CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. M. Poiares Maduro

présentées le 30 septembre 2009 (1)

Affaires jointes C‑570/07 et C‑571/07

José Manuel Blanco Pérez

et

María del Pilar Chao Gómez

[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunal Superior de Justicia de Asturias (Espagne)]






1.         La crainte que les pharmaciens ayant besoin d’argent transigent avec leurs obligations professionnelles n’est pas nouvelle. C’est un sujet de préoccupation tout au moins depuis que le Roméo de Shakespeare a convaincu un «pauvre gueux» d’apothicaire de lui vendre du poison par ces vers:

«La famine est sur tes joues;

le besoin et la souffrance agonisent dans ton regard;

le dégoût et la misère pendent à tes épaules.

Le monde ne t’est point ami, ni la loi du monde;

le monde n’a pas fait sa loi pour t’enrichir;

viole-la donc, cesse d’être pauvre et prends ceci» (2).

2.        Pour reprendre les termes de Shakespeare, nous pourrions affirmer que la présente affaire tourne autour du point de savoir dans quelle mesure il est nécessaire, pour garantir la qualité des services pharmaceutiques, d’enrichir certains pharmaciens. En fait, les autorités des Asturies, et celles qui connaissent des règles semblables dans d’autres États membres, justifient essentiellement leurs règles relatives à la limitation de l’ouverture de nouvelles pharmacies par la nécessité de préserver des incitations financières suffisantes pour que les services pharmaceutiques soient fournis le plus largement et de la meilleure façon possible. À leur avis, cela implique, d’une part, de protéger les pharmacies existantes contre les «risques» de la concurrence et, d’autre part, d’attirer des pharmaciens dans des zones moins rentables en limitant l’accès aux zones les plus rentables. Je ne doute pas que les conditions financières dans lesquelles un service est fourni peuvent avoir une incidence sur la fourniture de ce service. Il est légitime que les États fondent leur réglementation sur de telles préoccupations lorsqu’elles jouent un rôle dans la réalisation d’un objectif public tel que la protection de la santé publique. En revanche, les États ne sauraient se borner à invoquer ce lien possible pour justifier toute réglementation. Les législations qui confèrent des avantages financiers particuliers à certains opérateurs économiques par rapport à d’autres doivent faire l’objet d’un examen attentif. La question posée en l’espèce ne se prête pas à une réponse facile. D’une part, la protection de la santé humaine revêt une importance capitale et la Cour doit s’en remettre au jugement des États membres dans ce domaine complexe. D’autre part, il incombe à la Cour de remédier à des situations dans lesquelles des processus politiques locaux ont été détournés pour assurer des avantages lucratifs à des opérateurs locaux établis au détriment, notamment, de ressortissants d’autres États membres. La Cour ne saurait se soustraire à ce devoir au simple motif qu’une affaire soulève des questions de santé publique. En effet, un arbitre impartial est d’autant plus nécessaire lorsque ce n’est pas uniquement le profit financier qui est en jeu, mais aussi la santé humaine. En conséquence, je tenterai, dans ma réponse aux questions soulevées en l’espèce, de mettre en balance les intérêts en présence, en tenant compte des arbitrages politiques des États membres, tout en examinant attentivement les modalités de leur mise en œuvre afin d’y déceler d’éventuels indices de détournement politique au regard des impératifs de cohérence et de constance qui ont été dégagés dans la jurisprudence de la Cour en ce qui concerne les législations nationales restreignant la libre circulation.

I –    Cadre factuel et juridique

3.        Dans les présentes affaires, les demandeurs sont tous deux des ressortissants espagnols qui sont des pharmaciens diplômés, mais qui ne sont pas titulaires de l’autorisation d’ouvrir une officine. Ils ont exercé leur profession pendant plusieurs années dans des pharmacies vétérinaires. Désirant exploiter leurs propres pharmacies, ils souhaitent obtenir l’autorisation d’ouvrir une nouvelle officine dans la communauté autonome des Asturies en Espagne. L’autorisation nécessaire a été refusée aux demandeurs par le ministère de la Santé et des Services sanitaires de la principauté des Asturies le 14 juin 2002. Cette décision a été confirmée par le Conseil de gouvernement des Asturies le 10 octobre 2002. Les demandeurs ont introduit un recours contre cette décision devant le Tribunal Superior de Justicia de Asturias.

4.        Les décisions des autorités des Asturies sont fondées sur le décret n° 72/2001, du 19 juillet 2001, réglementant les pharmacies et les services de pharmacie dans la principauté des Asturies, qui met en place un système d’autorisation comportant certaines restrictions à l’établissement de pharmacies dans la communauté autonome, ainsi qu’un système régissant l’attribution des autorisations en présence de candidats concurrents. Les demandeurs soutiennent que ce décret porte atteinte au droit à la liberté d’établissement qui leur est garanti par l’article 43 CE. Eu égard aux doutes qui entourent la légalité du décret au regard du droit communautaire, la juridiction nationale a déféré les deux questions suivantes à la Cour:

«L’article 43 (CE) s’oppose-t-il aux articles 2, 3 et 4 du décret 72/2001 de la principauté des Asturies, du 19 juillet 2001, réglementant les pharmacies et les services de pharmacie, ainsi qu’aux points 4, 6 et 7 de l’annexe du décret susmentionné?» (affaire C‑570/07)

et

«L’article 43 (CE) s’oppose-t-il aux dispositions de la législation de la communauté autonome de la principauté des Asturies concernant l’autorisation d’installation d’officines de pharmacie?» (affaire C‑571/07)

5.        Comme je l’ai indiqué ci-dessus, la législation contestée prévoit la limitation de l’ouverture de nouvelles pharmacies et fixe des critères permettant de choisir entre des candidats concurrents demandant l’autorisation d’ouvrir une nouvelle officine. Les limitations les plus importantes consistent en une restriction quantitative limitant le nombre des pharmacies d’une zone en fonction de la population de cette zone et en une restriction géographique interdisant l’ouverture d’une pharmacie à moins de 250 mètres d’une autre pharmacie. Les dispositions considérées sont les suivantes:

«Article 2. Modules de population

1.      Dans chaque zone de pharmacie, le nombre de pharmacies respecte le module de population équivalent à 2 800 habitants par pharmacie. Lorsque ce rapport est dépassé, une nouvelle pharmacie peut être créée pour la fraction supérieure à 2 000 habitants.

2.      Dans toutes les zones de base du système de santé et dans tous les districts il peut y avoir au moins une pharmacie.

Article 3. Population prise en compte

Aux fins du présent décret, la population dont il est tenu compte est celle qui est issue des données résultant de la dernière révision du recensement municipal.

Article 4. Distances minimales

1.      La distance minimale entre les locaux des officines de pharmacie est, en général, de 250 mètres quelle que soit la zone de pharmacie dans laquelle ils se situent.

2.      Cette distance minimale de 250 mètres est également respectée par rapport aux centres de santé de l’une quelconque des zones de pharmacie, qu’ils soient publics ou privés avec une convention d’assistance extrahospitalière ou hospitalière, pratiquant des consultations externes ou dotés de services d’urgence, qu’ils soient en fonctionnement ou en cours de construction.

Cette condition de distance entre les centres de santé ne s’applique pas dans les zones de pharmacie où il n’y a qu’une officine de pharmacie ni dans les localités qui comptent actuellement une seule officine de pharmacie et où, compte tenu de leurs caractéristiques, l’ouverture de nouvelles officines de pharmacie n’est pas à prévoir.

Dans les deux cas, il convient de faire figurer les raisons pour lesquelles la condition de distance par rapport à un centre de santé ne s’applique pas» (3).

6.        Pour opérer un choix entre des candidats concurrents demandeurs d’une autorisation dans le cadre de ce régime, la législation fixe différents critères. Des points sont attribués en fonction de l’expérience professionnelle et universitaire conformément à un ensemble de critères. L’expérience professionnelle donne droit à davantage de points dans des villes de moins de 2 800 habitants que pour d’autres types d’officine. Le décret comporte également les dispositions suivantes:

«1.      Les circonstances et les mérites prévus au présent barème sont attestés par des certificats officiels de l’administration ou du responsable pertinent.

2.      L’expérience professionnelle et universitaire est comptée en mois complets quand bien même les périodes travaillées seraient discontinues. Des périodes discontinues peuvent être cumulées, par groupes de 21 jours ou de 168 heures équivalant à un mois, jusqu’à ce que ce minimum soit atteint.

En cas de travail à temps partiel, les mérites pour l’expérience professionnelle sont pris en compte au regard du rapport entre la durée dudit travail à temps partiel et la durée d’un travail à plein temps.

3.      Un seul emploi professionnel est pris en compte pour une même période de temps, sauf s’il s’agit de deux emplois à temps partiel.

4.      L’expérience professionnelle en tant que pharmacien titulaire ou cotitulaire d’une pharmacie ni aucune autre catégorie de mérites n’est prise en compte lorsque celle-ci a servi précédemment pour obtenir une autorisation d’installation.

5.      Si l’intention est d’être cotitulaire d’une officine de pharmacie et s’il n’y a pas plus de deux cotitulaires, on additionne 50 % de la note pour mérites de chacun. S’il y a plus de deux cotitulaires, on prend en compte 50 % de la note pour mérites des deux cotitulaires qui possèdent la meilleure et la moins bonne note.

6.      Les mérites professionnels concernant l’activité professionnelle obtenus dans le cadre de la principauté des Asturies sont pris en compte avec une majoration de 20 %.

7.      En cas d’égalité résultant de l’application du barème, les autorisations sont accordées conformément à l’ordre de priorité suivant:

a)      les pharmaciens qui n’ont pas été titulaires d’officines de pharmacie

b)      les pharmaciens qui ont été titulaires d’officines de pharmacie dans des zones de pharmacie ou des municipalités dont la population est inférieure à 2 800 habitants

c)      les pharmaciens qui ont exercé leur activité professionnelle dans la principauté des Asturies

d)      les pharmaciens qui possèdent le plus de mérites universitaires» (4).

II – Analyse

A –    Recevabilité

7.        Certaines parties soutiennent que la présente affaire n’est pas recevable parce que les demandeurs sont des ressortissants espagnols qui contestent une réglementation espagnole. Toutefois, la Cour a itérativement jugé que de telles affaires étaient recevables (5). Il appartient au seul juge national d’apprécier la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement (6). La Cour rendra une telle décision sauf lorsqu’il apparaît de manière manifeste que la décision demandée n’a aucun rapport avec le litige au principal (7). L’interprétation sollicitée du droit communautaire peut être nécessaire pour le juge national, même si la situation factuelle en cause est purement interne, car «une telle réponse pourrait lui être utile dans l’hypothèse où son droit national imposerait, dans une procédure telle que celle de l’espèce, de faire bénéficier un producteur national des mêmes droits que ceux qu’un producteur d’un autre État membre tirerait du droit communautaire dans la même situation» (8). Comme je l’ai déjà indiqué, je considère que cette approche se justifie à la lumière de l’esprit de coopération entre les juridictions nationales et la Cour, et eu égard à la nécessité d’éviter des situations dans lesquelles l’application combinée du droit national et du droit communautaire entraîne un traitement défavorable de ses propres ressortissants par un État membre (9). Il en découle que la Cour devrait fournir l’interprétation sollicitée de l’article 43 CE dans la présente affaire.

B –     Existence d’une restriction à la liberté d’établissement

8.        Le droit communautaire ne porte pas atteinte à la compétence des États membres pour aménager leurs systèmes de santé et de sécurité sociale (10). Bien que les pharmacies soient des entreprises commerciales, elles font également partie du système de santé. Par conséquent, dans le cadre de leur pouvoir d’aménager de tels systèmes, les États membres peuvent prendre des dispositions destinées à organiser les officines de pharmacie, tout comme ils le font pour d’autres services de santé (11).

9.        Néanmoins, les États membres sont tenus d’exercer leurs compétences dans ce domaine en conformité avec les libertés garanties par le traité CE, y compris la liberté d’établissement (12). La jurisprudence de la Cour indique clairement que toute mesure nationale qui est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants communautaires, de la liberté d’établissement garantie par le traité sera considérée comme portant atteinte aux droits garantis par l’article 43 CE, même si la mesure nationale en question est applicable sans discrimination tenant à la nationalité (13).

10.      Les atteintes aux libertés fondamentales se manifestent souvent comme un frein à l’accès au marché national qui résulte de mesures protégeant les parts de marché des opérateurs déjà établis sur le marché national (14). L’exigence d’une autorisation préalable qui réserve l’exercice d’une activité à certains opérateurs économiques qui répondent à des exigences prédéterminées constitue une restriction (15). Plus spécifiquement, «lorsqu’une réglementation nationale soumet l’exercice d’une activité à une condition liée aux besoins économiques ou sociaux de cette activité, elle constitue une restriction en tant qu’elle tend à limiter le nombre de prestataires de services» (16). Il a ainsi été jugé qu’une réglementation nationale qui n’autorisait de nouvelles polycliniques dentaires que lorsque les autorités locales estimaient qu’il existait des besoins à cet égard constituait une restriction à la liberté d’établissement (17). De telles limitations sont analogues à celles dont il a été jugé qu’elles constituaient un obstacle à la libre circulation des marchandises parce qu’elles protégeaient les positions des opérateurs économiques établis et entravaient ainsi l’accès au marché national pour les produits originaires d’autres États membres (18).

11.      Si l’on applique ces règles au régime en question en l’espèce, qui ne permet l’ouverture de nouvelles pharmacies que sous réserve de conditions de localisation et de population, il est manifeste que ce régime constitue une restriction à la liberté d’établissement. Ces conditions soumettent l’établissement de nouvelles pharmacies à une autorisation préalable et cette autorisation n’est accordée que si les conditions relatives à la localisation et à la population sont satisfaites. De fait, il existe une analogie directe entre celles-ci et l’exigence en cause dans l’affaire Hartlauer, selon laquelle un besoin devait être démontré pour qu’une polyclinique puisse être ouverte. Lorsque la population ne suffit pas pour que les autorités nationales constatent le besoin d’une nouvelle pharmacie, il n’est pas possible d’ouvrir une officine. En gelant l’accès au marché, les mesures en question ont pour effet d’empêcher ceux qui souhaitent établir une pharmacie sur le territoire des Asturies de le faire et, partant, feront obstacle à l’établissement de pharmacies à partir d’États autres que l’État membre.

C –    Sur le point de savoir si une telle restriction peut être justifiée

12.      Établir que la législation nationale restreint la liberté d’établissement n’est que la première étape de notre analyse. De telles mesures nationales peuvent être justifiées si elles satisfont à quatre conditions. Plus précisément, il faut «qu’elles s’appliquent de manière non discriminatoire, qu’elles se justifient par des raisons impérieuses d’intérêt général, qu’elles soient propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et qu’elles n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre» (19).

1.      Application non discriminatoire

13.      Les dispositions de principe du décret, qui fixent les conditions de population et de distance minimale, sont non discriminatoires. Elles s’appliquent de la même façon à tous les pharmaciens (20). Il en est également ainsi des critères établis par les autorités des Asturies pour trancher entre des demandes concurrentes d’autorisations d’ouvrir des pharmacies, qui donnent la priorité aux pharmaciens ayant travaillé antérieurement dans des zones mal desservies (21). En principe, tout pharmacien, quel que soit son origine, a la possibilité de bénéficier de cette disposition dans les mêmes conditions.

14.      Toutefois, les critères qui confèrent une priorité supplémentaire aux demandeurs qui ont exercé la profession de pharmacien sur le territoire des Asturies (22) constituent une discrimination prohibée en raison de la nationalité. Il en est ainsi même si, comme la disposition qui avantage les pharmaciens provenant de zones mal desservies, cette disposition est a priori neutre du point de vue de l’origine nationale et un pharmacien d’un autre État membre exerçant dans les Asturies pourrait en bénéficier. La discrimination découle du fait qu’elle traite l’expérience acquise dans les Asturies comme ayant en quelque sorte une valeur supérieure à une expérience équivalente acquise dans d’autres États membres (23). Un tel critère ne saurait être justifié au regard de la jurisprudence de la Cour, l’attribution d’une valeur égale aux qualifications obtenues dans d’autres États membres étant une condition sine qua non de la libre circulation.

15.      Cette conclusion n’est pas remise en cause par le fait que les pharmaciens espagnols qui ne sont pas originaires des Asturies sont également désavantagés par une telle politique. La Cour a indiqué clairement que, pour qu’une discrimination soit établie, «il n’est pas nécessaire que toutes les entreprises d’un État membre soient avantagées par rapport aux entreprises étrangères. Il suffit que le régime préférentiel mis en place bénéficie à un prestataire national» (24). Le fait que les autorités des Asturies accordent une priorité à ceux qui ont exercé leur profession dans les Asturies désavantage manifestement les pharmaciens qui ne sont pas originaires de la principauté, y compris ceux qui proviennent d’autres États membres, ainsi que les pharmaciens des Asturies qui ont choisi d’exercer leur droit à la liberté d’établissement dans d’autres États membres (25). Une telle politique constitue une restriction discriminatoire à la liberté d’établissement qui est prohibée par le traité.

16.       En conséquence, en examinant les autres éléments qui doivent être réunis pour que la législation soit justifiée, je limiterai mon analyse aux éléments non discriminatoires de la législation.

2.      Objectif d’intérêt public

17.      L’objectif d’intérêt public poursuivi par les restrictions démographiques et géographiques est la protection de la santé publique grâce à la fourniture de services pharmaceutiques de qualité dans toutes les zones du territoire des Asturies. La protection de la santé publique est assurément une raison impérieuse d’intérêt général (26). De nombreux arguments des parties semblent tourner autour de la question de savoir quelle approche est la plus adaptée pour protéger la santé publique et, en particulier en l’espèce, pour réaliser la plus large couverture territoriale en services pharmaceutiques de qualité: celle qui facilite l’ouverture des pharmacies et stimule simultanément la concurrence entre elles ou celle qui limite l’ouverture des pharmacies dans les zones plus densément peuplées afin de restreindre la concurrence et de favoriser leur ouverture dans des régions moins densément peuplées du pays. Les parties invoquent des éléments de preuve contradictoires, et notamment l’expérience acquise dans différents États membres, pour démontrer que l’approche qu’elles préconisent est la meilleure du point de vue de la protection de la santé publique.

18.      Sur cette question, je considère qu’il suffit de relever que chaque État membre est libre d’aménager son propre système de protection de la santé publique et que la Cour est tenue de respecter cette marge d’appréciation de l’État membre (27). Cela est tout particulièrement vrai lorsque l’absence de consensus politique est corroborée par l’existence d’importantes différences entre les politiques menées par les États membres. Le fait qu’un État membre impose des règles moins strictes que celles applicables dans un autre État ou donne à un intérêt la priorité par rapport à un autre ne signifie pas que l’un ou l’autre jeu de règles est incompatible avec le droit communautaire (28). De plus, la Cour a expressément reconnu que la planification des services médicaux, et notamment leur répartition égale sur l’ensemble du territoire, relevait de ce pouvoir d’appréciation (29). Lorsqu’elle a statué sur des produits et des services pharmaceutiques, la Cour a jugé que la fixation des prix (30) et la limitation de la concurrence (31) étaient des méthodes possibles pour atteindre ces objectifs de santé publique.

19.      Si des objectifs de nature purement économique ne peuvent justifier une entrave aux principes fondamentaux de libre circulation (32), une telle entrave peut être justifiée lorsqu’elle est nécessaire au bon fonctionnement, d’un point de vue financier, du système de santé (33). En particulier, «des intérêts d’ordre économique ayant pour objectif le maintien d’un service médical et hospitalier équilibré et accessible à tous» peuvent constituer un intérêt public approprié. En ce qui concerne ces infrastructures hospitalières, «leur répartition géographique, leur aménagement et les équipements dont elles sont pourvues, ou encore la nature des services médicaux qu’elles sont à même d’offrir, doivent pouvoir faire l’objet d’une planification, laquelle, d’une part, répond, en règle générale, à l’objectif de garantir sur le territoire de l’État membre concerné une accessibilité suffisante et permanente à une gamme équilibrée de soins hospitaliers de qualité et, d’autre part, participe d’une volonté d’assurer une maîtrise des coûts et d’éviter, dans la mesure du possible, tout gaspillage de ressources financières, techniques et humaines» (34). J’en conclus que le fait de veiller à la répartition des pharmacies sur l’ensemble du territoire est à considérer comme une raison impérieuse d’intérêt général et que l’État membre n’est pas tenu d’utiliser le moyen de la libre concurrence pour tenter d’assurer des services pharmaceutiques de qualité élevée.

3.      Sur le point de savoir si le décret permet d’atteindre les objectifs cités et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire à cette fin

20.      S’il faut tenir dûment compte du jugement des autorités législatives et réglementaires nationales, qui sont les mieux placées, du fait de leur plus grande proximité par rapport aux conditions locales et de leurs connaissances spécialisées, pour déterminer la meilleure façon d’atteindre les objectifs de politiques publiques telles que la protection de la santé publique, ce n’est pas sans risque que l’on s’en remet à l’appréciation de ces organes (35). Cette même proximité expose également ces entités à faire l’objet d’un «détournement réglementaire» par les intérêts spéciaux qui sont dominants dans la zone au détriment des intérêts des consommateurs et des concurrents étrangers et nationaux potentiels. Il y a tout particulièrement lieu de s’en inquiéter dans une affaire telle que la présente, dans laquelle le choix politique fait par le gouvernement local assure des avantages lucratifs aux opérateurs établis au détriment des nouveaux acteurs sur le marché.

21.      C’est sous cet angle que l’on peut comprendre l’importance accrue que l’exigence de constance et de cohérence a acquise dans la jurisprudence de la Cour consacrée à l’examen de la façon dont la législation nationale poursuit ses objectifs déclarés. En vertu de l’exigence de constance et de cohérence, «une législation nationale n’est propre à garantir la réalisation de l’objectif invoqué que si elle répond véritablement au souci d’atteindre celui-ci d’une manière cohérente et systématique» (36). Cette exigence permet à la Cour de distinguer entre les législations qui poursuivent effectivement un objectif public légitime et les législations qui étaient peut-être destinées à l’origine à poursuivre un tel objectif, mais qui ont été détournées par certains intérêts spéciaux. On peut affirmer au sujet de cette exigence qu’elle protège l’intégrité du processus législatif et réglementaire et la véritable responsabilité politique. À mon avis, cette exigence joue un rôle fondamental dans l’appréciation qui doit être opérée dans les présentes affaires.

22.      Ainsi, dans l’arrêt Hartlauer, la Cour a admis l’argument de l’État tenant à l’éventuelle nécessité de limiter le nombre des cabinets médicaux afin de préserver le bon fonctionnement du système médical. Toutefois, elle a jugé que la réglementation ne reflétait pas véritablement l’intention d’atteindre cet objectif, parce que les polycliniques autonomes et les cabinets de groupe peuvent avoir un impact identique et que la législation ne visait que les premières. De même, si la Cour n’a pas mis en doute le fait que des limitations de la publicité télévisée relative à des produits médicaux et chirurgicaux pouvaient être justifiées par des raisons de santé publique, elle a jugé que la législation examinée dans l’affaire Corporación Dermoestética n’était pas justifiée parce qu’elle s’appliquait aux chaînes de télévision nationales, mais pas aux chaînes locales (37). Inversement, lorsqu’elle a jugé que les lois allemandes exigeant que les pharmacies soient exploitées par des pharmaciens et que les hôpitaux s’approvisionnent exclusivement en produits pharmaceutiques auprès de pharmacies locales, la Cour l’a fait en se fondant essentiellement sur la cohérence et le caractère systématique présumés des dispositions (38).

23.      La Cour a appliqué la même technique à d’autres domaines sensibles. Dans le contexte des jeux de hasard, par exemple, la Cour a jugé que certaines limites strictes au nombre des autorisations de jeux délivrées par un État n’étaient justifiées que si elles étaient cohérentes et systématiques à la lumière de l’objectif affirmé consistant à réduire les activités criminelles et frauduleuses en encourageant les joueurs à s’adresser à des distributeurs agréés (39). La Cour a considéré que, si le nombre des autorisations était fixé à un chiffre si bas que les opérateurs autorisés ne constitueraient pas une alternative attrayante aux opérateurs non autorisés, la législation ne serait pas conforme à cette exigence (40).

24.      En conséquence, il nous faut examiner la mesure dans laquelle la législation favorise effectivement, d’une manière cohérente et constante, la réalisation des objectifs que l’État membre a avancés pour la justifier. Deux justifications principales ont été fournies à l’appui des restrictions. En premier lieu, il a été soutenu que le fait de restreindre l’accès au marché garantissait la qualité des services pharmaceutiques. En deuxième lieu, il a été soutenu que les restrictions liées à la population et à la localisation garantissaient un accès universel aux pharmacies en les obligeant à se répartir sur l’ensemble du territoire. J’examinerai ces arguments tour à tour.

a)      Qualité des services pharmaceutiques

25.      Le premier argument, qui a dominé le débat qui a entouré les récentes affaires Apothekerkammer des Saarlandes e.a. et Commission/Italie (41), relatives à des exigences allemandes et italiennes en vertu desquelles les pharmacies doivent être exploitées par des pharmaciens, joue un rôle moins important dans les présentes affaires. Il a toutefois été mentionné par certaines parties et il semble être lié au risque qu’une concurrence accrue entre les pharmacies incite les pharmaciens à «lésiner sur la marchandise», pour employer une expression familière.

26.      À titre liminaire, je relève que c’est à l’État qu’il incombe de démontrer que la mesure est appropriée et nécessaire à la fourniture d’un service de qualité élevée (42). Mis à part Shakespeare, il ne semble pas ressortir du dossier qu’une concurrence accrue inciterait les pharmaciens à réduire la qualité de leurs services. À cet égard, je ne peux que constater un certain nombre de contradictions dans les hypothèses qui sous-tendent une large part du raisonnement de certaines des parties et de certains États membres. Les pharmaciens sont quelquefois décrits comme étant principalement motivés par l’appât du gain, au point qu’ils souhaiteraient tous exercer uniquement dans des zones densément peuplées et, s’ils étaient soumis à la concurrence, prêts à faire prévaloir le profit sur leurs obligations professionnelles. Ailleurs, il est présumé que, lorsqu’ils détiennent une position «de monopole» dans une zone peuplée, les pharmaciens exercent leur activité en se laissant guider par leurs obligations professionnelles et en se consacrant principalement à la fourniture de services pharmaceutiques de qualité. Dans l’argumentation de plusieurs des parties, la concurrence semble transformer des saints en pécheurs.

27.       Il y a lieu de rappeler, de surcroît, que la nature des services pharmaceutiques a profondément changé: autrefois, le pharmacien ou la pharmacienne «composait» lui-même ou elle-même les médicaments. Aujourd’hui, le pharmacien/la pharmacienne délivre uniquement des médicaments qui ont été «composés» ailleurs dans le respect d’exigences légales strictes tenant, par exemple, au point de savoir si un médicament peut être délivré sans ordonnance. La Cour l’a elle-même reconnu en admettant la délivrance de médicaments non soumis à prescription médicale par Internet (43). En conséquence, je considère que l’État membre n’a pas démontré qu’une limitation de la concurrence était nécessaire ou proportionnée à l’objectif consistant à assurer des services pharmaceutiques de qualité élevée.

28.      Force est de reconnaître que, dans les arrêts récents Apothekerkammer des Saarlandes e.a. et Commission/Italie, qui portaient sur des réglementations nationales réservant la propriété des pharmacies aux pharmaciens, la Cour a jugé que la nécessité d’assurer un approvisionnement sûr de la population en médicaments de qualité pouvait justifier des limites à l’accès à la propriété de pharmacies (44). Toutefois, ces affaires avaient trait à la formation, à l’expérience et à la responsabilité professionnelles des pharmaciens, qui, de l’avis de la Cour, pouvaient avoir pour effet que la recherche de bénéfices par les pharmaciens soit tempérée par d’autres intérêts professionnels (45). De surcroît, la Cour a admis cette restriction à la condition spécifique que les pharmaciens jouissent d’une indépendance professionnelle réelle (46). Cette indépendance résultait de leurs obligations professionnelles et du fait qu’ils n’étaient pas liés à la production et à la distribution des produits commercialisés dans leurs pharmacies (47), ce qui leur permettait de résister plus facilement que des non-pharmaciens à des pressions les incitant à encourager la surconsommation de produits pharmaceutiques et garantissait que la restriction en question servait effectivement l’objectif de santé publique visé.

29.      Ce raisonnement corrobore en réalité la thèse de l’incompatibilité de la législation des Asturies avec le droit communautaire. Les pharmaciens des Asturies étant tenus de fournir des prestations d’un certain niveau, non seulement en vertu de la loi, mais également de leurs obligations professionnelles, il ne devrait guère y avoir de raisons de craindre que la concurrence les amène à réduire leurs prestations en violation de leurs obligations légales et éthiques. Si des protections supplémentaires étaient nécessaires pour que les pharmaciens remplissent leurs obligations professionnelles, la Cour n’aurait pas pu conclure, dans les arrêts Apothekerkammer des Saarlandes e.a. et Commission/Italie, qu’il était approprié, au regard de l’objectif consistant à assurer des soins de qualité élevée, d’exiger que le propriétaire soit un pharmacien.

b)      Assurer une répartition géographique large et équilibrée des pharmacies

30.      L’argument le plus fort invoqué par les parties qui soutiennent le décret concerne la nécessité d’assurer une répartition géographique large et équilibrée des pharmacies. En d’autres termes, assurer au public, dans la mesure du possible, un accès universel aux services pharmaceutiques. Il y a lieu de distinguer entre les deux critères utilisés pour atteindre cet objectif: le critère de la population et le critère de la distance minimale entre les pharmacies. Il convient de vérifier, pour ce qui est de ces deux critères, si, d’une part, ils sont appropriés pour réaliser l’objectif de la répartition géographique et, d’autre part, s’ils vont au-delà de ce qui est nécessaire pour réaliser cet objectif.

31.      Des conditions tenant à la population maximale peuvent, en principe, être appropriées pour réaliser l’objectif de la large répartition des pharmacies. En limitant la faculté des pharmaciens d’ouvrir des officines dans des zones urbaines plus rentables, la règle les contraint à envisager d’autres possibilités. Toutefois, cet effet n’est pas automatique. En effet, si le fait de s’installer dans une région moins densément peuplée était rentable en soi, il est vraisemblable que cela aurait lieu indépendamment de toute restriction géographique. En fait, ces implantations augmenteraient en relation directe avec la facilité avec laquelle une pharmacie peut être ouverte et avec l’importance de la concurrence pour des parts de marché dans des zones plus densément peuplées. En revanche, si, comme certaines des parties l’ont soutenu, le problème réside dans le fait que la probabilité de réaliser des profits dans des zones moins peuplées est faible, le risque est que, de toute façon, personne ne soit intéressé par l’ouverture d’une pharmacie dans ces zones. Après tout, pourquoi quelqu’un se consacrerait-il à une activité déficitaire pour la simple raison qu’il n’a pas accès à une activité rentable? Se borner à restreindre les implantations dans les zones plus peuplées ne satisferait pas à l’exigence de cohérence et de constance dans la poursuite de l’objectif public déclaré. Ce n’est que lorsque la politique consistant à limiter les implantations dans les zones plus densément peuplées est liée à la politique favorisant ceux qui s’étaient précédemment implantés dans des zones moins peuplées que le système dans son ensemble a une logique. En donnant la priorité aux pharmaciens qui se sont établis antérieurement dans des zones comptant moins de 2 800 habitants, le décret incite les pharmaciens à s’établir dans des zones sous-peuplées dans lesquelles il risquerait sinon de ne pas y avoir de pharmacie, en échange d’une augmentation de leurs chances de se voir octroyer une autorisation d’exploiter une pharmacie dans une zone plus densément peuplée (que les restrictions rendent plus rentable) à un stade ultérieur. Il est plausible que la perspective d’avoir le droit d’exploiter une pharmacie dans une zone fortement peuplée, alors qu’il sera interdit à d’autres opérateurs d’ouvrir une pharmacie concurrente, encourage les pharmaciens à fournir des prestations, pendant un certain temps, dans des zones sous-peuplées. Comme certaines des parties défendant le régime actuel l’ont reconnu à l’audience, c’est la perspective d’une rente de monopole future dans une zone densément peuplée qui conduit les pharmaciens à accepter de s’installer initialement dans des zones moins peuplées. Toutefois, cela n’est vrai que si les prestations fournies dans de telles zones sous-peuplées confèrent effectivement à leurs prestataires une priorité dans l’attribution des autorisations relatives aux zones à forte population.

32.      Comme nous l’avons expliqué plus haut, il est nécessaire d’examiner attentivement la cohérence et le caractère systématique du décret pour s’assurer qu’il poursuit effectivement cet objectif et qu’il n’est pas le résultat d’un détournement par les pharmaciens déjà établis (48). Deux éléments du décret posent problème. Premièrement, un tel système devrait avantager ceux qui ouvrent des pharmacies dans des zones mal desservies par rapport à ceux qui se contentent d’attendre une opportunité dans une zone lucrative. Or, le point 7 de l’annexe donne aux pharmaciens non autorisés la priorité sur ceux qui sont titulaires d’une autorisation d’exercer dans des zones dont la population est inférieure à 2 800 habitants. De surcroît, en vertu du point 4 de l’annexe, lorsqu’un pharmacien ouvre une pharmacie dans une zone mal desservie, il perd le bénéfice de son expérience professionnelle antérieure s’il tente d’ouvrir une autre pharmacie. L’impact de ces dispositions est quelque peu atténué par les dispositions du point 1, sous a), de l’annexe, qui attribuent davantage de points pour un exercice dans une zone mal desservie. Toutefois, elles soulèvent des doutes quant à la cohérence et au caractère systématique de la réglementation.

33.      Deuxièmement, pour que l’instrument réglementaire puisse être considéré comme poursuivant effectivement l’objectif de la couverture universelle, il faut que ceux qui ont exercé dans des zones sous-peuplées puissent se voir octroyer des autorisations relatives à des zones fortement peuplées lorsque les titulaires des licences plus lucratives relatives aux zones fortement peuplées entendent cesser d’exploiter leurs pharmacies. Un système qui confère aux titulaires d’autorisations d’exploiter une pharmacie dans une zone fortement peuplée un droit de propriété sur ces autorisations et leur permet de vendre ou de transférer ces autorisations à la personne de leur choix a pour effet de limiter le nombre des autorisations pouvant être octroyées à ceux qui ont «fait leur temps» dans des zones sous-peuplées. Il imposerait à ceux qui souhaitent passer d’une pharmacie située dans une zone à faible population à une pharmacie située dans une zone à forte densité de payer un prix pour l’autorisation en question, prix qui serait gonflé pour tenir compte des profits supplémentaires que les restrictions à l’établissement de pharmacies concurrentes permettent à une telle pharmacie de générer (49). Un tel système affaiblirait les mesures incitatives qui reflètent prétendument l’approche qui limite l’établissement des pharmacies pour encourager l’implantation de pharmacies dans des zones sous-peuplées. Qui plus est, un tel système contribuerait également à l’enrichissement de certains pharmaciens du fait de la limitation de la concurrence dans le secteur de la pharmacie; or, il s’agit là précisément du type de détournement réglementaire que les libertés garanties par le traité visent à combattre. Les restrictions à la liberté d’établissement doivent être justifiées par les exigences de l’intérêt général et ne doivent pas être un moyen d’enrichissement personnel.

34.      En passant à la question de savoir si la condition de population irait au-delà de ce qui est nécessaire si elle était effectivement aménagée de façon à permettre aux opérateurs en zone rurale d’avoir accès aux monopoles urbains lucratifs, je relève que les parties n’ont proposé aucun régime qui serait manifestement préférable. La Commission soutient que, plutôt que de fixer un nombre maximal de pharmacies, les Asturies devraient imposer un nombre minimal de pharmacies par personne et s’opposer à toute nouvelle ouverture d’une pharmacie jusqu’à ce que ce minimum soit atteint. Toutefois, un tel système crée un problème d’action collective. Aucun pharmacien individuel ne serait incité à ouvrir une pharmacie rurale moins lucrative. En lui-même, ce système ne semble pas être de nature à générer une augmentation importante du nombre des pharmacies dans les zones sous-peuplées. La Commission mentionne la Navarre, dans laquelle un tel plan a été mis en œuvre à une certaine époque. Toutefois, étant donné que le plan applicable en Navarre a été modifié, qu’il prévoit désormais un nombre maximal de pharmacies et que plusieurs des communautés les plus restreintes de Navarre ont perdu leurs pharmacies sous le régime du plan, je ne saurais conclure que les Asturies ont outrepassé leur marge d’appréciation en n’adoptant pas un tel modèle.

35.      Il a également été soutenu qu’un modèle totalement libéralisé a bien fonctionné dans d’autres États membres (50). Toutefois, cela a fait l’objet d’une vive controverse entre les parties et, comme nous l’avons indiqué précédemment, les éléments de preuve étaient contradictoires à cet égard. Dans un tel contexte, j’aurais soutenu qu’un système limitant l’ouverture de nouvelles pharmacies dans les zones plus peuplées pour promouvoir les implantations dans les zones moins peuplées serait justifié s’il était aménagé de manière cohérente et systématique. Toutefois, pour les raisons indiquées ci-dessus, tel n’est pas le cas d’un système tel que celui qui est en vigueur dans les Asturies.

36.      En ce qui concerne la condition géographique interdisant l’ouverture d’une pharmacie à moins de 250 mètres d’une autre officine ou à moins de 250 mètres d’une clinique publique, il me faut d’abord examiner si cette condition est appropriée pour atteindre l’objectif de la répartition des pharmacies sur l’ensemble du territoire. En premier lieu, il est évident qu’une telle politique favorisera cette répartition en garantissant que les pharmacies ne soient pas regroupées dans de petites zones commerciales centrales ou à proximité de centres de santé, alors que d’autres secteurs n’ont pas de pharmacie. La mesure n’est pas tout à fait systématique, étant donné qu’il n’y a pas de condition de distance minimale pour ce qui est des zones pharmaceutiques comportant une seule pharmacie (51). Toutefois, cette exception ne porte pas atteinte au caractère approprié de la disposition, la question du regroupement ne se posant pas lorsqu’il n’y a qu’une seule pharmacie. De plus, il semble raisonnable d’admettre que, dans des secteurs géographiques aussi restreints, il est possible que la zone commerciale soit trop petite pour permettre aux pharmacies de se disséminer.

37.      La seconde justification est que cette condition augmente les profits pouvant être réalisés par une pharmacie implantée en zone urbaine, ce qui incite les pharmaciens à ouvrir des commerces dans des zones mal desservies pour être autorisés à terme à exercer dans une zone fortement peuplée. Au regard de cet objectif, il semble que cette condition ait été appliquée de manière systématique et cohérente. Les parties n’ont pas fait état d’exceptions récentes qui auraient porté atteinte à l’objectif déclaré de la règle.

38.      Il est plus difficile de répondre à la question de savoir si le chiffre de 250 mètres va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif. Certaines parties soutiennent que ce chiffre est dépassé et n’est pas adapté à la densité de population plus élevée que l’on rencontre actuellement dans de nombreuses zones. Il est également possible que cette condition avantage quelques pharmacies établies depuis longtemps et bien placées au détriment d’autres pharmacies urbaines, ce qui réduit les profits futurs potentiels pour la plupart des pharmaciens qui décident d’exercer pendant un certain temps leur profession dans des zones sous-peuplées. L’appréciation de cette condition dépend de nombreux facteurs, tels que la densité de la population et la répartition de la population au sein d’une communauté; la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour lui permettre de trancher cette question. Il appartient à la juridiction nationale de statuer sur cette question, à la lumière de sa plus grande connaissance de la situation dans les Asturies, en tenant compte de l’importance de l’atteinte au droit d’établissement, de la nature de l’intérêt public invoqué et de la mesure dans laquelle, eu égard au nombre et à la répartition des pharmacies dans les Asturies et à la répartition de la population, la couverture universelle pourrait être réalisée par des moyens moins contraignants.

III – Conclusion

39.      À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions déférées:

–        «L’article 43 CE s’oppose à une législation nationale telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle la création d’une nouvelle pharmacie est soumise à autorisation et la priorité est accordée à ceux qui ont exercé dans une partie du territoire de cet État membre.

–        L’article 43 CE s’oppose à une législation nationale telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle l’autorisation de créer une nouvelle pharmacie est subordonnée à une condition démographique visant à promouvoir l’implantation de pharmacies dans des zones moins peuplées si cet objectif n’est pas poursuivi d’une manière cohérente et systématique, notamment si cette législation n’avantage pas clairement ceux qui ouvrent des pharmacies dans des zones mal desservies par rapport à ceux qui se contentent d’attendre une opportunité dans une zone lucrative et si elle confère un droit de propriété sur l’autorisation pharmaceutique, ce qui porte atteinte à l’efficacité des mesures incitatives.

–        En ce qui concerne la condition imposant une distance minimale entre les pharmacies, il appartient à la juridiction nationale de déterminer si la distance précise imposée est justifiée, en tenant compte de l’importance de l’atteinte au droit d’établissement, de la nature de l’intérêt public invoqué et de la mesure dans laquelle, eu égard au nombre et à la répartition des pharmacies dans la région et à la répartition et à la densité de la population, la couverture universelle pourrait être réalisée par des moyens moins contraignants.»


1 – Langue originale: l’anglais.


2 –      William Shakespeare, Roméo et Juliette, acte 5, scène 1.


3 –      Décret n° 72/2001.


4 –      Annexe: barème de mérites pour devenir titulaire d’officines de pharmacie.


5 – Arrêts du 5 décembre 2000, Guimont (C‑448/98, Rec. p. I‑10663, point 23); du 5 mars 2002, Reisch e.a. (C‑515/99, C‑519/99 à C‑524/99 et C‑526/99 à C‑540/99, Rec. p. I‑2157, point 26); du 11 septembre 2003, Anomar e.a. (C‑6/01, Rec. p. I‑8621, point 41); du 30 mars 2006, Servizi Ausiliari Dottori Commercialisti (C‑451/03, Rec. p. I‑2941, point 29); du 5 décembre 2006, Cipolla e.a. (C‑94/04 et C‑202/04, Rec. p. I‑11421, point 30), et du 31 janvier 2008, Centro Europa 7 (C‑380/05, Rec. p. I‑349, point 69).


6 – Voir, notamment, arrêt Centro Europa 7 (précité note 5, point 52).


7 – Ibidem, point 53.


8 – Arrêt Guimont (précité note 5, point 23).


9 – Point 30 de mes conclusions dans l’affaire Centro Europa 7 (précitée note 5).


10 – Arrêts du 11 septembre 2008, Commission/Allemagne (C‑141/07, Rec. p. I‑6935, point 22), et du 19 mai 2009, Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (C‑171/07 et C‑172/07, non encore publié au Recueil, point 18).


11 – Arrêts précités Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (point 18), et Commission/Allemagne (point 22).


12 – Arrêts précités Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (point 18), et Commission/Allemagne (points 22 et 23).


13 – Arrêts Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (précité note 10, point 22), et du 10 mars 2009, Hartlauer (C‑169/07, non encore publié au Recueil, point 33).


14 – Voir point 59 de mes conclusions dans l’affaire Cipolla e.a. (arrêt précité note 5).


15 – Arrêts Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (précité note 10, point 23); Hartlauer (précité note 13, point 34), et du 6 mars 2007, Placanica e.a. (C‑338/04, C‑359/04 et C‑360/04, Rec. p. I‑1891, point 42).


16 – Arrêt Hartlauer (précité note 13, point 36).


17 – Ibidem, point 39.


18 – Sur cette question, voir point 47 de mes conclusions dans l’affaire Alfa Vita Vassilopoulos et Carrefour Marinopoulos (arrêt du 14 septembre 2006, C‑158/04 et C‑159/04, Rec. p. I‑8135).


19 – Arrêt du 30 novembre 1995, Gebhard (C‑55/94, Rec. p. I‑4165). Voir, également, arrêt du 21 avril 2005, Commission/Grèce (C‑140/03, Rec. p. I‑3177).


20 – Voir, par exemple, arrêt Commission/Allemagne (précité note 10, point 33).


21 – Voir point 7, sous b), de l’annexe du décret n° 72/2001.


22 – Voir points 6 et 7, sous c), de l’annexe du décret n° 72/2001.


23 – Voir arrêt Gebhard (précité note 19, point 38). Il y a lieu de relever, en outre, que l’avantage conféré aux pharmaciens disposant d’une expérience antérieure dans les Asturies n’est pas lié à l’objectif consistant à promouvoir l’établissement dans les zones moins peuplées, car il est conféré à tous les pharmaciens établis dans les Asturies indépendamment du point de savoir s’ils ont contribué à la réalisation de cet objectif du fait de leur établissement antérieur dans des zones moins peuplées des Asturies.


24 – Arrêts Commission/Allemagne (précité note 10, point 38), et du 25 juillet 1991, Commission/Pays-Bas (C‑353/89, Rec. p. I‑4069, point 25).


25 – Voir arrêt du 6 décembre 2007, Commission/Allemagne (C‑456/05, Rec. p. I‑10517, point 58). Voir également arrêts du 7 mai 1991, Vlassopoulou (C‑340/89, Rec. p. I‑2357), et du 14 septembre 2000, Hocsman (C‑238/98, Rec. p. I‑6623).


26 – Arrêts Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (précité note 10, point 27); Hartlauer (précité note 13, point 46), et du 11 septembre 2008, Commission/Allemagne (précité note 10, points 46 et 47).


27 – Voir arrêt Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (précité note 10, point 19).


28 – Arrêt du 11 juillet 2002, Gräbner (C‑294/00, Rec. p. I‑6515, point 46).


29 – Arrêt du 11 septembre 2008, Commission/Allemagne (précité note 10, point 61).


30 – Arrêt du 11 décembre 2003, Deutscher Apothekerverband (C‑322/01, Rec. p. I‑14887, point 122).


31 – Arrêt du 11 septembre 2008, Commission/Allemagne (précité note 10, point 59).


32 – Voir note 29 ci-dessus.


33 – Arrêt du 13 mai 2003, Müller-Fauré et van Riet (C‑385/99, Rec. p. I‑4509, point 73).


34 – Arrêt du 11 septembre 2008, Commission/Allemagne (précité note 10, points 60 et 61).


35 – Voir arrêt Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (précité note 10, point 19).


36 – Ibidem, point 42.


37 – Arrêt du 17 juillet 2008 (C‑500/06, Rec. p. I‑5785, points 37 à 39).


38 – Arrêts du 11 septembre 2008, Commission/Allemagne (précité note 10, points 51 à 57), et Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (précité note 10, points 41 à 50).


39 – Arrêt Placanica e.a. (précité note 15, point 55).


40 – Ibidem.


41 – Arrêt du 19 mai 2009, Commission/Italie (C‑531/06, non encore publié au Recueil).


42 – Arrêt Deutscher Apothekerverband (précité note 30, point 123).


43 – Ibidem.


44 – Arrêts Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (précité note 10, points 28 et 39), et Commission/Italie (précité note 41, point 52).


45 – Arrêt Apothekerkammer des Saarlandes e.a. (précité note 10, points 37 à 39).


46 – Ibidem, points 33 à 37.


47 – Cette séparation par rapport à la production et à la vente en gros de produits pharmaceutiques constitue, à mon avis et à la lumière de la jurisprudence de la Cour, la raison fondamentale pour laquelle la Cour a admis des règles réservant aux pharmaciens l’accès à la propriété. Voir point 40 où la Cour a relevé qu’il était possible d’estimer que les pharmaciens employés par des fabricants et des grossistes de produits pharmaceutiques ne disposaient pas de l’indépendance requise. En conséquence, ce n’est que lorsque cette indépendance des pharmaciens par rapport à la fabrication ou à la vente en gros de produits pharmaceutiques est garantie que de telles règles peuvent être considérées comme satisfaisant aux conditions de constance et de cohérence imposées par le droit communautaire.


48 – Arrêts du 7 décembre 2000, Telaustria et Telefonadress (C‑324/98, Rec. p. I‑10745); du 21 juillet 2005, Coname (C‑231/03, Rec. p. I‑7287); du 13 octobre 2005, Parking Brixen (C‑458/03, Rec. p. I‑8585); du 6 avril 2006, ANAV (C‑410/04, Rec. p. I‑3303); du 13 septembre 2007, Commission/Italie (C‑260/04, Rec. p. I‑7083), et du 17 juillet 2008, ASM Brescia (C‑347/06, Rec. p. I‑5641).


49 – Il a été indiqué à l’audience que certaines personnes ont payé des prix extrêmement élevés pour des autorisations d’exploiter des pharmacies dans des zones à forte population. Le fait que de telles autorisations se négocient à des prix aussi élevés est révélateur du fait qu’un système qui était peut-être au départ un moyen d’assurer un système géographiquement équilibré de services pharmaceutiques a été transformé en un marché purement économique, quelque peu éloigné de ses objectifs initiaux. Il est évident que la libéralisation d’un tel système peut avoir des conséquences fâcheuses pour ceux qui ont payé des sommes importantes pour des autorisations dont la valeur a été gonflée par les mesures restrictives appliquées par les autorités des Asturies. Toutefois, lorsque le droit communautaire a pour effet de faire disparaître des restrictions aux libertés fondamentales, une telle libéralisation peut toujours avoir un impact négatif sur les bénéficiaires antérieurs de ces restrictions. Dans l’arrêt Centro Europa 7 (précité note 5), par exemple, la Cour a jugé que le droit communautaire exigeait qu’un radiodiffuseur puisse émettre sur les fréquences qui lui avaient été attribuées en vertu de la législation nationale relative aux concessions, quelles que soient les conséquences que cela avait sur les intérêts des «occupants de fait» de ces fréquences (voir points 40 et 108 à 116 de l’arrêt). Le point de savoir si, dans ce type d’affaires, ceux qui ont investi sur ce marché en se fondant sur certaines attentes quant à la façon dont le marché était régulé ont un intérêt légitime à faire valoir contre l’État est une question classique de droit national à laquelle il n’appartient toutefois pas à la Cour de répondre.


50 – Voir observations présentées par Blanco Pérez, Chao Gómez et Plataforma para la libre apertura de farmacias, p. 38 (version espagnole); voir, également, observations écrites de la Commission, p. 27 et 28 (version espagnole).


51 – Article 4, paragraphe 2.