vidéosurveillance telle que celle en cause au principal s’étend, même partiellement, à l’espace public et, de ce fait, est dirigée vers l’extérieur de la sphère privée de celui qui procède au traitement des données par ce moyen, elle ne saurait être considérée comme une activité exclusivement «personnelle ou domestique», au sens de l’article 3, paragraphe 2, second tiret, de la directive 95/46. |
34 |
Dans le même temps, l’application des dispositions de cette directive permet, le cas échéant, de tenir compte, conformément en particulier aux articles 7, sous f), 11, paragraphe 2, ainsi que 13, paragraphe 1, sous d) et g), de ladite directive, des intérêts légitimes du responsable du traitement, consistant notamment, comme dans l’affaire au principal, à protéger les biens, la santé et la vie de ce responsable ainsi que ceux de sa famille. |
35 |
Par conséquent, il convient de répondre à la question posée que l’article 3, paragraphe 2, second tiret, de la directive 95/46 doit être interprété en ce sens que l’exploitation d’un système de caméra, donnant lieu à un enregistrement vidéo des personnes stocké dans un dispositif d’enregistrement continu tel qu’un disque dur, installé par une personne physique sur sa maison familiale afin de protéger les biens, la santé et la vie des propriétaires de la maison, ce système surveillant également l’espace public, ne constitue pas un traitement des données effectué pour l’exercice d’activités exclusivement personnelles ou domestiques, au sens de cette disposition. |
Sur les dépens
36 |
La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement. |
Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit: |
L’article 3, paragraphe 2, second tiret, de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, doit être interprété en ce sens que l’exploitation d’un système de caméra, donnant lieu à un enregistrement vidéo des personnes stocké dans un dispositif d’enregistrement continu tel qu’un disque dur, installé par une personne physique sur sa maison familiale afin de protéger les biens, la santé et la vie des propriétaires de la maison, ce système surveillant également l’espace public, ne constitue pas un traitement des données effectué pour l’exercice d’activités exclusivement personnelles ou domestiques, au sens de cette disposition. |
Signatures |
( *1 ) Langue de procédure: le tchèque.