ORDONNANCE DE LA COUR (sixième chambre)
21 février 2013 (*)
«Règlement de procédure – Articles 53, paragraphe 2, 93, sous a), et 99 – Renvoi préjudiciel – Examen de la conformité d’une règle nationale tant avec le droit de l’Union qu’avec la Constitution nationale – Réglementation nationale prévoyant le caractère prioritaire d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Absence de mise en œuvre du droit de l’Union – Incompétence manifeste de la Cour»
Dans l’affaire C‑312/12,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le tribunal du travail de Huy (Belgique), par décision du 22 juin 2012, parvenue à la Cour le 28 juin 2012, dans la procédure
Agim Ajdini
contre
État belge,
LA COUR (sixième chambre),
composée de Mme M. Berger (rapporteur), président de chambre, MM. E. Levits et J.-J. Kasel, juges,
avocat général: Mme J. Kokott,
greffier: M. A. Calot Escobar,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,
rend la présente
Ordonnance
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 20, 21 et 26 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte») ainsi que de l’article 267 TFUE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Ajdini à l’État belge à propos de l’octroi d’une allocation versée aux personnes handicapées.
Le cadre juridique
La loi spéciale sur la Cour constitutionnelle
3 L’article 26, paragraphe 4, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (Moniteur belge du 7 janvier 1989, p. 315), telle que modifiée par la loi spéciale du 12 juillet 2009 (Moniteur belge du 31 juillet 2009, p. 51617), est libellé comme suit:
«Lorsqu’il est invoqué devant une juridiction qu’une loi, un décret ou une règle visée à l’article 134 de la Constitution viole un droit fondamental garanti de manière totalement ou partiellement analogue par une disposition du titre II de la Constitution ainsi que par une disposition de droit européen ou de droit international, la juridiction est tenue de poser d’abord à la Cour constitutionnelle la question préjudicielle sur la compatibilité avec la disposition du titre II de la Constitution.
Par dérogation à l’alinéa 1er, l’obligation de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle ne s’applique pas:
1° dans les cas visés aux paragraphes 2 et 3;
[...]»
La loi relative aux allocations aux personnes handicapées
4 L’article 4, paragraphes 1 et 2, de la loi du 27 février 1987 relative aux allocations aux personnes handicapées, dans sa version applicable aux faits de l’espèce, dispose:
«§1. Les allocations visées à l’article 1er ne peuvent être octroyées qu’à une personne qui a sa résidence réelle en Belgique et qui est:
1° Belge;
2° ressortissante d’un pays membre de l’Union européenne;
3° Marocaine, Algérienne ou Tunisienne [...];
4° apatride [...];
5° réfugiée [...];
6° exclue des catégories définies aux 1° à 5°, mais qui a bénéficié jusqu’à l’âge de 21 ans de la majoration de l’allocation familiale prévue à l’article 47, §1er, des lois coordonnées relatives aux allocations familiales pour travailleurs salariés ou à l’article 20, §2, de l’arrêté royal du 8 avril 1976 établissant le régime des prestations familiales en faveur des travailleurs indépendants.
[...]»
Le litige au principal et la question préjudicielle
5 M. Ajdini est un ressortissant serbe qui réside, avec son épouse et ses deux enfants mineurs, également de nationalité serbe, en Belgique depuis l’année 2000.
6 M. Ajdini et sa famille bénéficient d’une autorisation de séjour illimité en Belgique. Ils sont inscrits au registre des étrangers, mais pas encore au registre de la population.
7 La famille Ajdini bénéficie d’une aide sociale équivalente au revenu d’intégration sociale au taux «chef de famille» et aux prestations familiales qui y sont attachées.
8 Le 5 janvier 2010, M. Ajdini a introduit une demande d’allocation aux personnes handicapées. Cette demande a été rejetée par décision du 21 juin 2010 du service des allocations aux handicapés, au motif que M. Ajdini, en tant que ressortissant serbe, ne satisfaisait à aucune des conditions de nationalité prévues par la loi du 27 février 1987 relative aux allocations aux personnes handicapées.
9 M. Ajdini a saisi le tribunal du travail de Huy d’un recours tendant à la réformation de cette décision. Il s’appuie, à cet égard, sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle une différence de traitement, en ce qui concerne le bénéfice des prestations sociales, entre les ressortissants nationaux ou de pays ayant signé une convention de réciprocité et les autres étrangers peut être constitutive d’une discrimination en violation de l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, combiné avec l’article 1er du protocole n° 1 de ladite convention (Cour eur. D. H., arrêt Koua Poirrez c. France du 30 septembre 2003).
10 La juridiction de renvoi relève que la Cour d’arbitrage, devenue par la suite Cour constitutionnelle, a examiné à plusieurs reprises la question de savoir si les conditions de nationalité prévues par la loi du 27 février 1987 relative aux allocations aux personnes handicapées peuvent être considérées comme constitutives d’une discrimination. Dans son arrêt du 19 mai 2004, la Cour d’arbitrage a répondu par la négative à cette question au motif, en substance, que la réglementation belge se distingue de la réglementation nationale en cause dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Koua Poirrez c. France, précité, en ce que la réglementation belge permet à une personne handicapée étrangère qui ne bénéficie pas des allocations aux personnes handicapées de revendiquer le bénéfice d’une aide sociale prenant son handicap en considération.
11 Dans son arrêt du 11 janvier 2012, la Cour constitutionnelle, se référant à l’arrêt précédent de la Cour d’arbitrage, a confirmé l’appréciation portée dans celui-ci et a ajouté que la distinction opérée par la réglementation belge entre les étrangers inscrits au registre des étrangers, d’une part, et les personnes inscrites au registre de la population, d’autre part, n’est pas constitutive d’une discrimination dès lors que le statut des premiers présente un lien avec le Royaume de Belgique, lien que le législateur a pu juger moins important que celui que présente la seconde catégorie de personnes.
12 La juridiction de renvoi, qui fait état des hésitations des juridictions du fond à suivre la jurisprudence de la Cour d’arbitrage et de la Cour constitutionnelle, considère que M. Ajdini présente des liens très forts avec le Royaume de Belgique et remplit les conditions médicales requises pour bénéficier d’une allocation en raison de son handicap. Reconnaissant toutefois que l’intéressé n’entre pas dans le champ d’application de la loi du 27 février 1987 relative aux allocations aux personnes handicapées, elle s’interroge sur la conformité de cette exclusion avec le droit de l’Union.
13 C’est dans ces conditions que le tribunal du travail de Huy a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) L’article 4 de la loi du 27 février 1987 relative aux allocations aux handicapés, en ce qu’il exclut du bénéfice des allocations aux handicapés, du seul fait de sa nationalité, la personne étrangère qui séjourne légalement en Belgique, qui est inscrite au registre des étrangers et possède des liens forts et durables avec [le Royaume de] Belgique, y résidant avec sa famille depuis 12 ans, avec la circonstance particulière que cette personne étrangère est ressortissante d’un État tiers officiellement candidat à l’adhésion à l’Union européenne, est-il conforme au droit européen, et en particulier à la [Charte], notamment [à] ses articles 20, 21 et 26?
2) L’article 26, paragraphe 4, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour [constitutionnelle, telle que modifiée] est-il conforme au droit européen, et en particulier à l’article [267 TFUE]?».
Sur la compétence de la Cour
14 En vertu des articles 53, paragraphe 2, et 93, sous a), de son règlement de procédure, lorsqu’elle est manifestement incompétente pour connaître d’une demande de décision préjudicielle, la Cour, l’avocat général entendu, peut, sans poursuivre la procédure, statuer par voie d’ordonnance motivée.
15 Par ailleurs, en vertu de l’article 99 de ce même règlement de procédure, lorsqu’une question posée à titre préjudiciel est identique à une question sur laquelle la Cour a déjà statué, celle-ci peut, après avoir entendu l’avocat général, à tout moment, statuer par voie d’ordonnance motivée comportant référence à l’arrêt précédent.
16 Il y a lieu de faire application de ces dispositions du règlement de procédure dans la présente affaire.
17 À titre liminaire, il convient d’indiquer à la juridiction de renvoi si l’article 267 TFUE s’oppose à une législation d’un État membre qui, telle que la législation belge, impose aux juridictions de cet État de saisir préalablement la juridiction nationale chargée d’exercer le contrôle de constitutionnalité des lois d’une question relative à la conformité d’une disposition de droit interne avec un droit fondamental garanti par la Constitution lorsque est en cause, concomitamment, la contrariété de cette disposition avec un droit fondamental garanti, de manière totale ou partielle, par le droit de l’Union.
18 À l’égard d’une question en substance identique, la Cour a rappelé, au point 20 de l’ordonnance du 1er mars 2011, Chartry (C‑457/09, Rec. p. I‑819), que l’article 267 TFUE s’oppose à une législation d’un État membre qui instaure une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité des lois nationales, pour autant que le caractère prioritaire de cette procédure a pour conséquence d’empêcher, tant avant la transmission d’une question de constitutionnalité à la juridiction nationale chargée d’exercer le contrôle de constitutionnalité des lois que, le cas échéant, après la décision de cette juridiction sur ladite question, toutes les autres juridictions nationales d’exercer leur faculté ou de satisfaire à leur obligation de saisir la Cour de questions préjudicielles (voir, également, ordonnances du 22 septembre 2011, Pagnoul, C‑314/10, point 21, ainsi que Lebrun et Howet, C‑538/10, point 16).
19 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le droit de l’Union et, en particulier, les articles 20, 21 et 26 de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’une réglementation nationale excluant du bénéfice des allocations aux handicapés, du seul fait de sa nationalité, un ressortissant d’un État tiers candidat à l’adhésion à l’Union, qui séjourne légalement dans un État membre depuis douze ans et possède des liens forts et durables avec ce dernier, est conforme au droit de l’Union et aux dispositions précitées de la Charte.
20 Il convient de vérifier la compétence de la Cour pour répondre à cette question.
21 À cet égard, la Cour a constaté, au point 21 de l’ordonnance Chartry, précitée, que, saisie au titre de l’article 267 TFUE, elle est compétente pour statuer sur l’interprétation des traités ainsi que sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union. Elle a, toutefois, rappelé que, dans ce cadre, sa compétence est limitée à l’examen des seules dispositions du droit de l’Union (voir, notamment, ordonnances Pagnoul, précitée, point 22; Lebrun et Howet, précitée, point 17, ainsi que du 14 décembre 2011, Boncea e.a., C‑483/11 et C‑484/11, point 28).
22 En ce qui concerne les exigences découlant de la protection des droits fondamentaux, la Cour a précisé, au point 22 de l’ordonnance Chartry, précitée, que, selon une jurisprudence constante, ces exigences lient les États membres dans tous les cas où ils sont appelés à appliquer le droit de l’Union. Au point 23 de cette ordonnance, la Cour a ajouté que, de même, l’article 51, paragraphe 1, de la Charte énonce que les dispositions de celle-ci s’adressent «aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union» (voir, également, ordonnances Pagnoul, précitée, point 23; Lebrun et Howet, précitée, point 18; arrêt du 7 juin 2012, Vinkov, C‑27/11, non encore publié au Recueil, points 56 et 57; ordonnances du 14 décembre 2011, Cozman, C‑462/11, point 14, ainsi que du 15 novembre 2012, Corpul Naţional al Poliţiştilor, C‑369/12, point 14).
23 Or, la décision de renvoi ne contient aucun élément concret permettant de considérer que la situation du requérant au principal relève du droit de l’Union ou que la réglementation nationale en cause vise à mettre en œuvre le droit de l’Union.
24 Le litige au principal oppose en effet M. Ajdini, ressortissant d’un État tiers et résident en Belgique où il bénéficie d’une aide sociale, à l’État belge à propos de l’octroi d’une prestation sociale prévue par le droit belge.
25 En dépit de la longueur de son séjour en Belgique, dont fait état la juridiction de renvoi, il n’apparaît pas que ce ressortissant bénéficie du statut de résident de longue durée au sens de la directive 2003/109/CE du Conseil, du 25 novembre 2003, relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée (JO 2004, L 16, p. 44), dès lors que le système mis en place par celle-ci indique clairement que l’acquisition du statut de résident de longue durée accordé en vertu de cette directive est soumise à une procédure particulière et, en outre, à l’obligation de remplir les conditions précisées au chapitre II de ladite directive, parmi lesquelles figure l’obligation, pour l’intéressé, de fournir la preuve qu’il dispose pour lui et pour les membres de sa famille de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille sans recourir au système d’aide sociale de l’État membre concerné ainsi que d’une assurance maladie (voir arrêts du 24 avril 2012, Kamberaj, C‑571/10, non encore publié au Recueil, points 66 et 67, ainsi que du 8 novembre 2012, Iida, C‑40/11, non encore publié au Recueil, point 38).
26 Par ailleurs, la juridiction de renvoi a constaté que la République de Serbie, État dont le requérant au principal est ressortissant, n’a conclu avec l’Union aucun accord concernant le régime de sécurité sociale susceptible de s’appliquer à un ressortissant dans la situation de M. Ajdini.
27 Il ressort ainsi du dossier que le régime de sécurité sociale applicable au requérant au principal pendant son séjour en Belgique est régi par le droit national, auquel il appartient de définir les conditions d’octroi de la prestation qui fait l’objet du litige au principal.
28 Il convient d’ajouter que la circonstance, soulignée par la juridiction de renvoi, que la République de Serbie ait le statut d’État candidat à l’adhésion à l’Union ne saurait modifier la situation de M. Ajdini, le statut en cause n’ayant pas pour effet de conférer aux ressortissants de l’État candidat le droit de se prévaloir devant les juridictions d’un État membre de droits supplémentaires à ceux conférés par le droit de l’Union aux ressortissants des États tiers.
29 Dans ces conditions, force est d’en conclure que la compétence de la Cour pour répondre à la présente demande de décision préjudicielle n’est pas établie.
30 Il y a donc lieu de constater, sur le fondement de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, que la Cour est manifestement incompétente pour répondre aux questions posées par le tribunal du travail de Huy.
Sur les dépens
31 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle‑ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) ordonne:
La Cour de justice de l’Union européenne est manifestement incompétente pour répondre aux questions posées par le tribunal du travail de Huy (Belgique).
Signatures
* Langue de procédure: le français.