Affaire C-140/09

Fallimento Traghetti del Mediterraneo SpA

contre

Presidenza del Consiglio dei Ministri

(demande de décision préjudicielle, introduite par le Tribunale di Genova)

«Aides d’État — Subventions versées à une entreprise de transport maritime assumant des obligations de service public — Loi nationale prévoyant la possibilité d’octroyer des acomptes avant l’approbation d’une convention»

Sommaire de l'arrêt

1.        Questions préjudicielles — Compétence de la Cour — Limites — Examen de la compatibilité d'une aide avec le marché commun — Exclusion

(Art. 88 CE et 234 CE)

2.        Aides accordées par les États — Notion — Subventions versées à une entreprise chargée de l'exécution d'obligations de service public, en vertu d'une réglementation nationale prévoyant le versement d'acomptes avant l'approbation d'une convention

(Art. 87 CE)

1.        La Cour n’est pas compétente pour statuer sur la compatibilité d’une mesure nationale avec le droit de l’Union. Elle ne saurait davantage se prononcer sur la compatibilité d’une aide d’État ou d’un régime d’aides avec le marché commun, l’appréciation de cette compatibilité relevant de la compétence exclusive de la Commission européenne, agissant sous le contrôle du juge de l’Union. La Cour n’est pas non plus compétente pour apprécier les faits au principal ou pour appliquer à des mesures ou à des situations nationales les règles de l’Union dont elle a donné l’interprétation, ces questions relevant de la compétence exclusive de la juridiction nationale.

Cependant, la Cour est compétente pour fournir à la juridiction de renvoi tous les éléments d’interprétation relevant du droit de l’Union qui peuvent permettre à celle-ci d’apprécier la conformité d’une mesure nationale avec ce droit en vue du jugement de l’affaire dont elle est saisie. En matière d’aides d’État, elle peut notamment fournir au juge de renvoi les éléments d’interprétation lui permettant de déterminer si une mesure nationale peut être qualifiée d’aide d’État au sens du droit de l’Union.

(cf. points 22, 24)

2.        Le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que des subventions versées à une entreprise chargée de l'exécution d'obligations de service public, en vertu d’une législation nationale prévoyant le versement d’acomptes avant l’approbation d’une convention, sans l'établissement préalable de critères précis et restrictifs, constituent des aides d’État si ces subventions sont susceptibles d’affecter les échanges entre États membres et faussent ou menacent de fausser la concurrence, ce qu'il incombe au juge national de vérifier.

Certes, lorsqu'une intervention étatique doit être considérée comme une compensation représentant la contrepartie des prestations effectuées par les entreprises bénéficiaires pour exécuter des obligations de service public, de sorte que ces entreprises ne profitent pas, en réalité, d’un avantage financier et que ladite intervention n’a donc pas pour effet de mettre ces entreprises dans une position concurrentielle plus favorable par rapport aux entreprises concurrentes, une telle intervention ne constitue pas une aide d’État au sens du droit de l’Union. Cependant, pour que, dans un cas concret, une telle compensation puisse échapper à la qualification d’aide d’État, un certain nombre de conditions doivent être réunies.

Premièrement, l’entreprise bénéficiaire d’une telle compensation doit effectivement être chargée de l’exécution d’obligations de service public et ces obligations doivent être clairement définies. Deuxièmement, les paramètres sur la base desquels est calculée la compensation doivent être préalablement établis de manière objective et transparente, afin d’éviter qu’elle ne comporte un avantage économique susceptible de favoriser l’entreprise bénéficiaire par rapport à des entreprises concurrentes. Troisièmement, la compensation ne saurait dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés par l’exécution des obligations de service public, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligations. Quatrièmement, ladite compensation doit être déterminée sur la base d’une analyse des coûts qu’une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement dotée de moyens nécessaires afin de pouvoir satisfaire aux exigences de service public requises, aurait encourus pour exécuter ces obligations, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligations.

Des subventions ne remplissant pas intégralement ces conditions ne peuvent pas échapper à la qualification d’aide d’État au sens du droit de l’Union. Le fait qu’elles ont été versées à titre d’acomptes, dans l’attente de l’approbation de conventions qui n’ont du reste été conclues et n’ont pris effet que de nombreuses années plus tard, est indifférent à cet égard. En effet, un tel fait ne fait pas disparaître l’avantage consenti à l’entreprise bénéficiaire ni les effets qu’un tel avantage peut produire sur la concurrence dès lors que l’ensemble des conditions susmentionnées n’est pas rempli.

Il incombe au juge national de vérifier si ces subventions sont susceptibles d’affecter les échanges entre États membres et faussent ou menacent de fausser la concurrence.

(cf. points 35-40, 44-45, 52 et disp.)







ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)

10 juin 2010 (*)

«Aides d’État – Subventions versées à une entreprise de transport maritime assumant des obligations de service public – Loi nationale prévoyant la possibilité d’octroyer des acomptes avant l’approbation d’une convention»

Dans l’affaire C‑140/09,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le Tribunale di Genova (Italie), par décision du 27 février 2009, parvenue à la Cour le 17 avril 2009, dans la procédure

Fallimento Traghetti del Mediterraneo SpA,

contre

Presidenza del Consiglio dei Ministri,

LA COUR (quatrième chambre),

composée de M. J.-C. Bonichot, président de chambre, Mme C. Toader, MM. K. Schiemann, P. Kūris (rapporteur) et L. Bay Larsen, juges,

avocat général: M. N. Jääskinen,

greffier: M. M.-A. Gaudissart, chef d’unité,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 11 février 2010,

considérant les observations présentées:

–        pour Fallimento Traghetti del Mediterraneo SpA, par Mes V. Roppo, P. Canepa et S. Sardano, avvocati,

–        pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. G. De Bellis, avvocato dello Stato,

–        pour la Commission européenne, par M. V. Di Bucci et Mme E. Righini, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation du droit de l’Union relatif aux aides d’État.

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Fallimento Traghetti del Mediterraneo SpA (ci-après «TDM»), entreprise de transport maritime en liquidation, à la Presidenza del Consiglio dei Ministri au sujet de la réparation du préjudice que TDM aurait subi du fait d’une interprétation erronée, par la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation), des règles de l’Union relatives à la concurrence et aux aides d’État et du refus de cette dernière de saisir la Cour conformément à l’article 234, troisième alinéa, CE.

 Le cadre juridique national

3        Les subventions en cause au principal ont été octroyées à Tirrenia di Navigazione SpA (ci-après «Tirrenia»), entreprise de navigation concurrente de TDM, en vertu de la loi n° 684, du 20 décembre 1974, portant restructuration des services maritimes d’intérêt national prééminent (GURI n° 336, du 24 décembre 1974, ci-après la «loi n° 684»), et plus précisément de l’article 19 de celle-ci.

4        L’article 7 de la loi n° 684 prévoit ce qui suit:

«Le ministre de la Marine marchande est autorisé à octroyer des subventions destinées à la prestation des services énoncés à l’article précédent, par la conclusion de conventions ad hoc annuelles, en concertation avec les ministres du Trésor et des Participations de l’État.

Les subventions indiquées à l’alinéa précédent doivent garantir pendant les trois ans la gestion des services dans des conditions d’équilibre économique. Ces subventions sont établies préalablement sur la base des recettes nettes, de l’amortissement des investissements, des coûts d’exploitation, des frais de fonctionnement et des frais financiers.

[…]»

5        L’article 8 de la loi n° 684 dispose:

«Les services de liaison avec les îles majeures et mineures, indiqués à l’article 1er, sous c), ainsi que les éventuels prolongements techniquement et économiquement nécessaires, doivent garantir la satisfaction des exigences liées au développement économique et social des régions concernées et en particulier du Mezzogiorno.

Le ministre de la Marine marchande est par conséquent autorisé à accorder des subventions destinées à la prestation desdits services, par la conclusion d’une convention ad hoc, en concertation avec les ministres du Trésor et des Participations de l’État, pour une période de vingt ans.»

6        Aux termes de l’article 9 de la loi n° 684:

«La convention prévue par l’article précédent doit indiquer:

1)      la liste des liaisons à assurer;

2)      la fréquence de chaque liaison;

3)      les types de navires à affecter à chaque liaison;

4)      la subvention qui doit être fixée en fonction des recettes nettes, de l’amortissement des investissements, des coûts d’exploitation, des frais de fonctionnement et des frais financiers.

Avant le 30 juin de chaque année, il est procédé à l’adaptation de la subvention à verser pour ladite année si, durant l’année précédente, au moins l’une des composantes économiques indiquées dans la convention a subi des modifications excédant le vingtième de la valeur prise en compte pour le même poste lors de la fixation de la subvention précédente.»

7        L’article 18 de la loi n° 684 dispose:

«La charge financière qui résulte de l’application de la présente loi est couverte à hauteur de 93 milliards de lires par les fonds déjà inscrits au chapitre 3061 de l’état prévisionnel des dépenses du ministère de la Marine marchande pour l’exercice 1975 et par ceux qui seront inscrits dans les chapitres correspondants des exercices financiers suivants.»

8        L’article 19 de la loi n° 684 énonce ce qui suit:

«Jusqu’à la date d’approbation des conventions prévues par la présente loi, le ministre de la Marine marchande, en accord avec celui du Trésor, verse, par mensualités différées, des acomptes dont le montant cumulé ne représente pas plus de [quatre-vingt-dix] pour cent du montant total indiqué à l’article 18.»

9        La loi n° 684 a fait l’objet d’une mesure d’exécution, le décret du président de la République n° 501, du 1er juin 1979 (GURI n° 285, du 18 octobre 1979), dont l’article 7 précise que les acomptes visés à l’article 19 de ladite loi sont versés aux sociétés fournissant des services d’intérêt national prééminent jusqu’à la date d’enregistrement, par la cour des comptes, des actes relatifs à la conclusion des nouvelles conventions.

 Le litige au principal et la question préjudicielle

10      Ainsi qu’il ressort de l’arrêt du 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo (C‑173/03, Rec. p. I‑5177), auquel a déjà donné lieu le litige au principal et auquel il est renvoyé pour un plus ample exposé des faits et de la procédure antérieurs audit arrêt, TDM et Tirrenia sont deux entreprises de transport maritime qui, dans les années 1970, effectuaient des liaisons maritimes régulières entre l’Italie continentale et les îles de Sardaigne et de Sicile. En 1981, TDM a assigné Tirrenia devant le Tribunale di Napoli aux fins d’obtenir réparation du préjudice qu’elle prétend avoir subi du fait de la politique de bas prix pratiquée par cette dernière entre 1976 et 1980.

11      TDM invoquait des actes de concurrence déloyale et la violation des articles 85, 86, 90 et 92 du traité CEE (devenus, respectivement, articles 85, 86, 90 et 92 du traité CE, eux-mêmes devenus articles 81 CE, 82 CE, 86 CE et, après modification, 87 CE). Elle soutenait notamment que Tirrenia avait abusé de sa position dominante sur le marché en cause en pratiquant des tarifs largement inférieurs au prix coûtant grâce à l’obtention de subventions publiques dont la légalité était douteuse au regard du droit de l’Union. Elle a toutefois été déboutée de sa demande par jugement du 26 mai 1993, confirmé par arrêt de la Corte d’appello di Napoli du 13 décembre 1996.

12      Le pourvoi formé contre cet arrêt par le curateur de la faillite de TDM a été rejeté par arrêt de la Corte suprema di cassazione du 19 avril 2000, qui a notamment refusé de déférer à la demande de l’auteur du pourvoi de soumettre à la Cour des questions d’interprétation du droit de l’Union, au motif que la solution retenue par les juges du fond respectait les dispositions pertinentes et était conforme à la jurisprudence de la Cour.

13      Par acte du 15 avril 2002, le curateur de la faillite de TDM, société entre-temps mise en liquidation, a attrait la République italienne devant la juridiction de renvoi aux fins d’obtenir la condamnation de cet État membre à la réparation du préjudice qu’aurait subi cette entreprise du fait des erreurs d’interprétation des règles de l’Union relatives à la concurrence et aux aides d’État commises par la Corte suprema di cassazione et du fait de la violation de l’obligation de renvoi qui pesait sur celle-ci en vertu de l’article 234, troisième alinéa, CE. Le préjudice allégué consiste en la perte de la possibilité d’obtenir, par l’action engagée contre Tirrenia, la réparation des effets dommageables de la concurrence déloyale exercée, selon TDM, par cette dernière.

14      Le 14 avril 2003, la juridiction de renvoi a saisi la Cour de la demande de décision préjudicielle qui a donné lieu à l’arrêt Traghetti del Mediterraneo, précité, par lequel la Cour a dit pour droit:

«Le droit communautaire s’oppose à une législation nationale qui exclut, de manière générale, la responsabilité de l’État membre pour les dommages causés aux particuliers du fait d’une violation du droit communautaire imputable à une juridiction statuant en dernier ressort au motif que la violation en cause résulte d’une interprétation des règles de droit ou d’une appréciation des faits et des preuves effectuées par cette juridiction.

Le droit communautaire s’oppose également à une législation nationale qui limite l’engagement de cette responsabilité aux seuls cas du dol ou de la faute grave du juge, si une telle limitation conduisait à exclure l’engagement de la responsabilité de l’État membre concerné dans d’autres cas où une méconnaissance manifeste du droit applicable, telle que précisée aux points 53 à 56 de l’arrêt du 30 septembre 2003, Köbler [C‑224/01, Rec. p. I‑10239], a été commise».

15      À la suite de cet arrêt, la juridiction de renvoi a, par jugement du 27 février 2009, constaté «l’existence de l’illégalité commise par l’État juge» et ordonné la poursuite de la procédure, par une ordonnance séparée, pour qu’il soit statué sur la demande en réparation des dommages résultant de cette illégalité. C’est à ce stade de ladite procédure que, s’interrogeant sur l’interprétation du droit de l’Union relatif aux aides d’État, elle a saisi à nouveau la Cour.

16      À l’appui de sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi expose qu’elle n’est en mesure de dégager ni du droit ni de la jurisprudence de l’Union une réponse univoque à la question de savoir si le comportement adopté en son temps par Tirrenia, du fait notamment des subventions en cause, a faussé le jeu de la concurrence dans le marché commun. Bien que la Corte suprema di cassazione ait, dans son arrêt du 19 avril 2000, écarté cette possibilité au motif que ces subventions bénéficiaient à une activité de cabotage, exercée à l’intérieur d’un seul État membre, elle estime néanmoins que se pose la question de la compatibilité de la loi n° 684, en particulier de son article 19, avec les articles 86 CE à 88 CE.

17      D’une part, la juridiction de renvoi s’interroge sur la légalité d’aides d’État, octroyées à titre d’acomptes, en l’absence de critères précis et restrictifs propres à éviter qu’elles puissent fausser la concurrence. Elle relève que le versement de telles aides peut aboutir à l’octroi de subventions de l’État sans aucun contrôle préalable de la gestion économique de l’entreprise bénéficiaire, ce qui pourrait amener celle-ci, forte des ces aides, à adopter des politiques commerciales propres à éliminer la concurrence. Elle indique que, eu égard aux constatations opérées par la Corte suprema di cassazione, il importe de répondre à cette question en tenant compte du fait que l’entreprise bénéficiaire des subventions en cause était tenue d’appliquer des tarifs imposés par l’autorité administrative.

18      D’autre part, la juridiction de renvoi considère que, au vu de l’arrêt du 24 juillet 2003, Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg (C‑280/00, Rec. p. I‑7747), et compte tenu des liaisons desservies par Tirrenia qui doivent être prises en considération aux fins de la solution du litige au principal, à savoir les liaisons Gênes-Cagliari et Gênes-Porto Torres, ainsi que de la situation géographique de ces communes sur le territoire de l’Union européenne, la question de la distorsion de la concurrence peut effectivement se poser en raison de l’incidence des subventions en cause sur les échanges entre États membres. Elle déclare laisser ce point à l’appréciation de la Cour.

19      C’est dans ces conditions que le Tribunale di Genova a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Une réglementation nationale en matière d’aides d’État, telle que celle contenue dans la loi n° 684 […], à l’article 19 notamment, qui prévoit la possibilité d’octroyer des aides d’État – bien qu’uniquement à titre d’acompte – en l’absence de conventions et sans l’établissement préalable de critères précis et restrictifs propres à éviter que le versement de l’aide puisse fausser le jeu de la concurrence, est-elle compatible avec les principes du droit communautaire, en particulier avec les dispositions des articles 86 CE, 87 CE, 88 CE et du titre V (ex‑titre IV) du traité et, à cet égard, revêt-il de l’importance que le bénéficiaire soit tenu d’appliquer des tarifs imposés par l’autorité administrative?»

 Sur la question préjudicielle

 Sur l’objet, la formulation et la recevabilité de la question

20      Il ressort de la décision de renvoi que le Tribunale di Genova a déjà statué, dans l’affaire au principal, sur la responsabilité de l’État italien du fait de l’omission de la Corte suprema di cassazione de saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle conformément à l’article 234, troisième alinéa, CE, en retenant l’existence, premièrement, d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers, deuxièmement, d’une violation suffisamment caractérisée de cette règle de droit et, troisièmement, d’un lien de causalité direct entre la violation de l’obligation qui incombait à l’État et le dommage allégué, consistant en une perte de chance de TDM de voir prospérer son action contre Tirrenia. Dans ce cadre, le Tribunale di Genova a également admis, semble-t-il, en se référant à l’arrêt du 11 juillet 1996, SFEI e.a. (C‑39/94, Rec. p. I‑3547), la possibilité d’engager, en application de son droit national, la responsabilité extracontractuelle du bénéficiaire d’une aide d’État versée illégalement.

21      Néanmoins, la juridiction de renvoi, avant de statuer sur la demande en réparation du dommage invoqué par TDM, interroge la Cour sur la compatibilité d’une réglementation nationale, telle que celle contenue dans la loi n° 684, notamment à son article 19, avec le droit de l’Union. En outre, ainsi que cela ressort non pas de la question posée mais des motifs de la décision de renvoi tels qu’exposés aux points 16 et 18 du présent arrêt, elle se demande, en substance, si les subventions en cause au principal ont affecté les échanges entre États membres et entraîné des distorsions de concurrence, laissant ce point à l’appréciation de la Cour.

22      Eu égard à la formulation de la question et aux interrogations de la juridiction de renvoi, il convient de rappeler, en premier lieu, que la Cour n’est pas compétente pour statuer sur la compatibilité d’une mesure nationale avec le droit de l’Union (voir, notamment, arrêt du 26 janvier 2010, Transportes Urbanos y Servicios Generales, C‑118/08, non encore publié au Recueil, point 23 et jurisprudence citée). Elle ne saurait davantage se prononcer sur la compatibilité d’une aide d’État ou d’un régime d’aides avec le marché commun, l’appréciation de cette compatibilité relevant de la compétence exclusive de la Commission européenne, agissant sous le contrôle du juge de l’Union (voir arrêt du 23 mars 2006, Enirisorse, C‑237/04, Rec. p. I‑2843, point 23). La Cour n’est pas non plus compétente pour apprécier les faits au principal ou pour appliquer à des mesures ou à des situations nationales les règles de l’Union dont elle a donné l’interprétation, ces questions relevant de la compétence exclusive de la juridiction nationale (voir arrêt du 30 mars 2006, Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, C‑451/03, Rec. p. I‑2941, point 69 et jurisprudence citée).

23      Il s’ensuit que, en l’espèce, la Cour n’est pas compétente pour se prononcer sur la compatibilité de la loi n° 684 avec le droit de l’Union ou sur la compatibilité des subventions en cause au principal avec le marché commun ni pour apprécier les faits du litige au principal aux fins de déterminer si lesdites subventions ont affecté les échanges entre les États membres et faussé ou menacé de fausser la concurrence.

24      Cependant, la Cour est compétente pour fournir à la juridiction de renvoi tous les éléments d’interprétation relevant du droit de l’Union qui peuvent permettre à celle-ci d’apprécier la conformité d’une mesure nationale avec ce droit en vue du jugement de l’affaire dont elle est saisie (voir arrêts précités Enirisorse, point 24, et Transportes Urbanos y Servicios Generales, point 23). En matière d’aides d’État, elle peut notamment fournir au juge de renvoi les éléments d’interprétation lui permettant de déterminer si une mesure nationale peut être qualifiée d’aide d’État au sens du droit de l’Union (voir en ce sens, notamment, arrêts du 22 novembre 2001, Ferring, C‑53/00, Rec. p. I‑9067, point 29; Enirisorse, précité, points 25 et 51; Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, précité, points 54 et 72; du 17 juillet 2008, Essent Netwerk Noord e.a., C‑206/06, Rec. p. I‑5497, point 96, ainsi que du 5 mars 2009, UTECA, C‑222/07, Rec. p. I‑1407, points 41 et 47).

25      Il convient de constater, en second lieu, que, bien que la juridiction de renvoi semble avoir déjà considéré que les subventions en cause au principal constituent des aides d’État, les questions qu’elle se pose, telles qu’exposées aux points 16 à 18 du présent arrêt, se rapportent, ainsi que cela sera établi lors de l’examen au fond de la demande, aux conditions mêmes de l’existence d’une aide d’État au sens du droit de l’Union.

26      En revanche, la Commission suggérant de fournir à la juridiction de renvoi des précisions concernant, d’une part, la notion d’aide nouvelle soumise à l’obligation de notification préalable et, d’autre part, la responsabilité du bénéficiaire d’une aide illégale, il y a lieu de constater que les interrogations de la juridiction de renvoi ne portent pas sur ces questions qu’elle semble avoir au moins partiellement tranchées. Elle ne fournit d’ailleurs pas les éléments de fait et de droit nécessaires à l’examen de telles questions.

27      En conséquence de tout ce qui précède, la question posée doit être comprise comme visant à demander si le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que des subventions versées dans les circonstances caractérisant le litige au principal, en vertu d’une législation nationale prévoyant le versement d’acomptes avant l’approbation d’une convention, peuvent constituer des aides d’État.

28      Selon le gouvernement italien, cette question est dénuée de pertinence et doit être, pour ce motif, déclarée irrecevable. Il fait valoir en effet que la question de la qualification des subventions en cause au principal en tant qu’aides d’État ne se pose pas, car celles-ci concernent la période allant de 1976 à 1980, soit une période au cours de laquelle le marché du cabotage n’était pas encore libéralisé.

29      À cet égard, il y a lieu de rappeler que la présomption de pertinence qui s’attache aux questions posées à titre préjudiciel par les juridictions nationales ne peut être écartée que dans des cas exceptionnels, notamment lorsqu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée des dispositions du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou lorsque le problème est de nature hypothétique (voir, notamment, arrêts du 4 octobre 2007, Rampion et Godard, C‑429/05, Rec. p. I‑8017, points 23 et 24, ainsi que du 11 décembre 2008, MI.VER et Antonelli, C‑387/07, Rec. p. I‑9597, point 15 et jurisprudence citée).

30      Or, force est de constater que la question de la qualification des subventions en cause au principal n’est pas sans rapport avec l’objet du litige opposant TDM à l’État italien et qu’elle ne soulève pas un problème hypothétique, puisqu’il importe à la juridiction de renvoi, pour résoudre ce litige, de déterminer si Tirrenia a bénéficié d’aides d’État. Partant, la question posée, telle que reformulée, est recevable.

 Sur la question

31      Il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la qualification d’aide requiert que toutes les conditions suivantes soient remplies. Premièrement, il doit s’agir d’une intervention de l’État ou au moyen de ressources d’État. Deuxièmement, cette intervention doit être susceptible d’affecter les échanges entre États membres. Troisièmement, elle doit accorder un avantage à son bénéficiaire. Quatrièmement, elle doit fausser ou menacer de fausser la concurrence (voir en ce sens, notamment, arrêts du 21 mars 1990, Belgique/Commission, dit «Tubemeuse», C‑142/87, Rec. p. I‑959, point 25; Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, précité, points 74 et 75; Enirisorse, précité, points 38 et 39; Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, précité, points 55 et 56; du 1er juillet 2008, Chronopost/UFEX e.a., C‑341/06 P et C‑342/06 P, Rec. p. I‑4777, points 121 et 122; Essent Netwerk Noord e.a., précité, points 63 et 64, ainsi que UTECA, précité, point 42).

32      En l’occurrence, la première de ces conditions ne fait pas l’objet de la question posée et ne prête pas à discussion, puisque les subventions en cause au principal ont été versées en application de la loi n° 684 et supportées, ainsi que cela résulte notamment des articles 18 et 19 de cette dernière, par le budget de l’État.

33      Au vu des motifs de la décision de renvoi, tels que rappelés aux points 16 à 18 du présent arrêt, il convient d’examiner d’abord la troisième condition puis, ensemble, les deuxième et quatrième conditions.

 Sur l’avantage consenti à l’entreprise bénéficiaire

34      Sont considérées comme des aides les interventions qui, sous quelque forme que ce soit, sont susceptibles de favoriser directement ou indirectement des entreprises ou qui doivent être considérées comme un avantage économique que l’entreprise bénéficiaire n’aurait pas obtenu dans des conditions normales de marché (arrêts précités SFEI e.a., point 60; Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, point 84; Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, point 59, ainsi que Essent Netwerk Noord e.a., point 79).

35      En revanche, dans la mesure où une intervention étatique doit être considérée comme une compensation représentant la contrepartie des prestations effectuées par les entreprises bénéficiaires pour exécuter des obligations de service public, de sorte que ces entreprises ne profitent pas, en réalité, d’un avantage financier et que ladite intervention n’a donc pas pour effet de mettre ces entreprises dans une position concurrentielle plus favorable par rapport aux entreprises concurrentes, une telle intervention ne constitue pas une aide d’État au sens du droit de l’Union (voir arrêts précités Ferring, points 23 et 25, et Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, point 87, rendus en réponse à des questions préjudicielles posées antérieurement à l’arrêt de la Corte suprema di cassazione du 19 avril 2000, en cause dans l’affaire au principal; ainsi que Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, point 60, et Essent Netwerk Noord e.a., point 80).

36      Cependant, pour que, dans un cas concret, une telle compensation puisse échapper à la qualification d’aide d’État, un certain nombre de conditions doivent être réunies (arrêts précités Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, point 88; Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, point 61, ainsi que Essent Netwerk Noord e.a., point 81).

37      Premièrement, l’entreprise bénéficiaire d’une telle compensation doit effectivement être chargée de l’exécution d’obligations de service public et ces obligations doivent être clairement définies (arrêts précités Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, point 89; Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, point 62, ainsi que Essent Netwerk Noord e.a., point 82).

38      Deuxièmement, les paramètres sur la base desquels est calculée la compensation doivent être préalablement établis de manière objective et transparente, afin d’éviter qu’elle ne comporte un avantage économique susceptible de favoriser l’entreprise bénéficiaire par rapport à des entreprises concurrentes (arrêts précités Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, point 90; Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, point 64, ainsi que Essent Netwerk Noord e.a., point 83).

39      Troisièmement, la compensation ne saurait dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir tout ou partie des coûts occasionnés par l’exécution des obligations de service public, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligations (arrêts précités Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, point 92; Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, point 66, ainsi que Essent Netwerk Noord e.a., point 84).

40      Quatrièmement, ladite compensation doit être déterminée sur la base d’une analyse des coûts qu’une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement dotée de moyens nécessaires afin de pouvoir satisfaire aux exigences de service public requises, aurait encourus pour exécuter ces obligations, en tenant compte des recettes y relatives ainsi que d’un bénéfice raisonnable pour l’exécution de ces obligations (arrêts précités Altmark Trans et Regierungspräsidium Magdeburg, point 93; Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti, point 67, ainsi que Essent Netwerk Noord e.a., point 85).

41      En l’espèce, il ressort des articles 8 et 9 de la loi n° 684 que les subventions en cause au principal étaient destinées à la prestation de services de liaison avec les îles majeures et mineures italiennes devant garantir la satisfaction des exigences liées au développement économique et social des régions concernées et en particulier du Mezzogiorno. Les conventions signées avec les entreprises bénéficiaires de ces subventions devaient prévoir des obligations tenant aux liaisons à assurer, à la fréquence de ces liaisons et aux types de navires à affecter à chacune. Il en résulte que les entreprises bénéficiaires étaient chargées de l’exécution d’obligations de service public.

42      L’article 7 de la loi n° 684 prévoit par ailleurs que les subventions doivent garantir la gestion des services dans des conditions d’équilibre économique et qu’elles seront établies préalablement sur la base des recettes nettes, de l’amortissement des investissements, des coûts d’exploitation, des frais de fonctionnement et des frais financiers.

43      Cependant, la juridiction de renvoi relève, dans sa décision, que ce n’est que par le décret du président de la République n° 501, du 1er juin 1979, qu’ont été identifiés les éléments économiques et de gestion à prendre en compte dans les conventions à conclure au titre de la loi n° 684 et que c’est seulement au mois de juillet 1991 que l’État italien et chacune des entreprises du groupe Tirrenia ont conclu lesdites conventions, pour une durée de 20 ans, prenant effet le 1er janvier 1989. Pendant toute la période concernée dans le litige au principal, à savoir de 1976 à 1980, et jusqu’à l’approbation de ces conventions, les subventions en cause au principal ont été versées à titre d’acomptes en vertu de l’article 19 de la loi n° 684.

44      Il en découle que, en l’absence desdites conventions, les subventions en cause au principal ont été versées pendant toute la période susmentionnée sans que soient définies clairement les obligations de service public mises à la charge des entreprises bénéficiaires, sans que soient préalablement établis, de façon objective et transparente, les paramètres sur la base desquels était calculée la compensation de ces obligations et sans assurer que cette compensation ne dépasse pas ce qui était nécessaire pour couvrir les coûts occasionnés par l’exécution desdites obligations. Ne répondant pas davantage à la quatrième condition mentionnée au point 40 du présent arrêt, lesdites subventions ne remplissent donc aucune des conditions permettant à une compensation d’obligations de service public d’échapper, en raison de l’absence d’avantage consenti à l’entreprise concernée, à la qualification d’aide d’État au sens du droit de l’Union.

45      Le fait qu’elles ont été versées à titre d’acomptes, dans l’attente de l’approbation de conventions qui n’ont du reste été conclues et n’ont pris effet que de nombreuses années plus tard, est indifférent à cet égard. En effet, un tel fait ne fait pas disparaître l’avantage consenti à l’entreprise bénéficiaire ni les effets qu’un tel avantage peut produire sur la concurrence dès lors que l’ensemble des conditions susmentionnées n’est pas rempli.

46      De même, est indifférent le fait que des tarifs étaient imposés à l’entreprise bénéficiaire des subventions en cause au principal par l’autorité administrative. En effet, si, au regard des conditions susmentionnées, l’existence de tels tarifs revêt de l’importance pour apprécier les coûts occasionnés par l’exécution des obligations de service public en tenant compte des recettes y relatives, elle est en revanche sans incidence sur l’existence de l’avantage consenti à l’entreprise bénéficiaire dès lors que l’ensemble de ces conditions n’est pas rempli.

 Sur l’atteinte portée aux échanges entre États membres et le risque de distorsion de la concurrence

47      Ainsi qu’il a été exposé aux points 16 et 18 du présent arrêt, la juridiction de renvoi considère que la question de l’atteinte portée aux échanges entre États membres et de la distorsion de la concurrence se pose dans l’affaire au principal.

48      Le gouvernement italien est d’un avis contraire, faisant valoir que, à l’époque concernée, le marché du cabotage n’était pas libéralisé, la libéralisation de ce marché n’étant intervenue qu’à la suite du règlement (CEE) n° 3577/92 du Conseil, du 7 décembre 1992, concernant l’application du principe de la libre circulation des services aux transports maritimes à l’intérieur des États membres (cabotage maritime) (JO L 364, p. 7), et, plus précisément, en ce qui concerne le cabotage avec les îles de la Méditerranée, à compter du 1er janvier 1999. Lors de l’audience, il a indiqué qu’aucun opérateur d’un autre État membre n’opérait sur les lignes internes où était présente Tirrenia au cours des années 1976 à 1980, tandis que TDM a fait état de la présence sur ces lignes d’une société née de la fusion d’une société italienne et d’une société espagnole.

49      À cet égard, il y a lieu de relever que le fait que l’abolition des restrictions à la libre prestation des services de transport maritime à l’intérieur des États membres soit postérieure à la période concernée dans l’affaire au principal n’exclut pas nécessairement que les subventions en cause au principal aient été susceptibles d’affecter les échanges entre États membres et qu’elles aient faussé ou menacé de fausser la concurrence.

50      En effet, d’une part, il ne peut être exclu que Tirrenia ait été, comme le soutient TDM, en concurrence avec des entreprises d’autres États membres sur les lignes internes concernées, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier. D’autre part, il ne peut non plus être exclu qu’elle ait été en situation de concurrence avec de telles entreprises sur des lignes internationales et que, en l’absence de comptabilité séparée pour ses différentes activités, il ait existé un risque de subventions croisées, c’est-à-dire, en l’occurrence, un risque que les recettes tirées de son activité de cabotage ayant bénéficié des subventions en cause au principal aient été utilisées au profit d’activités exercées par elle sur lesdites lignes internationales, ce qu’il appartient également à la juridiction de renvoi de vérifier.

51      Il lui incombe en tout état de cause d’apprécier, au vu de ces indications et à la lumière des faits au principal, si les subventions en cause au principal étaient susceptibles d’affecter les échanges entre États membres et si elles ont faussé ou menacé de fausser la concurrence.

52      Compte tenu de l’ensemble de ces considérations, il y a lieu de répondre à la question posée que le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que des subventions versées dans les circonstances caractérisant le litige au principal, en vertu d’une législation nationale prévoyant le versement d’acomptes avant l’approbation d’une convention, constituent des aides d’État si ces subventions sont susceptibles d’affecter les échanges entre États membres et faussent ou menacent de fausser la concurrence, ce qu’il incombe au juge national de vérifier.

 Sur les dépens

53      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit:

Le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que des subventions versées dans les circonstances caractérisant le litige au principal, en vertu d’une législation nationale prévoyant le versement d’acomptes avant l’approbation d’une convention, constituent des aides d’État si ces subventions sont susceptibles d’affecter les échanges entre États membres et faussent ou menacent de fausser la concurrence, ce qu’il incombe au juge national de vérifier.

Signatures


* Langue de procédure: l’italien.