PRISE DE POSITION DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PAOLO MENGOZZI

présentée le 21 novembre 2012 ( 1 )

Affaire C‑334/12 RX-II

Oscar Orlando Arango Jaramillo e.a.

contre

Banque européenne d’investissement (BEI)

«Réexamen de l’arrêt T‑234/11 P — Recevabilité d’un recours en annulation — Délai raisonnable — Interprétation — Obligation pour le juge de tenir compte des circonstances du cas d’espèce — Délai de forclusion — Recours juridictionnel effectif — Article 47 de la charte des droits fondamentaux — Atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union»

I – Introduction

1.

Par sa décision du 12 juillet 2012 ( 2 ), la Cour a décidé qu’il y a lieu de procéder au réexamen de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne (chambre des pourvois) du 19 juin 2012, Arango Jaramillo e.a./BEI ( 3 ). Il s’agit de la seconde fois que la Cour décide, à la suite de la proposition faite par son premier avocat général, d’enclencher la procédure de réexamen ( 4 ).

2.

Aux termes de la décision du 12 juillet 2012, la Cour a identifié deux questions précises à examiner.

3.

Il s’agit, d’une part, de vérifier si le Tribunal, en tant que juridiction de pourvoi, a correctement interprété la notion de délai raisonnable, dans le contexte de l’introduction d’un recours en annulation par des agents de la Banque européenne d’investissement (BEI) à l’encontre d’un acte émanant de cette dernière qui leur fait grief, comme un délai dont le dépassement emporte le caractère tardif et, partant, l’irrecevabilité du recours, sans que le juge de l’Union ait à tenir compte des circonstances particulières du cas d’espèce.

4.

D’autre part, il y a lieu d’examiner si l’interprétation retenue par le Tribunal de la notion de «délai raisonnable» n’est pas de nature à porter atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif, affirmé à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»).

5.

Dans l’hypothèse où les constatations opérées par le Tribunal seraient entachées d’une erreur de droit, la décision du 12 juillet 2012 invite à vérifier si, et, le cas échéant, dans quelle mesure, l’arrêt du 19 juin 2012 porte atteinte à l’unité ou la cohérence du droit de l’Union, au sens de l’article 256, paragraphe 2, TFUE et de l’article 62 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

6.

Avant de procéder à l’examen de ces questions, il importe de rappeler brièvement que la décision de réexaminer l’arrêt du 19 juin 2012 a été adoptée dans le contexte du rejet, d’abord en première instance par le Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne ( 5 ) (ci-après le «TFP»), confirmé ensuite sur pourvoi par ledit arrêt , du recours en annulation introduit par un groupe d’agents de la BEI à l’encontre de leurs bulletins de salaire respectifs, pour cause de tardiveté, ce recours ayant été introduit dans un délai de trois mois, augmenté du délai de distance forfaitaire de dix jours, et quelques secondes.

7.

En l’absence de toute disposition fixant les délais de recours applicables aux litiges entre la BEI et ses agents, le Tribunal, tout comme avant lui le TFP dans l’ordonnance qui lui avait été déférée, a, dans un premier temps de son raisonnement, rappelé la jurisprudence subordonnant l’introduction de tels recours au respect d’un délai raisonnable, lequel doit être apprécié en fonction des circonstances de chaque espèce ( 6 ).

8.

Estimant néanmoins, au point 26 de son arrêt du 19 juin 2012, que le délai de trois mois prévu à l’article 91, paragraphe 3, du statut des fonctionnaires de l’Union européenne (ci-après le «statut des fonctionnaires») offre «un point de comparaison pertinent» aux recours en annulation introduits par les agents de la BEI à l’encontre des actes de cette dernière, le Tribunal a jugé, au point 27 du même arrêt et en se fondant sur certaines de ses décisions précédentes ( 7 ), que le respect d’un tel délai doit en principe être considéré comme raisonnable.

9.

Toujours au point 27 de son arrêt du 19 juin 2012, rappelé au point 9 de la décision du 12 juillet 2012, le Tribunal a tiré de ces décisions la conséquence «a contrario […] que tout recours introduit par un agent de la BEI après l’expiration d’un délai de trois mois, augmenté d’un délai de distance forfaitaire de dix jours, doit, en principe, être considéré comme ayant été introduit dans un délai non raisonnable […]». Cette interprétation a contrario, poursuit le Tribunal, étant admissible «dès lors que seule une application stricte des règles de procédure fixant un délai de forclusion permet de répondre à l’exigence de sécurité juridique et à la nécessité d’éviter toute discrimination ou tout traitement arbitraire dans l’administration de la justice».

10.

Le Tribunal a ensuite rejeté tour à tour les griefs exposés par les demandeurs au pourvoi.

11.

C’est ainsi que, au point 30 de son arrêt du 19 juin 2012, le Tribunal a considéré comme étant non fondée la critique des demandeurs au pourvoi, selon laquelle le TFP aurait substitué à la nature flexible et ouverte à la mise en balance concrète des intérêts en jeu du respect du délai raisonnable le caractère strict et généralisé du respect d’un délai fixe de trois mois, au motif que le TFP s’est borné à appliquer «une règle de droit […] qui découle clairement et précisément d’une lecture a contrario de la jurisprudence [citée au point 27 de l’arrêt]». Cette règle, selon le Tribunal, fait une application spécifique du respect du délai raisonnable aux litiges entre la BEI et ses agents, qui présentent de larges similitudes avec le contentieux qui concerne les fonctionnaires et agents des Communautés européennes, et «[e]n outre, repose sur une présomption générale selon laquelle le délai de trois mois est, en principe, suffisant pour permettre aux agents de la BEI d’évaluer la légalité des actes de cette dernière leur faisant grief et pour préparer, le cas échéant, leurs recours», sans qu’elle «[...] impose […] au juge de l’Union chargé de l’appliquer de tenir compte des circonstances de chaque espèce et, notamment, de procéder à une mise en balance concrète des intérêts en jeu».

12.

Le Tribunal a développé un raisonnement identique aux points 34 et 35 de l’arrêt du 19 juin 2012 sous réexamen pour rejeter la prise en compte de certaines circonstances du cas d’espèce invoqués par les demandeurs au pourvoi, au motif que l’application de la règle de droit exposée au point 27 de son arrêt repose «sur la mise en œuvre d’une présomption générale» qui «n’impose pas au juge de l’Union de tenir compte des circonstances particulières au cas d’espèce».

13.

Comme le relève également le point 11 de la décision du 12 juillet 2012, le Tribunal a encore rappelé, au point 39 de son arrêt du 19 juin 2012, que «l’application stricte de règles de procédure fixant un délai de forclusion» répond, en particulier, à l’exigence de sécurité juridique, afin d’écarter le grief des demandeurs au pourvoi tiré de la violation du principe de proportionnalité et du droit à une protection juridictionnelle effective, ces derniers étant, notamment, pleinement conscients de l’existence de la règle (découlant clairement et précisément d’une lecture a contrario de la jurisprudence) et de ses effets sur la recevabilité de leur recours.

14.

Dans le cadre de la procédure de réexamen, les parties intéressées visées à l’article 23 du statut de la Cour de justice ont été invitées à déposer des observations écrites sur les questions identifiées dans la décision du 12 juillet 2012. Des observations écrites ont été déposées par les demandeurs au pourvoi devant le Tribunal, la BEI, le gouvernement portugais ainsi que la Commission européenne.

15.

À la suite de l’entrée en vigueur du nouveau règlement de procédure de la Cour, le 1er novembre 2012 ( 8 ), l’affaire a été confiée à la chambre de réexamen désignée conformément à l’article 191 dudit règlement de procédure.

II – Sur les erreurs de droit entachant l’arrêt du 19 juin 2012

A – Sur l’interprétation de la notion de délai raisonnable détachée de toute considération des circonstances propres de chaque espèce

16.

Tandis que les demandeurs au pourvoi estiment que le Tribunal a méconnu le principe selon lequel un délai raisonnable doit prendre en considération les circonstances propres à chaque espèce, la BEI, le gouvernement portugais ainsi que la Commission soutiennent une position opposée.

17.

De ces trois parties intéressées, il peut être relevé, non sans intérêt, que c’est la Commission qui paraît développer l’argumentation la plus rigide dans le sens où elle tend en réalité à remettre en cause la prémisse même de l’objet du premier motif de réexamen indiqué dans la décision du 12 juillet 2012. En effet, en soutenant que le délai pour l’introduction d’un recours en annulation des agents de la BEI à l’encontre d’un acte de cette dernière doit, essentiellement pour des motifs de sécurité juridique, obligatoirement être de nature impérative ( 9 ) ou, en d’autres termes, doit constituer un «délai strict de forclusion» ( 10 ), comme l’aurait retenu le Tribunal non sans quelques ambiguïtés, la Commission considère qu’il n’est pas indispensable de se prononcer sur le point de savoir si la notion de «délai raisonnable» peut être interprétée, comme l’a retenu le Tribunal dans l’arrêt du 19 juin 2012, sans prise en considération des circonstances propres à chaque cas d’espèce, puisqu’il n’aurait pas examiné une telle situation ( 11 ).

18.

À cet égard, la Commission fait en substance observer que la jurisprudence mentionnée au point 15 de la décision du 12 juillet 2012 se rapporte à la durée raisonnable des procédures administratives et ne constitue dès lors pas un critère de référence au regard duquel il convient d’examiner le caractère cohérent de la solution retenue dans l’arrêt du 19 juin 2012 à propos des délais pour l’introduction de recours juridictionnels.

19.

Bien qu’ayant une position quelque peu plus nuancée, la BEI partage pour l’essentiel cette opinion. Elle ajoute que la jurisprudence aurait reconnu que la situation juridique des agents de la BEI serait identique à celle du personnel des institutions de l’Union européenne, ce qui justifierait pleinement l’application par analogie aux recours desdits agents du délai de trois mois régissant l’introduction des recours en annulation dudit personnel à l’encontre des actes de ces institutions qui leur font grief. Par ailleurs, la BEI relève que la Cour aurait déjà comblé des lacunes, présentes dans le traité CEE, concernant la légitimation active du Parlement européen, en utilisant la méthode de l’analogie, sans cependant subordonner une telle légitimation au respect d’un délai de recours plus souple que celui applicable aux autres institutions. En définitive, en fixant un délai de forclusion de trois mois, l’arrêt du 19 juin 2012 aurait suivi, selon la BEI, une ligne de jurisprudence qui repose sur l’égalité de traitement des agents de la BEI et du personnel des institutions de l’Union, sur la sauvegarde de la sécurité juridique et sur le principe selon lequel les délais de recours ne sont à la disposition ni du juge ni des parties.

20.

Pour ma part, j’estime qu’il y a lieu de faire les observations suivantes quant au premier motif de réexamen.

21.

Tout d’abord, il est entendu que la prémisse du réexamen repose sur l’omission de la part de la BEI, au demeurant fort regrettable parce que prolongée et inexpliquée, d’avoir fixé, dans son règlement du personnel, un délai au terme duquel les litiges entre la BEI et ses agents doivent être introduits devant le juge de l’Union.

22.

Dans le silence des textes, le Tribunal a, déjà par le passé, tenté de combler une telle lacune procédurale en recourant, comme l’a rappelé l’arrêt du 19 juin 2012, au concept de «délai raisonnable». À mon sens, l’origine d’un tel comblement par le truchement du délai raisonnable est double.

23.

En premier lieu, elle repose sur le respect de la répartition des compétences. En effet, quoi qu’en disent la BEI et la Commission, il n’appartient pas en principe au juge de l’Union de se substituer au constituant, au législateur ou au pouvoir réglementaire en instituant d’office, par voie prétorienne, un délai fixe à l’expiration duquel les particuliers, en l’occurrence les agents de la BEI, seraient forclos. Une telle retenue du juge de l’Union participe en effet du respect de la répartition des compétences entre les institutions et organes de celle-ci, le silence du constituant, du législateur ou du pouvoir réglementaire étant, au demeurant, nécessairement emprunt d’incertitudes quant à l’interprétation de son intention supposée ainsi que, précisément, des raisons qui l’ont conduit à garder le silence sur la fixation d’un délai de recours déterminé. Dans ce contexte, il est fondé de juger que la forclusion, en ce qu’elle restreint la faculté pour la partie concernée d’avancer tout élément nécessaire au succès de ses prétentions, ne peut être admise que si elle fait l’objet d’une réglementation explicite et non équivoque ( 12 ).

24.

Cette première explication, à savoir le rejet de la détermination d’un délai fixe de forclusion par le juge, ne renseigne pas entièrement sur le recours par ce dernier à la notion de délai raisonnable. La seconde origine se trouve dans le rejet d’un droit de recours illimité dans le temps au profit des particuliers dans la mesure où les relations juridiques ne peuvent être remises en cause indéfiniment.

25.

En effet, ainsi que l’a rappelé le Tribunal au point 22 de l’arrêt du 19 juin 2012, qui ne fait pas l’objet du réexamen tel que délimité par la décision du 12 juillet 2012, le recours par le juge de l’Union au concept de «délai raisonnable» permet la conciliation entre, d’une part, le droit du justiciable à une protection juridictionnelle effective, qui implique que celui-ci puisse disposer d’un temps suffisant pour évaluer la légalité de l’acte lui faisant grief et préparer, le cas échéant, sa requête, et, d’autre part, l’exigence de la sécurité juridique qui veut que, après l’écoulement d’un certain délai, les actes pris par les institutions et organes de l’Union deviennent définitifs ( 13 ).

26.

Il s’ensuit que, contrairement à ce que suggère la BEI, l’application du délai raisonnable ne signifie pas la remise en cause indéfinie de la légalité des actes qu’elle adopte, puisque une telle application vise précisément à exclure que le juge de l’Union procède à l’examen du bien-fondé d’un recours introduit dans un délai déraisonnable.

27.

Il n’en demeure pas moins que l’appréciation du caractère raisonnable d’un délai dépend des circonstances de chaque cas d’espèce.

28.

Ce constat n’est pas uniquement valable, comme le soutiennent la BEI et la Commission, s’agissant de la durée des procédures administratives. Il vaut également, dans le silence des textes, à l’égard de l’introduction de recours juridictionnels.

29.

C’est ainsi que, par sa décision du 27 octobre 2010 ( 14 ), la Cour a rejeté la proposition de réexamen de l’ordonnance du Tribunal du 15 septembre 2010, Marcuccio/Commission ( 15 ), dans laquelle le Tribunal a fait application de la doctrine du délai raisonnable, déterminé au regard des circonstances du cas d’espèce, en confirmant, au stade du pourvoi, l’irrecevabilité du recours en indemnité découlant du lien d’emploi entre un ancien fonctionnaire et son institution dans un délai inférieur au délai de prescription de cinq ans prévu à l’article 46 du statut de la Cour, ce dernier délai, dans le silence des textes applicables aux litiges entre les fonctionnaires et l’institution dont ils dépendent, ayant été jugé comme étant un élément de comparaison pertinent pour juger de la recevabilité du recours du requérant sans cependant constituer une limite rigide et intangible ( 16 ).

30.

De même, la Cour subordonne la recevabilité des demandes de récupération des dépens exposés devant le juge de l’Union, d’une part, sous peine de déchéance, au respect d’un délai raisonnable entre le prononcé de l’arrêt et la demande de remboursement auprès de l’autre partie au litige ( 17 ) et, d’autre part, dans le silence du règlement de procédure de la Cour, à la contestation par cette autre partie des dépens réclamés ( 18 ).

31.

L’appréciation exposée au point 28 de la présente prise de position n’est pas infirmée par l’arrêt Parlement/Conseil ( 19 ), dont se prévaut la BEI.

32.

Il est vrai que, malgré le silence, à l’époque, de l’article 173 du traité CEE, la Cour a, dans cet arrêt, reconnu la légitimation active du Parlement aux fins de lui permettre de sauvegarder ses prérogatives, sans cependant lui octroyer un délai plus souple que celui prévu par cette disposition à l’égard des recours en annulation introduits, notamment, par les autres institutions.

33.

Toutefois, cette situation diffère de celle des agents de la BEI.

34.

En effet, dans l’arrêt Parlement/Conseil, précité, la revendication du Parlement européen, à laquelle la Cour a fait droit, était de lui reconnaître une voie de droit appropriée, en l’occurrence celle du recours en annulation régie par l’article 173 du traité CEE, pour faire contrôler et, le cas échéant, sanctionner la violation de ses prérogatives par un acte du Conseil des Communautés européennes ou de la Commission, prérogatives qui participaient, selon la Cour, au maintien de l’équilibre institutionnel défini par les traités ( 20 ). Une fois la voie de droit de l’article 173 du traité CEE étendue au profit du Parlement, il était compréhensible, au nom, en particulier, de la même exigence de l’équilibre institutionnel, que les conditions régissant l’introduction des recours visés à cette disposition, dont celle relative au délai de deux mois pour les introduire, devaient s’imposer au Parlement avec la même rigueur qu’à l’égard des autres institutions.

35.

En revanche, et abstraction faite des exigences d’équilibre institutionnel mises en exergue par la Cour dans l’arrêt Parlement/Conseil, précité, il importe de rappeler que la disposition du règlement du personnel de la BEI relative aux voies de recours se limite à énoncer la compétence du juge de l’Union sans fixer de délai de recours, ce qui permet d’expliquer la référence au respect d’un délai raisonnable.

36.

Cela étant – et ensuite –, sous couvert de l’application de la doctrine du délai raisonnable, le Tribunal a, en réalité, dans l’arrêt du 19 juin 2012, méconnu les limites de ses compétences et dénaturé la caractéristique essentielle du respect d’un tel délai, à savoir sa flexibilité.

37.

Pour s’en convaincre, il suffit de mentionner, d’une part, le point 34 de l’arrêt du 19 juin 2012 aux termes duquel le Tribunal juge que l’omission par la BEI d’exercer sa responsabilité réglementaire concernant la fixation d’un délai de recours est indifférente, «dès lors qu’il découle clairement et précisément d’une lecture a contrario de la jurisprudence rendue antérieurement à l’introduction du recours que le juge de l’Union a remédié à cette lacune réglementaire en interprétant le droit de l’Union […] en ce sens qu’un recours introduit par un agent de la BEI à l’expiration d’un délai de trois mois […] augmenté d’un délai de distance forfaitaire de dix jours, doit, en principe, être considéré comme ayant été introduit dans un délai non raisonnable» et partant, comme étant tardif ( 21 ).

38.

D’autre part, les points 27, 30, 35 et 39 de l’arrêt du 19 juin 2012 érigent, en substance, en «règle de droit» une présomption générale du caractère raisonnable du respect d’un délai de trois mois et a contrario du caractère déraisonnable d’un recours introduit après l’expiration d’un tel délai, sans que le juge de l’Union ait à tenir compte des circonstances de chaque espèce, en justifiant cette appréciation en particulier au regard de la jurisprudence portant sur «l’application stricte des règles de procédure fixant un délai de forclusion».

39.

Il est vrai – et cela ne me choque aucunement – que, dans les précédents mentionnés par le Tribunal, le juge de l’Union a considéré, dans le silence des traités et du règlement du personnel de la BEI, que le délai de recours prévu à l’article 91, paragraphe 3, du statut des fonctionnaires, offrait un «point de comparaison pertinent» et que, partant, un délai de trois mois devait, en principe, être considéré comme raisonnable pour l’introduction par un agent de la BEI d’un recours en annulation dirigé contre un acte de cette dernière qui lui fait grief.

40.

Toutefois, en raison de l’omission de la BEI, le délai de trois mois prévu par le statut des fonctionnaires demeure nécessairement un délai indicatif dans le cas des litiges entre celle-ci et ses agents.

41.

Dans ce contexte, contrairement à ce qu’a jugé le Tribunal, un recours introduit après l’expiration d’un tel délai ne peut pas être considéré comme étant tardif parce qu’introduit dans un délai déraisonnable, au motif qu’il importe d’appliquer strictement les règles de procédure prévoyant un délai fixe de forclusion, puisque de telles règles ne s’appliquent tout simplement pas.

42.

Or, de deux choses l’une: soit un délai précis pour l’introduction d’un recours en annulation a été fixé de manière univoque par une disposition de droit primaire ou de droit dérivé de l’Union, auquel cas il est en effet possible d’ignorer les circonstances de chaque espèce, hormis les exceptions fondées sur l’existence de la force majeure ou d’un cas fortuit, et de faire une application rigoureuse des règles de procédure relatives aux délais de forclusion, soit, au contraire, une lacune réglementaire doit être constatée, auquel cas le juge ne peut jamais entièrement la pallier, au risque d’empiéter sur les compétences du pouvoir réglementaire, tout en devant tenir compte des circonstances du cas d’espèce. Ignorer ces différences, à l’instar du Tribunal dans l’arrêt du 19 juin 2012, revient purement et simplement à consacrer un délai fixe de forclusion de trois mois par voie prétorienne.

43.

Enfin, la justification avancée par le Tribunal, qui l’autoriserait à recourir à une interprétation a contrario de sa propre jurisprudence relative au caractère raisonnable du respect d’un délai de trois mois à l’instar de celui prévu par le statut des fonctionnaires, ne convainc pas.

44.

À cet égard, je rappelle que, selon le Tribunal, l’interprétation a contrario de ladite jurisprudence serait en l’espèce admissible «dès lors que toute autre interprétation de celle-ci ne serait ni adéquate ni compatible avec les principes généraux du droit de l’Union applicables [le Tribunal se réfère au point 22 de son arrêt], le contexte et leur finalité (voir, par analogie, arrêt de la Cour du 13 juin 1958, Meroni/Haute Autorité, 9/56, Rec. p. 9, 27), dès lors que seule une application stricte des règles de procédure fixant un délai de forclusion permet de répondre à l’exigence de sécurité juridique et à la nécessité d’éviter toute discrimination ou tout traitement arbitraire dans l’administration de la justice (voir, en ce sens et par analogie, arrêt de la Cour du 22 septembre 2011, Bell & Ross/OHMI, C‑426/10 P […], points 43, 54 et 55)» ( 22 ).

45.

Or, le Tribunal a dénaturé le caractère particulièrement subsidiaire du recours à l’interprétation a contrario retenu par la Cour dans l’arrêt Meroni/Haute Autorité, précité. En effet, recourir à une telle interprétation n’est admissible que «lorsque aucune autre interprétation ne s’avère adéquate et compatible avec le texte, le contexte et l[a] finalité» ( 23 ) de la règle faisant l’objet de ladite interprétation. Le respect d’un délai raisonnable étant précisément le résultat de la conciliation entre le droit à une protection juridictionnelle effective et l’exigence de la sécurité juridique, tel que cela a été rappelé par le Tribunal au point 22 de son arrêt du 19 juin 2012, l’interprétation a contrario consistant à transformer le délai indicatif de trois mois, applicable aux litiges entre la BEI et ses agents, en un délai fixe de forclusion ne correspond certainement pas à la seule (et ultime) interprétation assurant adéquatement la conciliation desdits principes.

46.

Tel n’est pas le cas s’agissant du droit à une protection juridictionnelle effective, l’application du délai raisonnable pouvant permettre, aux fins de la vérification de la recevabilité d’un recours, la prise en compte de circonstances, autres que celles découlant de la force majeure et/ou du cas fortuit, que l’application d’un délai fixe de forclusion n’admettrait pas.

47.

Cela n’est pas non plus le cas en ce qui concerne le principe de sécurité juridique puisque, contrairement à ce qu’insinue la BEI, l’application de la doctrine du délai raisonnable, comprenant la prise en considération des circonstances du cas d’espèce, ne revient pas à remettre indéfiniment en cause la légalité des actes adoptés par cette organisation. En effet, comme je l’ai déjà indiqué, le délai raisonnable joue également le rôle, dans certains cas comme celui examiné ici, d’un délai de forclusion, certes flexible, mais un délai de forclusion tout de même.

48.

Il est vrai que, sous un autre angle, c’est-à-dire celui des agents de la BEI, subordonner la recevabilité de leur recours au respect d’un délai raisonnable, par nature flexible, peut conduire à réduire la prévisibilité de leur action en justice.

49.

Ce risque me semble toutefois nettement réduit. En effet, dans l’hypothèse de recours introduits dans le délai indicatif de trois mois, la jurisprudence établit à juste titre au profit des requérants une forte présomption du caractère raisonnable de l’introduction de leur recours. Dans le cas de recours introduits après l’expiration de ce délai indicatif, les requérants doivent pouvoir se fonder sur la prise en compte des circonstances de chaque cas d’espèce, non seulement en vertu de l’application de la doctrine du délai raisonnable, mais aussi en raison du fait que l’incertitude créée par l’absence d’un délai fixe de forclusion ne saurait leur être reprochée, les risques procéduraux liés à une telle incertitude devant, au contraire, être supportés par l’organisation qui en est à leur origine, en application du principe de l’estoppel ( 24 ) ou de l’adage nemo auditur propriam turpitudinem allegans ( 25 ).

50.

De plus, l’interprétation a contrario retenue par le Tribunal n’est pas non plus indispensable au motif d’éviter un traitement discriminatoire au profit des agents de la BEI. En effet – et indépendamment de la référence quelque peu hasardeuse, faite «en ce sens et par analogie» par le Tribunal, à l’arrêt Bell & Ross/OHMI, précité, prononcé dans le contexte d’un recours en annulation introduit au titre de l’article 230 CE – la comparabilité de la situation des agents de la BEI et de celle des fonctionnaires régis par le statut des fonctionnaires trouve sa limite dans la nature du délai qui peut être opposé aux recours introduits par ces deux catégories de personnes. Dans le premier cas, c’est un délai nécessairement souple qui s’applique, en raison de l’omission de la BEI; dans le second, il s’agit d’un délai fixe établi sans équivoque par les dispositions du statut des fonctionnaires.

51.

Au demeurant, si l’on se limite à comparer les règles procédurales, telle n’est pas l’unique différence qui existe entre ces deux catégories de personnes. Ainsi, tandis que les articles 90 et 91 du statut des fonctionnaires prévoient le recours à une procédure administrative préalable dont le déroulement régulier et complet constitue une condition de recevabilité des recours introduits par les fonctionnaires contre leur institution d’emploi, l’article 41 du règlement du personnel de la BEI institue, en revanche, une procédure interne facultative de conciliation, qui ne saurait être convertie en une procédure obligatoire, à l’instar de celle visée aux articles 90 et 91 du statut des fonctionnaires, procédure de conciliation qui n’a pas d’incidence sur le délai d’introduction d’un recours devant le juge de l’Union ( 26 ). En outre, si l’agent de la BEI demande la mise en œuvre d’une telle procédure, le juge de l’Union considère que le délai pour l’introduction d’un recours devant lui ne commence à courir que lorsqu’une telle procédure a pris fin, à condition que l’agent ait formulé une demande de conciliation dans un délai raisonnable après avoir reçu communication de l’acte lui faisant grief et que la durée de la procédure de conciliation elle-même ait été raisonnable ( 27 ).

52.

On le constate donc, le juge de l’Union est pleinement conscient des limites procédurales de l’analogie qui peut exister entre le régime contractuel applicable aux agents de la BEI et le régime statutaire des fonctionnaires des institutions. Qui plus est, dans le cas objet de la présente affaire, le fait d’admettre un délai souple de forclusion au bénéfice des agents de la BEI, en raison de l’omission de cette dernière, ne porte aucunement préjudice aux fonctionnaires des institutions dont les recours sont régis par les dispositions du statut des fonctionnaires.

53.

Par conséquent, je considère que, en retenant une interprétation de la notion de délai raisonnable détachée de toute prise en considération des circonstances propres à chaque espèce et, partant, incohérente avec la nature même d’un tel délai, telle qu’elle résulte de la jurisprudence, le Tribunal a entaché l’arrêt du 19 juin 2012 d’une erreur de droit.

B – Sur l’atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif affirmé par l’article 47 de la Charte

54.

Par le second motif de réexamen, la décision du 12 juillet 2012 invite la Cour à déterminer si, en attachant un effet de forclusion au dépassement d’un délai raisonnable, l’interprétation retenue par le Tribunal n’est pas de nature à porter atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif ( 28 ), lequel, il est constant, constitue un principe général du droit de l’Union, qui est désormais exprimé à l’article 47 de la Charte ( 29 ).

55.

Il y a lieu de rappeler tout d’abord que, en vertu de l’article 52 de la Charte, toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par celle-ci doit être «prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés», ces limitations devant, en particulier, répondre effectivement à des objectifs d’intérêt général et respecter le principe de proportionnalité.

56.

Selon ce même article, dans la mesure où la Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention, sans toutefois faire obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue.

57.

Ainsi que le soutiennent à juste titre les demandeurs au pourvoi, la BEI et la Commission dans leurs observations écrites respectives, l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, qui consacre le droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial – et auquel la Cour s’est d’ailleurs référée, en association avec l’article 13 de ladite convention, dans le cadre de l’interprétation du droit communautaire avant que la Charte soit adoptée ou ne possède de valeur contraignante ( 30 ) – est pertinent ( 31 ).

58.

Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme portant sur l’interprétation dudit article 6, paragraphe 1, CEDH, le «droit à un tribunal», dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation ( 32 ).

59.

Selon cette même jurisprudence, ces limitations ne sauraient toutefois restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même, ces limitations ne se conciliant avec l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ( 33 ).

60.

Dans ce contexte, si la Cour européenne des droits de l’homme rappelle que les réglementations relatives aux délais à respecter pour former un recours visent à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de sécurité juridique, règles que les particuliers doivent s’attendre à ce qu’elles soient appliquées ( 34 ), la Cour vérifie néanmoins si l’effectivité de l’accès au tribunal voulue par l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH n’est pas entravée, par exemple, par une interprétation ou par une application «particulièrement strictes» ( 35 ) ou «excessivement restrictives» ( 36 ) de telles règles de procédure de sorte à exclure l’examen au fond d’un recours ou de nature à constituer «une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente» ( 37 ).

61.

Ainsi, «le fait d’avoir pu emprunter une voie de recours pour entendre déclarer son action irrecevable ne satisfait pas toujours aux impératifs de l’article 6, paragraphe 1, CEDH; encore faut-il que le degré d’accès soit suffisant pour assurer à l’individu le ‘droit à un tribunal’ eu égard au principe de prééminence du droit dans une société démocratique» ( 38 ).

62.

C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme examine, par exemple, si un délai pour introduire un pourvoi en cassation est suffisant au regard du lieu du domicile du requérant ( 39 ), si le refus par une juridiction nationale de proroger un délai préalablement fixé par la loi pour introduire un pourvoi n’est pas déraisonnable ( 40 ), si les règles relatives à la computation des délais de recours sont suffisamment claires et cohérentes ( 41 ) ou si des erreurs commises par les juridictions nationales dans la computation desdits délais n’entraînent pas une atteinte à l’effectivité de l’accès au tribunal, prévue par l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH ( 42 ).

63.

L’article 47 de la Charte assurant, dans le droit de l’Union, la protection conférée par l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH ( 43 ), il appartient sans nul doute à la Cour de garantir, en particulier, un degré de contrôle au moins équivalent sur l’interprétation et l’application par le Tribunal des exigences procédurales prévues par le droit de l’Union, y compris celles relatives aux délais d’introduction d’instance, à celui qui est exercé, dans cette matière, par la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH à l’égard des juridictions des parties contractantes à cette convention ( 44 ).

64.

D’une manière générale, et quand bien même aucune des parties intéressées ayant déposé des observations dans la présente affaire ne l’a soutenu en ces termes, le fait que la Cour européenne des droits de l’homme ait pu constater une violation de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH dans des affaires portant sur l’interprétation et/ou l’application de délais d’introduction d’instance généralement brefs ne saurait signifier a contrario que la Cour soit privée de la possibilité d’établir la violation de l’article 47 de la Charte par le juge de l’Union, eu égard aux délais, ordinairement plus longs, accordés aux particuliers pour contester devant ce dernier la légalité d’un acte d’une institution ou d’un organe de l’Union leur faisant grief.

65.

Dans ce contexte, tandis que les affaires précédemment mentionnées qui ont été portées devant la Cour européenne des droits de l’homme concernaient l’interprétation ou l’application de délais de procédure préalablement fixés par la loi, il est constant en l’espèce que les demandeurs au pourvoi pouvaient s’attendre, en raison de l’omission procédurale de la BEI, non pas à ce que le Tribunal – et avant lui le TFP – applique un délai fixe de forclusion à leur action, mais se borne, au contraire, à faire application de la doctrine du «délai raisonnable» pour juger de la recevabilité de leur recours.

66.

Or, s’il n’est pas exclu que les demandeurs au pourvoi auraient en effet pu introduire leur recours dans un délai de trois mois, ils ne pouvaient, en revanche, pas s’attendre, en raison du caractère nécessairement indicatif de ce délai dans le contexte des litiges entre la BEI et ses agents, à ce que le dépassement de quelques secondes dudit délai soit considéré par le Tribunal, en référence à une jurisprudence relative à l’interprétation stricte des règles de procédure se rapportant aux délais de recours fixés par le droit de l’Union, comme étant déraisonnable, qui plus est sans prise en considération de toutes les circonstances de l’espèce, allant au-delà des hypothèses de la force majeure et du cas fortuit.

67.

Quant à la prétendue négligence des demandeurs au pourvoi au motif qu’ils auraient attendu quelques minutes avant l’expiration du délai de trois mois pour introduire leur recours, celle-ci est dépourvue de tout fondement puisque, comme je l’ai déjà mentionné, ce délai ne constitue qu’un délai indicatif, sans exonérer le juge de l’Union, y compris d’office, d’examiner si ledit recours a été introduit dans un délai déraisonnable, eu égard à toutes les circonstances du cas d’espèce, allant au-delà des hypothèses de la force majeure et du cas fortuit.

68.

Par conséquent, en statuant comme il l’a fait et en confirmant l’ordonnance du TFP Arango Jaramillo e.a./BEI, précitée, constatant l’irrecevabilité du recours introduit par les demandeurs au pourvoi au motif de son caractère tardif, le Tribunal a, à mon sens, interprété et appliqué la notion de délai raisonnable de façon excessivement rigoureuse et a, partant, enfreint le droit à un recours juridictionnel effectif, tel que garanti par l’article 47 de la Charte, les privant ainsi du droit de voir leur recours examiné au fond.

III – Sur l’existence d’une atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union

69.

Une ou plusieurs erreurs de droit de la part du Tribunal, même grossières, n’entraînent pas nécessairement atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union, au sens de l’article 62 ter du statut de la Cour de justice.

70.

À l’inverse, les quatre considérations sur lesquelles la Cour s’est fondée pour arriver au constat que la violation des deux règles procédurales en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Réexamen M/EMEA, précité ( 45 ), avait porté «atteinte à l’unité et à la cohérence du droit [de l’Union]» ( 46 ) ne sont ni minimales ni exhaustives puisque, considérées dans leur ensemble ( 47 ), elles ont conduit la Cour à constater une atteinte cumulée aux deux conditions normalement alternatives qui emportent le réexamen d’une décision du Tribunal.

71.

Il n’en demeure pas moins que des considérations en substance analogues à celles mises en exergue par la Cour dans son arrêt Réexamen M/EMEA, précité, se présentent, selon moi, également en l’espèce.

72.

C’est ainsi, premièrement, que l’arrêt du 19 juin 2012 constitue la première décision par laquelle ce dernier a confirmé que le non-respect d’un délai indicatif pour introduire un recours en annulation emportait, sur la base d’une interprétation a contrario de la jurisprudence et d’une interprétation stricte des règles de procédure relatives aux délais, l’irrecevabilité dudit recours au motif de sa tardiveté. Cet arrêt est donc susceptible de constituer un précédent pour des affaires futures ( 48 ).

73.

Deuxièmement, en considérant que le juge de l’Union était dispensé de prendre en considération toutes les circonstances du cas d’espèce pour examiner le caractère déraisonnable du dépassement d’un délai raisonnable, le Tribunal s’est, à mon sens, écarté de l’essence même de cette dernière notion, consacrée en droit de l’Union, en entachant son arrêt d’incohérence.

74.

Troisièmement, les deux principes (délai raisonnable et droit à un recours juridictionnel effectif) que, à mon avis, le Tribunal a méconnus ne relèvent pas exclusivement du droit de la fonction publique, mais sont applicables indépendamment de la matière en cause ( 49 ).

75.

Enfin, quatrièmement, ces deux principes occupent une place importante dans l’ordre juridique de l’Union ( 50 ). En particulier, le droit garanti par l’article 47 de la Charte a, conformément à l’article 6 TUE, la même valeur juridique que les traités. Ce droit est, de surcroît, inhérent à tout ordre juridique fondé sur le principe de l’État de droit, tel que celui de l’Union ( 51 ), et revêt ainsi au sein de cette dernière, à tout le moins, un caractère «constitutionnel» ( 52 ).

76.

Pour l’ensemble de ces raisons, j’estime que, par son arrêt du 19 juin 2012, le Tribunal a, tout au moins, porté atteinte à la cohérence du droit de l’Union.

IV – Sur l’étendue de l’annulation

77.

Selon l’article 62 ter, premier alinéa, du statut de la Cour, si celle-ci constate que la décision du Tribunal porte atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union, elle renvoie l’affaire devant le Tribunal qui est lié par les points de droit tranchés par la Cour. En renvoyant l’affaire, la Cour peut, en outre, indiquer les effets de la décision du Tribunal qui doivent être considérés comme définitifs à l’égard des parties au litige. À titre d’exception, la Cour peut elle-même statuer définitivement, si la solution du litige découle, compte tenu du résultat du réexamen, des constatations de fait sur lesquelles est fondée la décision du Tribunal.

78.

Il s’ensuit que la Cour ne saurait se borner à constater l’atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union sans tirer des conséquences de cette constatation à l’égard du litige en cause ( 53 ).

79.

En l’occurrence, j’estime qu’il y a lieu d’annuler l’arrêt du 19 juin 2012 en ce qu’il a confirmé, au stade du pourvoi, l’irrecevabilité du recours introduit devant le TFP et a condamné les demandeurs au pourvoi aux dépens de la procédure devant lui.

80.

En revanche, l’atteinte à la cohérence du droit de l’Union résultant de la violation des deux principes qui vient d’être constatée, il est évident que la Cour ne saurait statuer elle-même définitivement sur le litige porté, en première instance, devant le TFP par les demandeurs au pourvoi.

81.

Dans le cadre du réexamen, aucune disposition du statut de la Cour ou de son règlement de procédure n’impose à la Cour de renvoyer l’affaire devant le Tribunal plutôt que directement devant le TFP pour que celui-ci permette aux parties de se prononcer sur le fond du litige.

82.

Comme cela résulte du point 30 de l’arrêt Réexamen M/EMEA, précité, le juge du pourvoi peut, sous certaines conditions, statuer sur le fond d’un recours bien que la procédure en première instance a été limitée à une exception d’irrecevabilité à laquelle le juge de cette instance a fait droit. Tel peut être le cas, d’une part, lorsque l’annulation de l’arrêt ou de l’ordonnance attaqués implique nécessairement une certaine solution quant au fond du recours en cause ou, d’autre part, lorsque l’examen au fond du recours en annulation repose sur des arguments échangés par les parties dans le cadre du pourvoi à la suite d’un raisonnement du juge de première instance.

83.

Il est clair que tel n’est pas le cas dans la présente affaire et que le Tribunal ne pourra que constater, à l’instar de la position qu’il a prise à la suite du renvoi par la Cour, après réexamen, de ladite affaire Réexamen M/EMEA ( 54 ), qu’il ne peut que renvoyer à son tour l’affaire au TFP afin que ce dernier statue sur les conclusions en annulation exposées par les demandeurs au pourvoi.

84.

Cependant, et afin de respecter la hiérarchie voulue par les traités au sein de l’institution juridictionnelle de l’Union, il appartient au seul Tribunal d’adopter une telle décision après avoir entendu les parties, conformément à son règlement de procédure ( 55 ). Je suggère donc que la Cour renvoie l’affaire devant ce dernier.

V – Sur les dépens

85.

Selon l’article 195, paragraphe 6, du règlement de procédure de la Cour, lorsque la décision du Tribunal faisant l’objet du réexamen a été rendue en vertu de l’article 256, paragraphe 2, TFUE, la Cour statue sur les dépens.

86.

En l’absence de règles particulières régissant la répartition des dépens dans le cadre d’un réexamen, et conformément à ce que la Cour a retenu dans l’arrêt Réexamen M/EMEA, précité ( 56 ), je propose que les parties ayant déposé des mémoires ou des observations écrites dans la présente procédure supportent leurs propres dépens afférents à celle-ci.

VI – Conclusion

87.

Au vu des considérations qui précèdent, je propose que la Cour déclare et arrête:

1)

L’arrêt du Tribunal de l’Union européenne (chambre des pourvois) du 19 juin 2012, Arango Jaramillo e.a./BEI (T‑234/11 P), porte atteinte à la cohérence du droit de l’Union en ce que ledit Tribunal, en tant que juridiction de pourvoi, a interprété la notion de «délai raisonnable» – applicable dans le contexte de l’introduction d’un recours en annulation par des agents de la Banque européenne d’investissement à l’encontre d’un acte de celle-ci leur faisant grief – comme étant un délai dont le dépassement emporte le caractère tardif et, partant, l’irrecevabilité du recours, sans que le juge de l’Union ait à tenir compte des circonstances particulières du cas d’espèce, interprétation qui revêt également un caractère excessivement rigoureux de sorte à entraîner une violation du droit à un recours juridictionnel effectif, tel que garanti par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

2)

L’arrêt du Tribunal de l’Union européenne est annulé.

3)

L’affaire est renvoyée devant le Tribunal de l’Union européenne.

4)

Les demandeurs au pourvoi la Banque européenne d’investissement, le gouvernement portugais ainsi que la Commission européenne supportent leurs propres dépens afférents à la procédure de réexamen.


( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) Réexamen Arango Jaramillo e.a./BEI (C‑334/12 RX, ci-après la «décision du 12 juillet 2012»).

( 3 ) T‑234/11 P, ci-après l’«arrêt du 19 juin 2012»).

( 4 ) La première occasion a donné lieu à l’arrêt du 17 décembre 2009, Réexamen M/EMEA (C-197/09 RX-II, Rec. p. I-12033).

( 5 ) Ordonnance du 4 février 2011, Arango Jaramillo e.a./BEI (F-34/10).

( 6 ) Voir points 22 et 25 de l’arrêt ainsi que jurisprudence citée.

( 7 ) Le Tribunal mentionne, à cet égard, son arrêt du 23 février 2001, De Nicolo/BEI (T-7/98, T-208/98 et T-109/99, RecFP p. I-A-49 et II-185, point 107); l’ordonnance du président du Tribunal du 6 décembre 2002, D/BEI (T-275/02 R, RecFP p. I-A-259 et II-1295, point 33), ainsi que, par analogie, l’ordonnance du Tribunal du 30 mars 2000, Méndez Pinedo/BCE (T-33/99, RecFP p. I-A-63 et II-273, points 33 et 34).

( 8 ) JO L 265, p. 1.

( 9 ) Observations de la Commission (point 13).

( 10 ) Ibidem (point 18).

( 11 ) Idem.

( 12 ) Voir, s’agissant de l’absence d’indication d’un délai pour évoquer un moyen nouveau devant le Tribunal, arrêt du Tribunal du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T-32/91, Rec. p. II-1825, point 40). Le pourvoi de la Commission contre cet arrêt, y compris les points 40 et 41 de ses motifs, a été rejeté par la Cour comme étant non fondé: voir arrêt du 6 avril 2000, Commission/Solvay (C-287/95 P et C-288/95 P, Rec. p. I-2391, points 31, 73 et 74).

( 13 ) Voir également, en ce sens, arrêt du Tribunal du 6 mars 2001, Dunnett e.a./BEI (T-192/99, Rec. p. II-813, points 52 et 53), ainsi que ordonnance du Tribunal du 11 décembre 2001, Cerafogli e.a./BCE (T-20/01, RecFP p. I-A-235 et II-1075, point 61).

( 14 ) Réexamen Marcuccio/Commission (C‑478/10 RX).

( 15 ) T‑157/09 P.

( 16 ) Ibidem (points 42 à 47).

( 17 ) Voir arrêt du 21 juin 1979, Dietz/Commission (126/76 DEP, Rec. p. 2131 point 1).

( 18 ) Voir ordonnance du 22 février 1968, Acciaierie San Michele/Haute Autorité (9/65 et 58/65, Rec. p. 383, point 11).

( 19 ) Arrêt du 22 mai 1990 (C-70/88, Rec. p. I-2041).

( 20 ) Ibidem (points 21 à 26).

( 21 ) Italiques ajoutés par mes soins.

( 22 ) Point 27 de l’arrêt du 19 juin 2012.

( 23 ) Arrêt précité, point 2, p. 26 (italiques ajoutés par mes soins).

( 24 ) Principe reconnu en droit de l’Union également: voir, notamment, arrêts de la Cour du 15 janvier 1986, Hurd (44/84, Rec. p. 29, point 57); du 28 juin 2005, Dansk Rørindustri e.a./Commission (C-189/02 P, C-202/02 P, C-205/02 P à C-208/02 P et C-213/02 P, Rec. p. I-5425, points 82 à 88), ainsi que du Tribunal du 9 juillet 2003, Kyowa Hakko Kogyo et Kyowa Hakko Europe/Commission (T-223/00, Rec. p. II-2553, points 34 et 53).

( 25 ) Considéré comme un «principe de droit» par le Tribunal dans son arrêt du 11 décembre 1996, Barraux e.a./Commission (T-177/95, RecFP p. I-A-541 et II-1451, point 55).

( 26 ) Voir arrêt du Tribunal du 27 avril 2012, De Nicola/BEI (T‑37/10 P, points 75 à 77 et jurisprudence citée).

( 27 ) Arrêt Dunnett e.a./BEI, précité (point 56).

( 28 ) Voir point 2 du dispositif et point 16 de la décision.

( 29 ) Voir, notamment, arrêt du 16 juillet 2009, Der Grüne Punkt – Duales System Deutschland/Commission (C-385/07 P, Rec. p. I-6155, points 177 et 178 et jurisprudence citée), ainsi que ordonnance du 22 septembre 2011, Pagnoul (C‑314/10, point 24).

( 30 ) Voir, notamment, arrêts du 15 mai 1986, Johnston (222/84, Rec. p. 1651, point 18), et du 19 septembre 2006, Wilson (C-506/04, Rec. p. I-8613, points 46 et 47 ainsi que jurisprudence citée).

( 31 ) Voir à cet égard, notamment, arrêt du 22 décembre 2010, DEB (C-279/09, Rec. p. I-13849, point 32). La double filiation de l’article 47 de la Charte aux articles 6 et 13 de la CEDH est notamment rappelée dans les explications relatives à la Charte (JO 2007, C 303, p. 17, spécialement p. 29 et 30).

( 32 ) Voir, notamment, Cour eur. D. H., arrêts du 19 février 1998, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne (Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 290, § 34); du 24 février 2009, L’Erablière ASBL c. Belgique (requête no 49230/07, Recueil des arrêts et décisions 2009-II, § 35), et du 6 décembre 2011, Anastasakis c. Grèce (requête no 41959/08, § 24).

( 33 ) Idem.

( 34 ) Voir, notamment, Cour eur. D. H., arrêts du 28 octobre 1998, Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne (Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, § 45); du 22 juin 2006, Díaz Ochoa c. Espagne (requête no 423/03, § 44); du 31 janvier 2012, Assunção Chaves c. Portugal (requête no 61226/08, § 77), et du 3 juillet 2012, Radeva c. Bulgarie (requête no 13577/05, § 26).

( 35 ) Voir Cour eur. D. H., arrêt du 29 mai 2012, Ute Saur Vallnet c. Andorre (requête no 16047/10, § 43 et jurisprudence citée).

( 36 ) Voir, par exemple, Cour eur. D. H., arrêt Díaz Ochoa c. Espagne, précité (§ 50).

( 37 ) Cour eur. D. H., arrêt L’Erablière ASBL c. Belgique, précité (§ 35).

( 38 ) Voir en ce sens, notamment, Cour eur. D. H., arrêts du 21 février 1975, Golder c. Royaume-Uni (série A no 18, p. 18, § 34 et 35), et du 16 décembre 1992, Geouffre de la Pradelle c. France (requête no 12964/87, Recueil des arrêts et décisions, p. 43, § 34). Voir, également, Cour eur. D. H., arrêt Radava c. Bulgarie, précité (§ 27).

( 39 ) Cour eur. D. H., arrêt du 10 juillet 2001, Tricard c. France (requête no 40472/98, § 31).

( 40 ) Voir Cour eur. D. H., arrêt du 19 mai 2005, Kaufmann c. Italie (requête no 14021/02, § 34 à 39).

( 41 ) Voir Cour eur. D. H., arrêt Geouffre de la Pradelle c. France, précité (§ 29 à 35).

( 42 ) Cour eur. D. H., arrêt Radeva c. Bulgarie, précité (§ 27 à 29). Voir en ce sens, également, Cour eur. D. H., arrêt Ute Saur Vallnet c. Andorre, précité (§ 41 à 43).

( 43 ) Arrêts du 8 décembre 2011, Chalkor/Commission (C-386/10 P, Rec. p. I-13085, point 51), et du 6 novembre 2012, Otis e.a. (C‑199/11, point 47). Voir également, en ce sens, arrêt DEB, précité (point 32).

( 44 ) Étant entendu que, contrairement aux affaires examinées par la Cour européenne des droits de l’homme, il s’agit ici d’interpréter non pas la législation procédurale interne des États membres, mais le droit de l’Union, tâche qui incombe en premier lieu à la Cour.

( 45 ) À toutes fins utiles, je rappelle que, dans cette affaire, la Cour a jugé, d’une part, que le Tribunal avait interprété erronément la notion de «litige en état d’être jugé», au sens notamment de l’article 61 du statut de la Cour, et méconnu, à cet égard, l’article 13 de son annexe, en statuant sur le fond d’un recours tendant à l’octroi d’une indemnité en réparation d’un préjudice moral, alors que la procédure en première instance était limitée à une exception d’irrecevabilité (point 37 dudit arrêt), et, d’autre part, et indépendamment de l’«erreur de droit» précédemment indiquée, que, en statuant sur le fond du litige sans avoir mis l’Agence européenne des médicaments en mesure de faire connaître utilement son point de vue sur les conclusions indemnitaires du requérant, le Tribunal avait «méconnu le principe du contradictoire résultant des exigences liées au droit à un procès équitable» (voir points 38 et 59 du même arrêt).

( 46 ) Ibidem (point 1 du dispositif ainsi que points 66 et 67 de l’arrêt). Italiques ajoutés par mes soins.

( 47 ) Ibidem (point 66).

( 48 ) Voir arrêt Réexamen M/EMEA, précité (point 62). Bien que limité, le caractère de précédent de cet arrêt pourrait concerner non seulement les litiges opposant la BEI à ses agents, mais également ceux concernant la Banque centrale européenne (BCE). Par ailleurs, il ne saurait être exclu qu’un raisonnement similaire puisse être mené par le Tribunal dans le contexte de la recevabilité des recours en indemnité introduits par les fonctionnaires contre leur institution.

( 49 ) Arrêt Réexamen M/EMEA, précité (point 64).

( 50 ) Ibidem (point 65)

( 51 ) Voir article 2 TUE.

( 52 ) Voir, notamment, en ce sens, points 176 et 177 de mes conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt 27 février 2007, Gestoras Pro Amnistía e.a./Conseil (C-354/04 P, Rec. p. I-1579).

( 53 ) Arrêt Réexamen M/EMEA, précité (point 69).

( 54 ) Arrêt du Tribunal du 8 juillet 2010, M/EMEA (T‑12/08 P-RENV-RX, Rec. p. II-3735, point 38).

( 55 ) Article 121 quater, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal.

( 56 ) Voir arrêt Réexamen M/EMEA, précité (point 73).