Affaire C-197/04

Commission des Communautés européennes

contre

République fédérale d'Allemagne

«Manquement d'État — Taxes frappant la consommation des tabacs manufacturés — Taxation différenciée des cigarettes et des rouleaux de tabac 'West Single Packs'»

Conclusions de l'avocat général M. F. G. Jacobs, présentées le 14 juillet 2005 

Arrêt de la Cour (première chambre) du 10 novembre 2005 

Sommaire de l'arrêt

Dispositions fiscales — Harmonisation des législations — Impôts autres que les taxes sur le chiffre d'affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés — Directives 92/79 et 95/59 — Application à des rouleaux de tabac destinés à être glissés dans des tubes à cigarettes du taux d'imposition frappant le tabac destiné à rouler les cigarettes — Inadmissibilité

(Directives du Conseil 92/79, art. 2, al. 1, et 95/59, art. 4, § 1, b))

Manque aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59, concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d'affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés, et de l'article 2, premier alinéa, de la directive 92/79, concernant le rapprochement des taxes frappant les cigarettes, un État membre qui applique à des rouleaux de tabac destinés à être glissés dans des tubes à cigarettes par une simple manipulation non industrielle le taux d'imposition frappant le tabac fine coupe destiné à rouler les cigarettes.

(cf. points 32-33 et disp.)




ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

10 novembre 2005 (*)

«Manquement d’État – Taxes frappant la consommation des tabacs manufacturés – Taxation différenciée des cigarettes et des rouleaux de tabac ΄West Single Packs΄»

Dans l’affaire C-197/04,

ayant pour objet un recours en manquement au titre de l’article 226 CE, introduit le 30 avril 2004,

Commission des Communautés européennes, représentée par M. K. Gross, en qualité d’agent, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

contre

République fédérale d’Allemagne, représentée par M. C.-D. Quassowski, Mme A. Tiemann et M. U. Forsthoff, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LA COUR (première chambre),

composée de M. P. Jann, président de chambre, MM. K. Lenaerts, E. Juhász, M. Ilešič et E. Levits (rapporteur), juges,

avocat général: M. F. G. Jacobs,

greffier: Mme M. Ferreira, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 12 mai 2005,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 juillet 2005,

rend le présent

Arrêt

1       Par sa requête, la Commission des Communautés européennes demande à la Cour de constater que, en appliquant aux rouleaux de tabac vendus sous l’appellation «West Single Packs» le taux d’imposition frappant le tabac fine coupe destiné à rouler les cigarettes, la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59/CE du Conseil, du 27 novembre 1995, concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d’affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés (JO L 291, p. 40), et de l’article 2, premier alinéa, de la directive 92/79/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant le rapprochement des taxes frappant les cigarettes (JO L 316, p. 8). 

 Le cadre juridique

 La réglementation communautaire

2       Aux termes du quatorzième considérant de la directive 95/59, «il convient de considérer comme cigarettes également les rouleaux de tabac susceptibles d’être fumés en l’état moyennant une simple manipulation manuelle aux fins d’une taxation uniforme de ces produits».

3       En vertu de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59 sont considérés comme cigarettes «les rouleaux de tabac qui, par une simple manipulation non industrielle, sont glissés dans des tubes à cigarettes».

4       L’article 4, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 95/59, tel que modifié par la directive 1999/81/CE du Conseil, du 29 juillet 1999 (JO L 211, p. 47), prévoit que, «[j]usqu’au 31 décembre 2001, la [R]épublique fédérale d’Allemagne peut soumettre les rouleaux de tabacs visés au point b) à une accise dont le taux ou le montant est au moins égal à celui qui est appliqué aux tabacs fine coupe destinés à rouler les cigarettes.»

5       Les directives 92/79 et 92/80/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant le rapprochement des taxes frappant les tabacs manufacturés autres que les cigarettes (JO L 316, p. 10), fixent les taux d’accise minimale qui frappent respectivement les cigarettes et les tabacs. Selon ces deux directives, l’accise minimale sur le tabac à fumer fine coupe est nettement moins élevée que celle sur les cigarettes.

 La réglementation nationale

6       L’article 2, paragraphe 2, point 2, de la loi sur l’imposition du tabac (Tabaksteuergesetz) transpose, en des termes en substance identiques, l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59.

7       L’article 4, paragraphe 1, points 1 et 3, de cette loi fixe les taux d’accise pour les cigarettes et le tabac à fumer fine coupe. Ces taux sont conformes aux taux minimaux fixés par la législation communautaire.

8        Il ressort du dossier que, en République fédérale d’Allemagne, le taux le plus bas, correspondant au tabac fine coupe destiné à rouler les cigarettes, est appliqué aux «West Single Packs».

 La procédure précontentieuse

9       Par lettre de mise en demeure du 18 octobre 2002, la Commission a fait savoir à la République fédérale d’Allemagne qu’elle estimait que cette dernière violait les dispositions des directives 95/59 et 92/79, en soumettant au taux d’accise applicable au tabac fine coupe le produit «West Single Packs». Selon la Commission, ce produit aurait dû être soumis au taux applicable aux cigarettes.

10     Dans sa réponse du 18 décembre 2002, le gouvernement allemand a contesté le grief formulé par la Commission. Par lettre du 11 juillet 2003, celle-ci lui a alors adressé un avis motivé l’invitant à prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme à cette violation dans un délai de deux mois à compter de la notification de cet avis.

11     Dans une communication datée du 4 septembre 2003, le gouvernement allemand a répondu à la Commission qu’il maintenait sa position et qu’il continuait à considérer que les «West Single Packs» n’étaient pas des cigarettes.

12     Dans ces conditions, la Commission a décidé d’introduire le présent recours.

 Sur le recours

 Argumentation des parties

13     S’agissant de l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59, la Commission fait valoir, premièrement, que cette disposition fait une distinction entre la manipulation non industrielle et celle industrielle. L’adjectif «simple» servirait, dans ce contexte, uniquement à préciser l’adjectif «non industrielle».

14     Deuxièmement, la Commission soutient qu’une analyse systématique de la directive 95/59 montre que celle-ci vise à fixer des catégories distinctes de produits de tabac. La taxation de ces derniers dépendrait de leur classification dans l’une ou l’autre de ces catégories, de sorte que des imprécisions dans le classement desdits produits pourraient directement déboucher sur d’importantes distorsions de concurrence.

15     Afin d’éluder les difficultés de classement, la Commission propose une analyse objective pour déterminer si le processus de fabrication constitue «une simple manipulation non industrielle». Selon elle, dans le cadre de cette analyse, le critère objectif à retenir est celui d’un produit final d’une forme parfaitement identique, tant en ce qui concerne la quantité de tabac utilisé que le taux de remplissage ou la densité du bourrage, à celle d’une cigarette de fabrication entièrement industrielle. La Commission estime que, dans le cas du tabac fine coupe, l’aspect du produit final dépend en grande partie de l’habileté du consommateur et ne peut, par conséquent, être comparé à celui d’une cigarette fabriquée industriellement. En revanche, les rouleaux de tabac préfabriqués qui, grâce à une opération purement manuelle, donc «non industrielle», seraient introduits dans des tubes à cigarettes préfabriqués donneraient un produit final dans une très large mesure identique à une cigarette de fabrication industrielle.

16     En outre, la Commission rappelle que l’objectif de la disposition examinée vise, comme le montre le quatorzième considérant de la directive 95/59, à garantir une taxation uniforme des cigarettes. En conséquence, il ne faudrait pas qu’un fabricant de cigarettes puisse échapper à la fiscalité plus élevée qui frappe les cigarettes en renonçant tout simplement à la dernière étape de la production et en laissant au consommateur le soin de fabriquer lui-même un produit largement identique à une cigarette.

17     De plus, la Commission souligne que, aux termes de l’article 4, paragraphe 1, second alinéa, de la directive 95/59, la République fédérale d’Allemagne pouvait soumettre jusqu’au 31 décembre 2001 les rouleaux de tabac visés à cette même disposition, sous b), à une accise dont le taux était au moins égal au tabac fine coupe. La Commission estime que cette disposition dérogatoire concernait, notamment, des produits tels que les «West Single Packs». Or, ladite disposition dérogatoire n’aurait pas été nécessaire si des produits tels que les «West Single Packs» devaient être considérés comme du tabac fine coupe et non comme des cigarettes.

18     À cet égard, la Commission estime que la notion de «simple manipulation non industrielle» prévue à l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59 est d’interprétation large. Ainsi, devraient être considérés comme des cigarettes au sens de cette disposition tous les produits que le consommateur réalise sans beaucoup de manipulations manuelles à partir de rouleaux de tabac et de tubes à cigarettes préfabriqués et qui sont, dans une très large mesure, identiques aux cigarettes fabriquées industriellement.

19     Concernant l’application du cadre juridique ainsi défini au produit «West Single Packs», la Commission fait référence à la publication internationale relative au brevetage des «West Single Packs» (publiée conformément au traité de coopération internationale dans le domaine des brevets sous la désignation de «conditionnement pour fine coupe»). Selon cette publication, il s’agirait d’un produit qui offre au consommateur une possibilité toute simple de fabriquer lui-même sans difficulté une cigarette en tous points comparable à une cigarette de fabrication industrielle et qui bénéficie en outre de l’avantage fiscal du tabac fine coupe. Par conséquent, la Commission estime que les critères concernant l’application de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59 sont remplis en l’espèce et que les produits concernés tels que les «West Single Packs» doivent être classifiés dans la catégorie des cigarettes.

20     Le gouvernement allemand considère que les critères utilisés par la Commission aux fins de l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59 ne satisfont pas aux exigences d’objectivité et d’interprétation uniforme sur des points décisifs.

21     D’abord, le gouvernement allemand est d’avis que le libellé de la disposition établit avec l’adjectif «simple» un critère supplémentaire ayant une signification propre, tout comme l’adjectif «non industrielle». En suivant la logique de la Commission, selon laquelle l’adjectif «simple» viendrait seulement préciser l’adjectif «non industriel», il conviendrait de se demander comment les manipulations «non industrielles complexes» et les «manipulations industrielles simples» devraient être classées. Selon ce gouvernement, en cas d’application de l’interprétation de la Commission, ces deux catégories demeureront à l’écart du champ d’application de la disposition en question.

22     À cet égard, ledit gouvernement estime que, afin d’atteindre l’objectif de la directive 95/59 qui est d’établir une délimitation sûre entre deux catégories de produits, il est nécessaire d’appliquer les deux critères suivants: la manipulation doit être «simple» et avoir un caractère «non industriel». Si seul le caractère «non industriel» était pris en compte, une délimitation par rapport à l’imposition du tabac fine coupe ne pourrait plus être justifiée. En effet, ce critère permettrait au consommateur de fabriquer lui-même une cigarette de manière non industrielle et le produit final visé serait dans ce cas également une cigarette.

23     Concernant la délimitation de ces deux catégories de produits sur la base du critère de la qualité du produit final, le gouvernement allemand souligne que la directive 95/59 ne prend manifestement pas en compte un tel critère, mais le «procédé de fabrication» qui est nécessaire pour la réalisation de ce produit final.

24     Ayant ainsi défini le cadre juridique applicable au produit «West Single Packs», le gouvernement allemand considère, d’une part, que la fabrication d’une cigarette à partir des «West Single Packs» nécessite plusieurs phases successives, exigeant une manipulation précise et expérimentée. Il fait référence, notamment, au fait que des personnes ayant participé à des tests ont considéré que l’utilisation des «West Single Packs» était complexe, peu pratique et nécessitait beaucoup d’entraînement, ce qui n’inciterait pas à la qualifier de «simple».

25     Ce gouvernement fait valoir, d’autre part, que la documentation relative au brevet des «West Single Packs» ne permet pas d’apprécier l’élément de «simple manipulation non industrielle» dans la mesure où elle vise à promouvoir la nouveauté du produit.

 Appréciation de la Cour

26      L’existence du manquement allégué par la Commission est subordonnée à la constatation que le produit «West Single Packs» relève de la définition de «cigarette» en vertu de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59.

27     À cet égard, il convient de relever, à l’instar de M. l’avocat général au point 27 de ses conclusions, qu’il ressort d’une lecture combinée de différents éléments de la directive 95/59, en particulier des articles 4 à 6 ainsi que du quatorzième considérant de celle-ci, que le législateur communautaire a entendu opérer une distinction claire entre, d’une part, les «rouleaux» manufacturés de tabac, qui sont considérés comme des cigarettes, et, d’autre part, le tabac à fumer «destiné à rouler les cigarettes». Une distinction matérielle nette est ainsi établie entre le tabac déjà façonné par le fabricant en une unité ayant la forme et la taille d’une cigarette et le tabac en vrac auquel le fumeur doit donner cette forme.

28     Cette constatation est confortée par l’évolution législative en matière d’impôts autres que les taxes sur le chiffre d’affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés. En effet, par la directive 92/78/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, modifiant les directives 72/464/CEE et 79/32/CEE concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d’affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés (JO L 316, p. 5), le législateur communautaire a élargi la définition de «cigarette», en y ajoutant, notamment, les «rouleaux de tabac, qui, par une simple manipulation non industrielle, sont glissés dans des tubes à cigarettes».

29     En l’occurrence, il n’est pas contesté que le produit «West Single Packs» consiste en des rouleaux de tabac au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59 .

30     Encore convient-il de vérifier si ce produit correspond à des rouleaux de tabac «qui, par une simple manipulation non industrielle, sont glissés dans des tubes à cigarettes» au sens de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59, disposition visée par la Commission dans son recours.

31     À cet égard, comme le relève M. l’avocat général au point 25 de ses conclusions, et ainsi que l’a confirmé la démonstration effectuée par l’agent de la Commission lors de l’audience, la fabrication d’une cigarette à partir du composant manufacturé «West Single Packs» implique une manipulation non industrielle aisée, consistant simplement à insérer ledit composant, avec son emballage en aluminium, dans un tube à cigarette en papier, puis à retirer cet emballage en laissant le tabac à l’intérieur du tube.

32     Il s’ensuit que les rouleaux de tabac en cause sont glissés dans des tubes à cigarettes par une simple manipulation non industrielle. Ainsi, tous les critères établis à l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59 sont remplis.

33     Il y a donc lieu de constater que, en appliquant aux «West Single Packs» le taux d’imposition frappant le tabac fine coupe destiné à rouler des cigarettes, la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59 et de l’article 2, premier alinéa, de la directive 92/79.

 Sur les dépens

34      Aux termes de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République fédérale d’Allemagne et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) déclare et arrête:

1)      En appliquant aux rouleaux de tabac vendus sous l’appellation «West Single Packs»le taux d’imposition frappant le tabac fine coupe destiné à rouler les cigarettes, la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 4, paragraphe 1, sous b), de la directive 95/59/CE du Conseil, du 27 novembre 1995, concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d’affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés, et de l’article 2, premier alinéa, de la directive 92/79/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant le rapprochement des taxes frappant les cigarettes.

2)      La République fédérale d’Allemagne est condamnée aux dépens.

Signatures


* Langue de procédure: l΄allemand.