Affaires jointes C-402/05 P et C-415/05 P

Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation

contre

Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes

«Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) — Mesures restrictives à l’encontre de personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban — Nations unies — Conseil de sécurité — Résolutions adoptées au titre de chapitre VII de la charte des Nations unies — Mise en œuvre dans la Communauté — Position commune 2002/402/PESC — Règlement (CE) no 881/2002 — Mesures visant des personnes et entités incluses dans une liste établie par un organe des Nations unies — Gel de fonds et de ressources économiques — Comité du Conseil de sécurité créé par le paragraphe 6 de la résolution 1267 (1999) du Conseil de sécurité (comité des sanctions) — Inclusion de ces personnes et entités dans l’annexe I du règlement (CE) no 881/2002 — Recours en annulation — Compétence de la Communauté — Base juridique combinée des articles 60 CE, 301 CE et 308 CE — Droits fondamentaux — Droit au respect de la propriété, droit d’être entendu et droit à un contrôle juridictionnel effectif»

Conclusions de l'avocat général M. M. Poiares Maduro, présentées le 16 janvier 2008   I - 6363

Conclusions de l'avocat général M. M. Poiares Maduro, présentées le 23 janvier 2008   I - 6387

Arrêt de la Cour (grande chambre) du 3 septembre 2008   I - 6411

Sommaire de l'arrêt

  1. Actes des institutions – Choix de la base juridique – Règlement instituant des mesures restrictives à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban

    (Art. 57, § 2, CE, 60 CE, 133 CE et 301 CE; règlement du Conseil no 881/2002)

  2. Actes des institutions – Choix de la base juridique – Actes communautaires visant des objectifs relevant du traité UE en matière de relations extérieures – Article 308 CE – Inadmissibilité

    (Art. 60 CE, 301 CE et 308 CE; art. 3 UE)

  3. Actes des institutions – Choix de la base juridique – Règlement instituant des mesures restrictives à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban

    (Art. 60 CE, 301 CE et 308 CE; règlement du Conseil no 881/2002)

  4. Communautés européennes – Contrôle juridictionnel de la légalité des actes des institutions – Acte donnant effet à des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies – Contrôle incident de la légalité des décisions du Conseil de sécurité – Exclusion

    (Art. 220 CE; règlement du Conseil no 881/2002)

  5. Droit communautaire – Principes – Droits fondamentaux – Prise en considération de la convention européenne des droits de l'homme

    (Art. 220 CE, 307 CE; art. 6, § 1, UE)

  6. Droit international public – Charte des Nations unies – Résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies

  7. Communautés européennes – Contrôle juridictionnel de la légalité des actes des institutions – Règlement instituant des mesures restrictives à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban

  8. Communautés européennes – Contrôle juridictionnel de la légalité des actes des institutions – Règlement instituant des mesures restrictives à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban

  9. Communautés européennes – Contrôle juridictionnel de la légalité des actes des institutions – Règlement instituant des mesures restrictives à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban

  10. Recours en annulation – Arrêt d'annulation – Effets – Limitation par la Cour – Règlement instituant des mesures restrictives à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban

    (Art. 231 CE)

  1.  Retenir l'interprétation des articles 60 CE et 301 CE, selon laquelle il suffirait que les mesures restrictives prévues par la résolution 1390 (2002) du Conseil de Sécurité des Nations unies et mises en oeuvre par le règlement no 881/2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban, visent des personnes ou des entités se trouvant dans un pays tiers ou y étant associées à un autre titre, donnerait une portée excessivement large à ces dispositions et ne tiendrait nullement compte de l’exigence, découlant des termes mêmes de celles-ci, que les mesures décidées sur la base desdites dispositions doivent être prises à l’encontre de pays tiers.

    D'une part, l'interprétation de l'article 301 CE, selon laquelle celui-ci établirait une passerelle procédurale entre la Communauté et l’Union européenne de sorte qu'il devrait être interprété aussi largement que les compétences communautaires pertinentes, dont celles relatives à la politique commerciale commune et à la libre circulation des capitaux, serait susceptible de réduire son champ d'application et, partant, son effet utile, car cette disposition, au vu de ses termes mêmes, vise l'adoption de mesures affectant les relations économiques avec des pays tiers potentiellement très diverses et qui donc, a priori, ne doivent pas être limitées aux domaines relevant d’autres compétences matérielles communautaires telles que celles en matière de politique commerciale commune ou de libre circulation des capitaux. Cette interprétation ne trouve du reste pas d’appui dans le libellé de l’article 301 CE, celui-ci conférant une compétence matérielle à la Communauté dont la portée est, en principe, autonome par rapport à celle d’autres compétences communautaires.

    D'autre part, eu égard au but et au contenu dudit règlement, il ne saurait être considéré que ce règlement porte spécifiquement sur les échanges internationaux en ce qu’il serait essentiellement destiné à promouvoir, à faciliter ou à régir les échanges commerciaux et il ne pouvait donc pas être fondé sur la compétence communautaire en matière de politique commerciale commune. En effet, un acte communautaire ne relève de la compétence en matière de politique commerciale commune prévue à l’article 133 CE que s’il porte spécifiquement sur les échanges internationaux en ce qu’il est essentiellement destiné à promouvoir, à faciliter ou à régir les échanges commerciaux et a des effets directs et immédiats sur le commerce ou les échanges des produits concernés. Il ne saurait pas non plus être considéré que ledit règlement relève du champ d'application des dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux et des paiements, en ce qu'il interdit le transfert de ressources économiques à des particuliers dans des pays tiers. S'agissant tout d'abord de l'article 57, paragraphe 2, CE, les mesures restrictives en cause ne relèvent pas de l'une des catégories de mesures énumérées à cette disposition. En ce qui concerne ensuite l'article 60, paragraphe 1, CE, cette disposition ne saurait pas non plus fonder le règlement en question dès lors que son champ d'application est déterminé par celui de l'article 301 CE. Pour ce qui est enfin de l'article 60, paragraphe 2, CE, cette disposition ne comporte pas de compétence communautaire à cet effet, dès lors qu'elle se limite à permettre aux États membres d’adopter, pour certains motifs exceptionnels, des mesures unilatérales contre un pays tiers concernant les mouvements de capitaux et les paiements, sous réserve du pouvoir du Conseil d’imposer à un État membre de modifier ou d’abolir de telles mesures.

    (cf. points 168, 176-178, 183, 185, 187-191, 193)

  2.  Une conception, selon laquelle l'article 308 CE permettrait, dans le contexte particulier des articles 60 CE et 301 CE, l’adoption d’actes communautaires visant non pas l’un des objets de la Communauté, mais l’un des objectifs relevant du traité UE en matière de relations extérieures, au nombre desquels figure la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), se heurte au libellé même de l'article 308 CE.

    S'il est exact qu’une passerelle a été établie entre les actions de la Communauté comportant des mesures économiques au titre des articles 60 CE et 301 CE, ainsi que les objectifs du traité UE en matière de relations extérieures, dont la PESC, ni le libellé des dispositions du traité CE ni la structure de celui-ci ne donnent un fondement à une conception selon laquelle cette passerelle s’étendrait à d’autres dispositions du traité CE, et en particulier à l’article 308 CE.

    Un recours à l'article 308 CE requiert que l’action envisagée, d’une part, ait trait au «fonctionnement du marché commun» et, d’autre part, vise à réaliser «l’un des objets de la Communauté». Or, cette dernière notion, eu égard à ses termes clairs et précis, ne saurait en aucun cas être comprise comme incluant les objectifs de la PESC.

    La coexistence de l’Union et de la Communauté en tant qu’ordres juridiques intégrés mais distincts ainsi que l’architecture constitutionnelle des piliers, voulues par les auteurs des traités actuellement en vigueur, constituent en outre des considérations de nature institutionnelle militant contre une extension de ladite passerelle à des articles du traité CE autres que ceux avec lesquels celle-ci établit un lien de façon expresse.

    Par ailleurs, l’article 308 CE, faisant partie intégrante d’un ordre institutionnel basé sur le principe des compétences d’attribution, ne saurait constituer un fondement pour élargir le domaine des compétences de la Communauté au-delà du cadre général résultant de l’ensemble des dispositions du traité CE, et en particulier de celles qui définissent les missions et les actions de la Communauté.

    De même, l’article 3 UE, en particulier son second alinéa, ne saurait servir de base à un élargissement des compétences de la Communauté au-delà des objets de la Communauté.

    (cf. points 197-204)

  3.  L'article 308 CE vise à suppléer l’absence de pouvoirs d’action conférés expressément ou de façon implicite aux institutions communautaires par des dispositions spécifiques du traité dans la mesure où de tels pouvoirs apparaissent néanmoins nécessaires pour que la Communauté puisse exercer ses fonctions en vue d’atteindre l’un des objets fixés par ce traité.

    Le règlement no 881/2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban, en ce qu’il impose des mesures restrictives de nature économique et financière, relève manifestement du champ d’application ratione materiae des articles 60 CE et 301 CE. Ces articles ne prévoyant toutefois pas de pouvoirs d’action exprès ou implicites pour imposer de telles mesures à des destinataires n'ayant aucun lien avec le régime dirigeant d’un pays tiers tels que ceux visés par ledit règlement, cette absence de pouvoir, due aux limitations du champ d’application ratione personae desdites dispositions, peut être suppléée en recourant à l’article 308 CE en tant que base juridique dudit règlement en sus de ces deux premiers articles fondant cet acte du point de vue de sa portée matérielle, pourvu toutefois que les autres conditions auxquelles l’applicabilité de l’article 308 CE est assujettie aient été remplies.

    Or, l'objectif de ce règlement étant celui d'empêcher les personnes associées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban de disposer de toute ressource financière et économique, afin de faire obstacle au financement d’activités terroristes, il peut être rattaché à l’un des objets de la Communauté au sens de l’article 308 CE. En effet, les articles 60 CE et 301 CE, en ce qu’ils prévoient une compétence communautaire pour imposer des mesures restrictives de nature économique afin de mettre en œuvre des actions décidées dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune, sont l’expression d’un objectif implicite et sous-jacent, à savoir celui de rendre possible l’adoption de telles mesures par l’utilisation efficace d’un instrument communautaire. Cet objectif peut être considéré comme constituant un objet de la Communauté au sens de l’article 308 CE.

    La mise en œuvre de telles mesures par l'utilisation d'un instrument communautaire ne déborde pas le cadre général résultant de l'ensemble des dispositions du traité, dès lors que, de par leur nature, elles présentent en outre un lien avec le fonctionnement du marché commun, ce lien constituant une autre condition d'application de l'article 308 CE. En effet, si des mesures économiques et financières telles que celles imposées par ledit règlement étaient imposées unilatéralement par chaque État membre, une prolifération de ces mesures nationales serait susceptible d'affecter le fonctionnement du marché commun.

    (cf. points 211, 213, 216, 222, 225-227, 229, 230)

  4.  La Communauté est une communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité et que ce dernier a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à confier à la Cour le contrôle de la légalité des actes des institutions. Un accord international ne saurait porter atteinte à l’ordre des compétences fixé par les traités et, partant, à l’autonomie du système juridique communautaire dont la Cour assure le respect en vertu de la compétence exclusive dont elle est investie par l’article 220 CE, compétence qui relève des fondements mêmes de la Communauté.

    S'agissant d'un acte communautaire qui, tel le règlement no 881/2002 instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban, vise à mettre en oeuvre une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies, il n’incombe pas au juge communautaire, dans le cadre de la compétence exclusive que prévoit l’article 220 CE, de contrôler la légalité d’une telle résolution adoptée par cet organe international, ce contrôle fût-il limité à l'examen de la compatibilité de cette résolution avec le jus cogens, mais de contrôler la légalité de l'acte communautaire de mise en œuvre.

    Un arrêt d'une juridiction communautaire par lequel il serait décidé qu’un acte communautaire visant à mettre en œuvre une telle résolution est contraire à une norme supérieure relevant de l’ordre juridique communautaire n’impliquerait pas une remise en cause de la primauté de cette résolution au plan du droit international.

    (cf. points 281, 282, 286-288)

  5.  Les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect. À cet effet, la Cour s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La convention européenne des droits de l’homme revêt, à cet égard, une signification particulière. Le respect des droits de l'homme constitue ainsi une condition de la légalité des actes communautaires et ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect de ceux-ci.

    À cet égard, les obligations qu’impose un accord international ne sauraient avoir pour effet de porter atteinte aux principes constitutionnels du traité CE, au nombre desquels figure le principe selon lequel tous les actes communautaires doivent respecter les droits fondamentaux, ce respect constituant une condition de leur légalité qu’il incombe à la Cour de contrôler dans le cadre du système complet de voies de recours qu’établit ce traité.

    Les principes régissant l’ordre juridique international issu des Nations unies n’impliquent pas qu’un contrôle juridictionnel de la légalité interne du règlement no 881/2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban, au regard des droits fondamentaux serait exclu en raison du fait que cet acte vise à mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies. Une telle immunité juridictionnelle d’un acte communautaire, en tant que corollaire du principe de primauté au plan du droit international des obligations issues de la charte des Nations unies, en particulier de celles relatives à la mise en oeuvre des résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du chapitre VII de cette charte, ne trouve aucun fondement dans le traité CE. L'article 307 CE ne pourrait en aucun cas permettre la remise en cause des principes qui relèvent des fondements mêmes de l’ordre juridique communautaire, parmi lesquels les principes de liberté, de démocratie ainsi que de respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales consacrés à l'article 6, paragraphe 1, UE en tant que fondement de l'Union. Si la disposition de l'article 300, paragraphe 7, CE, prévoyant que les accords conclus selon les conditions y fixées lient les institutions de la Communauté et les États membres, était applicable à la charte des Nations unies, elle conférerait à cette dernière la primauté sur les actes de droit communautaire dérivé. Toutefois, au plan du droit communautaire, cette primauté ne s'étendrait pas au droit primaire et, en particulier, aux principes généraux dont font partie les droits fondamentaux.

    Les juridictions communautaires doivent donc, conformément aux compétences dont elles sont investies en vertu du traité CE, assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité de l'ensemble des actes communautaires au regard des droits fondamentaux, y compris sur les actes communautaires qui, tel le règlement en cause, visent à mettre en oeuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies.

    (cf. points 283-285, 299, 303, 304, 306-308, 326)

  6.  Les compétences de la Communauté doivent être exercées dans le respect du droit international et un acte adopté en vertu de ces compétences doit être interprété, et son champ d’application circonscrit, à la lumière des règles pertinentes du droit international.

    Dans l'exercice de sa compétence d'adoption d'actes communautaires pris sur le fondement des articles 60 CE et 301 CE pour mettre en oeuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies, la Communauté se doit d’attacher une importance particulière au fait que, conformément à l’article 24 de la charte des Nations unies, l’adoption, par le Conseil de sécurité, de résolutions au titre du chapitre VII de cette charte constitue l’exercice de la responsabilité principale dont est investi cet organe international pour maintenir, à l’échelle mondiale, la paix et la sécurité, responsabilité qui, dans le cadre dudit chapitre VII, inclut le pouvoir de déterminer ce qui constitue une menace contre la paix et la sécurité internationales ainsi que de prendre les mesures nécessaires pour les maintenir ou les rétablir.

    Toutefois, la charte des Nations unies n’impose pas le choix d’un modèle prédéterminé pour la mise en oeuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre de son chapitre VII, cette mise en oeuvre devant intervenir conformément aux modalités applicables à cet égard dans l’ordre juridique interne de chaque membre de l’ONU. En effet, la charte des Nations unies laisse en principe aux membres de l’ONU le libre choix entre différents modèles possibles de réception dans leur ordre juridique interne de telles résolutions.

    (cf. points 291, 293, 294, 298)

  7.  Pour ce qui concerne les droits de la défense, et en particulier le droit d’être entendu, s’agissant de mesures restrictives telles que celles qu’impose le règlement no 881/2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban, il ne saurait être requis des autorités communautaires qu’elles communiquent, préalablement à l’inclusion initiale d’une personne ou d'une entité dans la liste des personnes ou entités visées par ces mesures, les motifs sur lesquels est fondée cette inclusion. En effet, une telle communication préalable serait de nature à compromettre l’efficacité des mesures de gel de fonds et de ressources économiques qu’impose ce règlement. Pour des raisons tenant également à l’objectif poursuivi par ledit règlement et à l’efficacité des mesures prévues par celui-ci, les autorités communautaires n'étaient pas non plus tenues de procéder à une audition des requérants préalablement à l’inclusion initiale de leurs noms dans la liste figurant à l’annexe I de ce règlement. En outre, s’agissant d’un acte communautaire visant à mettre en oeuvre une résolution adoptée par le Conseil de sécurité dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, des considérations impérieuses touchant à la sûreté ou à la conduite des relations internationales de la Communauté et de ses États membres peuvent s’opposer à la communication de certains éléments aux intéressés et, dès lors, à l’audition de ceux-ci sur ces éléments.

    Toutefois, les droits de la défense, en particulier celui d'être entendu, ne sont manifestement pas respectés dès lors que ni le règlement en cause ni la position commune 2002/402, concernant des mesures restrictives à l’encontre d’Oussama ben Laden, des membres de l’organisation Al-Qaida ainsi que des Taliban et autres personnes, groupes, entreprises et entités associés, à laquelle ledit règlement renvoie ne prévoient une procédure de communication des éléments justifiant l’inclusion des noms des intéressés dans l’annexe I dudit règlement et d’audition de ces derniers, que ce soit concomitamment ou ultérieurement à cette inclusion, et que, ensuite, le Conseil n’a pas communiqué aux requérants les éléments retenus à leur charge pour fonder les mesures restrictives qui leur ont été imposées ni accordé à ceux-ci le droit de prendre connaissance desdits éléments dans un délai raisonnable après l'édition de ces mesures.

    (cf. points 334, 338, 339, 341, 342, 345, 348)

  8.  Le principe de protection juridictionnelle effective constitue un principe général du droit communautaire, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne des droits de l’homme, ce principe ayant d’ailleurs été réaffirmé à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

    Le respect de l'obligation de communiquer les motifs sur lesquels est fondée l'inclusion du nom d'une personne ou d'une entité dans la liste constituant l'annexe I du règlement no 881/2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban, est nécessaire tant pour permettre aux destinataires des mesures restrictives de défendre leurs droits dans les meilleures conditions possible et de décider en pleine connaissance de cause s’il est utile de saisir le juge communautaire que pour mettre ce dernier pleinement en mesure d’exercer le contrôle de la légalité de l’acte communautaire en cause qui lui incombe en vertu du traité.

    Ainsi, dès lors que lesdites personnes ou entités ne sont pas informées des éléments retenus à leur charge, compte tenu des rapports qui existent entre les droits de la défense et le droit à un recours juridictionnel effectif, elles ne peuvent pas non plus défendre leurs droits à l’égard desdits éléments dans des conditions satisfaisantes devant le juge communautaire et celui-ci n'est pas en mesure de procéder au contrôle de la légalité dudit règlement pour autant qu'il concerne ces personnes ou entités, de sorte qu’une violation dudit droit à un recours juridictionnel effectif doit être constatée.

    (cf. points 335-337, 349, 351)

  9.  L'importance des objectifs poursuivis par un acte communautaire est de nature à justifier des conséquences négatives, même considérables, pour certains opérateurs, y compris ceux qui n’ont aucune responsabilité quant à la situation ayant conduit à l’adoption des mesures concernées, mais qui se trouvent affectés notamment dans leurs droits de propriété.

    Au regard d’un objectif d’intérêt général aussi fondamental pour la communauté internationale que la lutte par tous les moyens, conformément à la charte des Nations unies, contre les menaces à l’égard de la paix et de la sécurité internationales que font peser les actes de terrorisme, le gel des fonds, avoirs financiers et autres ressources économiques des personnes identifiées par le Conseil de sécurité ou le comité des sanctions comme étant associées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban ne saurait, en soi, passer pour inadéquat ou disproportionné. À cet égard, les mesures restrictives qu'impose le règlement no 881/2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban, constituent des restrictions au droit de propriété qui, en principe, peuvent être justifiées.

    Toutefois, les procédures applicables doivent offrir à la personne ou entité concernée une occasion adéquate d'exposer sa cause aux autorités compétentes, comme l'exige l'article 1er du protocole no 1 de la convention européenne des droits de l’homme.

    Ainsi, l'imposition à des mesures restrictives que comporte ledit règlement à l'égard d'une personne ou entité, en raison de l'inclusion de cette dernière dans la liste contenue à son annexe I, constitue une restriction injustifiée de son droit de propriété, dès lors que ce règlement a été adopté sans fournir aucune garantie permettant à cette personne ou entité d'exposer sa cause aux autorités compétentes, et ce dans une situation dans laquelle la restriction de ses droits de propriété doit être qualifiée de considérable, eu égard à la portée générale et à la durée effective des mesures restrictives dont elle fait l'objet.

    (cf. points 361, 363, 366, 368-370)

  10.  Dans la mesure où un règlement tel que le règlement no 881/2002, instituant certaines mesures restrictives spécifiques à l'encontre de certaines personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au réseau Al-Qaida et aux Taliban, doit être annulé, pour autant qu'il concerne les requérants, en raison d’une violation de principes applicables dans le cadre de la procédure suivie lors de l’adoption des mesures restrictives instaurées par ce règlement, il ne saurait être exclu que, sur le fond, l’imposition de telles mesures aux requérants puisse tout de même s’avérer justifiée.

    L'annulation de ce règlement avec effet immédiat serait ainsi susceptible de porter une atteinte sérieuse et irréversible à l’efficacité des mesures restrictives qu’impose ledit règlement et que la Communauté se doit de mettre en oeuvre, dès lors que, dans l’intervalle précédant son éventuel remplacement par un nouveau règlement, les requérants pourraient prendre des mesures visant à éviter que des mesures de gel de fonds puissent encore leur être appliquées. Dans ces circonstances, il est fait une juste application de l’article 231 CE en maintenant les effets dudit règlement, pour autant qu'il concerne les requérants, pendant une période ne pouvant excéder trois mois à compter de la date du prononcé de l'arrêt.

    (cf. points 373, 374, 376)