ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)

28 février 2013 ( *1 )

«Réexamen de l’arrêt T‑234/11 P — Recours en annulation — Recevabilité — Délai de recours — Délai non fixé par une disposition du droit de l’Union — Notion de ‘délai raisonnable’ — Interprétation — Obligation pour le juge de l’Union de tenir compte des circonstances propres à chaque affaire — Droit à un recours juridictionnel effectif — Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne — Atteinte à la cohérence du droit de l’Union»

Dans l’affaire C‑334/12 RX-II,

ayant pour objet le réexamen, au titre de l’article 256, paragraphe 2, second alinéa, TFUE, de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 19 juin 2012, Arango Jaramillo e.a./BEI (T‑234/11 P), rendu dans la procédure

Oscar Orlando Arango Jaramillo, demeurant à Luxembourg (Luxembourg),

María Esther Badiola, demeurant à Luxembourg,

Marcella Bellucci, demeurant à Luxembourg,

Stefan Bidiuc, demeurant à Grevenmacher (Luxembourg),

Raffaella Calvi, demeurant à Schuttrange (Luxembourg),

Maria José Cerrato, demeurant à Luxembourg,

Sara Confortola, demeurant à Vérone (Italie),

Carlos D’Anglade, demeurant à Luxembourg,

Nuno da Fonseca Pestana Ascenso Pires, demeurant à Luxembourg,

Andrew Davie, demeurant à Medernach (Luxembourg),

Marta de Sousa e Costa Correia, demeurant à Itzig (Luxembourg),

Nausica Di Rienzo, demeurant à Luxembourg,

José Manuel Fernandez Riveiro, demeurant à Sandweiler (Luxembourg),

Eric Gällstad, demeurant à Rameldange (Luxembourg),

Andres Gavira Etzel, demeurant à Luxembourg,

Igor Greindl, demeurant à Canach (Luxembourg),

José Doramas Jorge Calderón, demeurant à Luxembourg,

Monica Lledó Moreno, demeurant à Sandweiler,

Antonio Lorenzo Ucha, demeurant à Luxembourg,

Juan Antonio Magaña-Campos, demeurant à Luxembourg,

Petia Manolova, demeurant à Bereldange (Luxembourg),

Ferran Minguella Minguella, demeurant à Gonderange (Luxembourg),

Barbara Mulder-Bahovec, demeurant à Luxembourg,

István Papp, demeurant à Luxembourg,

Stephen Richards, demeurant à Blaschette (Luxembourg),

Lourdes Rodriguez Castellanos, demeurant à Sandweiler,

Daniela Sacchi, demeurant à Mondorf-les-Bains (Luxembourg),

Maria Teresa Sousa Coutinho da Silveira Ramos, demeurant à Almargem do Bispo (Portugal),

Isabelle Stoffel, demeurant à Mondorf-les-Bains,

Fernando Torija, demeurant à Luxembourg,

María del Pilar Vargas Casasola, demeurant à Luxembourg,

Carolina Vento Sánchez, demeurant à Luxembourg,

Pé Verhoeven, demeurant à Bruxelles (Belgique),

Sabina Zajc, demeurant à Contern (Luxembourg),

Peter Zajc, demeurant à Contern,

contre

Banque européenne d’investissement (BEI),

LA COUR (quatrième chambre),

composée de M. L. Bay Larsen (rapporteur), président de chambre, MM. J. Malenovský, U. Lõhmus, M. Safjan et Mme A. Prechal, juges,

avocat général: M. P. Mengozzi,

greffier: M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées:

pour M. Arango Jaramillo et 34 autres agents de la Banque européenne d’investissement (BEI), par Me B. Cortese, avocat,

pour la Banque européenne d’investissement, par MM. C. Gómez de la Cruz et T. Gilliams, en qualité d’agents,

pour le gouvernement portugais, par M. L. Inez Fernandes, en qualité d’agent,

pour la Commission européenne, par MM. J. Currall, H. Kraemer et D. Martin, en qualité d’agents,

vu les articles 62 bis et 62 ter, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne,

l’avocat général entendu,

rend le présent

Arrêt

1

La présente procédure a pour objet le réexamen de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne (chambre des pourvois) du 19 juin 2012, Arango Jaramillo e.a./BEI (T‑234/11 P, ci-après l’«arrêt du 19 juin 2012»), par lequel celui-ci a rejeté le pourvoi introduit par M. Arango Jaramillo et 34 autres agents de la Banque européenne d’investissement (BEI) (ci-après, ensemble, les «agents concernés») à l’encontre de l’ordonnance du Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne du 4 février 2011, Arango Jaramillo e.a./BEI (F-34/10, non encore publiée au Recueil, ci-après l’«ordonnance du 4 février 2011»), rejetant comme irrecevable, pour cause de tardiveté, leur recours tendant, d’une part, à l’annulation de leurs bulletins de rémunération du mois de février 2010, en tant qu’ils révèlent les décisions de la BEI d’augmenter leurs cotisations au régime des pensions, ainsi que, d’autre part, à la condamnation de cette dernière à leur verser des dommages-intérêts.

2

Le réexamen porte sur la question de savoir si l’arrêt du 19 juin 2012 porte atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union dès lors que, dans cet arrêt, le Tribunal de l’Union européenne, en qualité de juridiction de pourvoi, d’une part, a interprété la notion de «délai raisonnable», à propos d’un recours en annulation introduit par des agents de la BEI à l’encontre d’un acte émanant de cette dernière qui leur fait grief, comme un délai dont le dépassement entraîne automatiquement le caractère tardif du recours et, partant, l’irrecevabilité de celui-ci, sans que le juge de l’Union soit tenu de prendre en considération les circonstances particulières du cas d’espèce, et, d’autre part, en tant que cette interprétation de ladite notion est de nature à porter atteinte au droit à un recours effectif consacré à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»).

Le cadre juridique

Le statut des fonctionnaires de l’Union européenne

3

L’article 91 du statut des fonctionnaires de l’Union européenne, établi par le règlement (CEE, Euratom, CECA) no 259/68 du Conseil, du 29 février 1968, fixant le statut des fonctionnaires des Communautés européennes ainsi que le régime applicable aux autres agents de ces Communautés, et instituant des mesures particulières temporairement applicables aux fonctionnaires de la Commission (JO L 56, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE, Euratom) no 723/2004 du Conseil, du 22 mars 2004 (JO L 124, p. 1, ci-après le «statut des fonctionnaires»), dispose:

«1.   La Cour de justice [de l’Union européenne] est compétente pour statuer sur tout litige entre les Communautés et l’une des personnes visées au présent statut et portant sur la légalité d’un acte faisant grief à cette personne au sens de l’article 90 paragraphe 2. [...]

2.   Un recours à la Cour de justice [de l’Union européenne] n’est recevable que:

si l’autorité investie du pouvoir de nomination a été préalablement saisie d’une réclamation au sens de l’article 90 paragraphe 2 et dans le délai y prévu, et

si cette réclamation a fait l’objet d’une décision explicite ou implicite de rejet.

3.   Le recours visé au paragraphe 2 doit être formé dans un délai de trois mois. [...]»

4

Conformément à l’article 100, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal de la fonction publique, ledit délai de procédure de trois mois est augmenté d’un délai de distance forfaitaire de dix jours.

Le règlement du personnel de la BEI

5

Le 20 avril 1960, le conseil d’administration de la BEI a arrêté le règlement du personnel de cette dernière, lequel a subi depuis lors plusieurs modifications. Ce règlement énonce, à son article 41 relatif aux voies de recours, la compétence des juridictions de l’Union pour connaître des recours concernant les litiges entre la BEI et ses agents, sans préciser le délai dans lequel ces recours doivent être introduits.

Les antécédents de l’affaire de réexamen

Les faits à l’origine du litige

6

Les agents concernés sont des employés de la BEI.

7

Depuis le 1er janvier 2007, les bulletins de rémunération des agents de la BEI sont édités non plus dans leur présentation traditionnelle sur papier, mais sur support électronique. Ils sont désormais introduits chaque mois dans le système informatique «Peoplesoft» de la BEI et sont ainsi consultables par chaque agent à partir de l’ordinateur professionnel de ce dernier.

8

Le samedi 13 février 2010, les bulletins de rémunération du mois de février 2010 ont été introduits dans le système informatique «Peoplesoft». Ces bulletins mettaient en évidence, par rapport aux bulletins du mois de janvier 2010, une hausse du taux des contributions au régime des pensions, hausse résultant de décisions prises par la BEI dans le cadre de la réforme du régime des pensions de ses agents.

L’ordonnance du 4 février 2011

9

Ainsi qu’il ressort des points 15 et 16 de l’ordonnance du 4 février 2011, le Tribunal de la fonction publique a considéré que, compte tenu, d’une part, du fait que les agents concernés n’ont pris connaissance du contenu de leurs bulletins de rémunération relatifs au mois de février 2010 que le lundi 15 février 2010 et, d’autre part, du délai de distance forfaitaire de dix jours, lesdits agents disposaient, pour introduire un recours, d’un délai expirant le mardi 25 mai 2010.

10

Or, selon le point 17 de ladite ordonnance, le recours des agents concernés n’est parvenu par voie de messagerie électronique au greffe du Tribunal de la fonction publique que durant la nuit du mardi 25 au mercredi 26 mai 2010, plus précisément le 26 mai 2010 à 00 h 00.

11

Par ce recours, les agents concernés tendaient à obtenir, d’une part, l’annulation de leurs bulletins de rémunération du mois de février 2010 et, d’autre part, la condamnation de la BEI au versement de un euro symbolique à titre de réparation de leur préjudice moral.

12

Par acte séparé adressé au greffe du Tribunal de la fonction publique, la BEI a, en application de l’article 78 du règlement de procédure de ce Tribunal, demandé à ce dernier de statuer sur l’irrecevabilité du recours sans engager le débat sur le fond.

13

Par l’ordonnance du 4 février 2011, ledit Tribunal a rejeté le recours comme irrecevable. Il a jugé, en substance, que, le délai de recours ayant expiré le 25 mai 2010, le recours des agents concernés, parvenu par la voie électronique au greffe dudit Tribunal le 26 mai suivant à 00 h 00, était tardif et, partant, irrecevable. Il a écarté les arguments desdits agents tirés, d’une part, d’une atteinte à leur droit à un recours juridictionnel effectif et, d’autre part, de l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure.

L’arrêt du 19 juin 2012

14

Par l’arrêt du 19 juin 2012, le Tribunal de l’Union européenne a rejeté le pourvoi introduit par les agents concernés, confirmant ainsi l’ordonnance du 4 février 2011.

15

En premier lieu, aux points 22 à 25 de l’arrêt du 19 juin 2012, ledit Tribunal a rappelé, en substance, la jurisprudence selon laquelle, en l’absence de toute disposition fixant les délais de recours applicables aux litiges entre la BEI et ses agents, l’introduction de tels recours doit intervenir dans un «délai raisonnable», lequel doit être apprécié en fonction des circonstances de l’espèce. Considérant, au point 26 du même arrêt, que le délai de trois mois prévu à l’article 91, paragraphe 3, du statut des fonctionnaires pour les litiges entre les institutions et les organismes de l’Union et leurs fonctionnaires ou agents offre «un point de comparaison pertinent», dans la mesure où ces litiges s’apparentent par nature aux litiges entre la BEI et ses agents à propos des actes de cette dernière qui leur font grief et dont ils demandent l’annulation, le même Tribunal a, au point 27 dudit arrêt, jugé, en se fondant sur certains de ses arrêts précédents, qu’un délai de trois mois doit, «en principe», être considéré comme raisonnable.

16

À ce même point 27 de l’arrêt du 19 juin 2012, le Tribunal de l’Union européenne en a déduit «a contrario [...] que tout recours introduit par un agent de la BEI après l’expiration d’un délai de trois mois, augmenté d’un délai de distance forfaitaire de dix jours, doit, en principe, être considéré comme ayant été introduit dans un délai non raisonnable». Il a ajouté que cette interprétation a contrario est admissible «dès lors que seule une application stricte des règles de procédure fixant un délai de forclusion permet de répondre à l’exigence de sécurité juridique et à la nécessité d’éviter toute discrimination ou tout traitement arbitraire dans l’administration de la justice».

17

En second lieu, au point 30 dudit arrêt, le Tribunal de l’Union européenne a écarté l’argumentation des agents concernés selon laquelle le Tribunal de la fonction publique aurait substitué à l’application du principe du respect du délai raisonnable, par sa nature même flexible et ouvert à la mise en balance concrète des intérêts en jeu, un délai précis, d’application stricte et généralisée, de trois mois. Il a considéré, notamment, que le Tribunal de la fonction publique s’est borné à appliquer «une règle de droit [...] qui découle clairement et précisément d’une lecture a contrario de la jurisprudence [du Tribunal de l’Union européenne citée au point 27 de l’arrêt du 19 juin 2012]», règle qui fait une application spécifique du principe du respect du délai raisonnable aux litiges entre la BEI et ses agents, lesquels présentent de larges similitudes avec les litiges entre l’Union et ses fonctionnaires et agents. Le Tribunal de l’Union européenne a ajouté que «ladite règle, qui repose sur une présomption générale selon laquelle un délai de trois mois est, en principe, suffisant pour permettre aux agents de la BEI d’évaluer la légalité des actes de cette dernière leur faisant grief et pour préparer, le cas échéant, leurs recours, n’impose pas au juge de l’Union chargé de l’appliquer de tenir compte des circonstances de chaque espèce et, notamment, de procéder à une mise en balance concrète des intérêts en jeu».

18

Aux points 33 à 35 de l’arrêt du 19 juin 2012, le Tribunal de l’Union européenne s’est référé à ce raisonnement relatif à la détermination du délai de recours pour exclure tant la prise en compte de la survenance alléguée d’une panne électrique qui aurait retardé l’envoi de la requête que la circonstance que la BEI aurait omis d’exercer sa responsabilité réglementaire concernant la fixation de délais de recours précis ainsi que certaines autres circonstances spécifiques au cas d’espèce invoquées par les agents concernés.

19

Aux points 42 et 43 dudit arrêt, le Tribunal de l’Union européenne a également écarté l’argumentation des agents concernés tirée de la violation du principe de proportionnalité et du droit à une protection juridictionnelle effective.

20

Enfin, ledit Tribunal a, aux points 51 à 58 de l’arrêt du 19 juin 2012, rejeté le moyen des agents concernés tiré du refus du Tribunal de la fonction publique de qualifier de cas fortuit ou de force majeure les circonstances les ayant conduits à introduire leur recours tardivement. Aux points 59 à 66 du même arrêt, le Tribunal de l’Union européenne a, de même, refusé de faire droit au moyen desdits agents tiré d’une dénaturation des éléments de preuve relatifs à l’existence d’un cas fortuit ou de force majeure.

La procédure devant la Cour

21

À la suite de la proposition du premier avocat général de réexaminer l’arrêt du 19 juin 2012, la chambre spéciale prévue à l’article 123 ter du règlement de procédure de la Cour, dans sa version applicable à la date de cette proposition, a considéré, par décision du 12 juillet 2012, Réexamen Arango Jaramillo e.a./BEI (C‑334/12 RX), qu’il y avait lieu de procéder au réexamen de cet arrêt afin de déterminer s’il porte atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union.

22

S’agissant de l’objet du réexamen, ladite décision du 12 juillet 2012 a identifié deux motifs plus précis qui justifient le réexamen. En premier lieu, il y a lieu de déterminer si, en considérant, à l’instar du Tribunal de la fonction publique, que, dans l’appréciation du caractère raisonnable du délai dans lequel un recours en annulation a été introduit par des agents de la BEI à l’encontre d’un acte émanant de cette dernière qui leur fait grief, le juge de l’Union ne doit pas tenir compte des circonstances particulières de chaque espèce, le Tribunal de l’Union européenne a retenu une interprétation qui est compatible avec la jurisprudence de la Cour selon laquelle le caractère raisonnable d’un délai non fixé par le droit primaire ou dérivé de l’Union doit être apprécié en fonction des circonstances propres à chaque affaire.

23

En second lieu, il y a lieu de déterminer si, en attachant un effet de forclusion au dépassement d’un délai, qui n’est pas fixé par le droit primaire ou dérivé de l’Union, pour l’introduction d’un recours, l’interprétation du Tribunal de l’Union européenne est de nature à porter atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif tel que prévu à l’article 47 de la Charte.

24

Dans l’hypothèse où il y aurait lieu de constater que l’arrêt du 19 juin 2012 est entaché d’une erreur de droit, il conviendrait d’examiner si et, le cas échéant, dans quelle mesure ledit arrêt porte atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union.

Sur les questions faisant l’objet du réexamen

25

À titre liminaire, il importe de constater qu’aucun texte du droit de l’Union n’impose un délai dans lequel un agent de la BEI doit introduire un recours en annulation à l’encontre d’un acte émanant de cette dernière qui lui fait grief.

26

Il convient en outre de constater que, dans l’arrêt du 19 juin 2012, le Tribunal de l’Union européenne, après avoir rappelé, aux points 22 à 25 de celui-ci, que la question de savoir si un recours en annulation a été formé dans un «délai raisonnable» implique une prise en compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce, a déclaré irrecevable le recours des agents concernés en raison de la tardiveté de celui-ci sans prendre en considération les circonstances propres de l’espèce.

27

En statuant ainsi, ledit Tribunal s’est également écarté de la jurisprudence de la Cour relative à la notion de «délai raisonnable», à laquelle il se réfère pourtant au point 25 de l’arrêt du 19 juin 2012.

28

En effet, il découle de ladite jurisprudence que, lorsque la durée de la procédure n’est pas fixée par une disposition du droit de l’Union, le caractère «raisonnable» du délai pris par l’institution pour adopter l’acte en cause doit être apprécié en fonction de l’ensemble des circonstances propres à chaque affaire et, notamment, de l’enjeu du litige pour l’intéressé, de la complexité de l’affaire et du comportement des parties en présence (voir, en ce sens, arrêt du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, C-238/99 P, C-244/99 P, C-245/99 P, C-247/99 P, C-250/99 P à C-252/99 P et C-254/99 P, Rec. p. I-8375, point 187).

29

La Cour a précisé, au point 192 dudit arrêt, que le caractère raisonnable d’un délai ne saurait être fixé par référence à une limite maximale précise, déterminée de manière abstraite, mais doit être apprécié dans chaque cas d’espèce en fonction des circonstances de la cause.

30

Cette obligation pour les institutions et les organes de l’Union de respecter, dans le cadre des procédures administratives, un délai raisonnable qui ne saurait être fixé par référence à une limite maximale précise, déterminée de manière abstraite, a été confirmée ultérieurement par la Cour (voir, notamment, arrêts du 30 novembre 2006, Commission/Italie, C‑293/05, point 25 et jurisprudence citée, ainsi que du 7 avril 2011, Grèce/Commission, C‑321/09 P, points 33 et 34).

31

Cette interprétation de la notion de «délai raisonnable» n’est pas, contrairement à ce que la BEI et la Commission européenne soutiennent dans leurs observations écrites, uniquement valable lorsqu’il est question de déterminer le caractère raisonnable de la durée d’une procédure administrative ou juridictionnelle qui n’est pas encadrée par un délai impératif fixé par une règle du droit de l’Union.

32

Il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’approche suivie dans la jurisprudence visée aux points 28 à 30 du présent arrêt prévaut également à propos d’une question qui influe directement sur la recevabilité du recours, à savoir celle du délai dans lequel l’intéressé doit demander à l’institution concernée le texte intégral d’un acte qui n’a pas été publié ni ne lui a été notifié, afin d’en avoir une connaissance exacte en vue d’en demander l’annulation (voir ordonnance du 10 novembre 2011, Agapiou Joséphidès/Commission et EACEA, C‑626/10 P, points 127, 128, 130 et 131). Enfin, dans le même sens, la Cour subordonne la recevabilité des demandes de récupération des dépens exposés devant le juge de l’Union au respect d’un délai raisonnable entre le prononcé de l’arrêt ayant fixé la répartition de ceux-ci et la demande de remboursement auprès de l’autre partie au litige (voir ordonnance du 21 juin 1979, Diez/Commission, 126/76 DEP, Rec. p. 2131, point 1).

33

Il résulte de ce qui précède que si, certes, la jurisprudence de la Cour mentionnée aux points 28 et 30 du présent arrêt se rapporte à la question du caractère raisonnable de la durée d’une procédure administrative lorsque aucune disposition du droit de l’Union n’assortit la conduite d’une telle procédure d’un délai précis, il convient toutefois d’appliquer la notion de «délai raisonnable» de la même manière lorsqu’elle concerne un recours ou une demande dont aucune disposition du droit de l’Union n’a prévu le délai dans lequel ce recours ou cette demande doivent être introduits. Dans les deux cas, le juge de l’Union est tenu de prendre en considération les circonstances propres de l’espèce.

34

Cette interprétation, qui assure une application cohérente de la notion de «délai raisonnable» à laquelle le juge de l’Union a recours dans des situations différentes, a d’ailleurs été adoptée par le Tribunal de l’Union européenne dans sa jurisprudence antérieure à l’arrêt du 19 juin 2012.

35

Ainsi, dans l’ordonnance du Tribunal du 15 septembre 2010, Marcuccio/Commission (T‑157/09 P, non encore publiée au Recueil), à propos de laquelle la Cour n’a pas considéré qu’il y avait lieu de procéder à un réexamen (voir décision de la Cour du 27 octobre 2010, Réexamen Marcuccio/Commission, C‑478/10 RX), le Tribunal de l’Union européenne a rappelé, au point 47 de ladite ordonnance, que, à défaut de délai prévu par la réglementation applicable pour introduire une demande en indemnité découlant du lien d’emploi entre un fonctionnaire et l’institution dont il dépend, ladite demande devait être introduite dans un «délai raisonnable» qui est déterminé au regard des circonstances de l’espèce.

36

En outre, dans l’arrêt du Tribunal du 6 mars 2001, Dunnett e.a./BEI (T-192/99, Rec. p. II-813), c’est seulement au terme d’un examen des circonstances de l’espèce que, au point 58 de celui-ci, le Tribunal de l’Union européenne a conclu que, «[e]n s’inspirant des délais prévus aux articles 90 et 91 du statut [des fonctionnaires], il doit être constaté que les requérants ont formé leur recours dans un délai raisonnable» [(voir, en ce qui concerne les litiges entre la Banque centrale européenne (BCE) et ses agents, ordonnance du Tribunal du 11 décembre 2001, Cerafogli e.a./BCE, T-20/01, RecFP p. I-A-235 et II-1075, point 63)].

37

De même, dans l’ordonnance du Tribunal du 6 décembre 2002, D/BEI (T-275/02 R, RecFP p. I-A-259 et II-1295), le président dudit Tribunal, après avoir rappelé, au point 33 de cette ordonnance, qu’un délai de trois mois devait, en principe, être considéré comme raisonnable pour l’introduction d’un recours en annulation contre des décisions de la BEI et constaté, au point 38 de la même ordonnance, que le recours avait, dans l’affaire en cause, été introduit cinq mois après l’adoption de la décision attaquée, n’a conclu à la tardiveté du recours qu’au terme d’un examen l’ayant conduit à constater, au point 39 de ladite ordonnance, que la requérante n’invoquait aucune circonstance particulière qui puisse justifier le dépassement de ce délai de trois mois et contrebalancer l’impératif de sécurité juridique.

38

Il importe de préciser que l’interprétation de la notion de «délai raisonnable» retenue aux points 33 et 34 du présent arrêt n’implique pas, contrairement à ce que suggère la BEI dans ses observations écrites, que la légalité des actes que cet organe adopte pourrait être remise en cause indéfiniment, puisqu’une application de cette notion conformément à la jurisprudence de la Cour vise précisément à exclure que le juge de l’Union procède à l’examen du bien-fondé d’un recours introduit dans un délai considéré comme déraisonnable.

39

L’interprétation retenue ne saurait non plus, contrairement à ce que fait valoir la BEI dans ses observations écrites, être infirmée par l’arrêt du 22 mai 1990, Parlement/Conseil (C-70/88, Rec. p. I-2041), dans lequel la Cour, alors que le Parlement européen ne disposait pas du droit d’intenter un recours en annulation au titre de l’article 173 du traité CEE (devenu article 173 CE, lui-même devenu, après modification, article 230 CE), a admis que cette dernière institution était recevable à la saisir d’un tel recours en annulation. En effet, dans cette affaire, le délai de recours de deux mois tel que fixé par cet article devait nécessairement s’imposer avec la même rigueur tant au Parlement qu’aux autres institutions y visées. En revanche, dans la présente espèce, dans laquelle l’article 41 du règlement du personnel de la BEI ne fixe pas un délai de recours, mais se limite à énoncer la compétence du juge de l’Union pour statuer sur les litiges entre la BEI et ses agents, ce dernier s’est trouvé, dans le silence dudit règlement, dans l’obligation d’appliquer la notion de délai raisonnable. Cette notion, qui suppose de prendre en compte toutes les circonstances du cas d’espèce, ne peut donc être entendue comme un délai de forclusion spécifique. Par conséquent, le délai de trois mois prévu à l’article 91, paragraphe 3, du statut des fonctionnaires ne peut s’appliquer par analogie en tant que délai de forclusion aux agents de la BEI lorsqu’ils introduisent un recours en annulation à l’encontre d’un acte émanant de cette dernière qui leur fait grief.

40

S’agissant, enfin, de la question de savoir si, en attachant un effet de forclusion au dépassement du délai raisonnable dont disposent les agents concernés pour introduire leur recours, le Tribunal de l’Union européenne a porté atteinte au droit à un recours effectif, il y a lieu de rappeler que le principe de protection juridictionnelle effective constitue un principe général du droit de l’Union, qui est aujourd’hui exprimé à l’article 47 de la Charte (voir arrêt du 8 décembre 2011, KME Germany e.a./Commission, C-389/10 P, Rec. p. I-13125, point 119 et jurisprudence citée).

41

À cet égard, l’article 47, premier alinéa, de la Charte prévoit que toute personne dont les droits et les libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues à cet article. Selon le deuxième alinéa de celui-ci, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi.

42

Selon les explications afférentes à cet article, lesquelles, conformément aux articles 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et 52, paragraphe 7, de la Charte, doivent être prises en considération pour l’interprétation de celle-ci, l’article 47, premier alinéa, de la Charte est fondé sur l’article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), et le deuxième alinéa du même article 47 correspond à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH.

43

Il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme portant sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, à laquelle il convient de se référer conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, que le droit à un tribunal n’est pas absolu. L’exercice de ce droit se prête à des limitations, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours. Si les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées, l’application qui en est faite ne doit toutefois pas empêcher les justiciables de se prévaloir d’une voie de recours disponible (voir, en ce sens, Cour eur. D. H., arrêt Anastasakis c. Grèce du 6 décembre 2011, requête no 41959/08, non encore publié au Recueil des arrêts et décisions, § 24).

44

Dans la présente espèce, dans laquelle le délai de recours des agents de la BEI contre les actes leur faisant grief n’a pas été fixé préalablement par une règle du droit de l’Union ni limité conformément à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, il est constant que les agents concernés, eu égard à la jurisprudence de la Cour relative à l’application de la notion de «délai raisonnable», étaient en droit de s’attendre non pas à ce que le Tribunal de l’Union européenne oppose un délai préfix de forclusion à leur recours, mais à ce qu’il se borne à faire application de cette jurisprudence de la Cour pour juger de la recevabilité de celui-ci.

45

Cette dénaturation de la notion de délai raisonnable a placé les agents concernés dans l’impossibilité de défendre leurs droits afférents à leur rémunération au moyen d’un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues à l’article 47 de la Charte.

46

Au vu de ce qui précède, il y a lieu de considérer que le Tribunal de l’Union européenne a interprété de manière erronée la notion de «délai raisonnable» telle qu’elle résulte de la jurisprudence à laquelle il est fait référence aux points 28 à 30 et 32 du présent arrêt et, partant, a dénaturé la substance même de la notion de délai raisonnable en considérant que, en l’espèce, il y avait lieu de mettre en œuvre «une règle de droit» dont l’application stricte conduit à une solution contraire à celle résultant de sa propre jurisprudence.

Sur l’existence d’une atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union

47

Le Tribunal de l’Union européenne, en considérant, dans son arrêt du 19 juin 2012, qu’un délai de recours non fixé par le droit primaire ou dérivé de l’Union, tel que celui qui est applicable dans le cas d’un recours en annulation introduit par des agents de la BEI à l’encontre d’un acte émanant de cette dernière qui leur fait grief, est un délai d’une durée de trois mois dont le dépassement entraîne automatiquement le caractère tardif du recours et, partant, l’irrecevabilité de celui-ci, s’est livré à une interprétation qui est incompatible avec la jurisprudence de la Cour selon laquelle le caractère raisonnable d’un tel délai doit s’apprécier en fonction des circonstances propres à chaque affaire.

48

Il y a lieu, en conséquence, d’examiner si et, le cas échéant, dans quelle mesure l’arrêt du 19 juin 2012 porte atteinte à l’unité ou à la cohérence du droit de l’Union.

49

À cet égard, il convient de prendre en considération les quatre aspects suivants.

50

En premier lieu, l’arrêt du 19 juin 2012 constitue la première décision du Tribunal de l’Union européenne par laquelle celui-ci a rejeté le pourvoi contre une ordonnance du Tribunal de la fonction publique rejetant comme irrecevable, du fait de sa tardiveté, un recours en annulation introduit après l’expiration d’un délai sans tenir compte de toutes les circonstances du cas d’espèce. Il est donc susceptible de constituer un précédent pour des affaires futures (voir, par analogie, arrêt du 17 décembre 2009, Réexamen M/EMEA, C-197/09 RX-II, Rec. p. I-12033, point 62).

51

En deuxième lieu, le Tribunal de l’Union européenne s’est écarté, en ce qui concerne la notion de «délai raisonnable», d’une jurisprudence constante de la Cour ainsi qu’il a été relevé notamment aux points 28 à 30 et 32 du présent arrêt (voir, par analogie, arrêt Réexamen M/EMEA, précité, point 63).

52

En troisième lieu, les erreurs du Tribunal de l’Union européenne concernent une notion de procédure qui ne relève pas exclusivement du droit de la fonction publique, mais qui est applicable indépendamment de la matière en cause (voir, par analogie, arrêt Réexamen M/EMEA, précité, point 64).

53

En quatrième et dernier lieu, la notion de «délai raisonnable» et le principe de protection juridictionnelle effective que le Tribunal de l’Union européenne a méconnus occupent une place importante dans l’ordre juridique de l’Union (voir, par analogie, arrêt Réexamen M/EMEA, précité, point 65). En particulier, le droit à un recours effectif devant un tribunal garanti par l’article 47 de la Charte a, conformément à l’article 6 TUE, la même valeur juridique que celle des dispositions des traités.

54

Eu égard à ces circonstances, considérées dans leur ensemble, il convient de constater que l’arrêt du 19 juin 2012 porte atteinte à la cohérence du droit de l’Union en ce que le Tribunal de l’Union européenne, en tant que juridiction de pourvoi, a interprété la notion de «délai raisonnable» de telle manière que le recours des agents concernés a été rejeté comme irrecevable sans qu’il ait été fait acception des circonstances particulières de l’espèce.

55

Dans ces conditions, il reste à établir les conséquences à tirer de l’atteinte à la cohérence du droit de l’Union constatée.

56

L’article 62 ter, premier alinéa, du statut de la Cour de justice de l’Union européenne dispose que, si la Cour constate que la décision du Tribunal porte atteinte à la cohérence du droit de l’Union, elle renvoie l’affaire devant le Tribunal qui est lié par les points de droit tranchés par la Cour. En renvoyant l’affaire, la Cour peut, en outre, indiquer les effets de la décision du Tribunal qui doivent être considérés comme définitifs à l’égard des parties au litige. À titre d’exception, la Cour peut elle-même statuer définitivement, si la solution du litige découle, compte tenu du résultat du réexamen, des constatations de fait sur lesquelles est fondée la décision du Tribunal.

57

Il s’ensuit que la Cour ne saurait se borner à constater l’atteinte à la cohérence ou à l’unité du droit de l’Union sans tirer de conséquences de cette constatation à l’égard du litige en cause. En l’occurrence, il y a lieu, pour le motif indiqué au point 54 du présent arrêt, d’annuler l’arrêt du 19 juin 2012.

58

Étant donné que l’atteinte à la cohérence du droit de l’Union résulte, en l’espèce, d’une interprétation erronée de la notion de «délai raisonnable» et de la méconnaissance du principe du droit à une protection juridictionnelle effective, la solution définitive de la question de la recevabilité du recours des agents concernés ne découle pas des constatations de fait sur lesquelles est fondé l’arrêt du 19 juin 2012 et, en conséquence, la Cour ne saurait statuer elle-même définitivement sur le litige en application de l’article 62 ter, premier alinéa, troisième phrase, du statut de la Cour.

59

Par conséquent, il convient de renvoyer l’affaire devant le Tribunal de l’Union européenne et non, ainsi que l’ont fait valoir les agents concernés, devant le Tribunal de la fonction publique, aux fins de l’appréciation, au regard de l’ensemble des circonstances propres de l’affaire, du caractère raisonnable du délai dans lequel ces derniers ont introduit leur recours devant le Tribunal de la fonction publique.

Sur les dépens

60

Selon l’article 195, paragraphe 6, du règlement de procédure de la Cour, lorsque la décision du Tribunal faisant l’objet du réexamen a été rendue en vertu de l’article 256, paragraphe 2, TFUE, la Cour statue sur les dépens.

61

En l’absence de règles particulières régissant la répartition des dépens dans le cadre d’une procédure de réexamen, il convient de décider que les intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour ainsi que les parties à la procédure devant le Tribunal de l’Union européenne ayant déposé des mémoires ou présenté des observations écrites devant la Cour sur les questions faisant l’objet du réexamen doivent supporter leurs propres dépens afférents à cette procédure.

 

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) déclare et arrête:

 

1)

L’arrêt du Tribunal de l’Union européenne (chambre des pourvois) du 19 juin 2012, Arango Jaramillo e.a./BEI (T‑234/11 P), porte atteinte à la cohérence du droit de l’Union en ce que ledit Tribunal, en qualité de juridiction de pourvoi, a interprété la notion de «délai raisonnable», dans le contexte de l’introduction d’un recours en annulation par des agents de la Banque européenne d’investissement (BEI) à l’encontre d’un acte émanant de cette dernière qui leur fait grief, comme un délai d’une durée de trois mois dont le dépassement entraîne automatiquement le caractère tardif du recours et, partant, l’irrecevabilité de celui-ci, sans que le juge de l’Union soit tenu de prendre en considération les circonstances du cas d’espèce.

 

2)

Ledit arrêt du Tribunal de l’Union européenne est annulé.

 

3)

L’affaire est renvoyée devant le Tribunal de l’Union européenne.

 

4)

M. Oscar Orlando Arango Jaramillo et les 34 autres agents de la Banque européenne d’investissement, dont les noms sont énumérés au début du présent arrêt, ainsi que cette dernière, la République portugaise et la Commission européenne supportent leurs propres dépens afférents à la procédure de réexamen.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure: le français.