Affaire C-397/03 P
Archer Daniels Midland Co. et Archer Daniels Midland Ingredients Ltd
contre
Commission des Communautés européennes
«Pourvoi — Concurrence — Ententes — Marché de la lysine synthétique — Amendes — Lignes directrices pour le calcul du montant des amendes — Non-rétroactivité — Principe non bis in idem — Égalité de traitement — Chiffre d'affaires pouvant être pris en considération»
Conclusions de l'avocat général M. A. Tizzano, présentées le 7 juin 2005
Arrêt de la Cour (première chambre) du 18 mai 2006
Sommaire de l'arrêt
1. Concurrence — Amendes — Montant — Détermination
(Règlement du Conseil nº 17, art. 15, § 2; communication de la Commission 98/C 9/03)
2. Pourvoi — Compétence de la Cour
(Art. 81 CE; statut de la Cour de justice, art. 58; règlement du Conseil nº 17, art. 15)
3. Concurrence — Amendes — Montant
(Règlement du Conseil nº 17, art. 15)
4. Pourvoi — Moyens — Insuffisance de motivation — Recours par le Tribunal à une motivation implicite — Admissibilité — Conditions
(Art. 225 CE; statut de la Cour de justice, art. 36 et 53, al. 1)
5. Actes des institutions — Lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en cas d'infractions aux règles de concurrence
(Communication de la Commission 98/C 9/03)
6. Concurrence — Amendes — Montant — Exercice par le Tribunal de sa compétence de pleine juridiction
(Art. 229 CE; règlement du Conseil nº 17, art. 17; communication de la Commission 98/C 9/03)
7. Concurrence — Amendes — Montant — Détermination — Critères
(Règlement du Conseil nº 17, art. 15, § 2)
1. Les lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l'article 15, paragraphe 2, du règlement nº 17 et de l'article 65, paragraphe 5, du traité CECA font partie du cadre juridique déterminant le montant des amendes, de sorte que leur application à des infractions commises avant leur adoption pourrait se heurter au principe de non-rétroactivité. En effet, la modification d'une politique répressive, comme la politique générale de la concurrence de la Commission en matière d'amendes, en particulier si elle est opérée par l'adoption de règles de conduite telles que les lignes directrices, peut avoir des incidences au regard du principe de non-rétroactivité.
Cependant, l'application efficace des règles communautaires de la concurrence exige que la Commission puisse à tout moment adapter le niveau des amendes aux besoins de cette politique. Il en découle que les entreprises impliquées dans une procédure administrative pouvant donner lieu à une amende ne sauraient acquérir une confiance légitime ni dans le fait que la Commission ne dépassera pas le niveau des amendes pratiqué antérieurement ni dans une méthode de calcul de ces dernières.
Par conséquent, les entreprises doivent tenir compte de la possibilité que, à tout moment, la Commission décide d'élever le niveau du montant des amendes par rapport à celui appliqué dans le passé.
Cela vaut non seulement lorsque la Commission procède à un relèvement du niveau du montant des amendes en prononçant des amendes dans des décisions individuelles, mais également si ce relèvement s'opère par l'application, à des cas d'espèce, de règles de conduite ayant une portée générale telles que les lignes directrices.
Il en résulte que les lignes directrices et, en particulier, la nouvelle méthode de calcul des amendes qu'elles comportent, à supposer qu'elle ait eu un effet aggravant quant au niveau des amendes infligées, étaient raisonnablement prévisibles pour des entreprises à l'époque antérieure à leur introduction, où elles ont commis des infractions aux règles communautaires de concurrence.
(cf. points 19-25)
2. Dans le cadre du pourvoi, le contrôle de la Cour a pour objet, d'une part, d'examiner dans quelle mesure le Tribunal a pris en considération, d'une manière juridiquement correcte, tous les facteurs essentiels pour apprécier la gravité d'un comportement déterminé à la lumière des articles 81 CE et 15 du règlement nº 17 et, d'autre part, de vérifier si le Tribunal a répondu à suffisance de droit à l'ensemble des arguments invoqués par le requérant tendant à la suppression ou à la réduction de l'amende.
Toutefois, il n'appartient pas à la Cour, lorsqu'elle se prononce sur des questions de droit dans le cadre d'un pourvoi, de substituer, pour des motifs d'équité, son appréciation à celle du Tribunal statuant, dans l'exercice de sa pleine juridiction, sur le montant des amendes infligées à des entreprises en raison de la violation par celles-ci du droit communautaire.
(cf. points 47, 105)
3. Même à supposer que la sanction infligée par les autorités d'un État tiers pour violation de ses règles de concurrence soit un élément de nature à entrer dans l'appréciation des circonstances de l'espèce en vue de déterminer le montant de l'amende que la Commission se propose d'infliger pour violation des règles communautaires de concurrence, le grief tiré de l'absence d'une telle prise en compte par la Commission ne saurait prospérer qu'en cas d'identité des faits retenus par les autorités dudit État tiers et de ceux retenus à l'encontre de l'entreprise par la Commission.
(cf. points 52, 69)
4. L'obligation de motiver les arrêts qui incombe au Tribunal en vertu des articles 36 et 53, premier alinéa, du statut de la Cour de justice n'impose pas au Tribunal de fournir un exposé qui suivrait exhaustivement et un par un tous les raisonnements articulés par les parties au litige. La motivation peut donc être implicite à condition qu'elle permette aux intéressés de connaître les raisons pour lesquelles les mesures en question ont été prises et à la Cour de disposer des éléments suffisants pour exercer son contrôle juridictionnel.
(cf. point 60)
5. Si des règles de conduite visant à produire des effets externes, telles les lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l'article 15, paragraphe 2, du règlement nº 17 et de l'article 65, paragraphe 5, du traité CECA, qui concernent les opérateurs économiques, ne sauraient être qualifiées de règle de droit à l'observation de laquelle l'administration serait, en tout cas, tenue, elles énoncent toutefois une règle de conduite indicative de la pratique à suivre dont l'administration ne peut s'écarter, dans un cas particulier, sans donner des raisons qui soient compatibles avec le principe d'égalité de traitement.
(cf. point 91)
6. Lorsque le Tribunal a constaté une violation par la Commission des lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l'article 15, paragraphe 2, du règlement nº 17 et de l'article 65, paragraphe 5, du traité CECA, tenant à l'absence de prise en compte d'un élément devant l'être aux termes de celles-ci, et évoqué l'affaire dans le cadre de son pouvoir de pleine juridiction, les principes d'égalité et de sécurité juridique exigent qu'il vérifie d'abord si, en tenant compte dudit élément, l'amende reste néanmoins dans le cadre constitué par lesdites lignes directrices, le principe de proportionnalité ne s'appliquant qu'après une telle évaluation.
(cf. point 93)
7. En vue de la détermination du montant de l'amende pour infraction aux règles de concurrence, il est loisible de tenir compte aussi bien du chiffre d'affaires global de l'entreprise, qui constitue une indication, fût-elle approximative et imparfaite, de la taille de celle-ci et de sa puissance économique, que de la part de ce chiffre qui provient des marchandises faisant l'objet de l'infraction et qui est donc de nature à donner une indication de l'ampleur de celle-ci. Il ne faut attribuer ni à l'un ni à l'autre de ces chiffres une importance disproportionnée par rapport aux autres éléments d'appréciation et, par conséquent, la fixation d'une amende appropriée ne peut être le résultat d'un simple calcul basé sur le chiffre d'affaires global. Il en est particulièrement ainsi lorsque les marchandises concernées ne représentent qu'une faible fraction de ce chiffre. En revanche, le droit communautaire ne contient pas de principe d'application générale selon lequel la sanction doit être proportionnée à l'importance de l'entreprise sur le marché des produits faisant l'objet de l'infraction. Dès lors, une différenciation, en ce qui concerne les montants de départ de l'amende, sur la base d'autres critères que le chiffre d'affaires résultant des ventes du produit en cause est permise.
(cf. points 34, 100-101)
ARRÊT DE LA COUR (première chambre)
18 mai 2006 (*)
«Pourvoi – Concurrence – Ententes – Marché de la lysine synthétique – Amendes – Lignes directrices pour le calcul du montant des amendes – Non-rétroactivité – Principe non bis in idem – Égalité de traitement – Chiffre d’affaires pouvant être pris en considération»
Dans l’affaire C-397/03 P,
ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice, introduit le 19 septembre 2003,
Archer Daniels Midland Co., établie à Decatur (États-Unis),
Archer Daniels Midland Ingredients Ltd, établie à Erith (Royaume-Uni),
représentées par Me C. O. Lenz, Rechtsanwalt, M. E. Batchelor ainsi que Mmes L. Martin Alegi et M. Garcia, solicitors, ayant élu domicile à Luxembourg,
parties requérantes,
l’autre partie à la procédure étant:
Commission des Communautés européennes, représentée par M. R. Lyal, en qualité d’agent, assisté de M. J. Flynn, QC, ayant élu domicile à Luxembourg,
partie défenderesse en première instance,
LA COUR (première chambre),
composée de M. P. Jann, président de chambre, M. K. Schiemann, Mme N. Colneric (rapporteur), MM. E. Juhász et E. Levits, juges,
avocat général: M. A. Tizzano,
greffier: Mme M. Ferreira, administrateur principal,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 18 novembre 2004,
ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 7 juin 2005,
rend le présent
Arrêt
1 Par leur pourvoi, Archer Daniels Midland Co. (ci-après «ADM Company») et sa filiale européenne, Archer Daniels Midland Ingredients Ltd (ci-après «ADM Ingredients»), demandent l’annulation de l’arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 9 juillet 2003, Archer Daniels Midland et Archer Daniels Midland Ingredients/Commission (T-224/00, Rec. p. II-2597, ci-après l’«arrêt attaqué»), dans la mesure où celui-ci a rejeté leur recours tendant à l’annulation partielle de la décision 2001/418/CE de la Commission, du 7 juin 2000, relative à une procédure d’application de l’article 81 du traité CE et de l’article 53 de l’accord EEE (Affaire COMP/36.545/F3 – Acides aminés) (JO 2001, L 152, p. 24, ci-après la «décision litigieuse»).
2 Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a, notamment, réduit l’amende infligée, solidairement, à ADM Company et à ADM Ingredients et rejeté pour l’essentiel les recours en annulation dirigés contre la décision litigieuse.
Le cadre juridique
3 L’article 7 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»), intitulé «Pas de peine sans loi», prévoit, à son paragraphe 1:
«Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même, il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.»
4 Aux termes de l’article 4 du protocole n° 7 de la CEDH, intitulé «Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois»:
«1. Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État.
[…]
3. Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention.»
5 L’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d’application des articles [81] et [82] du traité (JO 1962, 13, p. 204), prévoit:
«La Commission peut, par voie de décision, infliger aux entreprises et associations d’entreprises des amendes de mille unités de compte au moins et d’un million d’unités de compte au plus, ce dernier montant pouvant être porté à dix pour cent du chiffre d’affaires réalisé au cours de l’exercice social précédent par chacune des entreprises ayant participé à l’infraction, lorsque, de propos délibéré ou par négligence:
a) elles commettent une infraction aux dispositions de l’article [81], paragraphe 1, ou de l’article [82] du traité, […]
[…]
Pour déterminer le montant de l’amende, il y a lieu de prendre en considération, outre la gravité de l’infraction, la durée de celle-ci.»
6 La communication de la Commission intitulée «Lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 15 paragraphe 2 du règlement n° 17 et de l’article 65 paragraphe 5 du traité CECA» (JO 1998, C 9, p. 3, ci-après les «lignes directrices»), énonce notamment:
«Les principes posés par les […] lignes directrices devraient permettre d’assurer la transparence et le caractère objectif des décisions de la Commission tant à l’égard des entreprises qu’à l’égard de la Cour de justice, tout en affirmant la marge discrétionnaire laissée par le législateur à la Commission pour la fixation des amendes dans la limite de 10 % du chiffre d’affaires global des entreprises. Cette marge devra toutefois s’exprimer dans une ligne politique cohérente et non discriminatoire adaptée aux objectifs poursuivis dans la répression des infractions aux règles de concurrence.
La nouvelle méthodologie applicable pour le montant de l’amende obéira dorénavant au schéma suivant, qui repose sur la fixation d’un montant de base auquel s’appliquent des majorations pour tenir compte des circonstances aggravantes et des diminutions pour tenir compte des circonstances atténuantes.»
7 Aux termes du point 1, A, quatrième et sixième alinéas, des lignes directrices:
«Il sera en outre nécessaire de prendre en considération la capacité économique effective des auteurs d’infraction à créer un dommage important aux autres opérateurs, notamment aux consommateurs, et de déterminer le montant de l’amende à un niveau qui lui assure un caractère suffisamment dissuasif.
[…]
Dans le cas d’infractions impliquant plusieurs entreprises (type ‘cartel’), il pourra convenir de pondérer, dans certains cas, les montants déterminés à l’intérieur de chacune des trois catégories retenues ci-dessus afin de tenir compte du poids spécifique, et donc de l’impact réel, du comportement infractionnel de chaque entreprise sur la concurrence, notamment lorsqu’il existe une disparité considérable dans la dimension des entreprises auteurs d’une infraction de même nature.»
Les faits à l’origine du litige
8 Les faits qui sont à l’origine du recours devant le Tribunal sont, dans l’arrêt attaqué, exposés dans les termes suivants:
«1 Les requérantes, [ADM Company] et sa filiale européenne [ADM Ingredients], opèrent dans le secteur de la transformation de céréales et de graines oléagineuses. Elles se sont implantées sur le marché de la lysine en 1991.
2 La lysine est le principal acide aminé utilisé dans l’alimentation animale à des fins nutritionnelles. La lysine synthétique est utilisée comme additif dans les aliments qui ne contiennent pas suffisamment de lysine naturelle, par exemple les céréales, afin de permettre aux nutritionnistes de composer des régimes à base de protéines répondant aux besoins alimentaires des animaux. Les aliments auxquels de la lysine synthétique est ajoutée peuvent également se substituer aux aliments contenant une quantité suffisante de lysine à l’état naturel, tel le soja.
3 En 1995, à l’issue d’une enquête secrète menée par le Federal Bureau of Investigation (FBI), des perquisitions ont été effectuées aux États-Unis dans les locaux de plusieurs entreprises actives sur le marché de la lysine. Aux mois d’août et d’octobre 1996, ADM Company ainsi que les sociétés Kyowa Hakko Kogyo Co. Ltd (ci-après ‘Kyowa’), Sewon Corp. Ltd, Cheil Jedang Corp. (ci-après ‘Cheil’) et Ajinomoto Co. Inc. ont été inculpées par les autorités américaines pour avoir formé une entente ayant consisté à fixer les prix de la lysine et à répartir les volumes de vente de ce produit entre juin 1992 et juin 1995. À la suite d’accords conclus avec le ministère de la Justice américain, ces entreprises se sont vu imposer des amendes par le juge saisi du dossier, à savoir une amende de 10 millions de dollars des États-Unis (USD) pour Kyowa Hakko Kogyo et Ajinomoto, une amende de 70 millions de USD pour ADM Company et une amende de 1,25 million de USD pour Cheil. Le montant de l’amende imposée à Sewon Corp. s’élevait, selon cette dernière, à 328 000 USD. Par ailleurs, trois dirigeants d’ADM Company ont été condamnés à des peines d’emprisonnement et à des amendes pour leur rôle dans l’entente.
4 En juillet 1996, Ajinomoto a, sur la base de la communication 96/C 207/04 de la Commission concernant la non-imposition d’amendes ou la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes (JO 1996, C 207, p. 4, ci-après la ‘communication sur la coopération’), proposé à la Commission de coopérer avec elle pour établir l’existence d’un cartel sur le marché de la lysine et ses effets dans l’Espace économique européen (EEE).
5 Les 11 et 12 juin 1997, la Commission a procédé à des vérifications, en application de l’article 14, paragraphe 3, du règlement n° 17 […], dans les installations européennes d’ADM Company et dans celles de Kyowa Hakko Europe GmbH. À la suite de ces vérifications, Kyowa Hakko Kogyo et Kyowa Hakko Europe ont fait connaître leur souhait de coopérer avec la Commission et lui ont fourni certaines informations concernant, notamment, la chronologie des réunions entre les producteurs de lysine.
6 Le 28 juillet 1997, la Commission a, en application de l’article 11 du règlement n° 17, adressé à ADM Company et ADM Ingredients, à Sewon Corp. et à sa filiale européenne Sewon Europe GmbH (ci-après, prises ensemble, ‘Sewon’), ainsi qu’à Cheil, des demandes de renseignements concernant leur comportement sur le marché des acides aminés et les réunions de l’entente identifiées dans ces demandes. Après une lettre de la Commission du 14 octobre 1997 leur rappelant qu’elles n’avaient pas répondu à ses demandes, ADM Ingredients a répondu à la demande de la Commission concernant le marché de la lysine. ADM Company n’a fourni aucune réponse.
7 Le 30 octobre 1998, sur la base des informations qui lui avaient été communiquées, la Commission a envoyé une communication des griefs à ADM Company et ADM Ingredients (ci-après, prises ensemble, ‘ADM’) et aux autres entreprises concernées, à savoir Ajinomoto et sa filiale européenne Eurolysine SA (ci-après, prises ensemble, ‘Ajinomoto’), Kyowa Hakko Kogyo et sa filiale européenne Kyowa Hakko Europe (ci-après, prises ensemble, ‘Kyowa’), Daesang Corp. (anciennement Sewon Corp.) et sa filiale européenne Sewon Europe, et Cheil, pour violation de l’article 81, paragraphe 1, CE et de l’article 53, paragraphe 1, de l’accord sur l’EEE (ci-après l’‘accord EEE’). Dans sa communication des griefs, la Commission reprochait à ces entreprises d’avoir fixé les prix de la lysine dans l’EEE ainsi que des quotas de vente pour ce marché et d’avoir échangé des informations sur leurs volumes de vente, à partir des mois de septembre 1990 (Ajinomoto, Kyowa et Sewon), de mars 1991 (Cheil) et de juin 1992 (ADM) jusqu’au mois de juin 1995. Après réception de cette communication des griefs, les requérantes ont informé la Commission qu’elles ne contestaient pas la matérialité des faits.
8 À la suite de l’audition des entreprises concernées le 1er mars 1999, la Commission a, le 17 août 1999, envoyé à ces dernières une communication des griefs complémentaire concernant la durée de l’entente, dans laquelle il était conclu qu’Ajinomoto, Kyowa et Sewon avaient participé à l’entente au moins à partir du mois de juin 1990, Cheil au moins à partir du début de l’année 1991 et les requérantes à partir du 23 juin 1992. Les requérantes ont répondu à cette communication des griefs complémentaire le 6 octobre 1999, en confirmant qu’elles ne contestaient pas la matérialité des faits reprochés.
9 Au terme de la procédure, la Commission a adopté la décision [litigieuse]. [Celle-ci] a été notifiée aux requérantes par lettre du 16 juin 2000.
10 La [décision litigieuse] comprend les dispositions suivantes:
‘Article premier
[ADM Company] et sa filiale européenne [ADM Ingredients], Ajinomoto Company Incorporated et sa filiale européenne Eurolysine SA, Kyowa Hakko Kogyo Company Limited et sa filiale européenne Kyowa Hakko Europe GmbH, Daesang Corporation et sa filiale européenne Sewon Europe GmbH, ainsi que [Cheil] ont enfreint l’article 81, paragraphe 1, du traité CE et l’article 53, paragraphe 1, de l’accord EEE en participant à des accords sur les prix, les volumes de ventes et l’échange d’informations individuelles sur les volumes de ventes de lysine synthétique, couvrant l’ensemble de l’EEE.
La durée de l’infraction a été la suivante:
a) dans le cas d’[ADM Company] et d’[ADM Ingredients]: du 23 juin 1992 au 27 juin 1995;
b) dans le cas d’Ajinomoto Company Incorporated et d’Eurolysine SA: au moins à partir de juillet 1990 jusqu’au 27 juin 1995;
[…]
Article 2
Les amendes suivantes sont infligées aux entreprises énumérées à l’article 1er, en raison de l’infraction constatée audit article:
a) [ADM Company] et
[ADM Ingredients]
(solidairement responsables) une amende de: 47 300 000 euros
b) Ajinomoto Company Incorporated et
Eurolysine SA
(solidairement responsables) une amende de: 28 300 000 euros
[...]’
11 Aux fins du calcul du montant des amendes, la Commission a fait application, dans la [décision litigieuse], de la méthodologie exposée dans les lignes directrices […] ainsi que de la communication sur la coopération.
12 En premier lieu, le montant de base de l’amende, déterminé en fonction de la gravité et de la durée de l’infraction, a été fixé à 39 millions d’euros en ce qui concerne ADM. S’agissant d’Ajinomoto, de Kyowa, de Cheil et de Sewon, le montant de base de l’amende a été fixé, respectivement, à 42, à 21, à 19,5 et à 21 millions d’euros (considérant 314 de la [décision litigieuse]).
13 Pour la fixation du montant de départ des amendes, déterminé en fonction de la gravité de l’infraction, la Commission a, tout d’abord, considéré que les entreprises concernées avaient commis une infraction très grave, eu égard à sa nature, à son impact concret sur le marché de la lysine dans l’EEE et à l’étendue du marché géographique concerné. Estimant ensuite, sur la base de leurs chiffres d’affaires totaux réalisés au cours de la dernière année de la période infractionnelle, qu’il existait une disparité considérable dans la dimension des entreprises auteurs de l’infraction, la Commission a procédé à un traitement différencié. En conséquence, le montant de départ des amendes a été fixé à 30 millions d’euros pour ADM et Ajinomoto, et à 15 millions d’euros pour Kyowa, Cheil et Sewon (considérant 305 de la [décision litigieuse]).
14 Pour tenir compte de la durée de l’infraction commise par chaque entreprise et déterminer le montant de base de leur amende respective, le montant de départ ainsi déterminé a été majoré de 10 % par an, soit une majoration de 30 % pour ADM et Cheil, et de 40 % pour Ajinomoto, Kyowa et Sewon (considérant 313 de la [décision litigieuse]).
15 En deuxième lieu, au titre des circonstances aggravantes, les montants de base des amendes infligées à ADM et à Ajinomoto ont été majorés de 50 % chacun, soit 19,5 millions d’euros pour ADM et 21 millions d’euros pour Ajinomoto, au motif que ces entreprises avaient joué un rôle de meneur dans la commission de l’infraction (considérant 356 de la [décision litigieuse]).
16 En troisième lieu, au titre des circonstances atténuantes, la Commission a diminué de 20 % la majoration appliquée à l’amende de Sewon à raison de la durée de l’infraction, au motif que cette entreprise avait joué un rôle passif dans l’entente à compter du début de l’année 1995 (considérant 365 de la [décision litigieuse]). La Commission a, en outre, diminué de 10 % les montants de base des amendes de chacune des entreprises concernées, au motif qu’elles avaient toutes mis fin à l’infraction dès les premières interventions d’une autorité publique (considérant 384 de la [décision litigieuse]).
17 En quatrième lieu, la Commission a procédé à une ‘réduction significative’ du montant des amendes, au sens du titre D de la communication sur la coopération. À ce titre, la Commission a consenti, à Ajinomoto et à Sewon, une réduction de 50 % du montant de l’amende qui leur aurait été infligée en l’absence de coopération, à Kyowa et à Cheil, une réduction de 30 % et, enfin, à ADM, une réduction de 10 % (considérants 431, 432 et 435 de la [décision litigieuse]).»
Le recours devant le Tribunal et l’arrêt attaqué
9 Le 25 août 2000, les requérantes ont introduit un recours devant le Tribunal contre la décision litigieuse.
10 Par leur recours, elles ont conclu à l’annulation de cette décision leur infligeant une amende ou à la réduction de l’amende infligée par celle-ci.
11 Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a:
– fixé le montant de l’amende infligée, solidairement, aux requérantes à 43 875 000 euros;
– rejeté le recours pour le surplus;
– condamné les requérantes à supporter leurs propres dépens ainsi que les trois quarts de ceux de la Commission des Communautés européennes et condamné celle-ci à supporter un quart de ses propres dépens.
Les conclusions des parties devant la Cour
12 Les requérantes concluent à ce qu’il plaise à la Cour:
– annuler l’arrêt attaqué dans la mesure où le Tribunal a rejeté leur recours formé contre la décision litigieuse;
– annuler l’article 2 de la décision litigieuse dans la mesure où il concerne ADM;
– subsidiairement, en ce qui concerne le deuxième tiret, modifier l’article 2 de la décision litigieuse afin de réduire ou d’annuler l’amende infligée à ADM;
– subsidiairement, en ce qui concerne les deuxième et troisième tirets, renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il soit statué conformément à l’arrêt de la Cour sur le plan du droit;
– en tout état de cause, condamner la Commission à supporter ses propres dépens ainsi que les dépens d’ADM en ce qui concerne la procédure devant le Tribunal et celle devant la Cour.
13 La Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour:
– rejeter le pourvoi;
– condamner les requérantes aux dépens.
Les moyens avancés
14 À l’appui de leur pourvoi, les requérantes soulèvent les moyens suivants:
– violation du principe de non-rétroactivité en entérinant l’application rétroactive par la Commission des lignes directrices;
– violation du principe d’égalité:
– en entérinant la discrimination exercée par la Commission, quant à la méthode de calcul des amendes appliquée à des infractions simultanées au droit de la concurrence, selon que cette institution communautaire a arrêté sa décision avant ou après la publication des lignes directrices;
– en entérinant un montant de départ égal pour l’amende infligée à ADM et celle infligée à Ajinomoto, bien que la part de marché d’Ajinomoto dans l’EEE soit près du double de celle d’ADM;
– violation du principe non bis in idem en jugeant que la Commission n’était tenue ni de compenser ni de prendre en compte les amendes payées par ADM à d’autres autorités en ce qui concerne les mêmes actions;
– violation de l’obligation de motivation:
– en constatant que la Commission n’était pas obligée de tenir compte des amendes payées par ADM dans des États tiers, bien que l’amende infligée par la Commission soit fonction, notamment, du chiffre d’affaires mondial d’ADM et que, par conséquent, celle-ci est sanctionnée en fonction de son chiffre d’affaires dans des États dans lesquels ADM a déjà été condamnée à des amendes;
– en constatant que l’amende est raisonnable nonobstant le manquement de la Commission à son obligation de tenir compte du chiffre d’affaires d’ADM pour la lysine dans l’EEE;
– dénaturation des éléments de preuve en constatant que la Commission avait prouvé l’existence d’une incidence économique, alors que ces éléments de preuve ne constituent pas une analyse des niveaux de prix en l’absence de collusion et donc ne font pas apparaître que les prix étaient supérieurs à ce qu’ils auraient été s’il en était allé autrement;
– violation du principe en vertu duquel la Commission doit respecter les règles qu’elle s’est imposées à elle même en autorisant cette institution à enfreindre les lignes directrices;
– violation du principe de proportionnalité, tel qu’il a été interprété par la Cour et par le Tribunal, principe en vertu duquel il doit exister un certain rapport entre les amendes et le chiffre d’affaires pertinent.
Sur le pourvoi
Sur le premier moyen, tiré d’une violation du principe de non-rétroactivité
15 Par son premier moyen, les requérantes font grief au Tribunal d’avoir, aux points 39 à 61 de l’arrêt attaqué, violé le principe de non-rétroactivité en entérinant l’application rétroactive par la Commission des lignes directrices.
16 Elles font valoir que l’amende aurait été d’un montant moins élevé que celui de l’amende établie selon les lignes directrices si la pratique antérieure avait été suivie.
17 Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté ce grief sur le fondement d’un raisonnement dont le libellé est identique à celui figurant dans les arrêts de cette même juridiction ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour du 28 juin 2005, Dansk Rørindustri e.a./Commission (C‑189/02 P, C‑202/02 P, C‑205/02 P à C‑208/02 P et C‑213/02 P, Rec. p. I-5425).
18 Aux points 202 à 206 de ce dernier arrêt, la Cour a résumé l’argumentation du Tribunal comme suit.
«202 Le Tribunal a relevé, d’abord et à juste titre, que le principe de non-rétroactivité des lois pénales, consacré à l’article 7 de la CEDH comme droit fondamental, constitue un principe général du droit communautaire dont le respect s’impose lorsque des amendes sont infligées pour infraction aux règles de concurrence et que ce principe exige que les sanctions prononcées correspondent à celles qui étaient fixées à l’époque où l’infraction a été commise.
203 Le Tribunal a jugé, ensuite, que les lignes directrices restent dans le cadre juridique régissant la détermination du montant des amendes, tel que défini, antérieurement aux infractions, à l’article 15 du règlement n° 17.
204 En effet, la méthode de calcul des amendes prévue par les lignes directrices continuerait d’être fondée sur les principes que prescrit cette disposition, dès lors que le calcul est toujours effectué sur la base de la gravité et de la durée de l’infraction et que l’amende ne peut dépasser un montant maximal de 10 % du chiffre d’affaires global.
205 Les lignes directrices ne modifieraient donc pas le cadre juridique des sanctions, celui-ci restant uniquement défini par le règlement n° 17. La pratique décisionnelle antérieure de la Commission ne ferait pas partie de ce cadre juridique.
206 Enfin, selon le Tribunal, il n’y a pas d’aggravation rétroactive des amendes même si les lignes directrices peuvent, dans certains cas, entraîner une augmentation de celles-ci. Ceci découlerait de la marge d’appréciation dans la fixation du montant des amendes qui reviendrait à la Commission conformément au règlement n° 17. Cette institution pourrait ainsi, à tout moment, relever le niveau des amendes aux besoins de sa politique de concurrence, à condition de rester dans les limites indiquées dans le règlement n° 17 […]»
19 Ainsi que la Cour l’a constaté aux points 207 et 208 de l’arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, la prémisse du Tribunal selon laquelle les lignes directrices ne font pas partie du cadre juridique déterminant le montant des amendes, ce cadre étant constitué exclusivement par l’article 15 du règlement n° 17, de sorte que l’application des lignes directrices à des infractions commises avant leur adoption ne saurait se heurter au principe de non-rétroactivité, est inexacte.
20 En effet, la modification d’une politique répressive, en l’occurrence la politique générale de la concurrence de la Commission en matière d’amendes, en particulier si elle est opérée par l’adoption de règles de conduite telles que les lignes directrices, peut avoir des incidences au regard du principe de non-rétroactivité (arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, point 222).
21 Cependant, l’application efficace des règles communautaires de la concurrence exige que la Commission puisse à tout moment adapter le niveau des amendes aux besoins de cette politique (arrêts du 7 juin 1983, Musique Diffusion française e.a./Commission, 100/80 à 103/80, Rec. p. 1825, point 109, et Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, point 227).
22 Il en découle que les entreprises impliquées dans une procédure administrative pouvant donner lieu à une amende ne sauraient acquérir une confiance légitime dans le fait que la Commission ne dépassera pas le niveau des amendes pratiqué antérieurement ni dans une méthode de calcul de ces dernières (arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, point 228).
23 Par conséquent, en l’espèce, les entreprises doivent tenir compte de la possibilité que, à tout moment, la Commission décide d’élever le niveau du montant des amendes par rapport à celui appliqué dans le passé (arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, point 229).
24 Ceci vaut non seulement lorsque la Commission procède à un relèvement du niveau du montant des amendes en prononçant des amendes dans des décisions individuelles, mais également si ce relèvement s’opère par l’application, à des cas d’espèce, de règles de conduite ayant une portée générale telles que les lignes directrices (arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, point 230).
25 Comme dans l’affaire Dansk Rørindustri e.a./Commission, il doit en être conclu que les lignes directrices et, en particulier, la nouvelle méthode de calcul des amendes qu’elles comportent, à supposer qu’elle ait eu un effet aggravant quant au niveau des amendes infligées, étaient raisonnablement prévisibles pour des entreprises telles que les requérantes à l’époque où les infractions concernées ont été commises et que, en appliquant les lignes directrices dans la décision litigieuse à des infractions commises avant leur adoption, la Commission n’a pas violé le principe de non-rétroactivité (arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, points 231 et 232).
26 Par conséquent, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en rejetant le moyen d’annulation tiré d’une violation du principe de non-rétroactivité.
27 Au vu de tout ce qui précède, il y a lieu de rejeter le premier moyen du pourvoi.
Sur le deuxième moyen, tiré d’une violation du principe d’égalité
28 Le deuxième moyen invoqué par les requérantes se divise en deux branches. ADM reproche au Tribunal d’avoir violé le principe d’égalité, d’une part, en entérinant la discrimination exercée par la Commission, quant à la méthode de calcul des amendes appliquée aux infractions simultanées au droit de la concurrence, selon que cette institution a arrêté sa décision avant ou après la publication des lignes directrices (points 69 à 75 de l’arrêt attaqué), et, d’autre part, en confirmant un montant de départ égal pour l’amende infligée à ADM et celle infligée à Ajinomoto, bien que la part de marché dans l’EEE de cette seconde entreprise soit près du double de celle d'ADM (points 207 et 211 à 214 de l’arrêt attaqué).
29 S’agissant de la première branche du deuxième moyen, elle est étroitement liée au premier moyen en ce que le traitement prétendument discriminatoire découle du fait que, à partir d’une certaine date, les lignes directrices ont été appliquées.
30 Ainsi qu’il a été relevé au point 21 du présent arrêt, la Commission peut à tout moment décider d’élever le niveau du montant des amendes par rapport à celui appliqué dans le passé.
31 Pour cette raison, la Cour a, au point 110 de l’arrêt Musique Diffusion française e.a./Commission, précité, rejeté un moyen fondé, notamment, sur l’argument que la méthode appliquée par la Commission est discriminatoire parce que les faits de cette affaire étaient apparus en même temps que ceux d’autres procédures dans lesquelles la Commission avait pris une décision avant celle de l’espèce, en appliquant des amendes d'un montant nettement moindre.
32 Dès lors, la première branche du deuxième moyen ne saurait prospérer.
33 En ce qui concerne la seconde branche du même moyen, l’argumentation des requérantes repose sur la prémisse selon laquelle, lorsque plusieurs entreprises ont participé à la même infraction, les montants de départ de l’amende ne sauraient être différenciés que sur la base du chiffre d’affaires résultant des ventes du produit en cause dans l’EEE. Cette prémisse est erronée.
34 Ainsi qu’il ressort des points 243 et 312 de l’arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, une différenciation, en ce qui concerne les montants de départ de l’amende, sur la base d’autres critères que le chiffre d’affaires pertinent est permise.
35 Le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit en jugeant, au point 212 de l’arrêt attaqué, sur la base des constatations factuelles qui lui incombent, que le chiffre d’affaires global d’ADM, qui demeure une indication de la taille et de la puissance économique d’une entreprise, fait apparaître clairement qu’ADM est deux fois plus importante qu’Ajinomoto, ce qui, à la fois, est de nature à compenser le fait qu’elle exerce une influence inférieure à celle d’Ajinomoto sur le marché de la lysine dans l’EEE et explique que le montant de départ de l’amende soit fixé à un niveau suffisamment dissuasif.
36 Par conséquent, il y a lieu de rejeter la seconde branche du deuxième moyen, et donc ce moyen dans son ensemble.
Sur le troisième moyen, tiré d’une violation d’un corollaire du principe non bis in idem
Argumentation des parties
37 Par leur troisième moyen, tel que précisé lors de l’audience, les requérantes font valoir une violation d’un corollaire du principe non bis in idem en ce que le Tribunal a jugé, aux points 85 à 104 de l’arrêt attaqué, que la Commission n’était pas tenue de compenser ou de prendre en compte des amendes versées à d’autres autorités et sanctionnant les mêmes agissements.
38 Ce moyen se divise en trois branches.
39 Les requérantes font d’abord valoir que le Tribunal a commis une erreur de droit en interprétant trop restrictivement le principe non bis in idem et l’arrêt du 14 décembre 1972, Boehringer Mannheim/Commission (7/72, Rec. p. 1281). Elles soutiennent que, parmi les principes élémentaires, il existe un corollaire du principe non bis in idem qui exige que des sanctions concourantes concernant les mêmes faits doivent être prises en compte. Il s’agirait d’un principe fondamental du droit communautaire existant indépendamment de toute convention. Les requérantes soutiennent que, dans l’arrêt Boehringer Mannheim/Commission, précité, la Cour a traité d’un État tiers et qu’elle a jugé que les principes élémentaires de la justice s’appliquaient dans des affaires de cette nature. Il serait conforme aux principes de bonne administration de la justice et de proportionnalité que les sanctions ultérieures tiennent compte de celles qui ont déjà été infligées par une juridiction, quelle qu’elle soit, pour les mêmes agissements. Procéder autrement risquerait de pénaliser excessivement les entreprises concernées et ce serait leur infliger une amende disproportionnée par rapport à la nécessité de la dissuasion et/ou à la justice répressive.
40 Ensuite, les requérantes avancent que la conclusion formulée aux points 101 et 102 de l’arrêt attaqué, selon laquelle elles n’ont pas établi que les faits constitutifs de l’infraction sanctionnée par la Commission et par des États tiers sont identiques, constitue une dénaturation des éléments de preuve, une violation de l’article 36 du statut de la Cour de justice pour manquement à l’obligation de motivation et une atteinte à leur droit de se défendre.
41 Enfin, les requérantes font valoir que le Tribunal a commis une erreur en constatant, au point 103 de l’arrêt attaqué, que, même si les faits étaient identiques, il n’existerait aucun droit à compensation, car ADM n’avait pas établi que les sanctions prononcées dans les États tiers concernaient l’application ou l’effet de l’entente dans l’EEE, et en constatant que ces sanctions étaient calculées en fonction du chiffre d’affaires d’ADM aux États-Unis et au Canada. Il serait uniquement nécessaire d’établir l’identité des actes sanctionnés par la Commission et par les autorités des États tiers. ADM aurait établi que ses actes et l’entente sanctionnée par la Commission et les autorités des États tiers concernaient exactement la même entente mondiale.
42 Quant à la première branche du troisième moyen invoqué par les requérantes, la Commission soutient que, dans l’arrêt Boehringer Mannheim/Commission, précité, il n’a pas été tranché la question de savoir si cette institution est tenue d’imputer une sanction infligée par les autorités d’un États tiers dans l’hypothèse où les faits retenus contre une entreprise par cette institution et par lesdites autorités seraient identiques. Elle estime qu’il existe de bonnes raisons de considérer que le principe de droit naturel invoqué dans les arrêts du 13 février 1969, Wilhelm e.a. (14/68, Rec. p. 1), et Boehringer Mannheim/Commission, précité, n’est applicable que dans l’Union européenne. Toutes les juridictions de l’Union devraient, en tout cas pour ce qui est du droit de la concurrence, se conformer à la jurisprudence prépondérante de la Cour, et les compétences de ces États ainsi que celles des institutions communautaires se chevauchent. Il n’existerait ni lien, ni chevauchement de ce type entre les États-Unis d’Amérique et la Communauté européenne.
43 S’agissant de la deuxième branche du troisième moyen invoqué par les requérantes, la Commission soutient que le Tribunal a établi, en faisant référence à l’arrêt Boehringer Mannheim/Commission, précité, que les autorités communautaires et américaines s’intéressaient au comportement adopté par les membres de l’entente sur leurs territoires respectifs. Dans cet arrêt, la Cour aurait fait une distinction entre les accords donnant naissance à une entente et l’application de celle-ci sur des territoires différents.
44 En ce qui concerne la troisième branche dudit troisième moyen, la Commission fait valoir qu’ADM a fait une lecture erronée du point 103 de l’arrêt attaqué. Le Tribunal aurait effectivement abordé la question de savoir si les condamnations aux États-Unis et au Canada concernaient un comportement identique à celui sanctionné par la Commission dans la décision litigieuse.
45 La Commission estime que, à moins que les faits incriminés par les autorités communautaires et américaines ne se caractérisent par un même objet et par une même localisation territoriale, il ne sont pas considérés comme identiques. Les faits incriminés par la Commission et par les autorités américaines ne seraient pas identiques et rien n’autoriserait ADM à laisser entendre que ces dernières avaient l’intention de la sanctionner pour la mise en œuvre des accords au sein de l’EEE.
Appréciation de la Cour
– Sur la première branche du troisième moyen
46 Ainsi qu’elles l’ont clarifié lors de l’audience, les requérantes n’invoquent pas le principe non bis in idem en tant que tel. Elles ne prétendent donc pas que la Commission a eu tort de commencer la procédure ou qu’elle n’a pas le pouvoir d’imposer une amende. Les requérantes font plutôt valoir qu’il existe, dans les principes élémentaires de la justice, un corollaire au principe non bis in idem, selon lequel les sanctions concourantes concernant les mêmes faits doivent être prises en compte.
47 À cet égard, il convient de rappeler à titre liminaire que, dans le cadre du pourvoi, le contrôle de la Cour a pour objet, d’une part, d’examiner dans quelle mesure le Tribunal a pris en considération, d’une manière juridiquement correcte, tous les facteurs essentiels pour apprécier la gravité d’un comportement déterminé à la lumière des articles 81 CE et 15 du règlement n° 17 et, d’autre part, de vérifier si le Tribunal a répondu à suffisance de droit à l’ensemble des arguments invoqués par le requérant tendant à la suppression ou à la réduction de l’amende (arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, point 244 et jurisprudence citée).
48 En l’espèce, le Tribunal a, au point 98 de l’arrêt attaqué, relevé qu’il résulte du libellé du point 3 de l’arrêt Boehringer Mannheim/Commission, précité, que la Cour n’a pas tranché la question de savoir si la Commission est tenue d’imputer une sanction infligée par les autorités d’un État tiers dans l’hypothèse où les faits retenus contre une entreprise par cette institution et par lesdites autorités seraient identiques, mais que la Cour a fait de l’identité des faits incriminés par la Commission et les autorités d’un État tiers une condition préalable à l’interrogation susvisée.
49 À cet égard, le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit. En effet, dans l’arrêt Boehringer Mannheim/Commission, précité, la Cour n’a pas tranché cette question vu qu’il n’était pas établi que les faits retenus contre la requérante par la Commission, d’une part, et les autorités américaines, d’autre part, étaient identiques.
50 Ensuite, renvoyant au point 11 de l’arrêt Wilhelm e.a., précité, le Tribunal a, au point 99 de l’arrêt attaqué, jugé que c’est en considération de la situation particulière qui résulte, d’une part, de l’étroite interdépendance des marchés nationaux des États membres et du marché commun et, d’autre part, du système particulier de répartition des compétences entre la Communauté et les États membres en matière d’ententes sur un même territoire, celui du marché commun, que la Cour, ayant admis la possibilité d’une double poursuite, a, eu égard à l’éventuelle double sanction qui en découle, jugé nécessaire la prise en compte de la première décision répressive conformément à une exigence d’équité.
51 Au point 100 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a constaté qu’une telle situation fait défaut dans le cas d’espèce et a conclu que, en l’absence d’allégation d’une disposition conventionnelle expresse prévoyant l’obligation pour la Commission, lors de la fixation du montant d’une amende, de tenir compte de sanctions déjà infligées à la même entreprise pour le même fait par des autorités ou des juridictions d’un État tiers, tels les États-Unis d’Amérique ou le Canada, les requérantes ne sauraient valablement reprocher à la Commission d’avoir méconnu, en l’espèce, cette prétendue obligation.
52 Même à supposer que ce raisonnement soit erroné et que la sanction infligée par les autorités d’un État tiers soit un élément de nature à entrer dans l’appréciation des circonstances de l’espèce en vue de déterminer le montant de l’amende, le grief tiré de l’absence de prise en compte par la Commission des amendes déjà infligées dans des États tiers ne saurait prospérer que si les faits retenus à l’encontre d'ADM par la Commission, d’une part, et les autorités des Etats-Unis et du Canada, d’autre part, étaient identiques.
53 Le Tribunal a, aux points 101 à 103 de l’arrêt attaqué, examiné, à titre subsidiaire, si les requérantes ont apporté la preuve d’une telle identité. Il convient donc d’examiner les autres branches du troisième moyen, qui se réfèrent à ces points.
54 En ce qui concerne le principe de bonne administration, également invoqué par les requérantes, dans le cadre de la première branche du troisième moyen, il n’est pas pertinent dans le contexte en cause.
– Sur la deuxième branche du troisième moyen
55 En ce qui concerne le constat du Tribunal selon lequel la preuve que les faits retenus contre ADM par la Commission et par les autorités des Etats-Unis et du Canada sont identiques n’a pas été établie, les requérantes invoquent, d’abord, une dénaturation des éléments de preuve. Elles font valoir que le fait que les infractions concernant la lysine et l’acide citrique se distinguaient l’une de l’autre ressort à l’évidence des documents relatifs à l’accord judiciaire tant aux États-Unis qu’au Canada, États dans lesquels les infractions seraient qualifiées de chefs d’accusation pénale distincts contre ADM. Ni ces documents ni aucun autre élément ne donneraient à penser que les accords distincts en cause s’inscrivent dans un «ensemble plus large d’accords et de pratiques concertées».
56 Toutefois, le Tribunal n’a pas considéré que les infractions concernant respectivement la lysine et l’acide citrique ne se distinguaient pas l’une de l’autre. Au début du point 103 de l’arrêt attaqué, il a certes évoqué des doutes s’agissant de la question de savoir si la condamnation concernant l’entente sur la lysine peut être considérée comme distincte de celle relative à l’entente sur l’acide citrique. Cependant, il a supposé que tel était le cas.
57 Pour autant que le Tribunal a estimé que les condamnations aux États-Unis et au Canada visaient un ensemble plus large d’accords et de pratiques concertées, il ne saurait être soutenu que cette juridiction a dénaturé des éléments de preuve. La référence aux «condamnations aux États-Unis et au Canada [qui] visaient un ensemble plus large d’accords et de pratiques concertées» figurant au point 102 de l’arrêt attaqué doit être lue à la lumière du point 5 de l’arrêt Boehringer Mannheim/Commission, précité, où «un ensemble plus large» est visé et auquel le Tribunal s’est référé au point précédent. Elle doit donc être comprise en ce sens que lesdites condamnations portent également sur les agissements relatifs à l’acide citrique, qui ne sont pas en cause dans la décision litigieuse.
58 Le grief tiré d’une dénaturation des éléments de preuve doit donc être rejeté.
59 Les requérantes invoquent ensuite que le Tribunal a écarté, sans motivation, les preuves supplémentaires fournies par elles quant à l’identité des procédures, violant ainsi l’article 36 du statut de la Cour de justice.
60 Il convient de rappeler à cet égard que l’obligation de motiver les arrêts qui incombe au Tribunal en vertu des articles 36 et 53, premier alinéa, du statut de la Cour de justice n’impose pas au Tribunal de fournir un exposé qui suivrait exhaustivement et un par un tous les raisonnements articulés par les parties au litige. La motivation peut donc être implicite à condition qu’elle permette aux intéressés de connaître les raisons pour lesquelles les mesures en question ont été prises et à la Cour de disposer des éléments suffisants pour exercer son contrôle juridictionnel (voir, en ce sens, arrêt du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission, C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, Rec. p. I-123, point 372).
61 S’agissant des preuves additionnelles présentées par ADM, le Tribunal n’a pas violé l’obligation de motivation qui lui incombe. Sa motivation repose sur la prémisse selon laquelle, afin d’établir l’identité des faits retenus, les requérantes auraient dû établir que les condamnations prononcées aux États-Unis et au Canada avaient visé des applications ou des effets de l’entente autres que ceux intervenus dans ces États et, en particulier, dans l’EEE. En constatant que cela n’était nullement établi, le Tribunal a implicitement qualifié d’insuffisants à l’égard de ce critère les éléments de preuve additionnels présentés par les requérantes.
62 Il s’ensuit que le grief tiré d’une violation de l’article 36 du statut de la Cour de justice ne saurait être accueilli.
63 Enfin, les requérantes font valoir que, étant donné que, dans ses mémoires et dans la décision litigieuse, la Commission a reconnu à l’évidence que les faits sanctionnés dans le cadre de procédures engagées dans des États tiers étaient précisément les mêmes que ceux qui ont été exposés devant le Tribunal, celui-ci aurait dû leur donner la possibilité d’être entendues en ce qui concerne la constatation contraire.
64 À cet égard, il y a lieu de relever que la Commission a, certes, indiqué que l’infraction commise dans l’EEE résultait de l’existence d’une entente mondiale. Ce faisant, la Commission n’a toutefois pas reconnu une identité des faits retenus contre les requérantes par elle-même, d’une part, et par les autorités des États-Unis et du Canada, d’autre part.
65 En effet, il ressort du point 183 des motifs de la décision litigieuse que la Commission reproche à ADM et aux autres entreprises visées par cette décision d’avoir enfreint l’article 81 CE et l’article 53 de l’accord EEE en ce que, à l’intérieur de l’EEE et dans le cadre d’un accord, elles ont fixé les prix de la lysine, contrôlé l’offre et procédé entre elles à une répartition des volumes de ventes et qu’elles ont échangé des informations sur leurs volumes de ventes aux fins de contrôler le respect des quotas de ventes dont elles étaient convenues. Au point 311 des motifs de la même décision, la Commission a noté que, d’après les informations fournies par les autorités des États-Unis et du Canada, les amendes pénales infligées aux entreprises visées par cette décision ont pris en considération uniquement les effets anticoncurrentiels que l’entente examinée dans ladite décision avait produits dans le ressort de ces juridictions.
66 Il en découle que, pour la Commission, il s’agissait de l’application d’une entente sur des territoires différents. Par conséquent, les constatations de la Commission avaient permis aux requérantes de défendre utilement leur point de vue à cet égard.
67 Dès lors, le grief tiré d’une violation du droit d’être entendu n’est pas fondé.
– Sur la troisième branche du troisième moyen
68 Le point 103 de l’arrêt attaqué s’insère dans l’analyse du Tribunal relative à l’identité des faits reprochés.
69 À cet égard, il convient de constater que, lorsque la sanction infligée dans l’État tiers ne vise que les applications ou les effets de l’entente sur le marché de cet État et la sanction communautaire que les applications ou les effets de celle-ci sur le marché communautaire, l’identité des faits fait défaut.
70 Si le Tribunal a, au point 103 de l’arrêt attaqué, souligné que les amendes en cause ont été calculées en fonction des chiffres d’affaires réalisés respectivement aux États-Unis et au Canada, c’était pour étayer sa conclusion selon laquelle les amendes visaient à sanctionner l’application de l’accord sur ces territoires, et non sur celui de l’EEE.
71 D’après le Tribunal, ADM n’a pas établi que, au-delà des applications ou des effets de l’entente en cause intervenus respectivement aux États-Unis et au Canada, les sanctions imposées dans ces États visaient des applications ou des effets de cette entente dans l’EEE.
72 Le grief principal soulevé par les requérantes dans le cadre de la troisième branche du troisième moyen est donc non fondé.
73 À titre subsidiaire, elles font valoir que la Commission est obligée de tenir compte des amendes versées à d’autres autorités et calculées en fonction du chiffre d’affaires aux États-Unis et au Canada, là où, comme en l’espèce, la Commission tient compte du chiffre d’affaires mondial des requérantes pour la lysine afin de calculer l’amende à leur infliger. Ce faisant, cette institution calculerait ladite amende en fonction du chiffre d’affaires des requérantes dans les États dans lesquels celles-ci ont déjà payé une amende, en l’ajoutant à leur chiffre d’affaires sur le marché de l’EEE.
74 Toutefois, dans la décision litigieuse, le chiffre d’affaires mondial n’a été utilisé que pour comparer la dimension relative des entreprises concernées afin de tenir compte de la capacité effective desdites entreprises à causer un préjudice important au marché de la lysine dans l’EEE.
75 Ce grief doit, dès lors, être rejeté.
76 Étant donné que tous les griefs soulevés par les requérantes à l’encontre du constat fait par le Tribunal qu’elles n’ont pas établi l’identité des faits retenus ne sont pas fondés, il convient de rejeter le troisième moyen.
Sur le quatrième moyen, tiré d’une violation de l’obligation de motivation
77 Le quatrième moyen se divise en deux branches.
78 Par la première branche de ce moyen, qui vise les points 85 à 94 de l’arrêt attaqué, les requérantes font valoir que le Tribunal a violé l’article 36 du statut de la Cour de justice en jugeant que la Commission n’était pas obligée de tenir compte des amendes payées par elles dans des États tiers, bien que l’amende infligée par la Commission soit fonction notamment de leur chiffre d’affaires mondial et que, par conséquent, les requérantes soient sanctionnées en fonction de leur chiffre d’affaires dans des États dans lesquels elles ont déjà été condamnées à des amendes.
79 Par la seconde branche de leur quatrième moyen, qui vise les points 198 à 206 de l’arrêt attaqué, les requérantes reprochent au Tribunal d’avoir violé l’article 36 du statut de la Cour de justice en constatant que l’amende est raisonnable nonobstant le manquement de la Commission à son obligation de tenir compte du chiffre d’affaires de ces requérantes pour la lysine dans l’EEE.
80 En ce qui concerne les exigences inhérentes à l’obligation de motivation incombant au Tribunal, il y a lieu de renvoyer au point 60 du présent arrêt.
81 En l’espèce, l’arrêt du Tribunal est, en ce qui concerne les deux aspects en cause, suffisamment motivé. D’une part, le Tribunal a, aux points 85 à 103 de l’arrêt attaqué, donné une motivation circonstanciée de sa conclusion que la Commission n’était pas obligée de tenir compte des amendes payées par ADM dans des États tiers. D’autre part, il a, aux points 198 à 206 de l’arrêt attaqué, exposé ses motifs pour rejeter l’argumentation des requérantes selon laquelle l’amende était disproportionnée par rapport au chiffre d’affaires réalisé par celles-ci sur le marché de la lysine dans l’EEE.
82 Par conséquent, le quatrième moyen doit être rejeté.
Sur le cinquième moyen, tiré d’une dénaturation des éléments de preuve
83 Par leur cinquième moyen, qui vise les points 142 à 171 de l’arrêt attaqué, les requérantes font valoir que le Tribunal a dénaturé les éléments de preuve en constatant que la Commission avait prouvé l’existence d’une incidence économique.
84 Plus spécifiquement, les requérantes reprochent au Tribunal d’avoir dénaturé les éléments de preuve en concluant que la Commission a prouvé à suffisance de droit que les prix étaient supérieurs à ce qu’ils auraient été en l'absence de collusion. Les éléments de preuve de la Commission dont le Tribunal a, aux points 154 à 160 de l’arrêt attaqué, constaté l’existence ne feraient apparaître que des niveaux de prix effectifs, sans que soient analysés les niveaux de prix probables en l’absence d’entente.
85 À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’appréciation des faits ne constitue pas, sous réserve du cas de la dénaturation des éléments de preuve produits devant le Tribunal, une question de droit soumise, comme telle, au contrôle de la Cour (voir, notamment, arrêt du 21 juin 2001, Moccia Irme e.a./Commission, C‑280/99 P à C‑282/99 P, Rec. p. I-4717, point 78).
86 Or, les requérantes n’ont pas établi que des éléments de preuve aient été dénaturés. La critique avancée par elles à l’encontre du raisonnement suivi par le Tribunal est dénuée de fondement. Ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 124 de ses conclusions, il ressort de la lecture de la décision litigieuse ainsi que de l’arrêt attaqué que la Commission a fourni une série d’éléments de preuve sur l’augmentation des prix provoquée par l’entente et que ces éléments ont été examinés de façon approfondie par le Tribunal. En rejetant les arguments des requérantes tendant à démontrer qu’il n’a pas été prouvé que les prix appliqués étaient supérieurs à ceux qui auraient été pratiqués dans le cadre d’un oligopole agissant en l’absence d’infraction, le Tribunal n’a pas déduit des éléments de preuve ce qu’ils ne disent manifestement pas.
87 Par conséquent, il y a lieu de rejeter le cinquième moyen.
Sur le sixième moyen, tiré d’une violation du principe en vertu duquel la Commission doit respecter les règles qu’elle s’est imposées
88 Par leur sixième moyen, les requérantes reprochent au Tribunal d’avoir, aux points 191 à 206 de l’arrêt attaqué, violé le principe selon lequel la Commission doit respecter les règles qu’elle s’est imposées à elle-même.
89 Le Tribunal aurait constaté que la Commission n’avait tenu compte que du chiffre d’affaires total des requérantes pour toutes les lignes de produits ainsi que du chiffre d’affaires mondial pour la lysine en fixant le montant de départ et que, par conséquent, elle avait manqué à son obligation de tenir compte du chiffre d’affaires à considérer. Nonobstant le non-respect par la Commission de ses propres lignes directrices, le Tribunal aurait estimé que l’amende était légale parce qu’elle ne violait pas le principe de proportionnalité. Il ne serait pas loisible au Tribunal, au moins sans exposer ses motifs, de permettre à la Commission de violer les lignes directrices. Permettre à la Commission de méconnaître les lignes directrices dans les seules limites des exigences de la proportionnalité serait porter atteinte aux principes de sécurité juridique et d’une bonne administration ainsi qu’exercer une discrimination entre les requérantes et d’autres entreprises auxquelles les lignes directrices sont dûment appliquées.
90 Pour ces motifs, le Tribunal aurait dû utiliser la méthode exposée dans les lignes directrices relatives aux amendes, en tenant compte du chiffre d’affaires d'ADM à considérer, afin de fixer le niveau correct des amendes. En manquant à son obligation en ce sens, il aurait violé le principe suivant lequel la Commission doit respecter les règles qu’elle s’est imposées à elle-même.
91 À cet égard, il convient de rappeler que, si des règles de conduite visant à produire des effets externes, comme c’est le cas des lignes directrices qui visent des opérateurs économiques, ne sauraient être qualifiées de règle de droit à l’observation de laquelle l’administration serait, en tout cas, tenue, elles énoncent toutefois une règle de conduite indicative de la pratique à suivre dont l’administration ne peut s’écarter, dans un cas particulier, sans donner des raisons qui soient compatibles avec le principe d’égalité de traitement (voir, en ce sens, arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, points 209 et 210).
92 Il ne saurait être reproché au Tribunal d’avoir autorisé la Commission à appliquer les lignes directrices de manière erronée. En effet, après avoir, au point 197 de l’arrêt attaqué, jugé que, en se fondant sur les chiffres d’affaires mondiaux d’ADM sans prendre en considération son chiffre d’affaires sur le marché de la lysine dans l’EEE, la Commission a méconnu le point 1, A, quatrième et sixième alinéas, des lignes directrices, le Tribunal a lui-même apprécié le caractère approprié du montant de l’amende.
93 Toutefois, lorsque, dans un cas où un élément pour l’évaluation de l’infraction en cause n’a pas été dûment pris en compte par la Commission, le Tribunal a constaté une violation des lignes directrices et évoqué l’affaire dans le cadre de son pouvoir de pleine juridiction, les principes d’égalité et de sécurité juridique exigent qu’il est tenu de vérifier d’abord si, en tenant compte dudit élément, l’amende reste néanmoins dans le cadre constitué par lesdites lignes directrices. Le principe de proportionnalité ne s’applique qu’après une telle évaluation.
94 Partant, le Tribunal a commis une erreur de droit en appliquant le seul critère de proportionnalité.
95 Or, il est implicite dans l’appréciation, effectuée aux points 203 à 205 de l’arrêt attaqué, du chiffre d’affaires d’ADM provenant des ventes de lysine dans l’EEE que, si la Commission avait appliqué correctement les lignes directrices en tenant compte de ce chiffre, le résultat de la détermination de l’amende n’aurait pas été différent.
96 Le sixième moyen doit dès lors être rejeté.
Sur le septième moyen, tiré d’une violation du principe de proportionnalité
Argumentation des requérantes
97 Par leur septième moyen, les requérantes reprochent au Tribunal d’avoir méconnu le principe de proportionnalité tel qu’interprété par la Cour et le Tribunal. En effet, aux points 199 à 202 de l’arrêt attaqué, il aurait, à tort, rejeté l’argument suivant lequel le principe de proportionnalité exige l’existence d’un certain rapport entre l’amende et le chiffre d’affaires à considérer et dont il ressort qu’une amende de 115 % dudit chiffre d’affaires, comme dans la présente affaire, est disproportionnée. Pour leur calcul, les requérantes se fondent sur le chiffre d’affaires réalisé par elles sur le marché de la lysine dans l’EEE au cours de la dernière année d’infraction.
98 Elles estiment que, à la différence de ce que le Tribunal a jugé, au point 200 de l’arrêt attaqué, l’arrêt du 16 novembre 2000, KNP BT/Commission (C-248/98 P, Rec. p. I-9641), comprend un principe d’application générale, à savoir que la sanction doit être proportionnée à l’importance de l’entreprise sur le marché des produits faisant l’objet de l’infraction.
99 Les requérantes soutiennent que les faits de la présente affaire sont identiques à ceux de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du Tribunal du 14 juillet 1994, Parker Pen/Commission (T-77/92, Rec. II-549), dans lequel celui-ci a réduit l’amende au motif que la Commission n’avait pas tenu suffisamment compte du chiffre d’affaires à considérer. Le fait que, dans l’affaire Parker Pen/Commission, précitée, c’est l’amende définitive qui a été réduite, et non le montant de départ de l’amende calculé en raison de la gravité, serait sans pertinence. Il n’y aurait pas eu de calcul distinct du montant de départ dans ladite affaire. En outre, l’amende infligée aux requérantes serait disproportionnée par rapport au chiffre d’affaires à considérer, qu’il soit tenu compte soit de l’amende définitive, soit du montant de départ en raison de la gravité.
Appréciation de la Cour
100 Selon la jurisprudence de la Cour, il est loisible, en vue de la détermination de l’amende, de tenir compte aussi bien du chiffre d’affaires global de l’entreprise qui constitue une indication, fût-elle approximative et imparfaite, de la taille de celle-ci et de sa puissance économique que de la part de ce chiffre qui provient des marchandises faisant l’objet de l’infraction et qui est donc de nature à donner une indication de l’ampleur de celle-ci. Il ne faut pas attribuer ni à l’un ni à l’autre de ces chiffres une importance disproportionnée par rapport aux autres éléments d’appréciation et, par conséquent, la fixation d’une amende appropriée ne peut être le résultat d’un simple calcul basé sur le chiffre d’affaires global. Il en est particulièrement ainsi lorsque les marchandises concernées ne représentent qu’une faible fraction de ce chiffre (arrêts précités Musique Diffusion française e.a./Commission, point 121, et Dansk Rørindustri e.a./Commission, point 243).
101 En revanche, le droit communautaire ne contient pas de principe d’application générale selon lequel la sanction doit être proportionnée à l’importance de l’entreprise sur le marché des produits faisant l’objet de l’infraction.
102 Au point 200 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté l’argumentation des requérantes dans les termes suivants:
«[…] Il résulte, en effet, de la jurisprudence que la limite instituée par l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17, par référence au chiffre d’affaires global de l’entreprise, vise précisément à éviter que les amendes soient disproportionnées par rapport à l’importance de celle-ci (arrêt Musique [D]iffusion française e.a./Commission, précité, point 119). Dans la mesure où le montant de l’amende finale ne dépasse pas 10 % du chiffre d’affaires global d’ADM au cours de la dernière année d’infraction, elle ne saurait donc être considérée comme disproportionnée du seul fait qu’elle dépasse le chiffre d’affaires réalisé sur le marché concerné. Il convient d’observer que les requérantes ont fait référence à [l’arrêt KNP BT/Commission, précité, point 61], dans lequel [la Cour] a souligné, de manière incidente, que ‘l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 [...] vise à garantir que la sanction soit proportionnée à l’importance de l’entreprise sur le marché des produits faisant l’objet de l’infraction’. Outre le fait que, dans le point 61 de l’arrêt susvisé, la Cour vise expressément, à titre de référence, le point 119 de l’arrêt Musique [D]iffusion française e.a./Commission, précité, il y a lieu de souligner que la formulation en cause, non reprise dans la jurisprudence ultérieure, s’inscrit dans le contexte particulier de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt KNP BT/Commission, précité. En l’occurrence, la requérante reprochait, en effet, à la Commission d’avoir tenu compte de la valeur des ventes internes au groupe aux fins de la détermination de ses parts de marché, ce qui a néanmoins été jugé valable par la Cour pour le motif précité. Il ne saurait, dès lors, en être déduit que la sanction infligée à ADM est disproportionnée.»
103 Cette motivation n’est pas entachée d’erreur de droit.
104 En ce qui concerne l’arrêt Parker Pen/Commission, précité, il ressort de son point 94 que le Tribunal n’a fait qu’appliquer les règles énoncées au point 121 de l’arrêt Musique Diffusion française e.a./Commission, précité, et rappelées au point 100 du présent arrêt.
105 En outre, il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle se prononce sur des questions de droit dans le cadre d’un pourvoi, de substituer, pour des motifs d’équité, son appréciation à celle du Tribunal statuant, dans l’exercice de sa pleine juridiction, sur le montant des amendes infligées à des entreprises en raison de la violation par celles-ci du droit communautaire (arrêt Dansk Rørindustri e.a./Commission, précité, point 245 et jurisprudence citée).
106 Par conséquent, il y a lieu de rejeter le septième moyen.
107 Il découle de tout ce qui précède que le pourvoi doit être rejeté.
Sur les dépens
108 Aux termes de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 118 du même règlement, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation d’ADM Company et d’ADM Ingredients et celles-ci ayant succombé en leurs moyens, il y a lieu de les condamner aux dépens.
Par ces motifs, la Cour (première chambre) déclare et arrête:
1) Le pourvoi est rejeté.
2) Archer Daniels Midland Co. et Archer Daniels Midland Ingredients Ltd sont condamnées aux dépens.
Signatures
* Langue de procédure: l’anglais.