Affaire C-35/09
Ministero dell'Economia e delle Finanze
et Agenzia delle Entrate
contre
Paolo Speranza
(demande de décision préjudicielle, introduite par
la Corte suprema di cassazione)
«Impôts indirects — Impôt sur l’augmentation du capital social — Article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive 69/335/CEE — Réglementation nationale imposant l’enregistrement de l’acte d’augmentation du capital social d’une société — Imposition solidaire de la société bénéficiaire et du notaire — Absence d’apport effectif de capital — Limitation des modes de preuve»
Sommaire de l'arrêt
1. Dispositions fiscales — Harmonisation des législations — Impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux — Droit d'apport perçu sur les sociétés de capitaux — Augmentation du capital social
(Directive du Conseil 69/335, telle que modifiée par la directive 85/303, art. 4, § 1, c), et 5, § 1, a))
2. Droit communautaire — Principes — Droit à une protection juridictionnelle effective
3. Dispositions fiscales — Harmonisation des législations — Impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux — Droit d'apport perçu sur les sociétés de capitaux — Augmentation du capital social
(Directive du Conseil 69/335, telle que modifiée par la directive 85/303)
1. Les articles 4, paragraphe 1, sous c), et 5, paragraphe 1, sous a), de la directive 69/335, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux, telle que modifiée par la directive 85/303, doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à ce qu’un État membre désigne l’enregistrement de l’acte d’augmentation du capital d’une société comme précisant le moment auquel intervient le fait générateur du droit d’apport, à condition que le lien entre la perception dudit droit et l’apport effectif des biens à la société bénéficiaire soit maintenu. Si, lors de l’intervention dudit acte, l’apport effectif des biens n’a pas encore été effectué et s’il n’est pas certain que cet apport sera effectué, le paiement du droit d’apport ne peut être exigé par l’État membre concerné tant que ledit apport n’a pas acquis un caractère certain.
Ainsi, lorsqu'il apparaît, après l'enregistrement de l'acte d'augmentation du capital, mais avant le paiement du droit d'apport, que, en raison d'une fraude, l'apport effectif n'a pas, en réalité, été réalisé lors dudit enregistrement et qu'il est certain qu'il ne le sera pas, le paiement du droit d'apport ne peut être réclamé.
(cf. points 38, 48, disp. 1)
2. Le principe d’effectivité doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui restreint, devant les juridictions fiscales, les modes de preuve de l’absence d’apport effectif de l’augmentation du capital décidée par une société à la production d’un jugement civil ayant acquis l’autorité de la chose jugée et prononçant la nullité ou l’annulation de l’enregistrement, de sorte que le droit d’apport doit, en tout état de cause, être acquitté et que son remboursement ne peut être obtenu que moyennant la production d’un tel jugement civil, alors que, en vertu de la directive 69/335, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux, telle que modifiée par la directive 85/303, le paiement d'un tel droit d'apport ne pouvait être réclamé vu l'absence d'un apport effectif. En effet, dès lors qu'il est exclu que la juridiction fiscale puisse déclarer de manière incidente la nullité de l'acte d'augmentation du capital et que, partant, le recours devant les juridictions fiscales visant à faire obstacle au recouvrement du droit d'apport est privé de tout effet utile, alors que des recours similaires à l'encontre d'autres impôts sont susceptibles de libérer un assujetti de l'obligation de payer un impôt non dû, une telle réglementation rend pratiquement impossible ou, à tout le moins, excessivement difficile l'exercice des droits conférés par la directive 69/335.
(cf. points 45-48, disp. 1)
3. La directive 69/335, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux, telle que modifiée par la directive 85/303, doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’un État membre prévoie, s'agissant du paiement du droit d'apport, la responsabilité solidaire de l’officier ministériel ayant rédigé ou reçu l’acte d’augmentation du capital social, à condition que ledit officier ministériel dispose du droit d’exercer une action récursoire à l’encontre de la société bénéficiaire de l’apport.
En effet, la directive 69/335 ne vise pas à harmoniser les modalités du recouvrement du droit d’apport et ne s'oppose pas, en principe, à la responsabilité solidaire dudit officier ministériel, celle-ci constituant tant une garantie de l’exécution de l’obligation fiscale de la société bénéficiaire de l'augmentation de capital qu’une mesure visant à simplifier la perception du droit d’apport. Cependant, le fait d'imposer à l'officier ministériel l'obligation solidaire d'acquitter le droit d'apport irait au-delà de ce qui est nécessaire pour répondre aux objectifs précités si ledit officier ministériel ne disposait pas du droit d'exercer une action récursoire à l'encontre de la société bénéficiaire de l'apport.
(cf. points 52-54, 56, 58, disp. 2)
ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)
1er juillet 2010 (*)
«Impôts indirects – Impôt sur l’augmentation du capital social – Article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive 69/335/CEE – Réglementation nationale imposant l’enregistrement de l’acte d’augmentation du capital social d’une société – Imposition solidaire de la société bénéficiaire et du notaire – Absence d’apport effectif de capital – Limitation des modes de preuve»
Dans l’affaire C‑35/09,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par la Corte suprema di cassazione (Italie), par décision du 3 décembre 2008, parvenue à la Cour le 28 janvier 2009, dans la procédure
Ministero dell’Economia e delle Finanze,
Agenzia delle Entrate
contre
Paolo Speranza,
LA COUR (deuxième chambre),
composée de M. J. N. Cunha Rodrigues, président de chambre, Mme P. Lindh, MM. A. Rosas, U. Lõhmus et A. Arabadjiev (rapporteur), juges,
avocat général: M. J. Mazák,
greffier: Mme M. Ferreira, administrateur principal,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 28 janvier 2010,
considérant les observations présentées:
– pour M. Speranza, par Mes W. Viscardini et G. Doná, avvocati,
– pour le gouvernement italien, par Mme I. Bruni, en qualité d’agent, assistée de MM. P. Gentili et D. Del Gaizo, avvocati dello Stato,
– pour la Commission européenne, par M. A. Aresu et Mme M. Afonso, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 25 mars 2010,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive 69/335/CEE du Conseil, du 17 juillet 1969, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux (JO L 249, p. 25), telle que modifiée par la directive 85/303/CEE du Conseil, du 10 juin 1985 (JO L 156, p. 23, ci-après la «directive 69/335»), ainsi que du principe de proportionnalité.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le ministero dell’Economia e delle Finanze et l’Agenzia delle Entrate à M. Speranza, notaire à Padoue (Italie), au sujet d’un avis de liquidation émis par l’Ufficio del Registro de Padoue, organe local de l’Agenzia delle Entrate, et concernant l’imposition solidaire de LEJA Srl (ci-après «LEJA»), société sise à Padoue, et de M. Speranza en conséquence de l’enregistrement de l’acte d’augmentation du capital social de ladite société.
Le cadre juridique
La réglementation de l’Union
3 L’article 1er de la directive 69/335 prévoit que les «États membres perçoivent un droit sur les apports à des sociétés de capitaux, harmonisé conformément aux dispositions des articles 2 à 9 et dénommé ci-après droit d’apport».
4 En vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous a), de cette directive, sont considérées comme des sociétés de capitaux, entre autres, les sociétés de droit italien dénommées «società per azioni» (société anonyme) et «società a responsabilità limitata» (société à responsabilité limitée).
5 L’article 4, paragraphe 1, sous c), de ladite directive dispose qu’est soumise «au droit d’apport […] l’augmentation du capital social d’une société de capitaux au moyen de l’apport de biens de toute nature».
6 Selon l’article 5, paragraphe 1, sous a), de la même directive, la liquidation du droit d’apport est effectuée «dans le cas de […] l’augmentation [du] capital social [d’une société de capitaux] sur la valeur réelle des biens de toute nature apportés ou à apporter par les associés, après déduction des obligations assumées et des charges supportées par la société du fait de chaque apport; les États membres ont la faculté de ne percevoir le droit d’apport qu’au fur et à mesure des libérations effectives».
7 Conformément à l’article 7 de la directive 69/335, les opérations imposables sont assujetties à un droit dont le taux ne pouvait, à la date des faits au principal, excéder 1 %, sous réserve des exemptions prévues par cette directive.
La réglementation nationale
8 Il ressort de l’article 1er du texte unique des dispositions relatives aux droits d’enregistrement (testo unico delle disposizioni concernenti la imposta di registro), approuvé par le décret du président de la République n° 131, du 26 avril 1986 (supplément ordinaire à la GURI n° 99, du 30 avril 1986), dans sa version applicable à la date des faits au principal (ci-après le «texte unique»), qu’un «droit d’enregistrement s’applique […] aux actes soumis à l’enregistrement obligatoire et à ceux volontairement présentés à l’enregistrement».
9 En vertu des articles 2 et 27, paragraphe 5, du texte unique ainsi que de l’article 4, sous a), point 5, du barème I annexé à celui-ci, les actes d’augmentation de capital sont soumis à l’enregistrement, à la suite d’une homologation, et à un impôt équivalent à 1 % de l’augmentation qui a été décidée.
10 La juridiction de renvoi précise que, les droits d’enregistrement étant des impôts sur les actes, le fait que l’apport ait été réalisé ou non ne joue aucun rôle aux fins de l’assujettissement à l’impôt.
11 En vertu de l’article 38 du texte unique, la nullité ou la possibilité d’annuler l’acte ne dispense pas de l’obligation d’acquitter l’impôt et, une fois versé, celui-ci ne peut être restitué que lorsqu’un jugement civil déclarant la nullité de l’acte ou annulant celui-ci pour un motif non imputable aux parties a acquis l’autorité de la chose jugée. Dès lors, il est exclu que la juridiction fiscale puisse déclarer de manière incidente la nullité de l’acte, comme le prévoit, d’une manière générale, en ce qui concerne cette juridiction, l’article 2, paragraphe 3, du décret législatif n° 546, portant dispositions relatives à la procédure fiscale en application de la délégation donnée au gouvernement aux termes de l’article 30 de la loi n° 413 du 30 décembre 1991 (disposizioni sul processo tributario in attuazione della delega al Governo contenuta nell’art. 30 della legge 30 dicembre 1991, n. 413), du 31 décembre 1992 (supplément ordinaire à la GURI n° 9, du 13 janvier 1993).
12 Conformément à l’article 57, paragraphes 1 et 2, du texte unique, outre la société bénéficiaire de l’augmentation de capital, l’officier ministériel qui a rédigé le procès-verbal est solidairement tenu d’acquitter l’impôt.
13 Selon la Corte suprema di cassazione, il ressort de l’article 27 de la loi n° 89, relative à l’organisation du notariat et des archives notariales (legge n. 89, sull’ordinamento del notariato e degli archivi notarili), du 16 février 1913 (Gazzetta ufficiale n° 55, du 7 mars 1913), que le notaire est tenu d’exercer ses fonctions quand cela lui est demandé.
14 L’article 28 de ladite loi autorise le notaire à refuser de rédiger tout acte qui lui est demandé, «si les parties ne déposent pas auprès de lui le montant des taxes, honoraires et dépenses relatifs à l’acte».
Le litige au principal et les questions préjudicielles
15 Le 30 juillet 1993, l’assemblée des associés de LEJA a décidé de transformer cette société en société par actions et de porter le capital social de celle-ci de 20 000 000 ITL, soit environ 10 329 euros, à 58 400 000 000 ITL, soit environ 30 161 083 euros.
16 Le procès-verbal de la réunion de cette assemblée a été reçu par M. Speranza, en sa qualité de notaire. Ce procès-verbal précisait que l’un des associés de LEJA, Tecnoitalia Srl, avait souscrit à l’intégralité de l’augmentation de capital décidée, moyennant l’apport de 6 244 actions de Lama dd, société inscrite au registre du tribunal de Koper (Slovénie). Un expert nommé par le Tribunale di Padova a estimé la valeur desdites actions à 58 380 000 000 ITL, soit environ 30 150 754 euros.
17 À la suite de l’homologation de la décision par la Corte d’appello di Venezia, l’acte d’augmentation de capital a été taxé au taux proportionnel prévu par la réglementation nationale concernée et l’Ufficio del Registro de Padoue a notifié un avis de recouvrement d’un montant de 578 102 000 ITL, soit environ 298 565 euros, à LEJA ainsi qu’à M. Speranza, en sa qualité de notaire.
18 Ce dernier a formé, sans succès, un recours contre ledit avis de recouvrement devant la juridiction fiscale compétente en première instance. Le jugement rendu par cette juridiction a été réformé en appel.
19 Le ministero dell’Economia e delle Finanze et l’Agenzia delle Entrate se sont pourvus en cassation contre la décision rendue en appel, en invoquant la violation et l’application erronée de nombreuses dispositions du texte unique.
20 M. Speranza fait valoir que l’augmentation de capital en cause au principal n’a pas eu lieu, dès lors que Tecnoitalia Srl n’a jamais pu apporter les actions de Lama dd, ce qui, par ailleurs, aurait entraîné l’insolvabilité de LEJA. Il soutient, en outre, que la réglementation nationale est contraire à la directive 69/335 en tant qu’elle prévoit, d’une part, la possibilité, figurant dans la réglementation en matière de droits d’enregistrement, d’assujettir à l’impôt l’acte d’augmentation de capital en dépit de l’absence d’apport effectif et, d’autre part, l’obligation solidaire du notaire instrumentaire.
21 La Corte suprema di cassazione estime que, sur la base de la réglementation nationale, il devrait être fait droit au pourvoi formé par le ministero dell’Economia e delle Finanze et l’Agenzia delle Entrate.
22 Considérant, d’une part, que le droit d’enregistrement en cause au principal doit être qualifié de «droit d’apport» au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive 69/335 et, d’autre part, que l’article 4, sous a), point 5, du barème I annexé au texte unique, lu en combinaison avec l’article 38 de ce dernier, prévoit qu’est soumise à l’impôt la simple décision d’augmentation de capital, indépendamment de la mise en œuvre et de la validité d’une telle décision, la Corte suprema di cassazione doute de la compatibilité de la réglementation nationale avec l’article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive 69/335.
23 Elle nourrit les mêmes doutes quant à la compatibilité de l’article 57 du texte unique, en ce qu’il prévoit que le notaire ayant rédigé l’acte est solidairement tenu de s’acquitter de l’impôt.
24 La juridiction de renvoi relève également que, si la responsabilité solidaire du notaire devait être considérée comme compatible avec la directive 69/335, les moyens de défense dont dispose celui-ci, en tant que personne étrangère au litige entre l’entreprise concernée et l’administration fiscale, pourraient être insuffisants.
25 C’est dans ces circonstances que la Corte suprema di cassazione a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) L’article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive [69/335], aux termes duquel est soumise au droit d’apport l’augmentation du capital social d’une société de capitaux au moyen de l’apport de biens de toute nature, doit-il être interprété en ce sens qu’il y a lieu de soumettre à impôt l’apport effectif, et non pas la simple décision d’augmentation de capital qui n’a pas été mise en œuvre en substance?
2) L’article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive [69/335] doit-il être interprété en ce sens que l’impôt doit s’appliquer exclusivement à la société bénéficiaire et non également à l’officier ministériel qui rédige ou qui reçoit l’acte?
3) En tout état de cause, les moyens de défense que confère la réglementation italienne à l’officier ministériel sont-ils conformes au principe de proportionnalité, compte tenu du fait que, selon l’article 38 du [texte unique], la nullité ou la possibilité d’annuler la décision d’augmentation de capital est dépourvue de pertinence et qu’il n’est possible d’obtenir le remboursement de l’impôt acquitté qu’après qu’un jugement civil prononçant la nullité ou l’annulation a acquis l’autorité de la chose jugée?»
Sur les questions préjudicielles
Sur la recevabilité de la troisième question
26 Le gouvernement italien doute de la compétence de la Cour pour répondre à la troisième question, relative au respect du principe de proportionnalité.
27 Selon ce gouvernement, s’agissant d’un principe général tiré du traité CE, la Cour ne pourrait être appelée à interpréter la portée de celui-ci que dans des affaires en relation avec des situations présentant un caractère transfrontalier. Or, les faits de l’affaire au principal correspondraient à une situation présentant un caractère purement interne. Par conséquent, le principe de proportionnalité ne pourrait faire obstacle à l’application des dispositions nationales en cause au principal et la Cour ne serait pas compétente pour se prononcer au fond.
28 À cet égard, il suffit de rappeler que, ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence constante, les exigences découlant de la protection des principes généraux reconnus dans l’ordre juridique de l’Union lient également les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre des réglementations de l’Union et que, par suite, ceux-ci sont tenus, dans toute la mesure du possible, d’appliquer ces réglementations dans des conditions qui ne méconnaissent pas lesdites exigences (arrêt du 27 juin 2006, Parlement/Conseil, C‑540/03, Rec. p. I‑5769, point 105 et jurisprudence citée).
29 En l’occurrence, la juridiction de renvoi se réfère au principe de proportionnalité au regard des conséquences découlant de l’application de l’article 38 du texte unique aux circonstances de l’affaire au principal. Or, il appert que ledit texte unique, notamment ses articles 1er, 2, 10, 13, 14, 27, 38 et 57, vise à transposer la directive 69/335 en droit italien.
30 Par conséquent, la juridiction de renvoi se référant au principe de proportionnalité dans le cadre de la mise en œuvre par la République italienne de la directive 69/335, la troisième question est recevable.
Sur les première et troisième questions
31 Par ses première et troisième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive 69/335 s’oppose à une réglementation nationale qui soumet au droit d’apport l’enregistrement de l’acte d’augmentation du capital d’une société et si le principe de proportionnalité s’oppose à une réglementation nationale qui restreint, devant les juridictions fiscales, les modes de preuve de l’absence d’apport effectif correspondant à ladite augmentation à la production d’un jugement civil ayant acquis l’autorité de la chose jugée et prononçant la nullité ou l’annulation de l’enregistrement, de sorte que le droit d’apport doit, en tout état de cause, être acquitté et que son remboursement ne peut être obtenu que moyennant la production d’un tel jugement civil.
32 La Cour a déjà jugé que le fait générateur du droit d’apport réside bien dans l’apport même des biens augmentant le capital social d’une société et non dans une quelconque autre opération ou formalité (arrêt du 30 mars 2006, Aro Tubi Trafilerie, C‑46/04, Rec. p. I‑3009, point 27).
33 Toutefois, la Cour a également relevé que les articles 4, paragraphe 1, sous c), et 5, paragraphe 1, sous a), de la directive 69/335 ne précisent pas à quel moment intervient le fait générateur du droit d’apport (arrêt du 17 octobre 2002, ESTAG, C‑339/99, Rec. p. I‑8837, point 49).
34 En effet, l’article 5, paragraphe 1, sous a), de ladite directive permettant la liquidation du droit d’apport sur des biens apportés ou à apporter par les associés ainsi qu’au fur et à mesure des libérations effectives, les États membres peuvent exiger le paiement dudit droit soit postérieurement à l’apport effectif des biens, soit simultanément à ce dernier, voire même antérieurement audit apport, à condition que celui-ci ait un caractère certain (voir, en ce sens, arrêt ESTAG, précité, point 50).
35 Il s’ensuit que l’article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive 69/335 ne s’oppose pas à ce qu’un État membre désigne l’enregistrement de l’acte d’augmentation du capital d’une société comme précisant le moment auquel intervient le fait générateur du droit d’apport, à condition que le lien entre la perception dudit droit et l’apport effectif des biens à la société bénéficiaire soit maintenu (voir, en ce sens, arrêt ESTAG, précité, points 49 et 50).
36 En effet, si, lors de l’intervention dudit acte, l’apport effectif des biens n’a pas encore été effectué et s’il n’est pas certain que cet apport sera effectué, le paiement du droit d’apport ne pourra être exigé par l’État membre concerné tant que ledit apport n’aura pas acquis un caractère certain (voir, en ce sens, arrêt ESTAG, précité, points 50 et 51).
37 En l’occurrence, il ressort du dossier soumis à la Cour que, lors de l’enregistrement de l’acte d’augmentation du capital de LEJA, la preuve documentaire apportée au soutien de la demande d’enregistrement indiquait que l’apport des biens avait déjà été effectué ou était, à tout le moins, certain.
38 Toutefois, il ressort également de ce dossier qu’il est apparu par la suite, et avant que le paiement dudit droit ait eu lieu, que, en raison d’une fraude, l’apport effectif des biens n’avait pas, en réalité, été réalisé lors dudit enregistrement et qu’il était certain qu’il ne le serait pas. Dès lors, dans de telles circonstances, et eu égard aux considérations énoncées aux points 32, 34 et 36 du présent arrêt, le paiement du droit d’apport ne pouvait être réclamé.
39 Or, la juridiction de renvoi précise que, conformément à l’article 38 du texte unique, dès lors que l’acte par lequel l’apport est enregistré a été établi, le paiement du droit d’apport doit, en tout état de cause, être effectué et le remboursement de ce dernier ne peut être obtenu que lorsqu’un jugement civil ayant acquis l’autorité de la chose jugée et déclarant la nullité de cet acte est produit devant les juridictions fiscales.
40 Eu égard aux considérations énoncées aux points 32, 34 et 36 du présent arrêt, et notamment au fait que le paiement du droit d’apport ne peut être exigé que lorsque l’apport ultérieur des biens revêt un caractère certain, les articles 4, paragraphe 1, sous c), et 5, paragraphe 1, sous a), de la directive 69/335 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une telle réglementation nationale.
41 À cet égard, si le gouvernement italien fait valoir, à juste titre, que la directive 69/335 ne porte nullement sur l’organisation par les États membres des pouvoirs de leurs juridictions fiscales ainsi que de la procédure applicables aux recours introduits devant celles-ci, il n’en demeure pas moins que, selon une jurisprudence constante, une modalité procédurale prévue par un ordre juridique interne d’un État membre ne doit pas rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union (principe d’effectivité) (voir, notamment, arrêt du 15 avril 2010, Barth, C‑542/08, non encore publié au Recueil, point 17 et jurisprudence citée).
42 En effet, l’exigence d’effectivité exprime l’obligation générale pour les États membres d’assurer la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. Elle vaut tant sur le plan de la désignation des juridictions compétentes pour connaître des actions fondées sur ce droit qu’en ce qui concerne la définition des modalités procédurales (voir, en ce sens, arrêt du 18 mars 2010, Alassini e.a., C‑317/08 à C‑320/08, non encore publié au Recueil, point 49 et jurisprudence citée).
43 La Cour a précisé que chaque cas où se pose la question de savoir si une disposition procédurale nationale rend impossible ou excessivement difficile l’application du droit de l’Union doit être analysé en tenant compte de la place de cette disposition dans l’ensemble de la procédure, de son déroulement et de ses particularités, devant les diverses instances nationales (arrêt du 6 octobre 2009, Asturcom Telecomunicaciones, C‑40/08, non encore publié au Recueil, point 39 et jurisprudence citée).
44 En l’occurrence, la juridiction de renvoi a relevé que, conformément à l’article 2, paragraphe 3, du décret législatif n° 546 du 31 décembre 1992, les juridictions fiscales disposent, d’une manière générale, du pouvoir de déclarer de manière incidente la nullité d’actes. Il apparaît que cette déclaration a pour conséquence de permettre aux assujettis d’échapper au paiement d’un impôt, ce dernier n’étant plus exigible.
45 Toutefois, en ce qui concerne le droit d’apport, il ressort de la demande de décision préjudicielle qu’il est exclu que la juridiction fiscale puisse déclarer de manière incidente la nullité de l’acte, la nullité ou la possibilité d’annuler l’acte par lequel l’apport est enregistré ne dispensant pas l’assujetti, en vertu de l’article 38 du texte unique, de l’obligation d’acquitter l’impôt en cause.
46 Il s’ensuit que, dans un cas de figure tel que celui en cause au principal, un recours devant les juridictions fiscales italiennes visant à faire obstacle au recouvrement d’un droit d’apport qui, conformément à la directive 69/335, ne saurait être exigé, est privé, contrairement à ce que prétend le gouvernement italien, de tout effet utile, alors que, en vertu du contexte procédural général relevé par la juridiction de renvoi, des recours similaires à l’encontre d’autres impôts sont susceptibles de libérer un assujetti de l’obligation de payer un impôt non dû.
47 Dès lors, il y a lieu de considérer, ainsi que le font valoir à juste titre M. Speranza et la Commission européenne, qu’une réglementation nationale qui restreint, devant les juridictions fiscales, les modes de preuve de l’absence d’apport effectif de l’augmentation du capital décidée par une société à la production d’un jugement civil ayant acquis l’autorité de la chose jugée et prononçant la nullité ou l’annulation de l’enregistrement, de sorte que le droit d’apport doit, en tout état de cause, être acquitté et que son remboursement ne peut être obtenu que moyennant la production d’un tel jugement civil, rend pratiquement impossible ou, à tout le moins, excessivement difficile l’exercice des droits conférés par la directive 69/335.
48 Eu égard à ce qui précède, et sans qu’il soit besoin de procéder à une interprétation du principe de proportionnalité, il y a lieu de répondre aux première et troisième questions que les articles 4, paragraphe 1, sous c), et 5, paragraphe 1, sous a), de la directive 69/335 doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à ce qu’un État membre désigne l’enregistrement de l’acte d’augmentation du capital d’une société comme précisant le moment auquel intervient le fait générateur du droit d’apport, à condition que le lien entre la perception dudit droit et l’apport effectif des biens à la société bénéficiaire soit maintenu. Si, lors de l’intervention dudit acte, l’apport effectif des biens n’a pas encore été effectué et s’il n’est pas certain que cet apport sera effectué, le paiement du droit d’apport ne peut être exigé par l’État membre concerné tant que ledit apport n’a pas acquis un caractère certain. Le principe d’effectivité doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui restreint, devant les juridictions fiscales, les modes de preuve de l’absence d’apport effectif de l’augmentation du capital décidée par une société à la production d’un jugement civil ayant acquis l’autorité de la chose jugée et prononçant la nullité ou l’annulation de l’enregistrement, de sorte que le droit d’apport doit, en tout état de cause, être acquitté et que son remboursement ne peut être obtenu que moyennant la production d’un tel jugement civil.
Sur la deuxième question
49 Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 4, paragraphe 1, sous c), de la directive 69/335 s’oppose à ce que le droit d’apport soit dû, outre par la société bénéficiaire, par l’officier ministériel ayant rédigé ou reçu l’acte d’augmentation du capital social.
50 Il ressort de la jurisprudence que, selon l’économie et la systématique de la directive 69/335, le droit d’apport est perçu dans le chef de la société de capitaux qui est le destinataire de l’apport en question. Celle-ci est normalement la société à laquelle les moyens ou les prestations en question sont physiquement transmis. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’il pourrait en être autrement et qu’il conviendrait de rechercher la «véritable bénéficiaire» des moyens ou des prestations en question (arrêt du 12 janvier 2006, Senior Engineering Investments, C‑494/03, Rec. p. I‑525, point 25).
51 Par ailleurs, il ressort également de cette économie et de cette systématique que les États membres ne sauraient exempter la société bénéficiaire d’une augmentation de capital du droit d’apport en dehors des cas de figure prévus aux articles 6 à 9 et 11 de ladite directive.
52 Toutefois, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général aux points 38, 39 et 47 de ses conclusions, la directive 69/335 ne vise pas à harmoniser les modalités du recouvrement du droit d’apport, lesquelles visent à garantir l’exécution de l’obligation fiscale du redevable ainsi qu’à simplifier la perception de ce droit.
53 Il y a lieu de considérer que la responsabilité solidaire de l’officier ministériel ayant rédigé ou reçu l’acte d’augmentation du capital social d’une société constitue tant une garantie de l’exécution de l’obligation fiscale de la société bénéficiaire de ladite augmentation qu’une mesure visant à simplifier la perception du droit d’apport.
54 Il s’ensuit que la directive 69/335 ne s’oppose pas, en principe, à ce qu’un État membre prévoie une responsabilité de l’officier ministériel ayant rédigé ou reçu l’acte d’augmentation du capital.
55 Cependant, ainsi qu’il résulte des points 50 et 51 du présent arrêt, le droit d’apport est perçu dans le chef de la société de capitaux qui est le destinataire de l’apport en question, les États membres ne pouvant exempter la société bénéficiaire d’une augmentation de capital du droit d’apport en dehors des cas de figure prévus aux articles 6 à 9 et 11 de ladite directive.
56 Le fait d’imposer à l’officier ministériel l’obligation solidaire d’acquitter le droit d’apport irait au-delà de ce qui est nécessaire pour répondre aux objectifs indiqués aux points 52 et 53 du présent arrêt si ledit officier ministériel ne disposait pas du droit d’exercer une action récursoire à l’encontre de la société bénéficiaire de l’apport.
57 En l’occurrence, il ressort du dossier, d’une part, que l’article 28 de la loi n° 89 du 16 février 1913 autorise le notaire à refuser de rédiger tout acte qui lui est demandé si les parties ne déposent pas auprès de lui le montant des taxes, honoraires et dépenses relatifs à cet acte et, d’autre part, que le notaire dispose du droit d’exercer une action récursoire à l’encontre de la société bénéficiaire de l’apport.
58 Eu égard à ce qui précède, il y a lieu de répondre à la deuxième question que la directive 69/335 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’un État membre prévoie la responsabilité solidaire de l’officier ministériel ayant rédigé ou reçu l’acte d’augmentation du capital social, à condition que ledit officier ministériel dispose du droit d’exercer une action récursoire à l’encontre de la société bénéficiaire de l’apport.
Sur les dépens
59 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit:
1) Les articles 4, paragraphe 1, sous c), et 5, paragraphe 1, sous a), de la directive 69/335/CEE du Conseil, du 17 juillet 1969, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux, telle que modifiée par la directive 85/303/CEE du Conseil, du 10 juin 1985, doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à ce qu’un État membre désigne l’enregistrement de l’acte d’augmentation du capital d’une société comme précisant le moment auquel intervient le fait générateur du droit d’apport, à condition que le lien entre la perception dudit droit et l’apport effectif des biens à la société bénéficiaire soit maintenu. Si, lors de l’intervention dudit acte, l’apport effectif des biens n’a pas encore été effectué et s’il n’est pas certain que cet apport sera effectué, le paiement du droit d’apport ne peut être exigé par l’État membre concerné tant que ledit apport n’a pas acquis un caractère certain. Le principe d’effectivité doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui restreint, devant les juridictions fiscales, les modes de preuve de l’absence d’apport effectif de l’augmentation du capital décidée par une société à la production d’un jugement civil ayant acquis l’autorité de la chose jugée et prononçant la nullité ou l’annulation de l’enregistrement, de sorte que le droit d’apport doit, en tout état de cause, être acquitté et que son remboursement ne peut être obtenu que moyennant la production d’un tel jugement civil.
2) La directive 69/335, telle que modifiée par la directive 85/303, doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’un État membre prévoie la responsabilité solidaire de l’officier ministériel ayant rédigé ou reçu l’acte d’augmentation du capital social, à condition que ledit officier ministériel dispose du droit d’exercer une action récursoire à l’encontre de la société bénéficiaire de l’apport.
Signatures
* Langue de procédure: l’italien.