Affaire C-467/04
Procédure pénale
contre
Giuseppe Francesco Gasparini e.a.
(demande de décision préjudicielle, introduite par
l'Audiencia Provincial de Málaga)
«Convention d'application de l'accord de Schengen — Article 54 — Principe 'ne bis in idem' — Champ d'application — Acquittement des prévenus pour cause de prescription du délit»
Conclusions de l'avocat général Mme E. Sharpston, présentées le 15 juin 2006
Arrêt de la Cour (première chambre) du 28 septembre 2006
Sommaire de l'arrêt
1. Union européenne — Coopération policière et judiciaire en matière pénale — Protocole intégrant l'acquis de Schengen — Convention d'application de l'accord de Schengen — Principe ne bis in idem
(Convention d'application de l'accord de Schengen, art. 54)
2. Union européenne — Coopération policière et judiciaire en matière pénale — Protocole intégrant l'acquis de Schengen — Convention d'application de l'accord de Schengen — Principe ne bis in idem
(Art. 2, al. 1, 4e tiret, UE; convention d'application de l'accord de Schengen, art. 54)
3. Libre circulation des marchandises — Produits en libre pratique
(Art. 24 CE; convention d'application de l'accord de Schengen, art. 54)
4. Union européenne — Coopération policière et judiciaire en matière pénale — Protocole intégrant l'acquis de Schengen — Convention d'application de l'accord de Schengen — Principe ne bis in idem
(Convention d'application de l'accord de Schengen, art. 54)
1. Le principe ne bis in idem, consacré à l'article 54 de la convention d'application de l'accord de Schengen, s'applique à une décision d'une juridiction d'un État contractant, rendue à la suite de l'exercice de l'action pénale, par laquelle un prévenu est définitivement acquitté en raison de la prescription du délit ayant donné lieu aux poursuites.
En effet, la proposition principale contenue dans l'unique phrase constituant ledit article 54 ne fait aucune référence au contenu du jugement devenu définitif. Elle n'est pas uniquement applicable aux jugements qui prononcent une condamnation.
De plus, ne pas appliquer l'article 54 dans l'hypothèse d'un acquittement définitif du prévenu en raison de la prescription du délit compromettrait la mise en oeuvre de l'objectif de cette disposition qui est d'éviter qu'une personne, par le fait qu'elle exerce son droit de libre circulation, ne soit poursuivie pour les mêmes faits sur le territoire de plusieurs États contractants. Une telle personne doit donc être considérée comme définitivement jugée au sens de la disposition en question.
Certes, en matière de délais de prescription, une harmonisation des législations des États contractants n'a pas eu lieu. Toutefois, aucune disposition du titre VI du traité UE, relatif à la coopération policière et judiciaire en matière pénale, ni de l'accord de Schengen ou de la convention d'application de celui-ci ne subordonne l'application de l'article 54 à l'harmonisation ou, à tout le moins, au rapprochement des législations pénales des États membres dans le domaine des procédures d'extinction de l'action publique et, plus généralement, à l'harmonisation ou au rapprochement des législations pénales de ceux-ci. Le principe ne bis in idem implique nécessairement qu'il existe une confiance mutuelle des États contractants dans leurs systèmes respectifs de justice pénale et que chacun desdits États accepte l'application du droit pénal en vigueur dans les autres États contractants, quand bien même la mise en oeuvre de son propre droit national conduirait à une solution différente.
Enfin, la décision-cadre 2002/584, relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, ne s'oppose pas à l'application du principe ne bis in idem dans l'hypothèse d'un acquittement définitif en raison de la prescription du délit. En effet, la mise en oeuvre de la faculté, prévue à l'article 4, point 4, de cette décision-cadre, de refuser d'exécuter le mandat d'arrêt européen, notamment lorsqu'il y a prescription de l'action pénale selon la législation de l'État membre d'exécution et que les faits relèvent de la compétence de cet État selon sa propre loi pénale, n'est pas subordonnée à l'existence d'un jugement fondé sur la prescription. L'hypothèse selon laquelle la personne recherchée a fait l'objet d'un jugement définitif pour les mêmes faits par un État membre est régie par l'article 3, point 2, de ladite décision-cadre, disposition qui énonce un motif de non-exécution obligatoire du mandat d'arrêt européen.
(cf. points 24, 27-31, 33, disp. 1)
2. Le principe ne bis in idem, consacré à l'article 54 de la convention d'application de l'accord de Schengen, ne s'applique pas à d'autres personnes que celles qui ont été définitivement jugées par un État contractant. Cette interprétation, basée sur le libellé dudit article 54, est corroborée par la finalité des dispositions du titre VI du traité sur l'Union européenne, telle qu'énoncée à l'article 2, premier alinéa, quatrième tiret, UE.
(cf. points 36-37, disp. 2)
3. La juridiction pénale d'un État contractant ne peut pas considérer une marchandise comme étant en libre pratique sur son territoire en raison du seul fait que la juridiction pénale d'un autre État contractant a constaté, à propos de cette même marchandise, que le délit de contrebande est prescrit.
En effet, pour que des produits en provenance de pays tiers soient considérés comme étant en libre pratique dans un État membre, il faut que les trois conditions prévues à l'article 24 CE soient satisfaites. La constatation par une juridiction d'un État membre que le délit de contrebande reproché à un prévenu est prescrit ne change pas la qualification juridique des produits en cause, dès lors que le principe ne bis in idem, consacré à l'article 54 de la convention d'application de l'accord de Schengen, ne lie les juridictions d'un État contractant que dans la mesure où il s'oppose à ce qu'un prévenu qui a déjà été définitivement jugé dans un autre État contractant soit poursuivi une seconde fois pour les mêmes faits.
(cf. points 49-52, disp. 3)
4. Le seul critère pertinent aux fins de l'application de la notion de «mêmes faits» au sens de l'article 54 de la convention d'application de l'accord de Schengen est celui de l'identité des faits matériels, compris comme l'existence d'un ensemble de circonstances concrètes indissociablement liées entre elles. Dès lors, la mise sur le marché d'une marchandise dans un autre État membre, postérieure à son importation dans l'État membre qui a prononcé l'acquittement en raison de la prescription du délit de contrebande, constitue un comportement susceptible de faire partie des «mêmes faits» au sens dudit article 54. Cependant, l'appréciation définitive à cet égard appartient aux instances nationales compétentes qui doivent déterminer si les faits matériels en question constituent un ensemble de faits indissociablement liés dans le temps, dans l'espace ainsi que par leur objet.
(cf. points 54, 56-57, disp. 4)
ARRÊT DE LA COUR (première chambre)
28 septembre 2006 (*)
«Convention d’application de l’accord de Schengen – Article 54 – Principe ‘ne bis in idem’ – Champ d’application – Acquittement des prévenus pour cause de prescription du délit»
Dans l’affaire C-467/04,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 35 UE, introduite par l’Audiencia Provincial de Málaga (Espagne), par décision du 8 juillet 2004, parvenue à la Cour le 2 novembre 2004, dans la procédure pénale contre
Giuseppe Francesco Gasparini,
José Ma L. A. Gasparini,
Giuseppe Costa Bozzo,
Juan de Lucchi Calcagno,
Francesco Mario Gasparini,
José A. Hormiga Marrero,
Sindicatura Quiebra,
LA COUR (première chambre),
composée de M. P. Jann, président de chambre, Mme N. Colneric (rapporteur), MM. J. N. Cunha Rodrigues, M. Ilešič et E. Levits, juges,
avocat général: Mme E. Sharpston,
greffier: Mme M. Ferreira, administrateur principal,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 16 mars 2006,
considérant les observations présentées:
– pour M. G. F. Gasparini, par Mes H. Oliva García, L. Pinto, I. Ayala Gómez et P. González Rivero, abogados,
– pour M. J. Mª L. A. Gasparini, par Me C. Font Felíu, abogado,
– pour M. Costa Bozzo, par Me L. Rodríguez Ramos, abogado, et M. J. C. Randón Reyna, procurador,
– pour M. de Lucchi Calcagno, par Me F. García Guerrero-Strachan, abogado, et Mme B. De Lucchi López, procuradora,
– pour M. F. M. Gasparini, par Me J. García Alarcón, abogado,
– pour le gouvernement espagnol, par M. M. Muñoz Pérez, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement français, par M. J.-C. Niollet, en qualité d’agent,
– pour le gouvernement italien, par M. I. M. Braguglia, en qualité d’agent, assisté de M. G. Aiello, avvocato dello Stato,
– pour le gouvernement néerlandais, par Mmes H. G. Sevenster, C. Wissels et C. ten Dam, en qualité d’agents,
– pour le gouvernement polonais, par M. T. Nowakowski, en qualité d’agent,
– pour la Commission des Communautés européennes, par MM. L. Escobar Guerrero, W. Bogensberger et F. Jimeno Fernández, en qualité d’agents,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 15 juin 2006,
rend le présent
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation, d’une part, de l’article 54 de la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes (JO 2000, L 239, p. 19), signée à Schengen le 19 juin 1990 (ci-après la «CAAS»), et d’autre part, de l’article 24 CE.
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée à l’encontre de MM. G. F. Gasparini, J. Ma L. A. Gasparini, Costa Bozzo, de Lucchi Calcagno, F. M. Gasparini et Hormiga Marrero, ainsi que de la Sindicatura Quiebra, qui sont suspectés d’avoir mis sur le marché espagnol de l’huile d’olive de contrebande.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3 Aux termes de l’article 1er du protocole intégrant l’acquis de Schengen dans le cadre de l’Union européenne, annexé au traité sur l’Union européenne et au traité instituant la Communauté européenne par le traité d’Amsterdam (ci-après le «protocole»), treize États membres de l’Union européenne, dont le Royaume d’Espagne et la République portugaise, sont autorisés à instaurer entre eux une coopération renforcée dans le domaine relevant du champ d’application de l’acquis de Schengen, tel que défini à l’annexe dudit protocole.
4 Font partie de l’acquis de Schengen ainsi défini, notamment l’accord entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes (JO 2000, L 239, p. 13), signé à Schengen le 14 juin 1985 (ci-après l’«accord de Schengen»), ainsi que la CAAS.
5 En vertu de l’article 2, paragraphe 1, premier alinéa, du protocole, à compter de la date d’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, l’acquis de Schengen s’applique immédiatement aux treize États membres visés à l’article 1er du protocole.
6 En application de l’article 2, paragraphe 1, deuxième alinéa, seconde phrase, du protocole, le Conseil de l’Union européenne a adopté, le 20 mai 1999, la décision 1999/436/CE déterminant, conformément aux dispositions pertinentes du traité instituant la Communauté européenne et du traité sur l’Union européenne, la base juridique de chacune des dispositions ou décisions constituant l’acquis de Schengen (JO L 176, p. 17). Il résulte de l’article 2 de cette décision, en liaison avec l’annexe A de celle-ci, que le Conseil a retenu les articles 34 UE et 31 UE, qui font partie du titre VI du traité UE, intitulé «Dispositions relatives à la coopération policière et judiciaire en matière pénale», comme bases juridiques des articles 54 à 58 de la CAAS.
7 Les articles 54 à 58 de la CAAS forment le chapitre 3, intitulé «Application du principe ne bis in idem», du titre III de celle-ci, lui-même intitulé «Police et sécurité».
8 L’article 54 de la CAAS dispose:
«Une personne qui a été définitivement jugée par une Partie Contractante ne peut, pour les mêmes faits, être poursuivie par une autre Partie Contractante, à condition que, en cas de condamnation, la sanction ait été subie ou soit actuellement en cours d’exécution ou ne puisse plus être exécutée selon les lois de la Partie Contractante de condamnation.»
9 La décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (JO L 190, p. 1), prévoit à son article 3, intitulé «Motifs de non-exécution obligatoire du mandat d’arrêt européen»:
«L’autorité judiciaire de l’État membre d’exécution (ci-après dénommée ‘autorité judiciaire d’exécution’) refuse l’exécution du mandat d’arrêt européen dans les cas suivants:
[…]
2) s’il résulte des informations à la disposition de l’autorité judiciaire d’exécution que la personne recherchée a fait l’objet d’un jugement définitif pour les mêmes faits par un État membre, à condition que, en cas de condamnation, celle-ci ait été subie ou soit actuellement en cours d’exécution ou ne puisse plus être exécutée selon les lois de l’État membre de condamnation;
[…]»
10 L’article 4 de ladite décision-cadre, intitulé «Motifs de non-exécution facultative du mandat d’arrêt européen», est libellé comme suit:
«L’autorité judiciaire d’exécution peut refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen:
[…]
4) lorsqu’il y a prescription de l’action pénale ou de la peine selon la législation de l’État membre d’exécution et que les faits relèvent de la compétence de cet État membre selon sa propre loi pénale;
[…]»
11 La compétence de la Cour pour statuer à titre préjudiciel sur les matières qui relèvent du titre VI du traité UE est réglée par l’article 35 de celui-ci.
12 Le Royaume d’Espagne a déclaré qu’il accepte la compétence de la Cour de justice pour statuer à titre préjudiciel sur la validité et l’interprétation des actes visés à l’article 35 UE conformément aux modalités prévues aux paragraphes 2 et 3, sous a), de cet article (JO 1999, C 120, p. 24).
13 Aux termes de l’article 24 CE:
«Sont considérés comme étant en libre pratique dans un État membre les produits en provenance de pays tiers pour lesquels les formalités d’importation ont été accomplies et les droits de douane et taxes d’effet équivalent exigibles ont été perçus dans cet État membre, et qui n’ont pas bénéficié d’une ristourne totale ou partielle de ces droits et taxes.»
La réglementation nationale
14 L’article 1er, paragraphe l, points 1 et 2, de la loi organique n° 7/1982, du 13 juillet 1982, modifiant la législation en matière de contrebande et réglementant les délits et les infractions administratives en la matière (BOE n° 181, du 30 juillet 1982, p. 20623), dispose:
«1. Est coupable d’un délit de contrebande, dès lors que la valeur des articles ou des effets est égale ou supérieure à un million de pesetas, quiconque:
1) importe ou exporte des articles légalement dans le commerce, sans les présenter aux bureaux de douane;
2) réalise des opérations commerciales, détient ou met en circulation des articles originaires de l’étranger légalement dans le commerce sans remplir les conditions légales d’importation.»
15 Conformément à l’article 847 du code de procédure pénale (ley de enjuiciamento criminal), aucun recours n’est possible contre la décision rendue par l’Audiencia Provincial agissant en tant qu’organe chargé d’instruire l’appel.
Le litige au principal et les questions préjudicielles
16 Selon l’Audiencia Provincial de Málaga, il ressort d’indices rationnels que, à une date non déterminée de l’année 1993, les actionnaires et gestionnaires de la société Minerva ont décidé d’introduire par le port de Setúbal (Portugal) de l’huile d’olive lampante (c’est-à-dire raffinée) originaire de Tunisie et de Turquie, qui n’avait pas fait l’objet d’une déclaration auprès des autorités douanières. La marchandise aurait par la suite été transportée par camions de Setúbal à Málaga (Espagne). Les prévenus auraient conçu un mécanisme de fausses factures tendant à faire croire que l’huile était originaire de la Suisse.
17 D’après la juridiction de renvoi, le Supremo Tribunal de Justiça (Portugal) a, dans son arrêt rendu sur l’appel interjeté contre le jugement du Tribunal de Setúbal, jugé que l’huile d'olive lampante introduite au Portugal provenait à dix reprises de la Tunisie et à une reprise de la Turquie, et que des quantités inférieures à celles réellement introduites avaient été déclarées aux autorités douanières portugaises.
18 Le Supremo Tribunal de Justiça a acquitté, en raison de la prescription, deux des prévenus dans le litige dont il était saisi, lesquels sont également poursuivis dans le litige au principal.
19 L’Audiencia Provincial de Málaga explique qu’elle doit se prononcer sur la question de savoir s’il existe un délit de contrebande ou si, au contraire, un tel délit est inexistant eu égard à l’autorité de la chose jugée dont est revêtu l’arrêt du Supremo Tribunal de Justiça ou au fait que les marchandises sont en libre pratique sur le territoire communautaire.
20 C’est dans ces conditions que l’Audiencia Provincial de Málaga a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) La constatation par les juridictions d’un État membre qu’un délit est prescrit lie‑t‑elle les juridictions des autres États membres?
2) L’acquittement d’une personne accusée d’un délit, en raison de l’existence d’une prescription, bénéficie-t-elle, par extension, aux personnes poursuivies dans un autre État membre, lorsque les faits imputés sont identiques ou, ce qui revient au même, peut-on considérer que la prescription favorise également les personnes poursuivies dans un autre État membre sur la base de faits identiques?
3) Si les juridictions pénales d’un État membre constatent que la nature extracommunautaire d’une marchandise n’est pas établie aux fins d’un délit de contrebande et acquittent les prévenus, les juridictions d’un autre État membre peuvent-elles étendre leur enquête afin d’établir que l’introduction de la marchandise sans versement des droits de douane a été réalisée à partir d’un État tiers?
4) Dès lors qu’une juridiction d’un État membre a constaté qu’il n’est pas établi que la marchandise a été introduite de manière illégale sur le territoire communautaire ou que le délit de contrebande est prescrit:
a) Peut-on considérer que cette marchandise est en libre pratique sur le territoire des autres États membres?
b) Peut-on considérer que la mise sur le marché dans un autre État membre, postérieure à l’importation dans l’État qui a prononcé l’acquittement, constitue un comportement autonome et donc punissable ou, au contraire, doit-elle être considérée comme étant un comportement inhérent à l’importation?»
Sur la compétence de la Cour
21 Il ressort des points 12 et 15 du présent arrêt que, en l’occurrence, la Cour est compétente pour statuer sur l’interprétation de l’article 54 de la CAAS en vertu de l’article 35, paragraphes 1 à 3, sous a), UE.
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
22 Par cette question, la juridiction de renvoi demande en substance si le principe ne bis in idem, consacré à l’article 54 de la CAAS, s’applique à une décision d’une juridiction d’un État contractant par laquelle un prévenu est définitivement acquitté en raison de la prescription du délit ayant donné lieu aux poursuites.
23 Conformément audit article 54, aucune personne ne peut être poursuivie dans un État contractant pour les mêmes faits que ceux pour lesquels elle a déjà été «définitivement jugée» dans un autre État contractant, à condition que, en cas de condamnation, la sanction ait été subie ou soit actuellement en cours d’exécution ou ne puisse plus être exécutée.
24 La proposition principale contenue dans l’unique phrase constituant l’article 54 de la CAAS ne fait aucune référence au contenu du jugement devenu définitif. Elle n’est pas uniquement applicable aux jugements qui prononcent une condamnation (voir, en ce sens, arrêt de ce jour, Van Straaten, C-150/05, non encore publié au Recueil, point 56).
25 Ainsi, le principe ne bis in idem, consacré à l’article 54 de la CAAS, trouve à s’appliquer à une décision des autorités judiciaires d’un État contractant par laquelle un prévenu est définitivement acquitté pour insuffisance de preuves (arrêt Van Straaten, précité, point 61).
26 L’affaire au principal pose la question de savoir s’il en va de même en ce qui concerne un acquittement définitif pour prescription du délit ayant donné lieu aux poursuites.
27 Il est constant que l’article 54 de la CAAS a pour objectif d’éviter qu’une personne, par le fait qu’elle exerce son droit de libre circulation, ne soit poursuivie pour les mêmes faits sur le territoire de plusieurs États contractants (voir arrêts du 11 février 2003, Gözütok et Brügge, C‑187/01 et C-385/01, Rec. p. I-1345, point 38, et de ce jour, Van Straaten, précité, point 57). Il assure la paix civique des personnes qui, après avoir été poursuivies, ont été définitivement jugées. Celles-ci doivent pouvoir circuler librement sans devoir craindre de nouvelles poursuites pénales pour les mêmes faits dans un autre État contractant.
28 Or, ne pas appliquer l’article 54 de la CAAS lorsqu’une juridiction d’un État contractant, à la suite de l’exercice de l’action pénale, a rendu une décision acquittant le prévenu définitivement en raison de la prescription du délit ayant donné lieu aux poursuites compromettrait la mise en œuvre dudit objectif. Une telle personne doit donc être considérée comme définitivement jugée au sens de cette disposition.
29 Certes, en matière de délais de prescription, une harmonisation des législations des États contractants n’a pas eu lieu. Toutefois, aucune disposition du titre VI du traité UE, relatif à la coopération policière et judiciaire en matière pénale, dont les articles 34 et 31 ont été désignés comme constituant les bases juridiques des articles 54 à 58 de la CAAS, ni de l’accord de Schengen ou de la CAAS elle-même ne subordonne l’application de l’article 54 de la CAAS à l’harmonisation ou, à tout le moins, au rapprochement des législations pénales des États membres dans le domaine des procédures d’extinction de l’action publique (arrêt Gözütok et Brügge, précité, point 32) et, plus généralement, à l’harmonisation ou au rapprochement des législations pénales de ceux-ci (voir arrêt du 9 mars 2006, Van Esbroeck, C-436/04, Rec. p. I‑2333, point 29).
30 Il convient d’ajouter que le principe ne bis in idem, consacré à l'article 54 de la CAAS, implique nécessairement qu’il existe une confiance mutuelle des États contractants dans leurs systèmes respectifs de justice pénale et que chacun desdits États accepte l’application du droit pénal en vigueur dans les autres États contractants, quand bien même la mise en œuvre de son propre droit national conduirait à une solution différente (arrêt Van Esbroeck, précité, point 30).
31 La décision-cadre 2002/584 ne s’oppose pas à l’application du principe ne bis in idem dans l’hypothèse d’un acquittement définitif en raison de la prescription du délit. Son article 4, point 4, invoqué par le gouvernement néerlandais dans les observations qu’il a soumises à la Cour, permet à l’autorité judiciaire d’exécution de refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen notamment lorsqu’il y a prescription de l’action pénale selon la législation de l’État membre d’exécution et que les faits relèvent de la compétence de cet État selon sa propre loi pénale. La mise en œuvre de cette faculté n’est pas subordonnée à l’existence d’un jugement fondé sur la prescription de l’action pénale. L’hypothèse selon laquelle la personne recherchée a fait l’objet d’un jugement définitif pour les mêmes faits par un État membre est régie par l’article 3, point 2, de ladite décision-cadre, disposition qui énonce un motif de non-exécution obligatoire du mandat d’arrêt européen.
32 Eu égard à la complexité de l’affaire au principal, il convient de souligner, enfin, qu’il incombe à la juridiction nationale de vérifier si les faits définitivement jugés sont les mêmes que ceux en cause devant elle.
33 Il résulte des considérations qui précèdent qu’il y a lieu de répondre à la première question que le principe ne bis in idem, consacré à l’article 54 de la CAAS, s’applique à une décision d’une juridiction d’un État contractant, rendue à la suite de l’exercice de l’action pénale, par laquelle un prévenu est définitivement acquitté en raison de la prescription du délit ayant donné lieu aux poursuites.
Sur la deuxième question
34 Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande en substance quelles sont les personnes qui sont susceptibles de bénéficier du principe ne bis in idem.
35 À cet égard, il ressort clairement du libellé de l’article 54 de la CAAS que ne sauraient tirer profit du principe ne bis in idem que les personnes qui ont été définitivement jugées une première fois.
36 Cette interprétation est corroborée par la finalité des dispositions du titre VI du traité UE, telle qu’énoncée à l’article 2, premier alinéa, quatrième tiret, UE, à savoir celle «de maintenir et de développer l’Union en tant qu’espace de liberté, de sécurité et de justice au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière […] de prévention de la criminalité et de lutte contre ce phénomène».
37 En conséquence, il y a lieu de répondre à la deuxième question que le principe ne bis in idem, consacré à l’article 54 de la CAAS, ne s’applique pas à d’autres personnes que celles qui ont été définitivement jugées par un État contractant.
Sur la troisième question
38 La troisième question est fondée sur l’hypothèse selon laquelle les juridictions pénales d’un État membre constatent que la nature extracommunautaire d’une marchandise n’a pas été établie aux fins du délit de contrebande.
39 Une telle hypothèse contredit toutefois les faits de l’affaire au principal, tels que décrits par la juridiction de renvoi et repris aux points 16 à 18 du présent arrêt.
40 Certes, la majorité des prévenus au principal reprochent à la juridiction de renvoi de faire une lecture erronée de l’arrêt du Supremo Tribunal de Justiça. Ils soutiennent que, contrairement à ce qui est dit dans la décision de renvoi, ce tribunal n’a pas jugé que des quantités inférieures à celles réellement introduites au Portugal auraient été déclarées aux autorités douanières. Selon eux, la procédure pénale afférente aux délits de contrebande et de falsification de documents aurait été déclarée éteinte en raison de la prescription de ceux-ci, constatée par une décision judiciaire, intervenue avant l’ouverture de l’audience devant ledit tribunal. En outre, à propos d’une demande d’indemnisation civile présentée dans le cadre de cette même procédure, les prévenus auraient été acquittés, les faits reprochés n’ayant pas été prouvés.
41 À cet égard, il convient de rappeler que le régime prévu à l’article 234 CE a vocation à s’appliquer au renvoi préjudiciel au titre de l’article 35 UE, sous réserve des conditions prévues à ce dernier article (voir arrêt du 16 juin 2005, Pupino, C-105/03, Rec. p. I-5285, point 28). Dans le cadre de la procédure visée à l’article 234 CE, fondée sur une nette séparation des fonctions entre les juridictions nationales et la Cour, toute appréciation des faits de la cause relève de la compétence du juge national. La Cour est donc uniquement habilitée à se prononcer sur l’interprétation ou la validité d’un texte communautaire à partir des faits qui lui sont indiqués par la juridiction nationale (voir arrêts du 16 juillet 1998, Dumon et Froment, C‑235/95, Rec. p. I‑4531, point 25, et du 16 octobre 2003, Traunfellner, C-421/01, Rec. p. I‑11941, point 21).
42 Or, à la lumière de la lecture faite par la juridiction de renvoi de l’arrêt du Supremo Tribunal de Justiça, la recevabilité de la troisième question suscite des doutes.
43 En effet, au regard d’une telle lecture, il convient de constater que la prémisse sur laquelle repose la troisième question, à savoir un acquittement des prévenus pour absence ou insuffisance de preuves du caractère extracommunautaire de la marchandise, fait défaut.
44 Selon une jurisprudence constante de la Cour, si cette dernière est, en principe, tenue de statuer dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit communautaire, il lui appartient, dans des circonstances exceptionnelles, d’examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national en vue de vérifier sa propre compétence. Le refus de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que lorsqu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation du droit communautaire sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir, notamment, arrêt du 11 juillet 2006, Chacón Navas, C‑13/05, non encore publié au Recueil, points 32 et 33 ainsi que jurisprudence citée).
45 En l’espèce, compte tenu de la description des faits effectuée par la juridiction de renvoi, la troisième question concerne un problème de nature hypothétique.
46 En conséquence, il n’y a pas lieu pour la Cour de répondre à cette question.
Sur la quatrième question
47 Pour les mêmes raisons que celles énoncées aux points 41 à 45 du présent arrêt, la quatrième question est irrecevable pour autant qu’elle repose sur la prémisse d’un acquittement des prévenus pour absence ou insuffisance de preuves. En revanche, elle est recevable dans la mesure où elle vise l’hypothèse dans laquelle une juridiction d’un État membre a constaté que le délit de contrebande est prescrit.
Sur la quatrième question, sous a)
48 Par sa quatrième question, sous a), la juridiction de renvoi demande en substance s’il peut être inféré de la décision devenue définitive d’une juridiction d’un État contractant constatant la prescription d’un délit de contrebande que la marchandise en cause est en libre pratique sur le territoire des autres États membres.
49 En vertu de l’article 24 CE, trois conditions doivent être satisfaites pour que des produits en provenance de pays tiers soient considérés comme étant en libre pratique dans un État membre. Sont en effet regardés comme tels les produits pour lesquels, premièrement, les formalités d’importation ont été accomplies, deuxièmement, les droits de douane et taxes d’effet équivalent exigibles ont été perçus dans cet État membre et, troisièmement, qui n’ont pas bénéficié d’une ristourne totale ou partielle de ces droits et taxes.
50 La constatation par une juridiction d’un État membre que le délit de contrebande reproché à un prévenu est prescrit ne change pas la qualification juridique des produits en cause.
51 Le principe ne bis in idem ne lie les juridictions d’un État contractant que dans la mesure où il s’oppose à ce qu’un prévenu qui a déjà été définitivement jugé dans un autre État contractant soit poursuivi une seconde fois pour les mêmes faits.
52 Il convient donc de répondre à la quatrième question, sous a), que la juridiction pénale d’un État contractant ne peut pas considérer une marchandise comme étant en libre pratique sur son territoire en raison du seul fait que la juridiction pénale d’un autre État contractant a constaté, à propos de cette même marchandise, que le délit de contrebande est prescrit.
Sur la quatrième question, sous b)
53 Par sa quatrième question, sous b), la juridiction de renvoi demande en substance si la mise sur le marché dans un autre État membre, postérieure à l’importation dans l’État membre qui a prononcé l’acquittement en raison de la prescription, fait partie des même faits ou constitue un comportement autonome par rapport à l’importation dans le premier État membre.
54 Le seul critère pertinent aux fins de l’application de la notion de «mêmes faits» au sens de l’article 54 de la CAAS est celui de l’identité des faits matériels, compris comme l’existence d’un ensemble de circonstances concrètes indissociablement liées entre elles (voir arrêt Van Esbroeck, précité, point 36).
55 S’agissant plus particulièrement d’une situation telle que celle en cause au principal, il y a lieu de constater qu’elle est susceptible de constituer un tel ensemble de faits.
56 Cependant, l’appréciation définitive à cet égard appartient aux instances nationales compétentes qui doivent déterminer si les faits matériels en question constituent un ensemble de faits indissociablement liés dans le temps, dans l’espace ainsi que par leur objet (voir arrêt Van Esbroeck, précité, point 38).
57 Il résulte de ce qui précède que la mise sur le marché d’une marchandise dans un autre État membre, postérieure à son importation dans l’État membre qui a prononcé l’acquittement, constitue un comportement susceptible de faire partie des «mêmes faits» au sens de l’article 54 de la CAAS.
Sur les dépens
58 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit:
1) Le principe ne bis in idem, consacré à l’article 54 de la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, signée le 19 juin 1990 à Schengen, s’applique à une décision d’une juridiction d’un État contractant, rendue à la suite de l’exercice de l’action pénale, par laquelle un prévenu est définitivement acquitté en raison de la prescription du délit ayant donné lieu aux poursuites.
2) Ledit principe ne s’applique pas à d’autres personnes que celles qui ont été définitivement jugées par un État contractant.
3) La juridiction pénale d’un État contractant ne peut pas considérer une marchandise comme étant en libre pratique sur son territoire en raison du seul fait que la juridiction pénale d’un autre État contractant a constaté, à propos de cette même marchandise, que le délit de contrebande est prescrit.
4) La mise sur le marché d’une marchandise dans un autre État membre, postérieure à son importation dans l’État membre qui a prononcé l’acquittement, constitue un comportement susceptible de faire partie des «mêmes faits» au sens dudit article 54.
Signatures
* Langue de procédure: l’espagnol.