ARRÊT DE LA COUR (neuvième chambre)

26 septembre 2013 (*)

«Pourvoi – Concurrence – Ententes – Marché du caoutchouc chloroprène – Fixation des prix et répartition du marché – Infraction à l’article 81 CE – Imputabilité du comportement infractionnel d’une filiale à sa société mère – Contrôle conjoint par deux sociétés mères – Influence déterminante – Responsabilité solidaire – Prescription – Intérêt légitime»

Dans l’affaire C‑172/12 P,

ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, introduit le 5 avril 2012,

EI du Pont de Nemours and Company, établie à Wilmington (États-Unis), représentée par M. J. Boyce et Mme A. Lyle-Smythe, solicitors,

partie requérante,

les autres parties à la procédure étant:

Commission européenne, représentée par MM. V. Bottka et A. Biolan, en qualité d’agents, ayant élu domicile au Luxembourg, 

partie défenderesse en première instance,

DuPont Performance Elastomers LLC, établie à Wilmington,

DuPont Performance Elastomers SA, établie au Grand-Saconnex (Suisse),

représentées par M. J. Boyce et Mme A. Lyle-Smythe,

parties demanderesses en première instance,

LA COUR (neuvième chambre),

composée de M. J. Malenovský, président de chambre, MM. U. Lõhmus (rapporteur) et M. Safjan, juges,

avocat général: M. P. Mengozzi,

greffier: M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        Par son pourvoi, EI du Pont de Nemours and Company (ci-après «EI DuPont») demande l’annulation, d’une part, de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 2 février 2012, EI du Pont de Nemours e.a./Commission (T‑76/08, ci-après l’«arrêt attaqué»), par lequel celui-ci a rejeté son recours tendant à l’annulation des articles 1er et 2 de la décision C(2007) 5910 final de la Commission, du 5 décembre 2007, relative à une procédure d’application de l’article [81 CE] et de l’article 53 de l’accord EEE (affaire COMP/F/38.629 – Caoutchouc chloroprène) (ci-après la «décision du 5 décembre 2007»), telle que modifiée par la décision C(2008) 2974 final de la Commission, du 23 juin 2008 (ci-après la «décision litigieuse»), ainsi que, d’autre part, de l’amende qui lui a été infligée par ladite décision.

 Les antécédents du litige et la décision litigieuse

2        Les faits ayant donné lieu au présent litige, tels qu’ils sont exposés aux points 2 à 27 de l’arrêt attaqué, peuvent être résumés comme suit.

3        EI DuPont est la société faîtière du groupe DuPont et a son siège aux États-Unis. DuPont Performance Elastomers LLC (ci-après «DPE LLC») est une filiale à 100 % d’EI DuPont et DuPont Performance Elastomers SA (ci-après «DPE SA») est une filiale à 100 % de DPE LLC. EI DuPont est la première entreprise à avoir développé le caoutchouc chloroprène (ci-après le «CR»). Elle est restée active sur le marché du CR jusqu’au 1er avril 1996, date à laquelle elle a transféré la totalité de ses activités dans le secteur des élastomères à DuPont Dow Elastomers LLC (ci-après «DDE»), une entreprise commune détenue à parts égales par EI DuPont et The Dow Chemical Company (ci-après «Dow»). Le 1er juillet 2005, EI DuPont a acquis la part de 50 % de DDE qui était détenue par Dow. DDE est devenue alors une filiale à 100 % d’EI DuPont et a pris le nom de DPE LLC. Le bureau régional de DPE LLC pour l’Europe est DPE SA, une filiale à 100 % de DPE LLC.

4        Le 27 mars 2003, la Commission des Communautés européennes a effectué des vérifications dans les installations, notamment, de Dow Deutschland Inc. Le 21 novembre 2003, DDE a introduit une demande de clémence conformément à la communication de la Commission sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes (JO 2002, C 45, p. 3).

5        Le 13 mars 2007, la Commission a adressé une communication des griefs à douze entreprises, au nombre desquelles figurait EI DuPont. Le 5 décembre 2007, la Commission a adopté une première décision, dans laquelle elle a considéré que, entre l’année 1993 et l’année 2002, plusieurs producteurs de CR avaient participé à une infraction unique et continue à l’article 81 CE et à l’article 53 de l’accord sur l’Espace économique européen, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3), étendue à l’ensemble du territoire de l’Espace économique européen (EEE), consistant en des accords et des pratiques concertées visant à s’entendre sur l’attribution et la stabilisation des marchés, des parts de marché et des quotas de vente pour le CR, à coordonner et à faire appliquer plusieurs augmentations de prix, à convenir de prix minimaux, à répartir la clientèle et à échanger des informations sensibles sur le plan de la concurrence. Ces producteurs se réunissaient de façon régulière, plusieurs fois par an, dans des réunions multilatérales, trilatérales ou bilatérales.

6        Dans ladite décision, la Commission a imputé la responsabilité de l’entente, notamment, à EI DuPont, à DPE LLC, à DPE SA ainsi qu’à Dow, et a ordonné à ces entreprises de mettre immédiatement fin à cette infraction dans la mesure où elles ne l’avaient pas déjà fait ainsi que de s’abstenir désormais de toute pratique restrictive ayant un objet ou un effet identique ou similaire.

7        Pour fixer le montant de base des amendes, la Commission s’est fondée sur les lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement (CE) n° 1/2003 (JO 2006, C 210, p. 2, ci-après les «lignes directrices pour le calcul des amendes»). Elle a pris en compte une proportion de la valeur des ventes de CR réalisées par chaque entreprise au sein de l’EEE durant l’année 2001, qui est la dernière année complète de participation à l’infraction, proportion qui a été multipliée par le nombre d’années d’infraction.

8        En vue de déterminer la proportion de la valeur des ventes à prendre en compte, la Commission a relevé que les accords horizontaux de partage de marché et de fixation de prix comptaient, par leur nature même, parmi les restrictions de la concurrence les plus graves. À cet égard, la Commission a également estimé que la part de marché combinée des entreprises participant à l’infraction s’élevait à 100 % au sein de l’EEE, que l’étendue géographique de l’infraction était mondiale et que l’infraction avait été mise en œuvre systématiquement. Par conséquent, la Commission a fixé la proportion de la valeur des ventes de chaque entreprise impliquée à 21 %.

9        En raison, notamment, de la participation à l’infraction d’EI DuPont pendant une durée de neuf ans, ainsi que de DPE LLC, DPE SA et Dow, pendant une durée de six ans et un mois, la Commission a, en application du point 24 des lignes directrices pour le calcul des amendes, multiplié par neuf les montants de départ des amendes déterminés en fonction de la valeur des ventes, notamment, d’EI DuPont, et par six et demi les montants de départ des amendes déterminés en fonction de la valeur des ventes de DPE LLC, de DPE SA et de Dow.

10      Afin de dissuader les entreprises de participer à un accord relatif à un partage du marché ou à des accords horizontaux de fixation de prix tels que ceux en cause en l’espèce et en prenant en compte, en particulier, les éléments mentionnés aux deux points précédents, la Commission a, en application du point 25 des lignes directrices pour le calcul des amendes, inclus dans le montant de base des amendes un montant additionnel de 20 % de la valeur des ventes.

11      Par ailleurs, la Commission a estimé qu’EI DuPont et Dow, en tant que sociétés mères de l’entreprise commune DDE, devaient être tenues pour solidairement responsables du comportement de cette dernière pendant la période allant du 1er avril 1996 au 13 mai 2002. En outre, elle a considéré que, en tant que successeurs de DDE, DPE LLC et DPE SA devaient également être tenues pour solidairement responsables du comportement de DDE au titre de la même période, étant donné que, après qu’il a été mis fin à l’infraction, elles ont repris les activités de celle-ci sur le marché du CR.

12      Au vu de ces éléments, le montant de base de l’amende à infliger à EI DuPont a été fixé à 79 millions d’euros, dont 59 millions à payer solidairement avec DPE LLC, DPE SA et Dow.

13      S’agissant des ajustements des montants de base des amendes, au titre des circonstances aggravantes, aucune majoration n’a été appliquée à l’amende à infliger à EI DuPont dans la mesure où aucune circonstance aggravante n’a été retenue à son encontre.

14      La Commission a en outre appliqué à l’amende de certains destinataires de la décision du 5 décembre 2007 une augmentation spécifique afin de garantir un effet suffisamment dissuasif aux amendes, en tenant compte du niveau du chiffre d’affaires de ces entreprises au-delà des biens et des services auxquels l’infraction se réfère. Ainsi, aucune majoration spécifique n’a été appliquée au montant de base de l’amende à infliger à EI DuPont. En revanche, le montant de base de l’amende à infliger notamment à Dow a été multiplié par 1,1. Partant, le montant à payer solidairement avec Dow a été porté à 64,9 millions d’euros.

15      S’agissant de l’application de la communication sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes, la Commission a accordé une réduction du montant de base de l’amende de 25 % à EI DuPont, à DPE LLC, à DPE SA et à Dow.

16      Le montant de l’amende infligée à EI DuPont a ainsi été fixé à 59,25 millions d’euros, dont 44,25 millions d’euros solidairement avec DPE LLC et DPE SA et 48,675 millions d’euros solidairement avec Dow.

17      Enfin, la Commission a adopté la décision modificative du 23 juin 2008, adressée à EI DuPont, à DPE LLC, à DPE SA et à Dow. En vertu de cette décision, Dow est seule responsable du paiement d’une amende de 4,425 millions d’euros, le montant de l’amende au paiement de laquelle EI DuPont et Dow sont tenues pour solidairement responsables étant ramené à 44,25 millions d’euros. Dans cette décision la Commission a également corrigé une erreur factuelle dans le calcul du montant de l’amende à payer par EI DuPont, dans la mesure où ce montant était le résultat de l’application du coefficient multiplicateur de dissuasion de 10 % à la seule amende infligée à Dow.

 La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué

18      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 15 février 2008, EI DuPont a introduit un recours tendant à l’annulation de l’article 1er, sous b), de la décision du 5 décembre 2007 pour autant qu’il conclut à sa participation à l’infraction, et de l’article 2, sous b), de cette décision en ce qu’il lui réclame le paiement d’une amende et, à titre subsidiaire, à la réduction du montant de l’amende qui lui a été infligée par ladite décision. À cet égard, il convient d’observer qu’EI DuPont a, dans son mémoire en réplique, reformulé ses conclusions, moyens et arguments à la lumière des modifications apportées par la Commission à la décision du 5 décembre 2007 par sa décision modificative du 23 juin 2008. Dès lors, ledit recours a été considéré comme dirigé contre la décision du 5 décembre 2007 telle que modifiée, à savoir la décision litigieuse.

19      À l’appui de son recours, EI DuPont a invoqué six moyens. Les trois premiers, seuls pertinents aux fins du présent pourvoi, étaient tirés, d’abord, d’une imputation erronée de l’infraction à EI DuPont pendant la période allant du 1er avril 1996 au 13 mai 2002 (ci-après la «période DDE»), ensuite, de la violation des règles relatives à la prescription et, enfin, de l’absence d’un intérêt légitime de la Commission pour adresser une décision à EI DuPont.

20      Par son premier moyen, EI DuPont reprochait notamment à la Commission d’avoir considéré qu’elle avait participé à l’entente durant la période DDE et de l’avoir tenue de manière erronée pour solidairement responsable de la participation de DDE à ladite entente durant cette période. En particulier, cette institution n’aurait pas prouvé que EI DuPont avait exercé une influence déterminante sur DDE.

21      À cet égard, le Tribunal a relevé, au point 64 de l’arrêt attaqué, que EI DuPont n’a pas contesté sa participation à une entente en violation de l’article 81 CE entre le 13 mai 1993 et le 31 mars 1996. De même, il ressort de ce point 64 qu’elle n’a pas non plus contesté la participation de DDE à une entente en violation de l’article 81 CE pendant la période DDE ni l’imputation de cette infraction à DPE LLC et à DPE SA en tant qu’entreprises venant aux droits de DDE.

22      Aux points 70 à 73 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a examiné les critères utilisés par la Commission dans la décision litigieuse afin de démontrer l’exercice effectif d’une influence déterminante par les sociétés mères de DDE sur le comportement de cette dernière sur le marché du CR.

23      Le Tribunal a relevé, au point 74 de l’arrêt attaqué, que, eu égard à l’ensemble des liens économiques, juridiques et organisationnels unissant EI DuPont et DDE, la Commission n’a pas commis d’erreur en constatant que EI DuPont, en tant qu’elle était l’une des deux sociétés mères de DDE, avait exercé une influence déterminante sur le comportement de celle-ci sur le marché du CR. Partant, la Commission n’a pas commis d’erreur en considérant que EI DuPont et DDE faisaient partie d’une même entreprise au sens de l’article 81 CE et en tenant EI DuPont pour solidairement responsable du comportement de DDE pendant la période DDE.

24      Aux points 76 à 82 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté les arguments d’EI DuPont qui auraient pu remettre en cause la conclusion de ce dernier relative à l’exercice d’une influence déterminante de cette société sur DDE. En conséquence, au point 83 de l’arrêt attaqué, il a rejeté le premier moyen du recours.

25      Par son deuxième moyen, EI DuPont faisait grief à la Commission d’avoir violé les règles relatives à la prescription en lui infligeant une amende pour la période allant du 13 mai 1993 au 31 mars 1996 (la période antérieure à la période DDE). Elle soutenait que l’infliction d’une telle amende est, dans les circonstances de l’espèce, contraire aux principes de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime, le délai de prescription de cinq ans ayant expiré le 31 mars 2001.

26      Pour rejeter ce moyen comme non fondé, le Tribunal a rappelé, aux points 87 et 88 de l’arrêt attaqué, qu’il résultait de l’analyse du premier moyen que la Commission avait, à bon droit, considéré que EI DuPont devait être tenue pour solidairement responsable du comportement de DDE pendant la période DDE. En outre, il a relevé que les requérantes, au nombre desquelles figurait EI DuPont, n’avaient pas contesté la qualification d’infraction unique et continue commise entre le 13 mai 1993 et le 13 mai 2002. Le Tribunal a donc conclu que, contrairement à ce que soutenaient les requérantes, l’infraction commise par l’entreprise concernée n’a pas pris fin le 31 mars (ou le 1er avril) 1996 et que la Commission pouvait donc imposer une amende à EI DuPont pour toute la période pendant laquelle ladite infraction a été commise, y compris la période antérieure à la période DDE.

27      Par son troisième moyen, EI DuPont faisait valoir que, dès lors que le droit pour la Commission de lui infliger une amende était prescrit, cette institution devait démontrer qu’elle avait un intérêt légitime à adopter une décision à l’encontre de cette société.

28      Le troisième moyen a été rejeté comme non fondé aux points 91 à 93 de l’arrêt attaqué. Le Tribunal a notamment jugé, au point 92 du même arrêt, que la Commission pouvait imposer une amende à EI DuPont pour toute la période pendant laquelle ladite infraction a été commise, y compris la période antérieure à la période DDE. Partant, selon lui, elle n’avait pas à démontrer qu’elle avait un intérêt légitime à adopter une décision à l’encontre d’EI DuPont.

29      Ayant écarté les quatrième à sixième moyens du recours comme étant également non fondés, le Tribunal a rejeté celui-ci dans son ensemble.

 Les conclusions des parties

30      EI DuPont demande à la Cour:

–        d’annuler l’arrêt attaqué, et

–        de condamner la Commission aux dépens.

31      La Commission demande à la Cour:

–        à titre principal, de rejeter le pourvoi;

–        à titre subsidiaire, de rejeter la demande d’annulation de la décision litigieuse, et

–        de condamner EI DuPont aux dépens tant de la présente instance que de la procédure devant le Tribunal.

 Sur le pourvoi

32      À l’appui de son pourvoi, EI DuPont soulève trois moyens. Par le premier moyen, elle considère que le Tribunal a commis une erreur de droit en lui imputant l’infraction commise par DDE pour la période DDE et en ce qui concerne sa responsabilité solidaire avec Dow. Par le deuxième moyen, elle conteste la conclusion de l’arrêt attaqué selon laquelle la Commission n’était pas empêchée, pour cause de prescription, d’infliger des amendes à EI DuPont pour la période antérieure à la période DDE, à savoir du 13 mai 1993 au 31 mars 1996. Le troisième moyen est tiré d’une erreur de droit commise par le Tribunal en tant que celui-ci n’a pas constaté que la Commission avait omis de démontrer qu’elle avait un intérêt légitime à prendre une décision à l’encontre d’EI DuPont.

 Sur le premier moyen, tiré d’une erreur de droit commise par le Tribunal en tant qu’il a imputé l’infraction à EI DuPont et l’a tenue pour solidairement responsable avec Dow

 Argumentation des parties

33      Par son premier moyen, EI DuPont reproche au Tribunal, d’une part, d’avoir confirmé, au point 74 de l’arrêt attaqué, que, en tant que «l’une des sociétés mères de DDE», elle avait exercé une influence déterminante sur le comportement de celle-ci sur le marché du CR, de sorte qu’elle-même et DDE faisaient partie d’une seule entreprise au sens de l’article 81 CE et, d’autre part, de l’avoir tenue pour solidairement responsable du comportement de DDE pendant la période DDE. Le Tribunal aurait donc commis une erreur de droit en interprétant de manière erronée la notion de «seule entreprise» au sens de l’article 81 CE.

34      En particulier, EI DuPont souligne que DDE était une entreprise commune de plein exercice, dotée d’une personnalité juridique distincte de celle de ses sociétés mères. Partant, elle n’avait pas la capacité d’exercer une influence déterminante sur celle-ci. EI DuPont rappelle à cet égard que, pour qu’une société mère soit responsable des infractions aux règles du droit de la concurrence dans l’Union européenne (ci-après le «droit de la concurrence») commises par une filiale, elle doit effectivement exercer une influence déterminante sur cette filiale à la date à laquelle les infractions sont commises. Toutefois, le Tribunal aurait cherché à étendre la notion de société mère au-delà des liens habituels qui l’unissent à sa filiale et sans que soit pris en compte le fait que ni EI DuPont ni Dow n’ont participé directement à ladite infraction. Ce faisant, le Tribunal aurait commis une erreur de droit en omettant de respecter le principe de la responsabilité personnelle de l’entité économique ayant commis l’infraction.

35      En outre, EI DuPont fait valoir que le Tribunal a omis de tenir compte, aux points 75 et 78 de l’arrêt attaqué, de la distinction que le droit de la concurrence opère entre le contrôle en commun d’une entreprise commune de plein exercice et le contrôle exclusif exercé par une société mère sur ses filiales détenues à 100 %. Selon elle, le premier type de contrôle est caractérisé par le fait qu’il peut exister une situation de blocage due à la circonstance que deux ou plusieurs entreprises fondatrices ont le pouvoir d’opposer leur veto aux décisions stratégiques, tandis que le second type de contrôle confère à un actionnaire donné le pouvoir de déterminer les décisions stratégiques d’une entreprise.

36      À cet égard, EI DuPont soutient que ni elle-même ni Dow n’exerçaient une influence déterminante «exclusive» sur DDE. En effet, la circonstance qu’elles ont exercé une influence déterminante «en commun» conformément au règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises («le règlement CE sur les concentrations») (JO L 24, p. 1), n’impliquerait pas que la responsabilité de l’une et l’autre puisse être engagée au titre de l’article 81 CE en raison du comportement de l’entreprise commune. Le Tribunal aurait donc affirmé à tort, au point 79 de l’arrêt attaqué, qu’elle formait «une seule entreprise» au sens du droit de la concurrence avec Dow et DDE. Selon EI DuPont, cette affirmation du Tribunal l’a conduit à effectuer une application dénaturée et incohérente du droit de la concurrence.

37      La Commission considère que le premier moyen est en partie irrecevable et doit, en tout état de cause, être rejeté comme non fondé.

 Appréciation de la Cour

38      S’agissant de la recevabilité de ce premier moyen, il convient de relever que, contrairement à ce qu’allègue la Commission, EI DuPont conteste non pas les appréciations d’ordre factuel faites par le Tribunal, mais les conséquences juridiques que ce dernier a tirées de telles constatations en ce qui concerne l’absence d’autonomie de DDE en vue de déterminer l’exercice effectif d’une influence déterminante. Il s’ensuit que ce moyen est recevable.

39      Quant au fond, EI DuPont considère, en substance, que, en confirmant, au point 74 de l’arrêt attaqué, qu’elle avait exercé une influence déterminante sur le comportement de DDE sur le marché du CR, le Tribunal a commis une erreur de droit en ce qui concerne l’imputation de l’infraction, à titre solidaire avec Dow, pendant la période DDE.

40      À cet égard, il résulte des points 74 et 79 de l’arrêt attaqué que le Tribunal a considéré que EI DuPont formait une seule entreprise avec DDE en raison de l’influence déterminante qu’elle a exercée sur le comportement de cette dernière sur ledit marché.

41      À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, le comportement d’une filiale peut être imputé à la société mère notamment lorsque, bien qu’ayant une personnalité juridique distincte, cette filiale ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais applique pour l’essentiel les instructions qui lui sont données par la société mère, eu égard en particulier aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent ces deux entités juridiques (arrêts du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a./Commission, C‑97/08 P, Rec. p. I‑8237, points 58 et 72, ainsi que du 19 juillet 2012, Alliance One International et Standard Commercial Tobacco/Commission et Commission/Alliance One International e.a., C‑628/10 P et C‑14/11 P, non encore publié au Recueil, point 43).

42      En effet, dans une telle situation, la société mère et sa filiale faisant partie d’une même unité économique et formant ainsi une seule entreprise au sens de l’article 81 CE, la Commission peut adresser une décision infligeant des amendes à la société mère sans qu’il soit requis d’établir l’implication personnelle de cette dernière dans l’infraction (voir arrêts précités Akzo Nobel e.a./Commission, point 59, ainsi que Alliance One International et Standard Commercial Tobacco/Commission et Commission/Alliance One International e.a., point 44).

43      La Cour a également précisé qu’il convient de prendre en compte l’ensemble des éléments pertinents relatifs aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent cette filiale à la société mère, lesquels peuvent varier selon les cas et ne sauraient donc faire l’objet d’une énumération exhaustive (voir, en ce sens, arrêts Akzo Nobel e.a./Commission, précité, point 74, ainsi que du 29 septembre 2011, Elf Aquitaine/Commission, C‑521/09 P, Rec. p. I‑8947, point 58).

44      Le Tribunal a donc rappelé, aux points 58 à 60 de l’arrêt attaqué, la jurisprudence précisant les critères permettant d’imputer à une société mère l’infraction commise en matière de concurrence par sa filiale. Il a considéré à bon droit que, afin de pouvoir imputer le comportement d’une filiale à la société mère, la Commission ne saurait se contenter de constater que la société mère est en mesure d’exercer une influence déterminante sur le comportement de sa filiale, mais doit également vérifier si cette influence a effectivement été exercée (voir, en ce sens, arrêt du 25 octobre 1983, AEG-Telefunken/Commission, 107/82, Rec. p. 3151, point 50).

45      Il importe de rappeler à cet égard que le principe selon lequel il convient de vérifier si la société mère a effectivement exercé une influence déterminante sur sa filiale ne s’applique que lorsque cette dernière n’est pas détenue à 100 % par sa société mère. En effet, selon une jurisprudence constante de la Cour, en cas de détention de la totalité du capital de la filiale, il n’y a plus lieu de procéder à une telle vérification puisque, dans ce cas, joue la présomption d’influence déterminante de la société mère qu’il incombe à cette dernière de renverser (voir arrêt Alliance One International et Standard Commercial Tobacco/Commission et Commission/Alliance One International e.a., précité, points 46 ainsi que 47 et jurisprudence citée).

46      Plus précisément, quant à l’allégation selon laquelle le Tribunal a méconnu la notion d’«une seule entreprise», force est de constater qu’il a, au point 58 de l’arrêt attaqué, rappelé la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle la notion d’entreprise, placée dans un contexte de droit de la concurrence, doit être comprise comme désignant une unité économique du point du vue de l’objet de l’accord en cause même si, du point de vue juridique, cette unité économique est constituée de plusieurs personnes physiques ou morales (arrêts du 12 juillet 1984, Hydrotherm Gerätebau, 170/83, Rec. p. 2999, point 11; du 14 décembre 2006, Confederación Española de Empresarios de Estaciones de Servicio, C‑217/05, Rec. p. I‑11987, point 40, ainsi que Akzo Nobel e.a./Commission, précité, point 55).

47      Dans le cas où deux sociétés mères détiennent chacune 50 % de l’entreprise commune ayant commis une infraction aux règles du droit de la concurrence, c’est uniquement aux fins de la constatation de la responsabilité pour la participation à l’infraction à ce droit et seulement dans la mesure où la Commission a démontré, sur la base d’un ensemble d’éléments factuels, l’exercice effectif de l’influence déterminante des deux sociétés mères sur l’entreprise commune que ces trois entités peuvent être considérées comme faisant partie d’une même unité économique formant ainsi une seule entreprise au sens de l’article 81 CE.

48      Il convient donc de constater que, dans le cadre de la vérification de l’appréciation effectuée par la Commission, le Tribunal n’a pas méconnu la notion d’«une seule entreprise».

49      EI DuPont invoque également au soutien de son premier moyen divers arguments, énoncés aux points 34 et 35 du présent arrêt, selon lesquels, d’une part, elle n’a pas la possibilité d’exercer une influence déterminante sur DDE compte tenu du fait que cette dernière est dotée d’une personnalité juridique distincte de celle de ses sociétés mères et, d’autre part, dans la mesure où le contrôle conjoint exercé par des sociétés mères sur leur entreprise commune de plein exercice ne leur donne qu’un pouvoir négatif de bloquer les décisions stratégiques de cette dernière, ce contrôle ne peut pas impliquer l’existence d’une influence déterminante de la société mère sur la filiale. À cet égard, il convient de relever que ce n’est pas sur le seul fondement de la possibilité d’un contrôle conjoint des sociétés mères sur leur filiale que le Tribunal a constaté l’existence d’une influence déterminante d’EI DuPont sur cette dernière, mais qu’il s’est fondé sur sa propre appréciation des facteurs économiques, organisationnels et juridiques qui unissaient DDE à ses deux sociétés mères, tels qu’ils ont été constatés par la Commission dans sa décision du 5 décembre 2007.

50      À cet égard, il suffit de rappeler que, dès lors que la Commission a constaté l’existence d’une influence déterminante d’EI DuPont sur le comportement de DDE sur la base d’éléments qui, sauf dénaturation, ne sauraient être mis en cause au stade du pourvoi, de tels arguments doivent être considérés comme non fondés.

51      Pour ce qui est de l’argument d’EI DuPont, énoncé au point 36 du présent arrêt, selon lequel le fait que les sociétés mères d’une entreprise commune sont réputées exercer un contrôle commun conformément au règlement CE sur les concentrations n’impliquerait pas que leur responsabilité puisse être engagée au titre de l’article 81 CE en raison du comportement de l’entreprise commune, il convient de souligner que, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence rappelée au point 43 du présent arrêt, les preuves d’une telle influence doivent être appréciées au regard de l’ensemble des liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent la société mère et sa filiale.

52      Or, force est de constater que le Tribunal a, en l’espèce, déduit de l’ensemble des preuves, notamment du contrôle exercé par les deux sociétés mères de DDE sur les décisions commerciales stratégiques de celle-ci, que ces sociétés exerçaient effectivement une influence déterminante. Partant, c’est à bon droit qu’il a relevé, au point 78 de l’arrêt attaqué, que l’autonomie dont jouit une entreprise commune au sens de l’article 3, paragraphe 4, du règlement CE sur les concentrations ne signifie pas que cette entreprise commune jouit également d’une autonomie en ce qui concerne l’adoption de décisions stratégiques et qu’elle n’est donc pas sous l’influence déterminante de ses sociétés mères au regard de l’article 81 CE.

53      Par conséquent, il y a lieu de relever que, contrairement à ce qu’affirme EI DuPont, la constatation effectuée par le Tribunal, aux points 78 et 79 de l’arrêt attaqué, relative à l’unicité de l’entreprise au regard du droit de la concurrence, n’est pas incompatible avec le règlement CE sur les concentrations et, partant, ne conduit pas à une application dénaturée et incohérente du droit de la concurrence.

54      Il s’ensuit que le premier moyen invoqué par EI DuPont au soutien de son pourvoi doit être rejeté comme non fondé.

 Sur le deuxième moyen, tiré d’une erreur de droit commise par le Tribunal en tant qu’il a jugé que la Commission n’était pas empêchée, pour cause de prescription, d’infliger une amende à EI DuPont pour la période allant du 13 mai 1993 au 1er avril 1996

 Argumentation des parties

55      EI DuPont soutient que, en l’absence de tout élément prouvant que le groupe DuPont était impliqué dans l’entente après le transfert à DDE des activités relatives au CR, l’infraction commise par des entreprises de ce groupe a pris fin le 1er avril 1996, de sorte que, pour cause de prescription, la Commission ne pouvait pas lui infliger une amende. Il serait contraire au principe de sécurité juridique de ne pas faire courir en sa faveur le délai de prescription de cinq ans prévu dans le règlement (CEE) n° 2988/74 du Conseil, du 26 novembre 1974, relatif à la prescription en matière de poursuites et d’exécution dans les domaines du droit des transports et de la concurrence de la Communauté économique européenne (JO L 319, p. 1).

56      La Commission invoque l’irrecevabilité de ce moyen en faisant valoir, notamment, qu’il repose sur des arguments déjà exposés devant le Tribunal et considère que, en tout état de cause, il doit être rejeté comme manifestement non fondé.

 Appréciation de la Cour

57      Il convient de relever d’emblée que l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Commission à l’égard du deuxième moyen invoqué par EI DuPont au soutien de son pourvoi, tirée du fait que cette dernière se serait bornée à reproduire les arguments exposés devant le Tribunal, ne saurait être accueillie.

58      Il convient de rappeler, à cet égard, que, dès lors qu’une partie conteste l’interprétation ou l’application du droit de l’Union, faite par le Tribunal, les points de droit examinés en première instance peuvent de nouveau être discutés au cours de la procédure de pourvoi. En effet, si une partie ne pouvait fonder son pourvoi sur des moyens et des arguments déjà utilisés devant le Tribunal, une telle procédure serait privée d’une partie de son sens (arrêts du 23 mars 2004, Médiateur/Lamberts, C‑234/02 P, Rec. p. I‑2803, point 75, ainsi que du 21 septembre 2010, Suède e.a./API et Commission, C‑514/07 P, C‑528/07 P et C‑532/07 P, Rec. p. I‑8533, point 116).

59      Quant au fond, il convient de relever que ce moyen repose sur l’hypothèse selon laquelle le premier moyen serait accueilli en l’absence de tout élément prouvant que le groupe DuPont était impliqué dans l’entente pendant la période DDE. Or, il résulte de l’analyse du premier moyen du pourvoi que le raisonnement suivi par le Tribunal, aux points 64 à 83 de l’arrêt attaqué, n’est entaché d’aucune erreur de droit.

60      Par conséquent, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant, au point 87 de l’arrêt attaqué, que le délai de prescription n’était pas expiré lorsque la Commission a infligé une amende à EI DuPont.

61      Le deuxième moyen invoqué par EI DuPont au soutien de son pourvoi doit donc être écarté comme non fondé.

 Sur le troisième moyen, tiré d’une erreur de droit commise par le Tribunal en ce qu’il n’a pas constaté que la Commission a omis de démontrer qu’elle avait un intérêt légitime à l’adoption d’une décision à l’encontre d’EI DuPont

 Argumentation des parties

62      EI DuPont fait grief au Tribunal d’avoir méconnu la jurisprudence résultant de l’arrêt du Tribunal du 6 octobre 2005, Sumitomo Chemical et Sumika Fine Chemicals/Commission (T‑22/02 et T‑23/02, Rec. p. II‑4065). À cet égard, elle soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en ne constatant pas que la Commission a omis de démontrer son intérêt légitime à adopter une décision à l’encontre d’un participant à une entente, dès lors que le droit de lui infliger une amende était prescrit.

63      La Commission estime que le troisième moyen du pourvoi est irrecevable, dès lors qu’il n’identifie pas de manière spécifique l’erreur de droit dont serait entaché l’arrêt attaqué et se limite à reproduire les moyens ainsi que les arguments qui ont déjà été présentés devant le Tribunal. En tout état de cause, elle conclut au rejet de ce moyen comme manifestement non fondé.

 Appréciation de la Cour

64      En ce qui concerne la recevabilité du troisième moyen, il convient de relever que, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence constante de la Cour, telle que rappelée au point 58 du présent arrêt, ce moyen doit être déclaré recevable dès lors que, par celui-ci, EI DuPont fait grief au Tribunal d’avoir effectué une interprétation erronée du droit de l’Union.

65      Quant au fond, ledit moyen repose également sur l’hypothèse selon laquelle les premier et deuxième moyens invoqués au soutien du présent pourvoi seraient accueillis. En effet, il revient à soutenir que la Commission, en raison du fait qu’elle ne pouvait pas, pour cause de prescription, infliger une amende à EI DuPont, devait démontrer un intérêt légitime à adopter une décision à l’encontre de cette dernière.

66      Dès lors que les premier et deuxième moyens ont été rejetés, il en découle nécessairement que le troisième moyen doit être écarté comme non fondé.

67      Aucun des trois moyens invoqués par EI DuPont au soutien de son pourvoi n’étant susceptible d’être accueilli, celui-ci doit être rejeté dans son ensemble.

 Sur les dépens

68      En vertu de l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsque le pourvoi n’est pas fondé, la Cour statue sur les dépens. Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du même règlement, applicable à la procédure de pourvoi en vertu du paragraphe 1 dudit article 184, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation d’EI DuPont et cette dernière ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs, la Cour (neuvième chambre) déclare et arrête:

1)      Le pourvoi est rejeté.

2)      EI du Pont de Nemours and Company est condamnée aux dépens.

Signatures


* Langue de procédure: l’anglais.