CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. L. A. Geelhoed

présentées le 15 septembre 2005 (1)

Affaire C-244/04

Commission des Communautés européennes

contre

République fédérale d’Allemagne

«Manquement d’un État membre – Article 49 CE – Détachement de travailleurs ressortissants de pays tiers subordonné, dans le cadre d’une prestation de services par une entreprise établie dans un autre État membre, à l’obtention d’un visa de travail qui n’est accordé que si le travailleur a été employé par l’entreprise pendant au moins un an avant le détachement»





I –    Introduction

1.     En l’espèce, la Commission des Communautés européennes demande qu’il plaise à la Cour constater que la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE en exigeant que les prestataires de services établis dans d’autres États membres de l’Union européenne se conforment à certaines conditions spécifiques pour détacher des travailleurs ressortissants d’États tiers.

II – Dispositions allemandes applicables au détachement de ressortissants de pays tiers

2.     Le détachement de ressortissants de pays tiers en Allemagne est régi par la loi allemande relative aux étrangers (Ausländergesetz, ci-après l’ «AuslG»), dans sa version du 9 janvier 2002, ainsi que par un règlement d’application et par une circulaire du 15 mai 1999 adressée aux représentations diplomatiques et consulaires allemandes à l’étranger (ci-après la «circulaire»).

3.     Aux termes des articles 1 à 3 de l’AuslG, les ressortissants étrangers ont besoin d’un visa pour entrer et séjourner sur le territoire allemand. Les étrangers souhaitant rester en Allemagne pour y exercer des activités rémunérées doivent obtenir une autorisation de séjour spécifique, conformément à un règlement d’application spécial. La pratique actuelle en matière de délivrance de ces visas spéciaux est fondée sur la circulaire. Les entreprises souhaitant fournir des services en Allemagne doivent veiller à ce que leurs salariés originaires de pays tiers obtiennent un visa auprès de la représentation diplomatique allemande dans l’État membre où l’entreprise est établie. Lors du traitement de ces demandes, l’autorité compétente examine si les critères suivants – fondés sur la jurisprudence Vander Elst (2) – sont remplis:

a)      le début et la fin de la période de détachement doivent être clairement déterminés;

b)      le travailleur doit faire partie du personnel permanent de l’entreprise qui effectue le détachement; cette condition est réputée remplie si le travailleur est employé par cette entreprise depuis un an au moins;

c)      l’autorisation de séjour et, le cas échéant, le permis de travail délivrés dans l’État membre d’établissement doivent garantir que l’entreprise ayant effectué le détachement continuera d’employer les travailleurs dans cet État membre après la fin des travaux en Allemagne;

d)      le travailleur ressortissant d’un pays tiers doit être affilié au régime de sécurité sociale de l’État membre d’établissement de son employeur ou doit bénéficier d’une couverture suffisante par une assurance privée contre les risques de maladie et d’accident; dans les deux cas de figure, la protection doit s’étendre aux activités en Allemagne;

e)      le travailleur ressortissant d’un pays tiers doit être en possession d’un passeport en cours de validité pendant au moins toute la durée du séjour en Allemagne.

III – Procédure

4.     C’est dans une lettre de mise en demeure du 12 février 1997 que la Commission a pour la première fois soulevé la question de la compatibilité avec l’article 49 CE de la procédure spéciale appliquée par la République fédérale d’Allemagne en matière de détachement sur son territoire, par des prestataires de services établis dans d’autres États membres, de travailleurs ressortissants de pays tiers. Cette lettre a été suivie d’un avis motivé le 7 août 1998, puis de demandes de renseignements complémentaires envoyées en 2000 et en 2001.

5.     Estimant que les réponses données par le gouvernement allemand, en dernier lieu le 28 novembre 2001, ne lui permettaient pas d’évaluer la légalité des règles appliquées au détachement de ressortissants de pays tiers en Allemagne, la Commission a, quelque deux ans et demi plus tard, le 4 juin 2004, décidé d’introduire la présente procédure, dans laquelle elle conclut à ce qu’il plaise à la Cour constater que:

1)      la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE, en limitant de façon absolument disproportionnée, selon une pratique fondée sur des circulaires, le détachement de travailleurs ressortissants d’États tiers dans le cadre d’une prestation de services;

2)      la République fédérale d’Allemagne supporte les dépens de l’instance.

IV – Analyse

A –    Cadre juridique

6.     À titre liminaire, il paraît utile d’observer que la procédure spéciale appliquée en Allemagne au détachement de ressortissants de pays tiers doit bien être évaluée au regard de l’article 49 CE. Il y a certes une législation communautaire en la matière, à savoir la directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services (3), mais cette directive vise uniquement les conditions applicables à la relation d’emploi et non la question de l’entrée et du séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil. Une proposition de la Commission visant à réglementer cet aspect par l’introduction d’une «carte de prestation de services – CE» (4) a été retirée en octobre 2004 (5). Partant, le problème soulevé en l’espèce n’est pas régi par le droit dérivé, mais – comme nous l’avons indiqué – par les dispositions du traité CE relatives à la prestation de services.

7.     Les principes de base en matière d’application des dispositions du traité relatives à la libre prestation de services dans la Communauté sont établis depuis bien longtemps dans la jurisprudence de la Cour. Conformément à cette jurisprudence, «l’article 49 CE exige non seulement l’élimination de toute discrimination à l’encontre du prestataire de services établi dans un autre État membre en raison de sa nationalité, mais également la suppression de toute restriction, même si elle s’applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux des autres États membres, lorsqu’elle est de nature à prohiber, à gêner ou à rendre moins attrayantes les activités du prestataire établi dans un autre État membre, où il fournit légalement des services analogues» (6).

8.      Cette règle de base n’a cependant rien d’absolu puisqu’«une réglementation nationale qui relève d’un domaine n’ayant pas fait l’objet d’une harmonisation au niveau communautaire et qui s’applique indistinctement à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire de l’État membre concerné peut, en dépit de son effet restrictif pour la libre prestation des services, être justifiée pour autant qu’elle réponde à une raison impérieuse d’intérêt général qui n’est pas déjà sauvegardée par les règles auxquelles le prestataire est soumis dans l’État membre où il est établi, qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre» (7).

9.     Dans des affaires concernant le détachement de travailleurs par des prestataires de services, la Cour a établi différents principes plus spécifiques, qui sont pertinents pour l’évaluation des exigences dont il s’agit en l’espèce.

10.   Dans l’affaire Rush Portuguesa, elle a reconnu que l’État membre d’accueil doit pouvoir vérifier si un prestataire de services établi dans un autre État membre ne se sert pas de la liberté de prestation de services dans un autre but. De tels contrôles doivent cependant respecter les limites que pose le droit communautaire, et notamment celles découlant de la liberté de prestation de services, qui ne peut être rendue illusoire et dont l’exercice ne peut être soumis à la discrétion de l’administration (8).

11.   L’arrêt prononcé par la Cour dans l’affaire Vander Elst (9) revêt une importance particulière en l’espèce, puisque les conditions spécifiques auxquelles la République fédérale d’Allemagne a soumis le détachement de travailleurs ressortissants de pays tiers ont précisément pour but d’assurer la mise en œuvre de cet arrêt. Dans cette affaire, qui avait pour objet le détachement de travailleurs marocains par une société belge pour fournir des services en France, la Cour a insisté sur le fait que les travailleurs en question résidaient de façon régulière en Belgique, où une autorisation de travail (10) leur avait été délivrée, et qu’ils étaient pourvus de contrats de travail en bonne et due forme (11). Partant, l’application du régime belge pertinent excluait tout risque appréciable d’exploitation des travailleurs et d’altération de la concurrence entre les entreprises (12). La Cour en a conclu que les articles 49 CE et 50 CE «doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce qu’un État membre oblige les entreprises qui, établies dans un autre État membre, se rendent sur son territoire afin d’y prester des services et qui emploient de façon régulière et habituelle des ressortissants d’États tiers à obtenir, pour ces travailleurs, une autorisation de travail auprès d’un organisme national d’immigration et à payer les frais y afférents, sous peine de se voir infliger une amende administrative» (13). Les termes «de façon régulière et habituelle» définissent depuis lors ce qu’il est convenu d’appeler les «critères Vander Elst».

12.   Pour ce qui est des raisons impérieuses d’intérêt général qui peuvent justifier des restrictions au détachement de travailleurs dans le contexte de la prestation de services, la Cour a reconnu, notamment dans l’arrêt Arblade e.a., que ces raisons incluent la protection des travailleurs, mais excluent les considérations de nature purement administrative. «Toutefois, les raisons impérieuses d’intérêt général qui justifient les dispositions matérielles d’une réglementation peuvent également justifier les mesures de contrôle nécessaires pour en assurer le respect» (14).

13.   Enfin, dans ce contexte, il y a lieu de se référer à l’arrêt Commission/Luxembourg (15), relatif à des exigences nationales qui, même si elles ne sont pas identiques à celles qui sont en cause en l’espèce, leur sont néanmoins similaires et constituent donc un précédent utile pour évaluer le bien-fondé du recours introduit par la Commission. Plus particulièrement, le Grand-Duché de Luxembourg exigeait d’un prestataire de services établi dans un autre État membre qu’il demande et obtienne une autorisation de travail individuelle ou collective pour déployer ses salariés, qui étaient des ressortissants de pays tiers résidant et travaillant régulièrement dans cet autre État membre. La délivrance de ces autorisations était subordonnée à des conditions liées au marché de l’emploi, à l’existence d’un contrat à durée indéterminée et à une ancienneté d’au moins six mois dans l’entreprise du même prestataire de services. La Cour a jugé que ces exigences n’étaient pas des moyens appropriés pour poursuivre l’objectif de protection des travailleurs (16).

B –    Portée du recours

14.   Le recours introduit par la Commission est d’une portée limitée, puisqu’il ne conteste pas tous les critères – énumérés au point 3 ci-dessus – appliqués par la République fédérale d’Allemagne pour autoriser un prestataire de services établi dans un autre État membre à déployer des ressortissants de pays tiers sur le territoire allemand. Ce recours se concentre en fait sur deux aspects particuliers de la procédure spéciale, qu’il affirme incompatibles avec l’article 49 CE. Le premier de ces aspects concerne le fait que les critères doivent être vérifiés avant la prestation des services, ce qui donnerait à la procédure un caractère essentiellement préventif. Le deuxième se rapporte à l’exigence que les ressortissants de pays tiers aient été employés par le prestataire de services pendant au moins un an.

C –    Caractère préventif de la procédure d’autorisation

15.   La Commission souligne d’emblée qu’elle ne s’oppose pas à la condition du visa ni à la réalisation de contrôles préalables, pour autant qu’ils soient justifiés par des raisons d’ordre, de sécurité et de santé publics. Elle ne s’oppose pas non plus aux contrôles ayant pour but de vérifier si les critères Vander Elst ont été respectés. Elle critique simplement le fait que, dans la pratique allemande, la vérification en question doit avoir lieu avant le détachement des travailleurs concernés sur le territoire allemand. Lorsqu’une autorisation est accordée sous la forme d’un «Arbeitsvisum» (visa de travail), il est clair que, sans ce document, un travailleur ne pourra être détaché sur le territoire allemand pour fournir les services auxquels son employeur s’est engagé. Il y a donc bien là une restriction à la libre prestation de services. La Commission observe que la procédure va au-delà des seuls contrôles justifiés par des raisons de sécurité publique. En outre, comme elle ne s’applique pas à tous ceux qui fournissent des services en Allemagne, elle ne remplit pas les conditions pour être justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général. La Commission ajoute qu’il est possible de recourir à des mesures moins restrictives, comme les contrôles a posteriori, pour garantir que les travailleurs retourneront dans l’État membre d’origine. Un tel contrôle pourrait ainsi être effectué au moment de l’inscription domiciliaire obligatoire, quand la personne entame son séjour en Allemagne.

16.   Le gouvernement allemand souligne que la pratique actuelle d’octroi de visas ne laisse aucun pouvoir discrétionnaire aux représentations diplomatiques et que les autorisations de séjour sont accordées automatiquement dans un délai de sept jours. De ce fait, il doute que cette pratique puisse constituer une restriction significative à la libre prestation de services. Les visas dits «Vander Elst» ne sont nécessaires que dans un nombre limité de cas, en particulier lorsque des ressortissants de pays tiers ne sont pas en droit de circuler librement dans les conditions prévues par la convention d’application de l’accord Schengen et lorsque des visas sont exigés en application du règlement (CE) nº 539/2001 (17).

17.   Selon le gouvernement allemand, les États membres ont un intérêt légitime à effectuer des contrôles préalables afin de déceler les abus éventuels de la liberté de prestation de services et d’empêcher que les dispositions nationales et communautaires relatives à l’emploi de ressortissants de pays tiers ne soient tournées. Il estime que les contrôles préalables sont justifiés par des considérations de sécurité juridique et pour la protection des travailleurs. La procédure qu’il applique serait une mesure appropriée, car la seule présentation du passeport ne constituerait pas une preuve du caractère régulier de l’emploi de son titulaire dans l’État membre d’origine. Les contrôles a posteriori suggérés par la Commission ne seraient pas appropriés. Cela vaut en particulier pour l’idée de réaliser des contrôles au moment de l’inscription domiciliaire obligatoire. Indépendamment du fait que les travailleurs détachés n’ont généralement aucune intention de s’établir en Allemagne, l’immatriculation des résidents relèverait de la compétence des Länder, alors que les conditions relatives à l’entrée et au séjour en Allemagne seraient de la compétence des autorités fédérales. La vérification du respect des critères Vander Elst dans le cadre d’une procédure administrative unique, menée au moment de l’octroi du visa, serait moins lourde pour le travailleur concerné, pour son employeur et pour l’administration.

18.   Force est tout d’abord de dire que constitue très clairement une restriction à la libre prestation de services au sens de l’article 49 CE l’obligation imposée à un prestataire de services d’obtenir, avant le détachement en Allemagne de ressortissants de pays tiers recrutés par lui, que la représentation diplomatique allemande dans l’État membre où il est établi vérifie que ces employés satisfont à certains critères, faute de quoi ils ne pourront être détachés en Allemagne. Indépendamment de la question de savoir si l’application de cette procédure revient à exiger l’obtention d’une autorisation de travail en bonne et due forme, comme celles qui étaient en cause dans les affaires Vander Elst (18) et Commission/Luxembourg (19), il est clair que l’effet pour le prestataire de services est strictement le même s’il exerce ses droits au titre de cette disposition du traité. Il faut appliquer ici aussi la constatation de ces arrêts selon laquelle les autorisations de travail concernées restreignaient la libre prestation de services (20).

19.   Le gouvernement allemand semble d’ailleurs reconnaître le caractère restrictif de la procédure qu’il applique, dans la mesure où il observe que cette procédure ne saurait être considérée comme une «restriction significative» («nennenswerte Beeinträchtigung») à la libre prestation de services. Il est en toute hypothèse clair que la Cour n’a pour l’heure encore reconnu aucune règle de minimis dans ce domaine.

20.   Il se pose dès lors la question de la possibilité de justifier la procédure spéciale par les raisons d’intérêt général invoquées par le gouvernement allemand. Ce dernier s’appuie en particulier sur l’arrêt Rush Portuguesa, selon lequel les États membres doivent pouvoir vérifier si un prestataire de services établi dans un autre État membre ne se sert pas de la liberté de prestation de services dans un autre but, par exemple celui de faire venir son personnel aux fins de placement (21). Il considère les contrôles comme justifiés en tant qu’ils visent à mettre en œuvre une exigence de droit communautaire, à savoir vérifier si les travailleurs concernés sont employés «de façon régulière et habituelle» dans l’État membre d’établissement, au sens de l’arrêt Vander Elst. Les autres raisons justificatives qu’il invoque dans ce contexte sont la sécurité juridique et la protection du travailleur.

21.   Il y a lieu de rappeler que, conformément à la jurisprudence bien établie visée au point 8 ci-dessus, les exigences impérieuses d’intérêt général ne peuvent être invoquées à l’appui de mesures restreignant la libre prestation de services que si ces mesures s’appliquent sans distinction à toutes les personnes et à toutes les entreprises opérant sur le territoire de l’État membre où le service doit être fourni (22). Si la restriction à la libre prestation des services ne remplit pas cette condition, elle ne peut être justifiée que sur le fondement des raisons découlant de l’article 55 CE, pris en combinaison avec les articles 45 CE et 46 CE.

22.   En soi, il est permis de douter que la procédure spéciale employée par les autorités allemandes s’applique – sans distinction – aux prestataires de services établis en Allemagne et aux autres. De par sa nature même, elle s’adresse aux prestataires de services établis dans d’autres États membres. Cependant, il faut faire la distinction à cet égard entre, d’une part, les mesures d’ordre matériel régissant la prestation de services et, d’autre part, les mesures prises pour vérifier si les premières ont été respectées. S’il est évident que les mesures à caractère matériel doivent s’appliquer à l’identique à toutes les entreprises fournissant des services sur le territoire d’un État membre, il reste néanmoins, selon nous, que la vérification de ce respect peut exiger une approche différente dans des situations où la prestation de services est transfrontalière, puisque les prestataires de services n’entrent alors que temporairement dans le champ de compétences de l’État membre d’accueil.

23.   Dans divers arrêts relatifs à des exigences similaires imposées aux prestataires de services désireux de détacher des travailleurs dans un autre État membre, la Cour a d’ailleurs reconnu la nécessité pour les États membres de vérifier le respect des dispositions nationales et communautaires en matière de prestation de services. Dans l’arrêt Rush Portuguesa, elle a admis que les États membres ont le droit de vérifier s’il n’est pas fait un usage abusif de la libre prestation de services, par exemple en plaçant des travailleurs de pays tiers sur le marché de l’emploi de l’État membre d’accueil (23). Dans l’affaire Arblade e.a., elle a admis le bien-fondé de mesures de contrôle nécessaires pour vérifier le respect d’exigences elles-mêmes justifiées par des raisons d’intérêt général (24). Tout en acceptant leur principe, la Cour a également souligné que ces contrôles doivent respecter les limites imposées par le droit communautaire et ne doivent pas rendre illusoire la liberté de prestation de services (25).

24.   L’objectif premier de la procédure spéciale appliquée par la République fédérale d’Allemagne est de vérifier le respect de conditions qui découlent du droit communautaire, et plus particulièrement de l’article 49 CE, tel qu’il a été interprété dans l’arrêt Vander Elst. Ces conditions ont pour objet la garantie de la régularité de la résidence et de l’emploi des ressortissants de pays tiers dans l’État membre d’établissement du prestataire de services. Cela implique notamment que la relation d’emploi dans laquelle ils sont entrés soit soumise à la législation sociale de l’État membre d’établissement, afin de minimiser les risques de dumping social et d’abus de la liberté de prestation de services en vue de tourner la législation sociale de l’État membre d’accueil. Compte tenu de la jurisprudence précitée, force est donc de considérer comme justifiés en principe les contrôles qui ont pour but de vérifier le respect de ces conditions, elles-mêmes justifiées par l’intérêt général.

25.   Cependant, comme nous l’avons indiqué, la Cour a également établi que de tels contrôles doivent respecter les limites imposées par le droit communautaire. Plus particulièrement, ils doivent être aptes à atteindre les objectifs poursuivis sans restreindre cette liberté plus qu’il n’est nécessaire. À ce propos, la Commission allègue que les contrôles a posteriori permettraient aux autorités allemandes de vérifier tous les éléments qu’elles jugent nécessaires pour garantir que les ressortissants de pays tiers détachés sur leur territoire par un prestataire de services établi dans un autre État membre retourneront dans ce dernier État sans demander à bénéficier d’avantages sociaux en Allemagne.

26.   Il est certes clair que des contrôles effectués après le début de la prestation de services constitueraient une mesure moins restrictive que les contrôles préventifs actuels. Pour rendre ces contrôles efficaces cependant, les autorités de l’État membre d’accueil doivent avoir accès à l’information pertinente à un moment où elles seront en situation de prendre, si nécessaire, des mesures pour sauvegarder l’intérêt général. À cet égard, nous pensons avec le gouvernement allemand que le contrôle a posteriori – suggéré par la Commission – réalisé au moment de l’inscription domiciliaire ne permettrait pas de satisfaire aux préoccupations du gouvernement allemand.

27.   Mais il reste qu’exiger du prestataire de services une simple déclaration préalable des activités qu’il entend poursuivre en Allemagne, avec les données nécessaires relatives aux ressortissants de pays tiers qu’il veut affecter à ces activités, permettrait aux autorités allemandes de contrôler et de vérifier ces données sans que la prestation des services en question s’en trouve indûment restreinte. Dans son arrêt Commission/Luxembourg, la Cour a expressément évoqué cette mesure comme une alternative moins restrictive, mais tout aussi efficace, aux autorisations de travail exigées par les autorités luxembourgeoises (26).

28.   Nous ajouterons qu’en règle générale les entreprises désireuses d’opérer temporairement sur le territoire d’un autre État membre avec des travailleurs de pays tiers doivent garantir, sous leur responsabilité, que ces employés résident régulièrement dans l’État membre d’établissement et que leurs conditions d’emploi sont conformes à la législation sociale pertinente. Dans la mesure où la sécurité juridique peut être invoquée comme une raison spécifique d’intérêt général, ce dont nous doutons, elle ne saurait servir de justification au fait que ces contrôles préalables apportent à l’avance toute la clarté requise aux prestataires de services d’autres États membres. Il convient de présumer que les entreprises de bonne foi opèrent conformément à la législation sociale et à la législation sur l’immigration de l’État membre d’établissement. L’État membre d’accueil peut appliquer sa législation sociale aux prestataires de services d’autres États membres, dans la mesure où il accorde une protection plus étendue que celle dispensée par l’État membre d’établissement du prestataire de services (27). Dans ces circonstances, il est préférable que l’État membre d’accueil se borne à vérifier les informations requises fournies par le prestataire de services au moment d’entamer ses activités dans l’État membre d’accueil, en prenant des sanctions lorsque cela semble nécessaire.

29.   Nous concluons donc que la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE en soumettant à un régime d’autorisation préalable la possibilité pour un prestataire établi dans un autre État membre de fournir des services sur le territoire allemand en y détachant des ressortissants de pays tiers.

D –    Obligation d’être employé pendant un an par le même employeur

30.   La Commission considère comme une restriction manifeste à la libre prestation des services le fait que le prestataire ne peut détacher que des ressortissants de pays tiers qui ont été à son service pendant au moins un an avant le début de l’activité en Allemagne. Cette exigence ne correspondrait pas au critère de l’arrêt Vander Elst, selon lequel les ressortissants de pays tiers doivent être employés «de façon régulière et habituelle» par le prestataire de services. De fait, la Commission observe que, loin d’être une condition spécifique imposée par la Cour, l’exigence d’un emploi régulier et habituel reflète simplement les termes de la question préjudicielle soulevée par la juridiction nationale dans cette affaire. Elle observe également que, dans l’arrêt Commission/Luxembourg, la Cour a expressément rejeté la possibilité de justifier une condition similaire par l’objectif de protection sociale (28).

31.   Le gouvernement allemand allègue que la condition d’avoir été employé pendant un an par le même prestataire doit être considérée comme la mise en oeuvre du critère de l’emploi «régulier et habituel» énoncé par la Cour dans l’arrêt Vander Elst. Cette condition constituerait un moyen approprié et efficace de veiller à l’efficacité de la législation nationale et communautaire en matière de protection des travailleurs et de prévenir le dumping social ou salarial. Ces objectifs seraient conformes à la directive 96/71. Par ailleurs, cette condition serait également nécessaire pour garantir les prérogatives des États membres en matière de contrôle de l’accès des ressortissants de pays tiers à leurs marchés de l’emploi.

32.   Selon le gouvernement allemand, la Commission a tort de vouloir faire un parallèle entre la présente affaire et l’arrêt Commission/Luxembourg, où c’est le cumul des exigences en matière d’autorisation de travail, de période d’emploi préalable et de garantie bancaire qui aurait mené la Cour à constater que les mesures luxembourgeoises étaient disproportionnées et, partant, contraires à l’article 49 CE. Il souligne également que, dans le cadre de son analyse de la façon dont il conviendrait de mettre en oeuvre l’arrêt Vander Elst, le comité K.4 est tombé d’accord pour considérer qu’une période d’emploi antérieur d’au moins un an doit être considérée comme indiquant que le travailleur est régulièrement et habituellement employé dans l’État membre d’origine. Il ajoute que, dans sa proposition de directive relative aux conditions de détachement des travailleurs salariés ressortissants d’un État tiers dans le cadre d’une prestation de services transfrontaliers (29), la Commission elle-même a estimé que la période d’emploi antérieur ne devrait pas être inférieure à six mois. Enfin, le gouvernement allemand se déclare disposé à remplacer la condition d’une année d’emploi antérieur par un critère plus flexible, rapportant par exemple la période d’emploi à la durée de la prestation de services sur son territoire.

33.   La question de la compatibilité avec l’article 49 CE de la condition d’une période d’emploi antérieur d’une durée déterminée auprès d’un seul et même employeur a déjà été examinée dans l’arrêt Commission/Luxembourg (30). Dans cette affaire, la Cour a jugé que «la subordination de l’octroi d’une autorisation de travail collective à l’existence de contrats de travail à durée indéterminée liant au moins six mois avant le début de leur détachement sur le territoire luxembourgeois les travailleurs concernés à leur entreprise d’origine, excède ce qui peut être exigé au nom de l’objectif de protection sociale comme condition nécessaire pour effectuer des prestations de services au moyen d’un détachement de travailleurs ressortissants d’un État tiers» (31).

34.   Même s’il est vrai que l’autorisation spéciale pour le détachement de ressortissants de pays tiers en vue de fournir des services en Allemagne ne requiert pas l’existence d’un contrat d’emploi à durée indéterminée, l’obligation de faire partie du personnel permanent du prestataire de services – obligation qui n’est réputée remplie qu’après un an de service auprès du même employeur – est un critère encore plus strict que celui imposé par le Grand-Duché de Luxembourg. Compte tenu des considérations développées dans l’arrêt Commission/Luxembourg, cette exigence – qui forme, dans le contexte de la procédure litigieuse, une condition d’octroi de l’autorisation spéciale de détacher des ressortissants de pays tiers en Allemagne pour y fournir des services – ne saurait être considérée comme un moyen adéquat d’atteindre les objectifs mentionnés par le gouvernement allemand.

35.   En effet, dans la mesure où le gouvernement allemand déclare que cette exigence est imposée afin de permettre aux travailleurs concernés de se familiariser avec les règles pertinentes du droit du travail et afin de sauvegarder ses propres prérogatives en matière de contrôle de l’accès au marché national de l’emploi, on ne voit pas bien comment une période déterminée d’emploi antérieur peut contribuer ou être nécessaire à la réalisation de ces objectifs. En toute hypothèse, ainsi que la Cour l’a souvent observé, le détachement de travailleurs se caractérise par le fait que ces travailleurs retournent dans le pays d’établissement du prestataire de services après avoir accompli leur mission et ne prétendent pas accéder au marché de l’emploi de l’État où le service a été accompli (32).

36.   Le problème du dumping social, également évoqué par le gouvernement allemand, peut être combattu par d’autres moyens: en effet, la Cour a reconnu que les États membres peuvent étendre leur législation ou les conventions collectives relatives au salaire minimum à toute personne qui est employée, fût-ce temporairement, sur leur territoire, peu importe le pays d’établissement de son employeur (33). La directive 96/71 contient d’ailleurs également certaines garanties à cet égard.

37.   Il faut donc rejeter la tentative du gouvernement allemand de faire une distinction entre la procédure qu’il applique et les exigences qui étaient en cause dans l’affaire Commission/Luxembourg, en faisant valoir que la Cour n’aurait déclaré ces dernières incompatibles avec l’article 49 CE qu’en raison de leur effet cumulatif. En effet, d’une part, les exigences appliquées par le Grand-Duché de Luxembourg constituaient toutes autant de restrictions à la libre prestation des services et, d’autre part, les conditions imposées dans le cadre de la procédure spéciale s’appliquent aussi cumulativement.

38.   Plus généralement, une lecture plus attentive de l’arrêt Vander Elst conduit à se demander si la Cour a vraiment établi un critère spécifique dans cet arrêt et, dans l’affirmative, ce que ce critère pourrait bien être. Ainsi que la Commission l’a souligné, en mentionnant dans le dispositif de l’arrêt que les ressortissants de pays tiers étaient employés «de façon régulière et habituelle» par le prestataire de services, la Cour a simplement repris les termes de la question préjudicielle. Cela pourrait être une indication que la Cour n’a nullement entendu fixer un critère spécifique à cet égard.

39.   D’autre part, dans sa motivation, la Cour a attaché une importance particulière au fait que les travailleurs visés dans l’arrêt Vander Elst résidaient régulièrement dans l’État membre d’origine (Belgique), qu’ils avaient obtenu l’autorisation de travailler dans cet État et qu’ils étaient titulaires de contrats de travail en bonne et due forme. Leur situation étant alors entièrement régie par le droit belge, il n’y avait aucun risque appréciable d’exploitation des travailleurs et d’altération de la concurrence entre les entreprises.

40.   Nous sommes donc enclin à penser que la Cour soulignait en fait le besoin de garantir que seuls les travailleurs de pays tiers résidant de façon régulière sur le territoire de l’État membre d’établissement du prestataire de services et légalement employés par ce dernier dans cet État membre puissent être détachés pour fournir des services dans d’autres États membres, sans que d’autres restrictions leur soient imposées sur ces deux points par l’État membre d’accueil. On notera avec intérêt que la Cour n’a subordonné le respect d’aucun de ces deux critères à l’accomplissement d’une durée déterminée de résidence ou d’emploi. Elle n’a donc pas accordé à la question de l’emploi «habituel» dans l’État membre d’origine l’importance que lui ont donné le Grand-Duché de Luxembourg, la République fédérale d’Allemagne et même le comité K 4.

41.   Dès lors, cette question de l’«emploi habituel» ne peut, à nos yeux, avoir aucune portée autonome. À la question de la légalité de la relation d’emploi, il y a lieu de répondre en se référant au droit de l’État membre qui régit le contrat d’emploi. Par conséquent, l’État membre dans lequel le service doit être fourni n’est pas en droit d’appliquer ses propres critères pour déterminer la légalité de la situation d’emploi des travailleurs détachés par un prestataire de services établi dans un autre État membre. L’État membre d’accueil doit se borner à vérifier si les ressortissants de pays tiers détachés sur son territoire, pour y fournir des services au nom d’une entreprise établie dans un autre État membre, résident et sont employés dans ce dernier d’une façon conforme à la législation qui y est en vigueur (34).

42.   Nous concluons par conséquent qu’est incompatible avec l’article 49 CE l’exigence aux termes de laquelle, pour être détaché en Allemagne afin d’y fournir des services, un salarié ressortissant d’un pays tiers doit faire partie du personnel permanent de l’entreprise qui procède au détachement, cette condition n’étant réputée remplie que si le travailleur est employé par cette entreprise depuis un an au moins.

V –    Conclusion

43.   Égard aux considérations développées ci-dessus, nous concluons à ce qu’il plaise à la Cour:

1)       déclarer que:

–       en soumettant à une procédure d’autorisation préalable le détachement de travailleurs ressortissants de pays tiers en vue de la fourniture de services sur son territoire et

–      en exigeant que ces travailleurs fassent partie du personnel permanent de l’entreprise fournissant les services en Allemagne, cette condition étant réputée remplie lorsqu’ils ont été employés par la même entreprise pendant au moins un an,

la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 CE;

2)       condamner la République fédérale d’Allemagne aux dépens.


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Arrêt du 9 août 1994 (C-43/93, Rec. p. I-3803). Voir point 11 ci-dessous.


3 – JO L 18, p. 1.


4 – Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux conditions de détachement des travailleurs salariés ressortissants d'un État tiers dans le cadre d’une prestation de services transfrontaliers (JO 1999, C 67, p. 12), dans sa version modifiée par COM(2000) 271 final, du 8 mai 2000.


5 – COM(2004) 542 final/2, point 8.


6 – Voir, notamment, arrêts du 23 novembre 1999, Arblade e.a. (C-369/96 et C‑376/96, Rec. p. I‑8453, point 33); du 21 octobre 2004, Commission/Luxembourg (C‑445/03, Rec. p. I‑10191, point 20), et Vander Elst, précité note 2, point 14.


7 – Voir, notamment, arrêts précités Commission/Luxembourg, point 21, et Arblade e.a., points 34 et 35.


8 – Arrêt du 27 mars 1990 (C-113/89, Rec. p. I-1417, point 17).


9 – Précité note 2.


10 – Point 18 de l’arrêt.


11 – Point 24 de l’arrêt.


12 – Point 25 de l’arrêt.


13 – Dispositif de l’arrêt; passage mis en italique par nos soins.


14 – Arrêt précité note 6, points 36 à 38.


15 – Précité note 6.


16 – Voir points 30 à 36 de l’arrêt.


17 – Règlement du Conseil, du 15 mars 2001, fixant la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l’obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des États membres et la liste de ceux dont les ressortissants sont exemptés de cette obligation (JO L 81, p. 1).


18 – Précitée note 2.


19 – Précitée note 6.


20 – Arrêts Vander Elst, point 15, et Commission/Luxembourg, point 24.


21 – Arrêts précité note 8, point 17.


22 – Voir point 8 ci-dessus et la jurisprudence qui y est citée.


23 – Arrêt précité note 8, point 17.


24 – Arrêt précité note 6, point 38.


25 – Arrêt Rush Portuguesa, précité note 8, point 17.


26 – Arrêt précité note 6, point 31.


27 – Voir, notamment, arrêts Rush Portuguesa, précité note 8, point 18, Commission/Luxembourg, précité note 6, point 29.


28 – Arrêt précité note 6, point 32.


29 – Mentionnée note 4.


30 – Précité note 6.


31 – Au point 32 de l’arrêt.


32 – Voir, notamment, arrêts Rush Portuguesa, précité note 8, point 15, et Commission/Luxembourg, précité note 6, point 38.


33 – Voir, notamment, arrêt Arblade e.a., précité note 6, point 41.


34 – À ce propos, l’avocat général Tesauro a adopté une position similaire au point 27 des conclusions qu’il a prononcées dans l’affaire Vander Elst, précitée note 2.