CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 18 juillet 2013 ( 1 )

Affaire C‑218/12

Lokman Emrek

contre

Vlado Sabranovic

[demande de décision préjudicielle formée par le Landgericht Saarbrücken (Allemagne)]

«Espace de liberté, de sécurité et de justice — Compétence judiciaire en matière civile et commerciale — Règlement (CE) no 44/2001 — Contrats de consommation — Article 15, paragraphe 1, sous c) — Activité dirigée vers un autre État membre — Existence nécessaire d’un lien de causalité entre les activités du vendeur dirigées vers l’État membre du consommateur — Indice qualifié — Conurbation»

1. 

Après les arrêts dans l’affaire Pammer et Hotel Alpenhof ( 2 ), puis dans l’affaire Mühlleitner ( 3 ), l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ( 4 ), continue de susciter des doutes quant à son interprétation. Notamment, la portée de la condition selon laquelle le vendeur doit diriger ses activités vers l’État du domicile du consommateur pour que le for spécial en matière de contrats de consommation soit activé est de nouveau en question. Dans la présente espèce, le Landgericht Saarbrücken (Allemagne) veut savoir si ce critère de rattachement impose une condition supplémentaire et non écrite selon laquelle il doit y avoir un lien de causalité entre l’activité «dirigée» vers l’État du domicile du consommateur et la décision de celui-ci de conclure le contrat.

2. 

Le Landgericht Saarbrücken demande également si l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001 impose également que le contrat de consommation soit conclu à distance. Toutefois, cette question a été résolue peu de mois après que la présente question préjudicielle a été posée, à savoir dans l’arrêt Mühlleitner, précité. Par conséquent, je m’occuperai exclusivement de la question relative au lien de causalité.

I – Le cadre juridique

3.

L’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001 prévoit un for spécial en matière de contrats de consommation en vertu duquel il est dérogé au for général du domicile du défendeur lorsque les conditions suivantes sont réunies:

«1.   En matière de contrat conclu par une personne, le consommateur, pour un usage pouvant être considéré comme étranger à son activité professionnelle, la compétence est déterminée par la présente section, sans préjudice des dispositions de l’article 4 et de l’article 5, point 5:

[...]

c)

lorsque, dans tous les autres cas, le contrat a été conclu avec une personne qui exerce des activités commerciales ou professionnelles dans l’État membre sur le territoire duquel le consommateur a son domicile ou qui, par tout moyen, dirige ces activités vers cet État membre ou vers plusieurs États, dont cet État membre, et que le contrat entre dans le cadre de ces activités.»

II – Les faits et la procédure devant les organes juridictionnels nationaux

4.

M. Sabranovic, défendeur dans la procédure au principal, exploite à Spicheren (France) un commerce de vente de véhicules d’occasion, sous la raison sociale Vlado Automobiles Import-Export. Selon les pièces du dossier, au moment des faits à l’origine du litige, M. Sabranovic utilisait un site Internet sur lequel figurait l’adresse de son établissement et les numéros de téléphone de contact fixe et mobile, et de télécopie. Tous les numéros étaient précédés du préfixe international correspondant à la France, à l’exception d’un numéro de téléphone mobile allemand, précédé également du préfixe international de l’Allemagne.

5.

M. Emrek, requérant dans la procédure au principal, était domicilié à Sarrebruck (Allemagne) au moment des faits. Le 13 septembre 2010, celui-ci a conclu un contrat concernant l’achat d’un véhicule d’occasion avec M. Sabranovic dans l’établissement de ce dernier, établissement dont il avait appris l’existence par des connaissances et non pas par ledit site Internet.

6.

Ultérieurement, M. Emrek a introduit un recours contre M. Sabranovic devant l’Amtsgericht Saarbrücken, en demandant l’exécution de la garantie prévue au contrat de vente du véhicule. Cette juridiction a rejeté le recours pour défaut de compétence judiciaire internationale, au motif que M. Sabranovic n’avait pas dirigé son activité professionnelle, au sens de l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001, vers l’État du domicile du consommateur, à savoir l’Allemagne.

7.

La décision de l’Amtsgericht Saarbrücken ayant été attaquée devant le Landgericht Saarbrücken, celui-ci a suspendu l’instance et a déféré à la Cour une demande de décision préjudicielle.

III – La demande préjudicielle et la procédure devant la Cour

8.

Le 10 mai 2012 a été enregistrée au greffe de la Cour la demande de décision préjudicielle du Landgericht Saarbrücken, qui pose les questions suivantes:

«1)

Dans les cas où le site Internet d’un entrepreneur est dirigé vers l’État membre du consommateur, l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement [...] [no 44/2001] implique-t-il, comme condition supplémentaire non écrite, que le consommateur ait été incité à contracter par le site Internet de l’entrepreneur et, partant, que le site Internet ait un lien causal avec la conclusion du contrat?

2)

S’il doit exister un lien causal entre l’activité qui est dirigée vers l’État membre du consommateur et la conclusion du contrat, l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001 exige-t-il en outre que le contrat soit conclu à distance?»

9.

Les partis à la procédure au principal, les gouvernements belge, français, et luxembourgeois ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations.

10.

Lors de l’audition, le 25 avril 2013, les représentants de M. Emrek, les agents des gouvernements belge et luxembourgeois ainsi que l’agent de la Commission ont fait valoir leur point de vue.

IV – Observation liminaire sur l’objet de la présente procédure préjudicielle

11.

Le Landgericht Saarbrücken demande à la Cour si l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001 prévoit deux conditions non écrites pour activer le for spécial prévu par cette disposition en matière de contrats de consommation. La première condition serait relative à l’exigence d’un lien de causalité entre l’activité du vendeur «dirigée» vers l’État du consommateur et la décision de ce dernier de conclure le contrat. La seconde condition, qui s’ajouterait à la première, serait que le contrat soit conclu à distance.

12.

Si la question relative à la première condition (le lien de causalité) n’a pas été abordée jusqu’à présent par la Cour, la seconde (le contrat à distance) l’a été. Le 6 septembre 2012, c’est-à-dire à peine quatre mois après que la présente demande préjudicielle a été déférée, la Cour s’est prononcée expressément, dans l’arrêt Mühlleitner, précité, sur la condition relative à l’exigence d’un contrat conclu à distance. Dans cet arrêt, confirmant une ligne jurisprudentielle pouvant être considérée comme implicite dans l’arrêt Pammer et Hotel Alpenhof, précité, la Cour a énoncé que la conclusion d’un contrat de consommation à distance n’était qu’un «indice de rattachement du contrat» à l’activité commerciale ou professionnelle du vendeur ou du prestataire d’un service dirigé vers l’État du domicile du consommateur ( 5 ) et a conclu que l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001 devait être interprété «en ce sens qu’il n’exige[ait] pas que le contrat entre le consommateur et le professionnel ait été conclu à distance» ( 6 ).

13.

La clarté des termes employés par la Cour dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Mühlleitner, précité, ajoutée à la circonstance que cette affaire préjudicielle portait sur une demande de précision sur l’arrêt Pammer et Hotel Alpenhof, précité, en ce qui concerne la condition relative à la conclusion à distance du contrat, justifie à suffisance que nous nous limitions, dans la présente procédure, à analyser la seule question nouvelle posée par le Landgericht Saarbrücken, à savoir l’exigence que l’activité dirigée vers l’État du domicile du consommateur ait un lien de causalité avec la décision du consommateur de conclure le contrat.

V – Analyse

14.

S’agissant de la première question, à savoir si le consommateur a dû être «incité», de sorte qu’il y a un lien de causalité entre l’activité commerciale et la décision de conclure le contrat, les parties à la procédure au principal et les gouvernements des États membres intervenants ont défendu des positions opposées.

15.

M. Sabranovic et les gouvernements belge et luxembourgeois soutiennent que les juridictions allemandes sont incompétentes en l’espèce au motif que la condition relative au lien de causalité, qu’il conviendrait de considérer comme implicite à l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001, n’a pas été remplie. Dans les grandes lignes, ces trois intervenants estiment que, à défaut de cette condition, la règle générale du for du domicile du défendeur serait renversée et cela ferait peser sur les vendeurs et les prestataires de services une charge disproportionnée, puisqu’ils s’exposeraient à être attaqués devant n’importe quel État membre de l’Union européenne du simple fait d’avoir une page Internet et de conclure un contrat avec un résident d’un autre État membre. En particulier, les gouvernements belge et luxembourgeois soulignent l’impact d’une interprétation excessivement favorable pour le consommateur pour les petites et moyennes entreprises des États membres fortement exposés au commerce transfrontalier.

16.

Quant à M. Emrek, avec le soutien du gouvernement français et de la Commission, celui-ci réfute l’existence de cette condition et soutient que les juridictions allemandes sont compétentes. Dans leurs observations, ils invoquent les critères dégagés dans l’arrêt Pammer et Hotel Alpenhof, précité, pour orienter le juge qui doit constater si une activité a été dirigée vers l’État membre du domicile du consommateur. Tant dans cet arrêt que dans l’arrêt Mühlleitner, précité, la Cour aurait insisté sur l’importance de ces facteurs en tant qu’«indices» du fait qu’une activité est dirigée vers l’État membre du consommateur, mais en aucun cas en tant que conditions devant impérativement être remplies. Cette interprétation serait soutenue par la finalité des articles 15 et 16 du règlement no 44/2001 et par les travaux préparatoires de celui-ci.

17.

S’agissant maintenant de la jurisprudence sur cette question, il convient de souligner d’emblée que, tant dans son arrêt Pammer et Hotel Alpenhof, précité, que dans celui dans l’affaire Mühlleitner, précité, la Cour a confirmé que l’expression «activité dirigée» vers l’État du domicile du consommateur avait un caractère autonome et s’ajoutait, en tant que condition, aux autres conditions prévues à l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001 ( 7 ). Au regard d’une appréciation d’ensemble de la disposition, mais aussi des précédentes rédactions de celle-ci ainsi que des travaux préparatoires, la Cour a considéré que le seul comportement pertinent, aux fins d’activer le for spécial en matière de contrats de consommation, était celui du vendeur ou du prestataire du bien ou du service ( 8 ). Le comportement du consommateur, qui était pris en considération dans l’ancienne rédaction de l’article 13 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), abrogée depuis, a cédé la place au comportement du vendeur ou du prestataire du service ( 9 ).

18.

De même, la Cour a rejeté un critère d’interprétation fondé exclusivement sur la recherche de la volonté subjective du vendeur ( 10 ). Tout comme le comportement du consommateur n’est pas un critère déterminant pour l’activation du for, l’intention ultime du vendeur ou du prestataire du service n’est pas davantage déterminante à cet égard. Ainsi, la Cour a opté plutôt pour formuler une série non exhaustive d’objets susceptibles de fournir au juge des indices suffisants pour considérer qu’une activité est dirigée vers l’État membre du domicile du consommateur ( 11 ).

19.

Par ailleurs, il convient de souligner que ces critères sont des orientations, et il appartient au juge national d’apprécier les objectifs et les effets de la stratégie commerciale du vendeur ou du prestataire du service ( 12 ). Jusqu’à présent, la Cour a toujours refusé de transformer l’un quelconque de ces critères en condition ou critère déterminant. Elle a confirmé cette position en ce qui concerne les contrats conclus à distance, lesquels, au regard de l’arrêt Mühlleitner, précité, ne sont pas une condition essentielle d’activation du for. Elle a aussi rejeté que le simple fait d’être accessible par Internet puisse être un critère déterminant du fait qu’une activité est dirigée vers un autre État membre. Le simple fait d’être accessible n’est pas en soi déterminant, il convient de tenir compte du contenu de la page Internet en tant que tel et toujours au regard des autres critères susceptibles de caractériser la ou les destinations spécifiques de l’offre commerciale ou professionnelle ( 13 ).

20.

Enfin, il convient de le souligner maintenant, tant le règlement no 44/2001 que la jurisprudence de la Cour insistent sur la pertinence du fait que les critères de rattachement à un for soient prévisibles. Au considérant 11 dudit règlement, il est affirmé que «[l]es règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur», de sorte que, dans la mesure où ils dérogent à cette disposition, les critères doivent présenter un haut degré de sécurité juridique, ainsi que la Cour l’a énoncé à diverses reprises ( 14 ).

21.

S’agissant maintenant de la question de savoir s’il existe une condition fondée sur l’existence d’un lien de causalité entre l’activité commerciale ou professionnelle dirigée vers l’État du domicile du consommateur et la décision de conclure le contrat, je peux déjà m’avancer et dire que, en l’état actuel de la jurisprudence, on peut difficilement considérer qu’une telle condition résulte de l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001, des objectifs ou des travaux préparatoires de celui-ci.

22.

S’agissant de la teneur de cette disposition, et comme je viens de l’exposer, la Cour a insisté sur la nécessité d’apprécier si les conditions visées à l’article 15, paragraphe 1, sous c), sont remplies et si celles-ci sont suffisantes pour activer le for spécial. Ajouter une condition implicite et supplémentaire fondée, de surcroît, sur le comportement du consommateur, exigerait un travail d’interprétation dépourvu de motivation solide. Comme je vais maintenant l’expliquer, ces motifs ne ressortent pas davantage des objectifs poursuivis par le législateur de l’Union.

23.

L’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001 n’a pas pour but de renverser la règle générale du for du domicile du défendeur, mais de rééquilibrer, au niveau de la compétence judiciaire internationale, un rapport contractuel en principe déséquilibré ( 15 ). À cette fin, le législateur a introduit une règle fondée sur trois conditions à remplir, toutes prévisibles par le vendeur ou le prestataire du service (existence d’une activité commerciale ou professionnelle, d’une activité dirigée vers l’État ou les États du domicile du consommateur et d’un contrat entrant dans le champ de ces activités). C’est précisément parce que les conditions étaient exhaustives que les critères permettant de déterminer si une activité est dirigée vers un autre État doivent se fonder sur plusieurs facteurs et qu’aucun d’eux n’est déterminant à lui seul. En d’autres termes, le législateur a énuméré strictement les conditions qui devaient nécessairement être remplies afin d’activer le for, mais a ensuite laissé aux tribunaux une certaine marge quant à leur interprétation, notamment en ce qui concerne les activités divulguées sur Internet.

24.

Ce qui précède devrait suffire pour conclure, comme la République française et la Commission, que l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001 n’impose pas une condition «non écrite» fondée sur le lien de causalité entre l’activité et la décision du consommateur de conclure le contrat. Une telle condition déséquilibrerait considérablement la pondération délicate que le législateur de l’Union a choisie, outre qu’il s’agirait d’un retournement de l’interprétation actuelle de la Cour concernant cette disposition ( 16 ).

25.

De surcroît, et comme la Commission a eu l’occasion de le souligner lors de l’audience, une telle condition concernant la causalité poserait des problèmes de preuve. S’il suffit que le consommateur affirme que sa décision de conclure le contrat s’est fondée sur la consultation d’une page Internet, suivie d’un contact téléphonique avec l’établissement, sa simple déclaration est-elle suffisante ou bien doit-il prouver qu’il a effectué ces consultations? Dans le premier cas, le for serait entre les mains du consommateur, puisqu’il lui suffirait d’affirmer que sa décision de conclure le contrat était motivée par l’activité du commerçant. Dans le second, cela pourrait se transformer en une probatio diabolica qui finirait par rendre inopérant le for spécial prévu aux articles 15 et 16 du règlement no 44/2001 ( 17 ).

26.

Le fait que ce lien de causalité ne soit pas pertinent, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence, est une question différente, bien qu’elle soit liée à la précédente. En effet, la circonstance que le lien de causalité ne soit pas une condition n’exclut pas qu’il puisse être un indice pouvant être apprécié par le juge au moment de déterminer si l’activité est dirigée effectivement vers tel État. De surcroît, et comme je l’exposerai ci-après, il s’agirait d’un indice qualifié, parce que, s’il est présent en l’espèce, c’est un élément d’appréciation déterminant pour appliquer le for spécial en matière de contrats de consommation.

27.

S’il y a eu effectivement une activité dirigée vers un autre État membre, normalement ce lien de causalité est présent, quelle que soit la difficulté d’en établir la preuve. Dans notre cas, le problème est que l’absence de ce lien de causalité nous est présentée comme ayant été établie, ainsi qu’il ressort de la description des faits.

28.

S’agissant non pas du lien de causalité, mais de l’éventuelle condition préalable concernant la conclusion du contrat à distance, dans mes conclusions récentes dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Mühlleitner, précité, j’ai eu l’occasion d’exposer que «[l]a référence au contrat à distance» – qui était faite dans l’arrêt Pammer et Hotel Alpenhof, précité – «a pour objet de souligner l’idée de l’importance de l’existence d’une activité précontractuelle préparatoire et d’un contrat préalable via Internet, fondé à son tour sur l’information dirigée par le biais d’Internet vers le pays où le consommateur est domicilié» ( 18 ).

29.

Par ces termes, je voulais avant tout souligner l’importance que pouvait avoir la circonstance qu’il y ait «une activité précontractuelle préparatoire et préalable», laquelle, sans être une condition nécessaire, serait normalement la conséquence d’«une information dirigée, par l’intermédiaire de l’internet, vers le pays où le consommateur est domicilié». En même temps, j’essayais d’exprimer le fait que les informations transmises par l’intermédiaire d’Internet pouvaient être à l’origine, si ce n’est du contrat, du moins d’une activité préparatoire à celui-ci.

30.

En d’autres termes, en formulant ces considérations, mon but n’était pas de dire qu’une activité précontractuelle préparatoire et préalable, ou la conclusion préalable du contrat, était une condition supplémentaire à laquelle serait soumise l’activation du for spécial ni que l’existence d’un lien de causalité en était une. En revanche, je mettais en exergue la pertinence particulière et, en définitive, la force d’indices de cette nature.

31.

En pratique, s’il ne s’agit pas d’une condition implicite venant s’ajouter à celles expressément prévues à l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001, la présence d’une activité précontractuelle préparatoire, tout comme l’éventuelle présence d’un lien de causalité prouvé, facilite notoirement le travail du juge national au moment de déterminer si une activité économique est dirigée vers un État membre déterminé. À l’inverse, et logiquement, l’absence de cette circonstance rend le travail du juge national d’autant plus difficile, juge qui, normalement, devra compenser l’absence de cette circonstance par la présence d’une ou de plusieurs autres circonstances révélant que l’activité était bien dirigée vers l’État membre en question.

32.

Au surplus, telle est la finalité qui ressort de la déclaration conjointe du Conseil et de la Commission relative aux articles 15 et 73 du règlement no 44/2001. On sait que cette déclaration porte non pas sur le lien de causalité, mais sur le fait que certains indices, à l’instar du fait que le contrat soit conclu à distance ( 19 ), jouent un rôle important. Cette mention est faite à titre purement indicatif, et n’exclut pas, bien au contraire, la présence d’autres indices, y compris d’indices particulièrement qualifiés, en vue de déterminer si une activité est «dirigée» vers un autre État membre.

33.

En ce sens, il me semble que la situation de faits de la présente affaire met en évidence la présence d’une possible circonstance qui, par son éloquence et le fait que le juge national l’a dûment appréciée, peut compenser tant l’absence d’un contrat à distance que la présence d’une activité préparatoire préalable, ainsi que l’apparente absence de lien de causalité entre une stratégie commerciale spécifique et la conclusion du contrat.

34.

En effet, M. Sabranovic semble être établi dans une ville française qui se trouve dans une zone métropolitaine très liée au centre urbain de la ville de Sarrebruck. Comme le représentant de M. Emrek l’a confirmé lors de l’audience, les habitants de la ville de Spicheren, tout comme ceux de Sarrebruck, vivent dans un espace pratiquement commun où le développement urbain des deux villes est enchevêtré au point que, dans certaines zones, il y a une continuité urbaine qui ne tient pas compte de la frontière entre les deux pays.

35.

Dans de telles circonstances, le fait qu’un professionnel offre des biens ou des services dans une de ces deux villes peut correspondre, compte tenu de la localisation géographique de l’activité, à une mise à disposition dirigée inévitablement vers un autre État membre, concrètement vers l’État membre voisin dont les villes s’insèrent dans une vaste zone métropolitaine, formant ainsi un phénomène de conurbation ( 20 ). Je veux dire par là que, parfois, du fait particulier que deux États membres partagent un même espace métropolitain, les activités des opérateurs sont naturellement et spontanément dirigées non seulement vers les résidents de l’État où se trouve le vendeur ou le prestataire de services, mais aussi vers les habitants de l’État membre voisin. Dans une zone géographique où, souvent, on ne s’aperçoit pas du passage de la frontière il est difficile d’affirmer que l’activité des commerçants dans cette zone n’est pas «dirigée» vers la partie de cette conurbation située dans l’État membre voisin.

36.

Une telle conclusion n’impose pas une charge disproportionnée au vendeur ou au professionnel, puisqu’il s’agit d’un acteur économique intégré dans un espace urbain, même si celui-ci est composé de deux États membres. Il est très probable que le vendeur ou le professionnel puisse s’exprimer dans la langue parlée dans l’État voisin, si tant est que cette langue soit différente. Dans l’affaire au principal, les langues parlées dans les deux États membres sont effectivement différentes, mais, ainsi qu’il ressort du dossier, il n’en demeure pas moins que M. Sabranovic indique un numéro de téléphone mobile allemand sur sa page Internet, ce qui est un indice du fait qu’il peut communiquer en allemand avec des clients germanophones, dont la majorité habite probablement à Sarrebruck.

37.

De même, dans le cas d’une conurbation semblable à celle de l’affaire au principal, le risque que le vendeur ou le prestataire de services soit attrait devant les juridictions de l’État voisin ne me semble pas représenter une charge excessive au point de décourager une activité commerciale telle que celle de M. Sabranovic. Il convient même de considérer que le for spécial des articles 15 et 16 du règlement no 44/2001 incite les consommateurs d’une ville à acheter auprès de commerçants de l’environnement urbain, consommateurs qui sont assurés de pouvoir saisir la juridiction de leur choix en vertu de l’article 16 du règlement no 44/2001.

38.

En définitive, le for résultant d’une situation telle que celle décrite n’est probablement pas un scénario imprévisible pour le commerçant ou le professionnel, bien au contraire. Comme je le disais, ce commerçant ou ce professionnel, qui opère dans un espace particulièrement intégré dans un ensemble formé par deux États membres, doit être pleinement conscient du fait qu’une partie importante, voire l’essentiel de sa clientèle réside dans l’État membre voisin.

39.

Par conséquent, et pour récapituler, je considère, tout d’abord, que l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’il n’impose pas l’existence d’un lien de causalité entre l’activité commerciale ou professionnelle dirigée vers l’État membre du domicile du consommateur et la décision de conclure le contrat.

40.

Toutefois, ce lien de causalité est un indice qualifié lorsqu’il s’agit d’établir si l’activité est dirigée vers un État membre déterminé. Afin de déterminer si l’activité est dirigée vers un autre État membre, l’absence prouvée d’un indice qualifié tel que le lien de causalité doit normalement être compensée par la présence d’un ou de plusieurs autres indices d’une force similaire.

41.

Enfin, s’agissant de l’interprétation de l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001, je considère que la circonstance qu’une activité commerciale ou professionnelle soit réalisée dans une situation de conurbation, dûment appréciée par le juge national, est pertinente. Ce contexte géographique peut être un indice qualifié du fait que l’activité est dirigée vers un État membre.

VI – Conclusion

42.

Eu égard aux arguments précédemment exposés, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles formulées par le Landgericht Saarbrücken dans les termes suivants:

1)

L’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu’il n’impose pas, comme condition implicite et supplémentaire, qu’il y ait un lien de causalité entre l’activité commerciale ou professionnelle dirigée vers l’État membre du domicile du consommateur et la décision de ce dernier de conclure le contrat. Toutefois, le lien de causalité est un indice qualifié pour établir si l’activité est dirigée vers un État membre déterminé.

2)

Afin de déterminer si l’activité est dirigée vers un autre État membre, l’absence prouvée d’un indice qualifié, tel que le lien de causalité, doit être normalement compensée par la présence d’un ou de plusieurs autres indices d’une force similaire. Une situation de conurbation, dûment appréciée par le juge national, est un indice qualifié du fait que l’activité est dirigée vers un État membre déterminé.


( 1 ) Langue originale: l’espagnol.

( 2 ) Arrêt du 7 décembre 2010 (C-585/08 et C-144/09, Rec. p. I-12527).

( 3 ) Arrêt du 6 septembre 2012 (C‑190/11).

( 4 ) JO 2001, L 12, p. 1.

( 5 ) Arrêt Mühlleitner, précité (point 44).

( 6 ) Ibidem (point 45).

( 7 ) Arrêts précités Pammer et Hotel Alpenhof (point 55) ainsi que Mühlleitner (point 28).

( 8 ) Arrêts précités Pammer et Hotel Alpenhof (point 60) ainsi que Mühlleitner (point 39).

( 9 ) Arrêts précités Pammer et Hotel Alpenhof (point 56) ainsi que Mühlleitner (point 38).

( 10 ) Arrêt Pammer et Hotel Alpenhof, précité (point 80).

( 11 ) Arrêt Pammer et Hotel Alpenhof, précité (points 81 à 93).

( 12 ) Idem.

( 13 ) Arrêts précités Pammer et Hotel Alpenhof (points 75 et 76) ainsi que Mühlleitner (point 44).

( 14 ) Voir, notamment, arrêts du 12 mai 2011, BVG (C-144/10, Rec. p. I-3961, point 33), ainsi que du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a. (C-509/09 et C-161/10, Rec. p. I-10269, point 50).

( 15 ) À cet égard, voir Magnus, U., et Mankowski, P., Brussels I Regulation – European Commentaries on Private International Law, 2e éd., Sellier, Munich, 2012, p. 546 et suiv.; De Clavière, B., «Confirmation de la protection du consommateur actif par les règles de compétence spéciales issues du règlement 44/2001», Revue Lamy droit des affaires, 2012, no 77, p. 48 et suiv.; De Miguel Asensio, P., Derecho Privado de Internet, 4e éd., 2011, p. 963 et suiv.; Tassone, S. «Il regolamento Bruxelles I e l’interpretazione del suo ambito di applicazione: un altro passo della Corte di giustizia sul cammino della tutela dei diritti del consumatore», Giurisprudenza di merito, 2013, p. 104 et suiv., et Brkan, M., «Arrêt Mühlleitner: vers une protection renforcée des consommateurs dans l’UE», Revue européenne de droit de la consommation, 2013, p. 113 et suiv.

( 16 ) C’est également ce que pensent Virgós Soriano, M., et Garcimartín, F., Derecho Procesal Civil Internacional. Litigación internacional, Civitas, 2e éd., 2007, p. 171. Se prononçant sur l’article 13 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, l’avocat général Darmon est également parvenu à la même conclusion, bien que dans un cas où le moyen de diffusion était non pas Internet, mais un support publicitaire traditionnel. Voir points 82 à 85 de ses conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 19 janvier 1993, Shearson Lehman Hutton (C-89/91, Rec. p. I-139).

( 17 ) Sur les problèmes de preuve en ce qui concerne la condition supplémentaire et non écrite du lien de causalité, voir Leible, S., et Müller, M., «Keine internationale Zuständigkeit deutscher Gerichte bei Maklertätigkeit eines griechischen Rechtsanwalts», Europäische Zeitschrift für Wirtschaftsrecht (EuZW), 2009, p. 29.

( 18 ) Point 38 de mes conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Mühlleitner, précité.

( 19 ) Il convient de souligner que, dans la version française de la déclaration, cette circonstance est considérée comme une condition nécessaire («encore faut-il que ce site Internet invite à la conclusion de contrats à distance et qu’un contrat ait effectivement été conclu à distance», c’est moi qui souligne), alors que dans la version anglaise, il s’agit uniquement d’un élément à prendre en considération («although a factor will be that this Internet site solicits the conclusion of distance contracts and that a contract has actually been concluded at a distance», c’est moi qui souligne). Le gouvernement belge a insisté pour que la Cour s’en tienne à la version française, et en a tiré plusieurs conclusions, tant en ce qui concerne la condition de l’existence d’un lien de causalité que du fait qu’un contrat doit avoir été conclu à distance. Toutefois, comme j’ai eu l’occasion de l’exposer dans mes conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Mühlleitner, précité, je considère que la déclaration conjointe ne doit pas être considérée, du moins sur ce point particulier, comme un texte décisif même si le règlement (CE) no 593/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (JO L 177, p. 6), renvoie expressément à celle-ci. La Cour semble être parvenue à la même conclusion dans l’arrêt Mühlleitner, précité, puisqu’elle n’a pas pris en considération ce point de la déclaration conjointe lorsqu’elle a interprété l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001.

( 20 ) Zoido, F., e.a., Diccionario de Urbanismo. Geografia Urbana y Ordenación del Territorio, Cátedra, 2013, p. 37 et 106.