CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. DÁMASO RUIZ-JARABO COLOMER

présentées le 1er avril 2008 ( 1 )

Affaires jointes C-468/06 à C-478/06

Sot. Lélos kai Sia EE e.a.

contre

GlaxoSmithKline AEVE Farmakeftikon Proïonton, anciennement Glaxowellcome AEVE

Table des matières

 

I — Introduction

 

II — Le cadre juridique

 

A — Le droit communautaire

 

B — La législation nationale

 

III — Les circonstances de fait du litige au principal et les questions préjudicielles

 

IV — La procédure devant la Cour

 

V — Analyse des questions préjudicielles

 

A — Aspects préliminaires

 

1. Objections à l’égard de la formulation des questions

 

a) La position dominante

 

b) La satisfaction intégrale des commandes

 

2. Approche

 

B — Abus de position dominante per se à l’article 82 CE (première question préjudicielle)

 

1. Le refus d’approvisionnement comme acte abusif

 

a) Jurisprudence communautaire

 

b) L’élément intentionnel comme circonstance aggravante

 

2. La reconnaissance de l’abus per se dans le cadre de l’article 82 CE: un problème méthodologique

 

a) Jurisprudence de la Cour

 

b) Inadéquation des abus per se à l’article 82 CE

 

i) Raisons de nature juridique

 

ii) Raisons de nature économique

 

3. Suggestion de réponse à la première question préjudicielle

 

C — Éléments susceptibles de justifier un comportement normalement abusif (deuxième question préjudicielle)

 

1. Les conditions d’un marché imparfait

 

a) Caractéristiques fondamentales du marché

 

b) Examen des causes de justification

 

i) La fixation des prix par les États membres

 

ii) L’obligation d’approvisionnement

 

2. La défense des intérêts commerciaux légitimes

 

a) Examen jurisprudentiel

 

b) Moyens invoqués

 

3. Le bilan économique positif

 

4. Suggestion de réponse à la deuxième question préjudicielle

 

VI — Conclusion

«Article 82 CE — Abus de position dominante — Produits pharmaceutiques — Refus d’approvisionner des grossistes effectuant des exportations parallèles — Caractère normal des commandes»

I — Introduction

1.

La Cour est de nouveau saisie, comme s’il s’agissait d’un boomerang, des questions préjudicielles qu’elle a rejetées comme irrecevables voici quelques années déjà ( 2 ). Une juridiction hellénique, le Trimeles Efeteio Athinon (cour d’appel d’Athènes, Grèce), souhaite obtenir une réponse à certaines questions essentielles de droit communautaire de la concurrence liées à l’abus de position dominante, prohibé par l’article 82 CE, et aux importations parallèles de médicaments depuis la Grèce à destination d’autres États membres, où le remboursement des prix payés pour les médicaments délivrés sur prescription médicale est sensiblement supérieur à celui pratiqué en Grèce.

2.

La raison du rejet du renvoi préjudiciel n’a pas empêché l’avocat général désigné à cette occasion de préparer des conclusions ( 3 ) auxquelles les parties au litige pendant devant le juge de renvoi se réfèrent largement au point d’en faire presque le centre des discussions.

3.

Ces circonstances m’inquiètent dans la mesure où je me sens comme Avellaneda rédigeant la deuxième partie d’un roman d’autrui, ce qui pourrait me valoir des réprimandes comme celles qu’a reçues l’auteur en cause, bien que la situation ne soit pas comparable: je suis tenu de rédiger ces conclusions et je remplis mes obligations professionnelles de bonne foi et sans l’ombre d’un ressentiment qui, semble-t-il, a inspiré le plagiat d’Avellaneda ( 4 ).

II — Le cadre juridique

A — Le droit communautaire

4.

Le traité CE contient des dispositions en matière de concurrence, qui sont fondamentales pour le fonctionnement du marché commun. Tandis que l’article 81 CE interdit les ententes entre entreprises concurrentes, le premier alinéa de l’article 82 CE prohibe l’exploitation abusive par une ou plusieurs entreprises d’une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci. Dans son deuxième alinéa, il énumère de façon non exhaustive une série d’exemples typiques de ces comportements arbitraires.

5.

Quelques dispositions de droit dérivé sont aussi pertinentes dans le contexte factuel du litige au principal: c’est le cas de la directive 89/105/CEE ( 5 ) qui comporte des mesures visant à harmoniser les méthodes de détermination des prix des médicaments. L’article 2 précise en ses points 1 et 2:

«Les dispositions suivantes sont applicables lorsque la commercialisation d’un médicament n’est autorisée qu’après que les autorités compétentes de l’État membre intéressé ont approuvé le prix du produit:

1)

Les États membres veillent à ce qu’une décision relative au prix applicable au médicament en question soit adoptée et communiquée au demandeur dans un délai de quatre-vingt-dix jours suivant la réception d’une demande présentée, conformément aux conditions fixées dans l’État membre concerné, par le titulaire d’une autorisation de commercialisation. Le demandeur fournit aux autorités compétentes les informations suffisantes […] les autorités compétentes […] prennent leur décision finale dans un délai de quatre-vingt-dix jours […] En l’absence d’une telle décision dans les délais susmentionnés, le demandeur est habilité à commercialiser le produit au prix proposé.

2)

Si les autorités compétentes décident de ne pas autoriser la commercialisation du médicament en question au prix proposé par le demandeur, la décision comporte un exposé des motifs fondé sur des critères objectifs et vérifiables. […]»

6.

Bien qu’il n’affecte pas ratione temporis les circonstances de fait examinées devant le juge de renvoi, il convient de mentionner, compte tenu des éventuelles répercussions pour l’avenir de l’arrêt que prononcera la Cour, le deuxième alinéa de l’article 81 de la directive 2001/83/CE ( 6 ), qui a dérogé à la directive 92/25/CEE ( 7 ) et est libellé comme suit:

«Le titulaire de l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament ainsi que les distributeurs de ce médicament mis sur le marché de façon effective dans un État membre assurent, dans la limite de leur responsabilité respective, un approvisionnement approprié et continu de ce médicament pour les pharmacies et les personnes autorisées à délivrer des médicaments de manière à couvrir les besoins des patients de l’État membre concerné.»

7.

Le troisième alinéa du même article 81 insiste pour que les modalités de mise en œuvre dudit article soient justifiées par des raisons de protection de la santé publique et proportionnées par rapport à l’objectif de cette protection, «dans le respect des règles du traité, et notamment de celles relatives à la libre circulation des marchandises et à la concurrence».

B — La législation nationale

8.

L’article 2 de la loi no 703/1977, relative au contrôle des monopoles et des oligopoles ainsi qu’à la protection de la libre concurrence (ci-après la «loi grecque de protection de la concurrence»), correspond en substance aux dispositions de l’article 82 CE.

9.

En vertu de l’article 29, deuxième alinéa, de la loi no 1316/1983, qui a amendé l’article 8 du décret législatif no 96/1973, tout titulaire d’une autorisation de mise en circulation de produits pharmaceutiques a l’obligation d’approvisionner régulièrement le marché avec les médicaments qu’il produit ou importe.

10.

La législation grecque subordonne l’activité des grossistes en produits pharmaceutiques à une autorisation, tout en les obligeant à couvrir à suffisance les besoins d’une zone géographique déterminée.

III — Les circonstances de fait du litige au principal et les questions préjudicielles

11.

La société de recherche et de fabrication de produits pharmaceutiques GlaxoSmithKline plc, qui est établie au Royaume-Uni, s’occupe de la distribution et du stockage de ses préparations en Grèce à travers sa filiale GSK AEVE (ci-après «GSK» désigne les deux sociétés conjointement), qui possède l’autorisation de la société mère de les commercialiser sur le territoire hellénique. Elle vend ainsi ses produits sous les marques «Imigran» pour la migraine, «Lamictal» pour l’épilepsie et «Serevent» pour l’asthme, qui sont tous délivrés moyennant ordonnance médicale obligatoire, GSK étant titulaire des brevets.

12.

Les requérantes dans les litiges au principal ont acheté depuis plusieurs années comme grossistes les médicaments précités sous leurs différentes formes pour approvisionner par la suite à la fois le marché grec et celui d’autres pays, en particulier l’Allemagne et le Royaume-Uni.

13.

Invoquant une pénurie des trois médicaments précités, pour laquelle elle a décliné toute responsabilité, GSK a modifié son système de distribution en Grèce à la fin du mois d’octobre 2000. Elle n’a pas honoré les commandes des requérantes depuis le 6 novembre de cette année, mais a approvisionné les hôpitaux et les pharmacies par l’intermédiaire de la société Farmacenter AE.

14.

En février 2001, GSK a repris le cours normal de ses approvisionnements en fournissant aux grossistes, fût-ce en quantités limitées, les médicaments Imigran, Lamictal et Serevent, mais elle a abandonné sa collaboration avec Farmacenter AE. Cette décision de GSK a suscité la colère des requérantes qui ont introduit deux recours, l’un administratif et l’autre civil.

15.

GSK a engagé la voie administrative en demandant à l’Epitropi Antagonismou (commission hellénique de la concurrence) une attestation négative portant sur les modifications de sa politique de distribution de médicaments; à leur tour, les requérantes dans les litiges au principal, certaines associations helléniques de pharmaciens et d’autres grossistes ont demandé à ce qu’une enquête soit ouverte à propos des mêmes faits et que GSK soit condamnée pour abus de position dominante au sens de l’article 2 de la loi grecque de protection de la concurrence et de l’article 82 CE.

16.

Dans une décision portant mesures provisoires, l’Epitropi Antagonismou a obligé GSK à satisfaire les commandes des trois produits litigieux jusqu’à l’adoption d’une décision définitive. Toutefois, ayant des doutes sur l’interprétation du droit national à la lumière des règles communautaires, l’organisme régulateur de la libre concurrence sur le marché hellénique a suspendu les procédures dont il était saisi et a déféré des questions préjudicielles à la Cour sur l’interprétation de l’article 82 CE, qui ont été enregistrées au greffe sous le numéro C-53/03.

17.

L’arrêt de la Cour n’a pas abordé le fond du litige, puisque celle-ci s’est déclarée incompétente pour répondre à un organe dépourvu de caractère de juridiction, conformément à l’article 234 CE ( 8 ), mais l’Epitropi Antagonismou s’est prononcé sur les plaintes des requérantes le 1er septembre 2006 en considérant que GSK occupait uniquement une position dominante pour le Lamictal, étant donné que les malades épileptiques rencontraient des difficultés pour s’adapter à d’autres médicaments similaires; il a estimé par ailleurs que GSK avait uniquement violé l’article 2 de la loi grecque de protection de la concurrence durant la période comprise entre novembre 2000 et février 2001, mais non ultérieurement, et qu’elle n’avait pas méconnu l’article 82 CE.

18.

La validité de la décision de l’Epitropi Antagonismou a été attaquée par des requérantes devant le Dioikitiko Efeteio Athinon (cour administrative d’appel d’Athènes), l’affaire étant pendante à ce jour.

19.

La procédure civile a été engagée par les recours des requérantes actuelles devant le Polymeles Protodikeio Athinon (tribunal de première instance d’Athènes); elles ont déposé leur requête respectivement le 30 avril ( 9 ), le 30 octobre 2001 ( 10 ), ainsi que le 5 mars ( 11 ) et le 11 novembre 2002 ( 12 ).

20.

Elles ont soutenu que l’interruption des fournitures par GSK et la commercialisation par Farmacenter constituent des actes de concurrence déloyale et un abus de position dominante de la société GSK sur le marché des trois médicaments précités. Elles ont plaidé la poursuite des approvisionnements en fonction des quantités moyennes mensuelles qu’elles avaient achetées à GSK entre le 1er janvier et le 31 octobre 2000, majorées de 20 %, ainsi que l’indemnisation du préjudice occasionné et du manque à gagner.

21.

À l’exception de la demande d’indemnisation du lucrum cessans, le Polymeles Protodikeio Athinon s’est prononcé sur ces demandes entre janvier et octobre 2003, en les rejetant comme non fondées, parce qu’il a considéré que le refus d’approvisionnement était justifié et que, dès lors, GSK n’exploitait pas sa position dominante de façon abusive.

22.

Les requérantes dans la procédure nationale ont formé appel de ces décisions devant le Trimeles Efeteio Athinon qui, après avoir attendu en vain la réponse de la Cour aux questions que lui avait posées l’Epitropi Antagonismou dans l’affaire C-53/03 précitée, a décidé de surseoir à statuer dans la procédure d’appel et a déféré à la Cour les mêmes questions préjudicielles, à savoir: ( 13 )

«1)

Le refus d’une entreprise occupant une position dominante d’honorer intégralement les commandes qui lui sont adressées par les grossistes de produits pharmaceutiques constitue-t-il en soi un comportement abusif au sens de l’article 82 CE lorsqu’elle prétend restreindre les activités d’exportation desdits grossistes et limiter de cette façon le préjudice causé par le commerce parallèle? La réponse à cette question est-elle affectée par le fait que les différences de prix résultant au sein de l’Union européenne, de l’intervention de l’État ou, autrement dit, de l’application au marché des produits pharmaceutiques d’un régime qui n’est pas de concurrence stricte, dans la mesure où il est marqué par un degré élevé d’interventionnisme étatique, rendent le commerce parallèle particulièrement lucratif pour les grossistes? Enfin, une juridiction nationale est-elle tenue d’appliquer les règles communautaires de concurrence de la même façon aux marchés fonctionnant en régime de concurrence et aux marchés sur lesquels la concurrence est faussée par l’intervention de l’État?

2)

Dans l’hypothèse où la Cour considérerait que la restriction du commerce parallèle, pour les raisons ci-dessus, ne constitue pas toujours une pratique abusive lorsqu’elle est exercée par une entreprise dominante, comment l’éventuel caractère abusif doit-il être apprécié? Concrètement:

2.1.

Le pourcentage de dépassement de la consommation nationale normale et/ou celui du préjudice que l’entreprise en position dominante a subi par rapport à son chiffre d’affaires total et à son bénéfice total sont-ils des critères appropriés? En cas de réponse affirmative, de quelle façon est déterminé le pourcentage de dépassement et celui du préjudice — ce dernier étant pris comme un pourcentage du chiffre d’affaires et du total des gains — au-delà duquel le comportement sera qualifié d’abusif?

2.2.

Faut-il appliquer une pondération des intérêts et desquels s’agit-il? Plus précisément:

a)

La réponse est-elle affectée par le fait que le patient consommateur final tire un avantage financier limité du commerce parallèle?

b)

Faut-il prendre en compte les intérêts des organismes de sécurité sociale à des médicaments moins chers et dans quelle mesure?

2.3.

Quels autres critères et quelles autres approches peuvent-ils être considérés comme appropriés en l’espèce?»

IV — La procédure devant la Cour

23.

Toutes les ordonnances de renvoi des questions préjudicielles ont été enregistrées au greffe de la Cour le 21 novembre 2006. Conformément à l’article 43 du règlement de procédure de la Cour, le président a décidé de joindre les affaires le 29 janvier 2007 en raison de leur connexité objective.

24.

Les entreprises Sot. Lélos kai Sia EE (affaire C-468/06), Farmakemporiki AE Emporias kai Dianomis Farmakeftikon Proïónton e.a. (affaires C-469/06 à C-476/06) et Kokkoris D. Tsánas K. EPE e.a. (affaires C-477/06 et C-478/06), parties requérantes dans les litiges au principal, ainsi que GSK, le gouvernement polonais et la Commission des Communautés européennes ont déposé des observations écrites dans le délai fixé par l’article 23 du statut de la Cour de justice.

25.

À l’audience du 29 janvier 2008, les représentants de Farmakemporiki AE Emporias kai Dianomis Farmakeftikon Proïónton e.a., de Kokkoris D. Tsánas K. EPE e.a., de GSK, de la République italienne qui n’avait pas présenté d’observations écrites, de la République de Pologne et de la Commission ont comparu pour exposer oralement leur argumentation et pour répondre aux questions que la Cour leur a posées.

V — Analyse des questions préjudicielles

A — Aspects préliminaires

1. Objections à l’égard de la formulation des questions

a) La position dominante

26.

J’ai évoqué précédemment la décision de la commission hellénique de protection de la concurrence, du 1er septembre 2006, qui a déclaré que GSK occupait une position dominante pour le médicament Lamictal, mais non pour l’Imigran et le Serevent. Toutefois, au point 5 de ses observations écrites, GSK conteste cette conclusion, en se fondant sur deux arguments principaux, à savoir l’impossibilité d’opérer en marge des concurrents et le fait que le marché pertinent n’est pas le marché thérapeutique, mais celui de tous les produits pharmaceutiques qui sont soumis à une prescription obligatoire en Europe.

27.

Il existe une jurisprudence constante sur la nette séparation des fonctions entre les organes juridictionnels nationaux et la Cour dans les procédures au titre de l’article 234 CE, de sorte que l’appréciation des circonstances de fait revient au juge national ( 14 ).

28.

Dans la mesure où l’examen de la situation d’une entreprise sur un marché concret, plus précisément le marché en cause, relève du domaine du fait, la Cour est tenue de le confier à l’auteur du renvoi, en ne se prononçant pas sur cet aspect.

29.

Le Trimeles Efeteio Athinon doit donc vérifier si la condition sine qua non de l’application de l’article 82 CE est remplie et, s’il en arrive à un résultat négatif, il doit rejeter les appels dont il a été saisis.

30.

Toutefois, la décision de l’Epitropi Antagonismou fait l’objet d’un recours contentieux administratif en Grèce et il faudrait donc partir de l’hypothèse que GSK occupait une position dominante pour répondre aux questions du juge de renvoi.

b) La satisfaction intégrale des commandes

31.

Dans ses observations écrites, la société requérante dans le litige au principal, Leleos kai Sia EE, critique la rédaction de la première question préjudicielle en raison de l’utilisation de l’expression «satisfaire intégralement les commandes» qui induirait en erreur, parce qu’elle fait passer le débat du contexte dans lequel il a pris naissance à un plan plus théorique où il faudrait apprécier le bien-fondé de chaque commande passée à GSK, même si celle-ci était exorbitante et démesurée.

32.

Bien qu’elles le fassent avec moins d’acharnement, les autres requérantes évoquent aussi la nécessité de resituer le litige dans les termes dans lesquels il s’est posé et tel qu’il se développe dans les procédures grecques, dès lors que GSK tend à exagérer les demandes des grossistes helléniques et à structurer son argumentation comme s’il s’agissait de considérer n’importe quelle demande indépendamment de son caractère excessif.

33.

Je me range à l’avis des importateurs parallèles sur le fait qu’il est pertinent d’aborder le litige conformément aux conditions dans lesquelles il a surgi, à savoir la fourniture à ces entreprises par GSK des médicaments en cause dans les quantités mensuelles moyennes de l’année 2000, à majorer de 20 % d’après ce que l’on déduit de la décision de renvoi, étant donné que, d’une part, dans le cadre des procédures engagées en application de l’article 234 CE, le juge de renvoi expose les circonstances de fait, dans lesquelles la Cour ne doit pas s’immiscer, et que, d’autre part, si l’on s’écarte de ce contexte factuel, on priverait la réponse de toute utilité.

2. Approche

34.

Il semble opportun, pour mieux comprendre la présente affaire, de recourir à la faculté reconnue par la jurisprudence ( 15 ) de reformuler les questions du Trimeles Efeteio Athinon, dans la mesure où, dans la première, il souhaite savoir si l’absence d’approvisionnement de la part de GSK, motivée par l’intention de limiter le commerce parallèle, suppose en soi (per se) un abus de position dominante, dans la mesure où elle visait exclusivement à éliminer ses concurrents sur le marché de la distribution de gros.

35.

Toutefois, les questions qu’il ajoute par la suite abordent une série d’éléments de fait relevant du domaine de la justification éventuelle de l’abus, de sorte qu’il serait plus logique de les déplacer à la deuxième question préjudicielle qui concerne les critères appropriés pour apprécier le caractère abusif du comportement de GSK. De plus, les observations écrites déposées dans la présente procédure préjudicielle se sont inspirées dans une large mesure des conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Syfait e.a., qui examinent aussi largement les causes d’exonération de l’abus.

36.

Cette façon d’envisager les questions permet aussi de se prononcer sur un débat doctrinal d’une certaine actualité, à savoir l’existence de pratiques abusives per se, et d’approfondir les réflexions relatives à leurs éventuelles justifications.

B — Abus de position dominante per se à l’article 82 CE (première question préjudicielle)

37.

Dans les litiges au fond, il est fait grief à GSK d’avoir suspendu la vente d’Imigran, de Lamictal et de Severent aux grossistes en invoquant une prétendue pénurie; il lui est aussi reproché de continuer à approvisionner ses concurrents, mais en adaptant les volumes aux nécessités du marché grec pour éviter que les produits ne soient réexportés dans d’autres pays européens, surtout en Allemagne et au Royaume-Uni.

38.

Avant d’examiner si ce comportement mérite d’être qualifié d’abusif per se, il faut se pencher brièvement sur le traitement du refus d’approvisionnement dans la jurisprudence communautaire, ainsi que sur l’incidence de l’intention manifeste de bloquer le commerce parallèle comme circonstance aggravante de cette conduite. Une fois écartée l’inconnue relative à la présence d’un abus, l’analyse peut se concentrer sur sa qualification per se.

1. Le refus d’approvisionnement comme acte abusif

a) Jurisprudence communautaire

39.

Les rares arrêts de la Cour dans ce domaine ont été prononcés dans des circonstances de fait qui font douter de leur applicabilité au présent cas d’espèce, dans lequel les entreprises de commerce de gros des trois médicaments précités sont confrontées au refus de leur unique fournisseur, l’entreprise titulaire des brevets de fabrication qui, depuis toujours, est leur concurrente dans la commercialisation de ces produits. Il n’est cependant pas inutile de mentionner, en raison de leur généralité, certains des arrêts les plus significatifs relatifs à l’article 82 CE.

40.

Dans l’affaire Istituto Chemioterapico Italiano Commercial Solvents/Commission ( 16 ), l’entreprise concernée avait interrompu ses fournitures d’aminobutanol à la société italienne Zoja qui fabriquait l’etambutanol, un dérivé de cette matière première, les deux entreprises étant concurrentes sur le marché. D’après la Cour, l’arrêt des fournitures est contraire à l’article 82 CE, parce que la position dominante dont jouissait Commercial Solvents dans l’élaboration de cette substance, qui lui permettait de contrôler l’approvisionnement des fabricants de produits dérivés, ne l’autorisait pas à éliminer la concurrence de ses clients antérieurs au seul motif qu’elle avait elle-même commencé à synthétiser ces dérivés ( 17 ).

41.

Il existe des parallèles évidents entre l’arrêt Istituto Chemioterapico Italiano et Commercial Solvents/Commission et la présente affaire, dans la mesure où, au départ, GSK a interrompu les fournitures de ses préparations en faveur des grossistes helléniques en vue de réorganiser ses ventes des trois médicaments litigieux à travers son propre distributeur exclusif dans le pays; après quelque trois mois, elle a repris ses livraisons, mais en limitant les quantités à la demande du marché national hellénique.

42.

Dans l’affaire United Brands/Commission, qui concerne les bananes «Chiquita» ( 18 ), la Cour a estimé que, en stoppant ses ventes de bananes au mûrisseur/distributeur danois Olesen, parce qu’il avait participé à une campagne publicitaire du concurrent Dole, United Brands avait violé les règles de concurrence.

43.

La Cour a déclaré à cette occasion qu’une entreprise disposant d’une position dominante dans la distribution d’un produit ne saurait cesser ses livraisons à un client ancien «respectant les usages commerciaux, lorsque les commandes de ce client ne présentent aucun caractère anormal» ( 19 ).

44.

Il convient de souligner les similitudes de l’affaire United Brands/Commission avec celle qui nous occupe en ce qui concerne la position dominante de l’entreprise et le respect des usages commerciaux — ou l’exécution des contrats — par les grossistes concurrents; en revanche, dans les litiges au fond, des problèmes différents surgiraient du niveau d’approvisionnement souhaité par les requérantes devant le Trimeles Efeteio Athinon, en fonction de sa qualification d’habituel ou d’exagéré. Ce dernier aspect n’a pas été abordé dans l’arrêt United Brands/Commission, et la Cour a considéré que les commandes d’Olesen étaient normales. Toutefois, la façon d’apprécier ce caractère consiste à examiner les justifications possibles du refus d’honorer l’intégralité des commandes des entreprises opérant dans le commerce parallèle, de sorte qu’il n’est pas approprié d’approfondir cet aspect.

45.

Dans d’autres affaires, la Cour s’est prononcée sur ce refus, mais dans des circonstances trop éloignées de celles de l’espèce ou dans un cadre juridique très différent. Dans le premier cas, il est opportun de mentionner l’arrêt CBEM ( 20 ), qui a étendu au marché des services l’interdiction pour les entreprises disposant d’une position dominante de se réserver à elles-mêmes ou à une autre société du groupe le marché d’une activité auxiliaire fournie par une entreprise tierce dans un marché semblable mais néanmoins distinct; dans la seconde hypothèse, on retrouve les affaires qui ont abordé la question de l’accès à une structure essentielle («essential facility»), comme l’arrêt Bronner ( 21 ), ou celles relatives au refus d’accorder une licence de propriété intellectuelle ou industrielle, comme les arrêts Magill ( 22 ) et IMS Health ( 23 ), tous très éloignés des circonstances à la base du présent renvoi.

46.

En somme, on déduit des arrêts Istituto Chemioterapico Italiano et Commercial Solvents/Commission et United Brands/Commission que l’entreprise dominante qui s’abstient d’assurer les approvisionnements, surtout en l’absence de produits alternatifs, comme c’est le cas du Lamictal, en conservant pour elle le marché de l’exportation parallèle, adopte un comportement abusif au sens de l’article 82 CE. Il reste à déterminer si la volonté d’éliminer ce commerce parallèle permet de dire qu’il s’agit d’un abus per se d’après les règles communautaires de concurrence.

b) L’élément intentionnel comme circonstance aggravante

47.

Dès le départ, la jurisprudence communautaire est partie de l’idée que la notion d’«abus» de l’article 82 CE est une notion objective, liée aux activités des entreprises occupant une position dominante ( 24 ) et donc soustraite à l’influence de toute référence aux raisons qui les ont poussées à agir de cette façon ( 25 ). L’abus ne doit pas non plus résulter d’une faute comme condition d’application de l’article 82 CE ( 26 ).

48.

Il faut néanmoins tenir compte de deux aspects importants qui précisent les affirmations qui précèdent.

49.

D’une part, il ne faut pas exclure entièrement que les éléments subjectifs de l’infraction servent souvent d’indice qu’un opérateur poursuit un objectif contraire à la concurrence et qu’ils peuvent constituer eux-mêmes le comportement abusif ( 27 ).

50.

D’autre part, la Cour a confirmé la thèse développée par le Tribunal, d’après laquelle, compte tenu de la différence entre l’article 81, paragraphe 1, CE et l’article 82 CE, dans la mesure où ce dernier ne contient aucune allusion à l’effet contraire à la concurrence du comportement en cause, aux fins de l’établissement d’une violation de l’article 82 CE, il suffit de démontrer que le comportement abusif de l’entreprise dominante vise à restreindre la concurrence ou, en d’autres termes, qu’il peut avoir cet effet ( 28 ).

51.

Dès lors, plus l’entreprise occupant une position dominante vise à faire obstacle à la libre concurrence sur le marché, plus la présomption de comportement abusif s’affirme. Le présent litige relève de cette situation. GSK elle-même n’a pas nié qu’elle voulait véritablement éradiquer les exportations parallèles des trois médicaments litigieux depuis la Grèce à destination d’autres pays communautaires par les entreprises de commerce de gros.

52.

De plus, comme ces obstacles mis au volume des ventes des autres distributeurs réduisent les débouchés de ses concurrentes au sens de l’article 82, deuxième alinéa, sous b), CE, il existe une forte présomption que ce comportement et, partant, la finalité qui l’a inspiré méconnaissent le premier alinéa de cette disposition ( 29 ).

53.

Il ne fait aucun doute que l’intention de GSK méconnaît les objectifs du traité, puisqu’elle entrave la liberté des échanges entre les États membres de façon tellement grave qu’elle est susceptible d’affecter la réalisation d’un marché unique, comme l’entend la jurisprudence et l’article 3, paragraphe 1, sous g), CE, dans la mesure où elle cloisonne indiscutablement les marchés nationaux et altère la concurrence dans le marché commun ( 30 ).

54.

En résumé, les réflexions qui précèdent accréditent la thèse selon laquelle GSK a commis une infraction grave au traité, qui mériterait d’être qualifiée per se d’abus, dans la mesure où on ne décèle pas d’autre raison économique de l’élimination du commerce parallèle de ses concurrents, les grossistes helléniques ( 31 ). Je nourris toutefois quelques doutes d’ordre méthodologique sur la gradation des comportements des entreprises dominantes et je crois opportun d’approfondir son analyse.

2. La reconnaissance de l’abus per se dans le cadre de l’article 82 CE: un problème méthodologique

55.

Avant d’énumérer les arguments qui vont à l’encontre de l’acceptation de l’abus per se, il convient d’aborder l’évolution de la notion dans la jurisprudence communautaire.

a) Jurisprudence de la Cour

56.

À ce jour, la Cour a identifié trois pratiques qui, si elles sont mises en œuvre par des entreprises en position dominante, débouchent irrémédiablement sur un abus de leur position dans le marché, sans apparemment admettre la preuve contraire pour les justifier.

57.

Elle s’est ainsi prononcée sur les obligations d’approvisionnement exclusif imposées aux acheteurs par la société dominante, soit qu’elles aient été stipulées sans plus, soit qu’elles trouvent leur contrepartie dans l’octroi de rabais ( 32 ).

58.

Les rabais de fidélité représentent la deuxième de ces pratiques qui sont sans doute toujours abusives, étant donné que, à la différence des rabais de quantités, liés exclusivement au volume des achats effectués auprès des producteurs intéressés, ils tendent à empêcher, par la voie de l’octroi d’avantages financiers, l’approvisionnement des clients auprès des producteurs concurrents ( 33 ).

59.

La troisième pratique qui est jugée abusive per se concerne les prix prédateurs. Pour la Cour, les prix inférieurs à la moyenne des coûts variables (c’est-à-dire de ceux qui varient en fonction des quantités produites), n’ayant aucune finalité économique, démontrent la pure intention d’éliminer un concurrent, raison pour laquelle ils sont jugés abusifs ( 34 ). En revanche, les prix inférieurs à la moyenne des coûts totaux (qui comprennent les coûts fixes et les coûts variables), mais supérieurs à la moyenne des coûts variables, doivent être considérés comme abusifs lorsqu’ils sont fixés dans le cadre d’un plan ayant pour but d’éliminer un concurrent ( 35 ).

60.

Le raisonnement suivi dans ces arrêts excluait toute excuse de l’entreprise dominante ( 36 ). Toutefois, la jurisprudence récente, même dans le domaine des rabais de fidélité, ne consacre pas l’idée qu’ils doivent nécessairement être réputés abusifs. S’agissant de rabais liés à la réalisation d’objectifs de vente individuels dans le domaine de l’aviation commerciale de passagers, qui sont accordés aux agences de voyages par une entreprise disposant d’une position dominante sur le marché aérien anglo-saxon, la Cour a permis à l’entreprise en cause de justifier économiquement son système de primes qui avait un effet d’éviction de la concurrence ( 37 ).

61.

La Cour tolère donc certains comportements des entreprises dominantes, même dans des domaines dans lesquels elle semblait accepter l’existence éventuelle d’abus per se, suivant ainsi en réalité sa jurisprudence classique, consolidée en marge des arrêts qui ont consacré la catégorie précitée de comportements automatiquement abusifs ( 38 ). Toutefois, mises à part les indications concrètes liées aux circonstances de chaque cas concret, elle n’a fourni aucun critère de nature générale pour exclure que les éventuels abus per se relèvent de l’article du traité consacré à l’abus de position dominante. Il faudrait donc présenter certains de ces critères.

b) Inadéquation des abus per se à l’article 82 CE

62.

L’article 82 CE ne s’adapte pas aux exigences normatives des comportements abusifs per se, et ce pour des raisons tant juridiques qu’économiques.

i) Raisons de nature juridique

63.

C’est ici que l’on retrouve la structure de l’article 82 CE, en particulier par comparaison à celle de l’article qui le précède dans le traité.

64.

L’article 81 CE se compose de trois paragraphes qui régissent respectivement le principe de l’interdiction des pratiques collusoires, la nullité comme corollaire principal du fait de n’avoir pas respecté la prohibition prévue au paragraphe 1, et la possibilité d’obtenir une exemption, en supposant qu’elle n’a été obtenue par l’intermédiaire d’aucun règlement d’exemption par catégorie adopté conformément à l’article 83, paragraphe 2, sous b), CE en relation avec son paragraphe 1.

65.

Les exemples d’ententes anticoncurrentielles énumérés aux points a) à e) de l’article 81, paragraphe 1, sont traditionnellement comparés aux infractions per se de cette disposition, de sorte qu’ils ne relèvent pas des exemptions par catégorie du paragraphe 3 ( 39 ). Bien que ce soit avec beaucoup de difficultés, ils ne sont pas condamnés complètement, puisqu’ils peuvent être maintenus grâce à l’exemption individuelle, si les intéressés prouvent que leurs accords remplissent les conditions du paragraphe 3 de l’article 81 CE. Dans ce contexte, la Cour suprême des États-Unis a récemment modifié sa jurisprudence sur l’imposition de prix minimaux de revente («Resale price maintenance») dans les accords verticaux pour la fonder sur la «rule of reason» ( 40 ), s’éloignant ainsi de la rigueur de sa jurisprudence constante qui qualifiait depuis le précédent de 1911 ( 41 ) cette pratique d’illicite per se, dans la mesure où elle violait la section 1 du Sherman Act.

66.

En somme, cette disposition offre aux entreprises différentes possibilités d’attaquer toute qualification d’infraction per se des clauses qu’elles insèrent dans leurs contrats. Il n’en va pas de même avec les entreprises occupant une position dominante dans le cadre de l’article correspondant du traité.

67.

Compte tenu de la façon dont est rédigé l’article 82 CE, sans aucun alinéa qui prévoie l’exemption de certains abus, l’analyse des comportements exige un débat dialectique des opérateurs qui occupent une position dominante sur un marché déterminé avec les autorités de la concurrence, nationales ou communautaires, et avec les parties affectées.

68.

Chacun des participants à cet affrontement rhétorique apporte la preuve de ses allégations, conformément à l’adage traditionnel latin d’après lequel ei incumbit probatio qui dicit, non qui negat.

69.

Dans ces circonstances, si des comportements faisaient toujours naître des présomptions légales d’abus, on priverait les entreprises occupant une position dominante de leurs droits de la défense étant donné que, comme je l’ai indiqué, la structure de l’article 82 CE n’autorise aucune exemption; dès lors que l’existence de l’abus est établie, il faut déclarer qu’il y a infraction, à moins que des indices suffisants n’établissent qu’elle n’a pas été commise.

70.

De plus, les exemples énumérés aux points a) à d) de l’article 82  deuxième alinéa CE, ne sont pas des présomptions légales, à la différence de ceux de l’article 81, paragraphe 1, sous a) à e), CE. Tout au plus faut-il les comprendre comme des présomptions iuris tantum qui font peser la charge de la preuve sur ceux qui les invoquent en raison de la logique économique sous-jacente ( 42 ), mais jamais comme se substituant au débat dialectique que j’ai évoqué dans les points précédents. De même que les pratiques collusoires per se de l’article 81 CE sont autorisées au titre du paragraphe 3 de cette disposition, il faut aussi laisser ouverte la possibilité de ne pas interdire certaines pratiques abusives dans le cadre de l’article 82 CE grâce à leur justification objective.

ii) Raisons de nature économique

71.

En premier lieu, le fait d’admettre des abus de position dominante per se méconnaîtrait la nécessité d’examiner chaque cas selon les paramètres du contexte économique et juridique dans lequel il s’est manifesté.

72.

En deuxième lieu, l’approche per se pécherait, d’un point de vue purement économique, par un formalisme excessif contre lequel se sont élevées des voix très qualifiées favorables à une autre approche de l’article 82 CE, en fonction des répercussions de chaque abus en pondérant les circonstances spécifiques par une analyse de raison ( 43 ) («rule of reason») ( 44 ).

73.

Accorder la priorité aux idées préconçues et formalistes en matière d’abus de position dominante occulterait le fait que, à certaines occasions, elles peuvent aussi tourner à l’avantage du consommateur ( 45 ). Tel est le cas lorsque la force de l’un des opérateurs réduit la concurrence sur le marché de référence, dès lors que, comme il a été judicieusement critiqué, l’article 82 CE ne comporte aucune disposition permettant à ces opérateurs de se défendre avec succès face à un reproche d’abus, en démontrant l’efficacité de leur comportement en termes économiques ( 46 ).

74.

En troisième et dernier lieu, si, comme nous l’avons dit, il est habituel de diviser les cas d’application de l’article 82 CE en deux catégories, les abus qui portent préjudice aux consommateurs (les abus d’exploitation) et ceux qui affectent les concurrents actuels ou potentiels (les abus d’exclusion) ( 47 ), de sorte que tout acte anticoncurrentiel d’une entreprise dominante peut constituer un abus ( 48 ), à défaut d’une hiérarchisation de ces deux aspects de l’article 82 CE ( 49 ), il faudrait soutenir que la société dominante doit pouvoir se défendre en se fondant sur les résultats économiques obtenus.

75.

C’est uniquement en comparant les conséquences positives et négatives pour l’usager et pour les autres opérateurs du même marché que l’on peut extraire les informations pertinentes pour en tirer les déductions adéquates.

3. Suggestion de réponse à la première question préjudicielle

76.

Conformément à ce que j’ai exposé ci-dessus, les comportements abusifs per se ne sont pas adaptés à l’article 82 CE, de sorte que la première question du Trimeles Efeteio Athinon ne mérite pas de recevoir une réponse affirmative. Je recommande dès lors à la Cour de déclarer sans ambages que l’article 82 CE ne permet pas d’imputer aux entreprises occupant une position dominante des actes per se abusifs, même lorsque les circonstances du cas d’espèce ne laissent planer aucun doute sur leur intention ni sur l’effet anticoncurrentiel de ces actes.

77.

Au regard de la solution apportée à la première question, il faut examiner la seconde qui porte sur l’éventuelle justification objective de ces actes.

C — Éléments susceptibles de justifier un comportement normalement abusif (seconde question préjudicielle)

78.

Je souhaite rappeler avant tout que, comme je l’ai déjà signalé, une partie de la première question préjudicielle se retrouve dans la réponse à la seconde, en raison de son lien avec les causes d’exonération des pratiques visées à l’article 82 CE. Selon moi, le juge de renvoi interroge précisément la Cour sur les critères visant à compenser le jugement négatif porté en principe sur l’entreprise occupant une position dominante.

79.

Il existe trois causes d’exonération que les entreprises occupant une position dominante sont en mesure d’invoquer lorsqu’un abus leur est reproché: celles relatives au marché sur lequel elles opèrent ( 50 ), la défense de leurs intérêts commerciaux légitimes et la preuve d’un bilan économique positif. Je les aborde séparément ci-dessous en ayant toujours à l’esprit les circonstances de fait invoquées devant le juge de renvoi.

1. Les conditions d’un marché imparfait

80.

La société GSK a insisté sur le fait que la réglementation nationale l’empêche de développer ses activités dans des conditions normales de concurrence. Elle invoque deux aspects qui expliquent les restrictions aux exportations parallèles des grossistes helléniques: la fixation des prix maximaux de vente des médicaments, pratique habituelle dans tous les États membres, et l’obligation de stocker des marchandises en suffisance pour satisfaire la demande nationale à tout moment.

81.

Les requérantes dans le litige au principal, le gouvernement polonais et la Commission rejettent cette analyse, fût-ce avec certaines nuances. Avant d’aborder l’examen des motifs de justification, il est opportun d’ébaucher les contours particuliers du marché de référence.

a) Caractéristiques fondamentales du marché

82.

Il a été signalé, à juste titre, que le marché pharmaceutique européen, entendu comme celui du commerce et de la distribution de produits bénéficiant ou non de la protection d’un brevet, se distingue en raison d’un degré d’harmonisation réduit à la suite de l’intervention publique en matière de prix et des systèmes publics de remboursement des dépenses de médicaments du patient, ce qui enlève toute importance au montant payé par le consommateur final ( 51 ).

83.

Les parties ayant formulé des observations dans cette procédure préjudicielle sont d’accord pour dire que tous les États membres imposent le montant que les entreprises productrices du secteur exigent des patients, en déterminant les sommes remboursées par les différents organismes de sécurité sociale et contenant ainsi les dépenses publiques de santé. Elles conviennent aussi qu’il existe d’énormes disparités entre les prix de vente dans les différents États membres. À côté de ce régime de financement public, il en existe un autre complètement privé, dans lequel les sociétés pharmaceutiques fixent librement le prix des médicaments; je décèle toutefois un certain consensus pour dire que ce dernier modèle représente un pourcentage très réduit, bien que variable selon les pays.

84.

Il faut enfin souligner un autre trait distinctif de ce marché, à savoir les nombreux brevets industriels déposés pour les médicaments. Bien que cet élément ne reflète pas l’exercice d’un contrôle par les autorités publiques, il revêt de l’importance parce que les titulaires de ces droits de propriété industrielle occupent plus aisément une position dominante, dans la mesure où ces monopoles s’érigent habituellement en barrières légales et temporaires ( 52 ).

85.

Dans ces circonstances, GSK prétend que les plafonds imposés par les États membres en matière de prix, ainsi que l’obligation d’une gestion des stocks adaptée à la demande nationale font peser sur elle de telles contraintes que, pour normaliser ses activités, elle pouvait uniquement ériger des obstacles face aux exportations parallèles des grossistes helléniques à destination de pays dans lesquels les montants remboursés pour les médicaments dépassent de loin ceux obtenus en république hellénique.

b) Examen des causes de justification

86.

Bien que la jurisprudence communautaire n’ait admis aucune cause fondée sur les particularités de la réglementation d’un marché déterminé, je crois que l’on peut concevoir des hypothèses dans lesquelles elle le ferait, en fonction de l’incidence du contrôle du marché par l’État. GSK a invoqué deux facteurs fondamentaux: l’intervention sur les prix et l’obligation de stockage.

i) La fixation des prix par les États membres

87.

S’agissant de la politique pratiquée par les États membres afin que les organismes de sécurité sociale remboursent les dépenses de médicaments des patients, la Cour a reconnu, dans l’arrêt Merck et Beecham ( 53 ), que le contrôle des prix est susceptible de fausser la concurrence entre les États membres, mais elle a nuancé cette affirmation par le fait que cette distorsion de la concurrence induite par l’ingérence de l’État ne justifie pas de déroger aux principes de la libre circulation des marchandises ( 54 ).

88.

Bien que l’interdiction de l’article 28 CE ne soit pas opposable aux entreprises, l’obligation de ne pas faire obstacle aux objectifs poursuivis par le traité, en particulier la liberté des échanges entre les États membres, est imposée au travers des articles 81 CE et 82 CE, qui déclarent incompatibles avec le traité les comportements qui provoquent un cloisonnement artificiel des marchés nationaux et des distorsions de concurrence ( 55 ). Il faudrait donc évoquer la jurisprudence de la Cour en matière de libre circulation des marchandises, du moins en ce qui concerne le cloisonnement des marchés nationaux.

89.

En toute hypothèse, la rigueur de la politique des prix est relativisée par l’article 2, points 1 et 2, de la directive 89/105 ( 56 ), applicables à tous les types d’intervention publique ( 57 ). On déduit clairement du point 2 que les fabricants de médicaments participent à des discussions avec les autorités chargées de la fixation des prix, qui doivent motiver avec des «critères objectifs et vérifiables» leur opposition à la commercialisation du médicament au prix proposé par le demandeur. Le point 1 prévoit aussi une autorisation implicite découlant du silence de l’administration, dès lors que, en l’absence de décision de l’État membre dans les 90 jours suivant la présentation de la demande, l’entreprise est autorisée à commercialiser le médicament.

90.

Aussi ardues que soient les négociations, il ne faut pas oublier la situation des entreprises pharmaceutiques, en particulier lorsqu’elles disposent de nouveaux brevets qui, en général, supposent une avancée pour le patient qui reçoit un traitement médical au moyen de ces médicaments. Cet aspect revêt une grande importance, dans la mesure où l’État membre, qui est tenu de veiller à la qualité de la santé au service du patient, n’a pas intérêt à se priver des meilleurs moyens que lui offre le marché, pour autant qu’il se les procure à un prix raisonnable ( 58 ).

91.

Je reconnais que, au fil du temps, l’avantage du titulaire du brevet pharmaceutique s’affaiblit, l’obligeant à baisser les prix que les autorités sanitaires lui avaient permis d’appliquer. Cette évolution n’est toutefois pas anormale, puisqu’elle dépend de l’offre de produits de substitution par d’autres fabricants, qui sont plus efficaces dans la thérapie et s’imposent à tour de rôle grâce aux progrès de la recherche.

92.

Pour le reste, le prix convenu ne doit pas atteindre des niveaux qui poussent les sociétés du secteur à vendre leurs produits en dessous du prix de revient.

93.

En somme, bien que le marché des produits pharmaceutiques ne fonctionne pas en régime normal de concurrence, le système de régulation des prix n’échappe pas complètement à ses fabricants qui les négocient avec les autorités sanitaires des États membres, tout en bénéficiant d’un certain poids sur le marché où ils s’adaptent aisément aux aléas de la politique sanitaire, du moins dans le domaine des médicaments.

ii) L’obligation d’approvisionnement

94.

Le deuxième facteur de réglementation du marché qui, d’après GSK, perturberait ses activités normales en Grèce et excuserait la limitation du commerce parallèle, concerne l’obligation de maintenir à tout moment des stocks suffisants sur le marché hellénique. Elle soutient par ailleurs que le respect de cette obligation l’empêche de donner suite aux commandes des grossistes dans les délais souhaités.

95.

La portée de cette charge requiert certaines précisions, dans la mesure où quelques unes des requérantes dans le litige au fond considèrent qu’elles sont aussi tenues d’approvisionner le marché, ce qui découlerait de l’article 81, paragraphe 2, de la directive 2001/83, précité au point 6 des présentes conclusions. Je ne vois donc aucune raison pour laquelle GSK invoque cette charge pour sa défense.

96.

Il ne fait aucun doute que les besoins des patients dans l’État membre en cause ne subissent pas de modification soudaine, sauf en cas d’épidémies ou de pandémies, les statistiques des patients affectés par chacune des maladies étant fiables et permettant aux entreprises une certaine prévisibilité en vue de s’adapter au marché.

97.

En résumé, compte tenu des éléments exposés ci-dessus, la garantie d’approvisionnement ne permet pas à la société GSK de justifier les restrictions qu’elle apporte aux fournitures à ses concurrents grossistes helléniques.

98.

Dès lors, ayant rejeté les deux causes exonératoires avancées par GSK, il faut rejeter l’idée que, en l’occurrence, il existerait des raisons objectives relatives à l’intervention publique sur le marché, qui excuseraient son comportement.

2. La défense des intérêts commerciaux légitimes

a) Examen jurisprudentiel

99.

Une analyse sommaire de la jurisprudence montre que cette catégorie de justifications objectives est la seule qui se soit concrétisée à ce jour, la dialectique intrinsèque de l’article 82 CE s’étant réduite à la dichotomie entre pratiques abusives et comportements visant à préserver des intérêts commerciaux légitimes ( 59 ).

100.

Le refus de satisfaire intégralement les commandes des grossistes helléniques revient à refuser les approvisionnements, fût-ce partiellement, de sorte que je m’en tiendrai aux rares arrêts de la Cour sur cet aspect particulier.

101.

Dans son arrêt United Brands/Commission, la Cour a reconnu que la protection des intérêts commerciaux légitimes pouvait être utilisée comme instrument en vue d’écarter les soupçons d’abus de la part d’entreprises occupant une position dominante, en leur permettant d’accomplir les actes appropriés en vue de s’assurer cette protection, pour autant que l’indispensable principe de proportionnalité de la réponse des sociétés en position dominante par rapport aux attaques auxquelles leurs intérêts sont exposés soit préservé ( 60 ).

102.

La reconnaissance de ce principe n’a cependant rien apporté à la multinationale américaine de la banane, puisque dans son arrêt, se fondant précisément sur l’absence de proportionnalité du refus d’honorer les commandes de son client et concurrent Olesen, la Cour a nié l’existence des exigences de protection légitime ( 61 ).

103.

Dans une autre affaire, la Cour s’est penchée sur le refus d’approvisionnement en temps de pénurie, durant la crise du pétrole ( 62 ) des années 70 du siècle dernier, et elle a permis à la société BP d’appliquer à un acheteur occasionnel, la coopérative néerlandaise ABG, un pourcentage de réduction des fournitures de pétrole brut supérieur à celui de ses clients habituels pour éviter que ces derniers ne subissent un préjudice plus important en termes relatifs ( 63 ).

104.

Certaines justifications ont été avancées dans d’autres domaines en marge de la jurisprudence communautaire. Ainsi, par exemple, la Commission a admis qu’un fabricant dominant revoie ses relations commerciales lorsqu’un client change de politique pour se consacrer à la promotion d’une marque rivale ( 64 ).

105.

La doctrine a envisagé d’autres justifications, comme celle de l’associé commercial inadéquat, celui qui est au bord de la faillite, celui qui ne respecte systématiquement pas les contrats conclus ou celui qui porte préjudice à l’image ou à la qualité des marchandises du fournisseur ( 65 ). Dans ces hypothèses, le sens commun conseille de respecter le souhait de toute entreprise dominante de ne pas honorer leurs commandes.

b) Moyens invoqués

106.

Parmi les arguments invoqués par GSK dans les observations écrites déposées devant la Cour, tous ceux relatifs à la baisse de revenus résultant de la perte de parts de marché en faveur des grossistes et à leur incidence sur l’amortissement des investissements en recherche et développement (ci-après la «R & D») se ramènent à la défense des intérêts légitimes.

107.

Tant GSK qu’une certaine littérature juridique évoquent les coûts énormes des investissements en R & D pour le lancement d’un médicament; elles ajoutent que la période qui s’écoule entre l’obtention du brevet pour le principe actif et sa disponibilité thérapeutique s’élève à douze ou treize ans en moyenne, de sorte que la phase durant laquelle la commercialisation génère des revenus se limite à sept ou huit ans ( 66 ).

108.

Dans ces conditions, précisent-elles, le commerce parallèle et la fabrication de génériques à l’issue de la période de protection que leur confère le titre de propriété industrielle réduisent la récupération des dépenses de R & D.

109.

Je ne distingue aucun lien de causalité nécessaire entre le préjudice éventuel porté aux investissements en R & D et le commerce parallèle, puisque, en premier lieu, GSK et les auteurs cités n’ont pas fourni d’informations sur l’origine du laps de temps durant lequel le brevet ne génère pas de bénéfices. Ce délai aussi prolongé découle cependant des structures internes de coûts propres aux entreprises pharmaceutiques. De toute façon, en estimant que le délai durant lequel le brevet est rentable est très bref, elles éprouvent le sentiment de celui qui jouit de ses droits pour une période limitée. Je prends même le risque de prédire qu’il existe plus de secteurs dans lesquels on assiste à quelque chose de comparable à ce qui se passe avec ce type de propriété immatérielle.

110.

En deuxième lieu, bien qu’il soit logique de penser que seul le succès économique d’un brevet assure de récolter davantage de fonds pour poursuivre la recherche, la politique de R & D dans le secteur pharmaceutique est la clé de toute l’activité. Dans cette branche de l’économie, seule la recherche continue de médicaments révolutionnaires favorise la survivance dans un marché très concurrentiel, globalisé et lucratif. Toutefois, en l’absence de politique commerciale bien conçue, les inventions les plus géniales courent le risque de passer inaperçues. Toute entreprise opérant dans la recherche doit de ce fait rechercher les canaux les plus propices pour convaincre le consommateur et parvenir jusqu’à lui.

111.

GSK était libre d’aménager la distribution de ses produits en Europe. Elle a opté pour une stratégie tenant compte de la présence des grossistes helléniques parce que, d’un point de vue économique, elle la jugeait plus utile et rentable. Elle aurait pu préférer un système intégré verticalement de distribution de ses médicaments, comme elle a voulu le faire en novembre 2000. Bien qu’elle soit libre de réaménager ses schémas d’approvisionnement en respectant les usages commerciaux, il lui est reproché en l’espèce de porter préjudice aux grossistes pour avoir mieux profité des conditions du marché, en les empêchant d’exercer leurs activités à l’exportation.

112.

En troisième lieu, en comparant les chiffres fournis par la littérature juridique précitée au point 107 des présentes conclusions, d’après lequel, entre 1998 et 2003, la part de marché des importateurs parallèles serait passée de 1,8 à 6,8 % ( 67 ), on a la sensation que la véritable bataille porte sur la récupération des marges bénéficiaires que les rivaux des grandes sociétés pharmaceutiques ont acquises.

113.

Dans ce contexte, l’argument tiré de la dissuasion découlant de la perte de revenus en raison des importations parallèles de médicaments brevetés me semble fallacieux, puisqu’il vise seulement à séduire l’opinion publique, sensibilisée par l’importance vitale du binôme R & D pour la compétitivité, en déplaçant le scénario de rivalité entre entreprises à la scène de la politique de promotion de la recherche, secteur que l’Union européenne a ajouté à ses missions depuis que l’Acte unique européen a introduit dans le traité CE le titre XVIII intitulé «Recherche et développement technologique».

114.

Ainsi, l’Union européenne offre un environnement favorable aux entreprises, en les encourageant à diminuer les coûts de R & D au travers de l’exemption par catégorie des accords horizontaux de ce type ( 68 ), consciente que la coopération dans ce domaine et l’exploitation commune de leurs résultats contribuent en général à promouvoir le progrès technique et économique en diffusant plus largement le savoir-faire entre les parties, en évitant les doubles emplois dans les travaux de R & D, en encourageant de nouveaux progrès grâce à l’échange d’un savoir-faire complémentaire et en rationalisant la fabrication des produits ou l’utilisation des procédés issus de la R & D ( 69 ).

115.

Dès lors, même si l’on pouvait justifier le comportement, il faudrait le qualifier de disproportionné, dans la mesure où il élimine la concurrence dans la distribution en Europe, en asphyxiant les importations parallèles en provenance de Grèce.

3. Le bilan économique positif

116.

La dernière excuse des entreprises dominantes concerne l’efficacité en termes économiques du comportement par hypothèse abusif («efficiency defence»). Le document de réflexion de la Commission sur l’application de l’article 82 CE l’encadre au niveau de sa mise en œuvre ( 70 ) en se faisant l’écho de la doctrine qui déplorait qu’elle ne fût pas prise en compte ( 71 ).

117.

Je déduis des observations de GSK qu’il faudrait faire relever de cette rubrique son plaidoyer sur les conséquences perverses du commerce parallèle des médicaments qui sont soumis à une prescription médicale obligatoire. Elle fait valoir qu’il ne favorise ni les patients ni les organismes de sécurité sociale qui assurent le remboursement des frais médicaux. Elle le prouve en évoquant les importantes recettes que tirent les grossistes de la vente de ces produits dans les pays où le prix payé pour les assurances médicales est plus élevé qu’en Grèce, tout en se plaignant des sommes importantes qui lui échappent.

118.

Or, mise à part la description des «horreurs» engendrées par le commerce parallèle, elle ne mentionne aucun effet positif de sa limitation des fournitures de médicaments aux grossistes, exception faite de la récupération de ses marges bénéficiaires, circonstance qui est dépourvue de pertinence pour qualifier le comportement d’abusif ou pour l’excuser, comme le signale à juste titre le gouvernement polonais.

119.

Même si l’on prétend que les entreprises en position dominante ont la faculté de prouver le bien-fondé économique de leurs abus, force est de constater que GSK n’a avancé aucun élément susceptible de faire pencher la balance en sa faveur, bien que les critères relatifs au bien-être du malade et à la réduction des coûts de la santé publique méritent une attention spéciale dans le litige au principal. On fait ainsi l’économie de la preuve de la proportionnalité du comportement, étape définitive de l’analyse, dans l’hypothèse où l’on aurait accepté une justification du comportement de GSK.

4. Suggestion de réponse à la seconde question préjudicielle

120.

Au regard des réflexions exposées ci-dessus, je recommande à la Cour de répondre à la deuxième question préjudicielle en ce sens que la réduction, par une entreprise occupant une position dominante, des commandes des grossistes au niveau des quantités qui couvrent la demande d’un marché national, avec l’intention de mettre fin aux importations parallèles de ces grossistes à destination d’autres États membres, constitue en principe un abus de position dominante en vertu de l’article 82 CE.

121.

Toutefois, l’entreprise suspectée peut apporter les éléments adéquats pour justifier objectivement son attitude, en particulier:

les éléments de régulation du marché qui, toute modification étant hors de sa portée, l’obligent à se comporter de cette façon, la fixation des prix des médicaments et l’obligation d’avoir des stocks pour approvisionner les patients ne pouvant pas être invoquées en l’occurrence;

la preuve du fait que sa seule intention était la défense de ses intérêts commerciaux légitimes, parmi lesquels ne figure pas, en l’espèce, l’impact sur les raisons qui poussent à innover;

et les bénéfices économiques du comportement reproché.

122.

Au cas où la justification serait fondée, il ne faut pas oublier l’analyse de proportionnalité, à savoir l’examen de son caractère indispensable et adéquat.

VI — Conclusion

123.

À la lumière des considérations qui précèdent et m’écartant des conclusions précitées de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Syfait e.a., je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le Trimeles Efeteio Athinon:

«1)

L’article 82 CE ne permet pas d’imputer aux entreprises occupant une position dominante des actes en soi abusifs, même lorsque les circonstances du cas d’espèce ne laissent planer aucun doute sur leur intention ni sur l’effet anticoncurrentiel de ces actes.

2)

Une entreprise occupant une position dominante qui refuse d’honorer intégralement les commandes des grossistes de produits pharmaceutiques en vue de réduire leurs exportations et le préjudice découlant du commerce parallèle adopte un comportement abusif au sens de l’article 82 CE. Toutefois, l’entreprise peut apporter les preuves adéquates pour justifier objectivement son attitude, en particulier:

les éléments de régulation du marché qui, toute modification étant hors de sa portée, l’obligent à se comporter de cette façon, la fixation des prix des médicaments et l’obligation d’avoir des stocks pour approvisionner les patients ne pouvant pas être invoquées en l’occurrence;

les preuves du fait qu’elle voulait uniquement défendre ses intérêts commerciaux légitimes, parmi lesquels ne figure pas, en l’espèce, l’impact sur les raisons qui poussent à innover;

et les bénéfices économiques du comportement reproché.»


( 1 ) Langue originale: l’espagnol.

( 2 ) Arrêt du 31 mai 2005, Syfait e.a., C-53/03, Rec. p. I-4609.

( 3 ) Conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Syfait e.a., lues le 28 octobre 2004, dans lesquelles il plaide en faveur de la recevabilité des questions préjudicielles.

( 4 ) Sous le pseudonyme d’Alonso Fernández de Avellaneda, sans doute un ecclésiastique inconnu appelé Alonso Fernández Zapata a publié en 1614 le «Segundo tomo del ingenioso hidalgo Don Quijote de La Mancha», déclenchant une colère compréhensible de Cervantes qui, en rédigeant la suite authentique de son récit, a distillé des attaques contre cette grossière imitation. La qualité littéraire de la version usurpée s’éloignait de beaucoup de celle qu’elle entendait copier, de sorte que Fernando García Salinero, «Introducción crítica sobre la obra y su autor», dans Alonso Fernández de Avellaneda, El ingenioso hidalgo Don Quijote de La Mancha, éd. Castalia, Madrid, 2005, p. 24, l’a qualifiée de «Livre de blagues dépourvues des ingéniosités de l’œuvre picaresque, dont la gestation est sans doute due à des raisons de rancœur personnelle».

( 5 ) Directive du Conseil, du 21 décembre 1988, concernant la transparence des mesures régissant la fixation des prix des médicaments à usage humain et leur inclusion dans le champ d’application des systèmes d’assurance-maladie (JO 1989, L 40, p. 8).

( 6 ) Directive du Parlement européen et du Conseil, du 6 novembre 2001, instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain (JO L 311, p. 67), dans sa version modifiée par la directive 2004/27/CE du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004 (JO L 136, p. 34).

( 7 ) Directive du Conseil, du 31 mars 1992, concernant la distribution en gros des médicaments à usage humain (JO L 113, p. 1).

( 8 ) En se distanciant ainsi de l’arrêt du 21 mars 2000, Gabalfrisa e.a. (C-110/98 à C-147/98, Rec. p. I-1577), que j’ai toujours qualifié d’erroné, et en se rapprochant davantage de la thèse que je défends depuis les conclusions que j’ai présentées dans l’affaire De Coster qui a donné lieu à l’arrêt du 29 novembre 2001 (C-17/00, Rec. p. I-9445); voir, en ce qui concerne l’état du débat, mes conclusions du 22 novembre 2007 dans l’affaire Ing. Aigner (C-393/06, pendante devant la Cour).

( 9 ) Affaires C-468/06, C-470/06, C-472/06, C-474/06 à C-476/06 et C-478/06.

( 10 ) Affaire C-473/06.

( 11 ) Affaire C-477/06.

( 12 ) Affaires C-469/06 et C-471/06.

( 13 ) Nous transcrivons les questions posées dans les affaires C-474/06 à C-478/06, dans la mesure où celles des affaires antérieures (C-468/06 et C-473/06) mentionnaient par erreur «une autorité nationale en matière de concurrence» au lieu de «une juridiction nationale», sans doute parce que les questions déférées à la Cour par l’Epitroipi Antagonismou ont été copiées littéralement, comme l’indiquent les requérantes dans les observations qu’elles ont déposées dans les affaires C-469/06 à C-476/06.

( 14 ) Arrêts du 15 novembre 1979, Denkavit Futtermittel (36/79, Rec. p. 3439, point 12); du 5 octobre 1999, Lirussi et Bizzaro (C-175/98 et C-177/98, Rec. p. I-6881, point 37); du 22 juin 2000, Fornasar e.a. (C-318/98, Rec. p. I-4785, point 31), et du 21 juin 2007, Omni Metal Service (C-259/05, Rec. p. I-4945, point 17).

( 15 ) Par exemple dans les arrêts du 23 novembre 1977, Enka (38/77, Rec. p. 2203); du 1er avril 1993, Hewlett Packard France (C-250/91, Rec. p. I-1819), et du 10 mai 2001, Agorà et Excelsior (C-223/99 et C-260/99, Rec. p. I-3605).

( 16 ) Arrêt du 6 mars 1974 (6/73 et 7/73, Rec. p. 223).

( 17 ) Ibidem, points 25 et 26.

( 18 ) Arrêt du 14 février 1978 (27/76, Rec. p. 207).

( 19 ) Arrêt United Brands, précité à la note 18, point 182.

( 20 ) Arrêt du 3 octobre 1985 (311/84, Rec. p. 3261, connu comme étant l’arrêt «Télémarketing»).

( 21 ) Arrêt du 26 novembre 1998 (C-7/97, Rec. p. I-7791).

( 22 ) Arrêt du 6 avril 1995, RTE et IPT/Commission, dit «Magill» (C-241/91 P et C-242/91 P, Rec. p. I-743).

( 23 ) Arrêt du 29 avril 2004 (C-418/01, Rec. p. I-5039).

( 24 ) Arrêts du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission (85/76, Rec. p. 461, point 91); du 9 novembre 1983, Michelin/Commission (322/81, Rec. p. 3461, point 70), et du 3 juillet 1991, AKZO/Commission (C-62/86, Rec. p. I-3359, point 69).

( 25 ) Cette idée fait presque l’unanimité en doctrine: Schröter, H., «Artikel 82», dans Schröter, H., Jacob, T. et Mederer, W., Kommentar zum Europäischen Wettbewerbsrecht, éd. Nomos, Baden Baden, 2003, p. 905.

( 26 ) Arrêt du 21 février 1973, Europemballage et Continental Can/Commission (6/72, Rec. p. 215, points 25 à 27, ci-après l’arrêt «Continental Can»).

( 27 ) Gleiss, A., et Hirsch, M., Kommentar zum EWG Kartellrecht, éd. Verlagsgesellschaft Recht und Wirtschaft, 3e éd., Heidelberg, 1978, p. 347.

( 28 ) Arrêt du 15 mars 2007, British Airways/Commission (C-95/04 P, Rec. p. I-2331, point 30), en relation avec les arrêts du Tribunal du 30 septembre 2003, Michelin/Commission (T-203/01, Rec. p. II-4071, point 239), et du 17 décembre 2003, British Airways/Commission (T-219/99, Rec. p. II-5917, point 293).

( 29 ) Schröter, H., op. cit., p. 959.

( 30 ) Arrêts du 31 mai 1979, Hugin/Commission (22/78, Rec. p. 1869, point 17), et du 11 décembre 1980, L’Oréal (31/80, Rec. p. 3775, point 27).

( 31 ) Cette thèse trouve un certain écho dans la doctrine: Koenig, Ch., Engelmann, Ch., «Parallel Trade Restrictions in the Pharmaceuticals Sector on the test Stand of Article 82 EC — Commentary on the Opinion of Advocate General Jacobs in the Case Syfait/GlaxoSmithKline», E. C. L.R., no 6/2005, p. 341.

( 32 ) Arrêt Hoffmann-La Roche/Commission, précité à la note 24, point 89.

( 33 ) Arrêts du 16 décembre 1975, Suiker Unie e.a./Commission (40/73 à 48/73, 50/73, 54/73 à 56/73, 111/73, 113/73 et 114/73, Rec. p. 1663), et Michelin/Commission, précité à la note 24, point 71.

( 34 ) Arrêts AKZO/Commission, précité à la note 24, point 71, et du 14 novembre 1996, Tetra Pak/Commission (C-333/94 P, Rec. p. I-5951, point 41).

( 35 ) Arrêt AKZO/Commission, précité à la note 24, point 72.

( 36 ) Loewenthal, P.-J., «The Defence of ‘Objective Justification’ in the Application of Article 82 EC», World Competition, no 28(4), 2005, p. 470.

( 37 ) Arrêt British Airways/Commission (précité à la note 28, point 69).

( 38 ) Arrêts Tetra Pak/Commission, précité à la note 34, point 37; du 15 décembre 1994, DLG (C-250/92, Rec. p. I-5641, point 52); et du 13 novembre 1975, General Motors/Commission (26/75, Rec. p. 1367, points 20 et 22).

( 39 ) Ainsi, l’article 4, consacré aux clauses «noires», du règlement (CE) no 2790/1999 de la Commission, du 22 décembre 1999, concernant l’application de l’article 81, paragraphe 3, du traité à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées (JO L 336, p. 21).

( 40 ) Arrêt du 28 juin 2007, Leegin Creative Leather Products, Inc./Psks, Inc (no 06480); Llorente, C. «La decisión del Tribunal Supremo de los EEUU en el caso Leegin», dans Gertrude Ryan Law Observatory, Suplemento no 2 de Actualidad Jurídica Aranzadi no 736, p. 2 et suiv.).

( 41 ) Arrêt du 3 avril 1911, Dr. Miles Medical Co./John D. Park & Sons Co. (220 U.S. 373).

( 42 ) Voir, à propos de l’utilisation de ces présomptions en fait, Paulis, E., «The burden of proof in Article 82 cases», dans Hawk, B. E., Annual Proceedings of the Fordham Competition Law Institute, éd. Juris Publishing, Inc., New York, 2007, p. 470.

( 43 ) Note sans objet en français.

( 44 ) Report by the EAGCP «An Economic Approach to Article 82», juillet 2005, disponible à l’adresse http://ec.europa.eu/comm/competition/publications/studies/eagcp_july_21_05.pdf, p. 5 et 6.

( 45 ) Jacquemin, A. P., «The criterion of economic performance in the anti-trust policies of the United States and the European Economic Community», dans Greaves, R. (coordinatrice), Competition Law, éd. Ashgate/Dartmouth, Aldershot (Royaume-Uni), 2003, p. 214, signale le risque que recèle la règle des abus per se, notamment à la marge de la position dominante.

( 46 ) Pelkmans, J., European Integration — Methods an Economic Analysis, éd. Longman, Londres, 1997, p. 194.

( 47 ) Le document de réflexion de la Commission intitulé «DG Competition discussion paper on the application of Article 82 of the Treaty to exclusionary abuses» est uniquement consacré aux abus d’exclusion; il peut être consulté à l’adresse suivante: http://ec.europa.eu/comm/competition/antitrust/art82/discpaper2005.pdf. Cette façon de procéder n’a pas été à l’abri de critiques: Díez Estella, F., «El Discussion Paper de la Comisión Europea: ¿reformas en la regulación del artículo 82 del Tratado CE?», Gaceta Jurídica de la Unión Europea y de la Competencia, no 242, mai 2006, p. 24.

( 48 ) Hildebrand, D., The Role of Economic Analysis in the EC Competition Rules, éd. Kluwer, La Haye, 1998, p. 62.

( 49 ) L’absence d’objectif dont la protection est expressément poursuivie par l’article 82 CE a été critiquée par Whish, R., «Rethinking Article 82 CE», dans Concurrences: revue des droits de la concurrence, no 4/2005, p. 18, qui a assimilé cette absence de fil conducteur comme laissant l’article 82 CE «comme une barque sans rames». De son côté, Schröter, H., op. cit, p. 813, déduit des arrêts Hoffmann-La Roche/Commission, Michelin/Commission et L’Oréal, précités, que cette disposition tend à protéger surtout la concurrence comme institution, sauvegarder qui, indirectement, irait à l’avantage des concurrents, des associés commerciaux de l’entreprise dominante et des consommateurs.

( 50 ) Dans son document de réflexion précité, la Commission exige (paragraphe 80) que les actes de l’entreprise soient nécessaires pour des raisons de sécurité ou de santé publique; j’estime que cette cause d’exonération pour les entreprises en position dominante est excessivement limitée et j’en propose donc une plus large, mais néanmoins en fonction du marché.

( 51 ) Myhre, J. W., «The pharmaceutical sector — Article 81 EC and Article 82 EC — Imperfect tools for an imperfect market?», dans Johansson, M., Wahl, N., et Bernitz, U. (éditeurs), Liber amicorum in honour of Sven Norberg: a European for all seasons, éd. Bruylant, Bruxelles, 2006, p. 378.

( 52 ) Pelkmans, J., op. cit., p. 193.

( 53 ) Arrêt du 5 décembre 1996 (C-267/95 et C-268/95, Rec. p. I-6285, point 47).

( 54 ) Ibidem.

( 55 ) Arrêt Hugin/Commission, précité à la note 30, point 17.

( 56 ) Cité au point 5 des présentes conclusions.

( 57 ) Article 1er, paragraphe 1, de la directive 89/105.

( 58 ) Deuxième et troisième considérants de la directive 89/105.

( 59 ) Van Bael, I., et Bellis, J.-F., Competition Law of the European Community, 4e éd., Ed. Kluwer, La Haye, 2005, p. 907.

( 60 ) Arrêt précité à la note 18, points 189 et 190.

( 61 ) Ibidem, points 191 et suiv.

( 62 ) Arrêt du 29 juin 1978, BP e.a./Commission (77, Rec. p. 1513), connu sous le nom d’«affaire de la crise du pétrole».

( 63 ) Ibidem, points 32 et 33.

( 64 ) Décision 87/500/CEE de la Commission, du 29 juillet 1987, relative à une procédure d’application de l’article 86 du traité CEE (IV/32.279 - BBI/Boosey & Hawkes: mesures conservatoires, JO L 286, p. 36, point 19).

( 65 ) Van Bael, I., et Bellis, J.-F., op. cit., p. 957.

( 66 ) Krapf, E., Parallelimporte von Arzheimitteln und europäisches Kartellrecht — eine Untersuchung von Vertriebssystemen zur Verhinderung des Parallelhandels, Ed. Shaker, Aquisgrán, 2006, p. 107 et 108.

( 67 ) Krapf, E., op. cit., p. 2.

( 68 ) Règlement (CE) no 2659/2000 de la Commission, du 29 novembre 2000, concernant l’application de l’article 81, paragraphe 3, du traité à des catégories d’accords de recherche et de développement (JO L 304, p. 7).

( 69 ) Dixième considérant du règlement no 2659/2000.

( 70 ) Commission, op. cit., paragraphes 84 à 91.

( 71 ) Loewenthal, P.-J., op. cit, p. 464 et 465.