Affaire C-12/03 P
Commission des Communautés européennes
contre
Tetra Laval BV
«Pourvoi – Concurrence – Règlement (CEE) nº 4064/89 – Décision déclarant incompatible avec le marché commun une concentration de type 'conglomérat' – Effet de levier – Étendue du contrôle juridictionnel – Éléments à prendre en considération – Engagements relatifs à des comportements»
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Conclusions de l'avocat général M. A. Tizzano, présentées le 25 mai 2004 |
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Arrêt de la Cour (grande chambre) du 15 février 2005 |
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Sommaire de l'arrêt
- 1.
- Concurrence – Concentrations – Examen par la Commission – Appréciations d'ordre économique – Concentration de type conglomérat – Pouvoir discrétionnaire d'appréciation – Contrôle juridictionnel – Limites
(Règlement du Conseil nº 4064/89, art. 2)
- 2.
- Concurrence – Concentrations – Appréciation de la compatibilité avec le marché commun – Concentration de type conglomérat – Présentation d'une analyse prospective rigoureuse s'appuyant sur des preuves solides
(Règlement du Conseil nº 4064/89, art. 2, § 2 et 3)
- 3.
- Concurrence – Concentrations – Appréciation de la compatibilité avec le marché commun – Concentration de type conglomérat – Prise en compte de comportements anticoncurrentiels prévisibles susceptibles de produire un effet de levier – Admissibilité – Absence d'obligation pour la Commission d'en apprécier la vraisemblance au regard des risques inhérents à leur adoption par
une entreprise
(Art. 82 CE; règlement du Conseil nº 4064/89, art. 2, § 2 et 3)
- 4.
- Concurrence – Concentrations – Examen par la Commission – Engagements des entreprises concernées de nature à rendre l'opération notifiée compatible avec le marché commun – Prise en compte des engagements tant comportementaux que structurels
(Règlement du Conseil nº 4064/89, art. 2, § 2 et 3, et 8, § 2)
- 5.
- Concurrence – Concentrations – Appréciation de la compatibilité avec le marché commun – Prise en compte de l'élimination ou de la réduction significative d'une concurrence potentielle venant renforcer une position
dominante – Admissibilité – Obligation pour la Commission de démontrer le renforcement allégué – Caractère insuffisant du seul constat de l'existence d'une position dominante très nette de l'entreprise acquéreuse
(Règlement du Conseil nº 4064/89, art. 2, § 1, 2 et 3)
- 1.
- Les règles de fond du règlement nº 4064/89, relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises, et, en
particulier, l’article 2 de celui-ci, confèrent à la Commission un certain pouvoir discrétionnaire, notamment pour ce qui
est des appréciations d’ordre économique. En conséquence, le contrôle par le juge communautaire de l’exercice d’un tel pouvoir,
qui est essentiel dans la définition des règles en matière de concentrations, doit être effectué compte tenu de la marge d’appréciation
que sous-tendent les normes de caractère économique faisant partie du régime des concentrations.
- Si la Cour reconnaît à la Commission une marge d’appréciation en matière économique, cela n’implique pas que le juge communautaire
doit s’abstenir de contrôler l’interprétation, par la Commission, de données de nature économique. En effet, le juge communautaire
doit notamment non seulement vérifier l’exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, leur fiabilité et leur cohérence,
mais également contrôler si ces éléments constituent l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération
pour apprécier une situation complexe et s’ils sont de nature à étayer les conclusions qui en sont tirées. Un tel contrôle
est d’autant plus nécessaire s’agissant d’une analyse prospective requise par l’examen d’un projet de concentration produisant
un effet de conglomérat.
(cf. points 38-39)
- 2.
- Une analyse prospective, telle que celles qui sont nécessaires en matière de contrôle des concentrations, nécessite d’être
effectuée avec une grande attention, dès lors qu’il ne s’agit pas d’examiner des événements du passé, au sujet desquels on
dispose souvent de nombreux éléments permettant d’en comprendre les causes, ni même des événements présents, mais bien de
prévoir les événements qui se produiront dans l’avenir, selon une probabilité plus ou moins forte, si aucune décision interdisant
ou précisant les conditions de la concentration envisagée n’est adoptée.
- Ainsi, l’analyse prospective consiste à examiner en quoi une opération de concentration pourrait modifier les facteurs déterminant
l’état de la concurrence sur un marché donné afin de vérifier s’il en résulterait une entrave significative à une concurrence
effective. Une telle analyse requiert d’imaginer les divers enchaînements de cause à effet, afin de retenir ceux dont la probabilité
est la plus forte.
- L’analyse d’une opération de concentration de type conglomérat est une analyse prospective dans laquelle la prise en compte
d’un laps de temps étendu dans l’avenir, d’une part, et l’effet de levier nécessaire pour qu’il y ait une entrave significative
à une concurrence effective, d’autre part, impliquent que les enchaînements de cause à effet sont mal discernables, incertains
et difficiles à établir. Dans ce contexte, la qualité des éléments de preuve produits par la Commission pour établir la nécessité
d’une décision déclarant l’opération de concentration incompatible avec le marché commun est particulièrement importante,
ces éléments devant conforter les appréciations de la Commission selon lesquelles, à défaut d’adoption d’une telle décision,
le scénario d’évolution économique sur lequel cette institution se fonde serait plausible.
(cf. points 42-44)
- 3.
- Lors de l’analyse, par la Commission, des effets d’une opération de concentration de type conglomérat, la probabilité de l’adoption
de comportements anticoncurrentiels susceptibles de produire un effet de levier doit être examinée de manière complète, c’est-à-dire
en prenant en considération tant les incitations à adopter de tels comportements que les facteurs de nature à diminuer, voire
à éliminer, de telles incitations, y compris le caractère éventuellement illégal de ces comportements.
- Toutefois, il serait contraire à l’objectif de prévention du règlement nº 4064/89, relatif au contrôle des opérations de concentration
entre entreprises, d’exiger de la Commission que, pour chaque projet de concentration, elle examine dans quelle mesure les
incitations à adopter des comportements anticoncurrentiels seraient réduites, voire éliminées, en raison de l’illégalité des
comportements en question, de la probabilité de leur détection, de leur poursuite par les autorités compétentes, tant au niveau
communautaire que national, et des sanctions qui pourraient en résulter.
- En effet, une telle analyse imposerait un examen exhaustif et détaillé des réglementations des divers ordres juridiques susceptibles
de s’appliquer et de la politique répressive pratiquée dans ces derniers. Par ailleurs, pour être utile, une telle analyse
présuppose un degré élevé de vraisemblance quant aux faits envisagés comme pouvant être reprochés car faisant partie d’un
comportement anticoncurrentiel.
- Il s’ensuit que, au stade de l’appréciation du projet de concentration, une analyse visant à établir l’existence probable
d’une infraction à l’article 82 CE et à s’assurer que celle-ci fera l’objet d’une sanction dans plusieurs ordres juridiques
serait trop spéculative et ne permettrait pas à la Commission de fonder son appréciation sur l’ensemble des éléments factuels
pertinents afin de vérifier s’ils soutiennent la description d’un scénario d’évolution économique tel qu’un effet de levier.
(cf. points 74-77)
- 4.
- S’agissant des engagements de nature à rendre l’opération de concentration notifiée compatible avec le marché commun proposés
par les entreprises concernées, le principe est que ceux-ci doivent permettre à la Commission de conclure que l’opération
de concentration en cause ne créerait ou ne renforcerait pas une position dominante au sens de l’article 2, paragraphes 2
et 3, du règlement nº 4064/89, relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises. Il se déduit d’un tel
principe qu’il est indifférent que l’engagement proposé puisse être qualifié d’engagement comportemental ou d’engagement structurel
et qu’il ne saurait être exclu a priori que des engagements à première vue de type comportemental, tels que la non-utilisation
d’une marque pendant une certaine période ou la mise à la disposition des tiers concurrents d’une partie de la capacité de
production de l’entreprise issue de la concentration, ou plus généralement l’accès à une infrastructure essentielle dans des
conditions non discriminatoires, soient de nature eux aussi à empêcher l’émergence ou le renforcement d’une position dominante.
(cf. point 86)
- 5.
- Il résulte de l’article 2, paragraphe 1, du règlement nº 4064/89, relatif au contrôle des opérations de concentration entre
entreprises, que, pour apprécier la compatibilité d’une opération de concentration avec le marché commun, la Commission tient
compte d’un ensemble d’éléments tels que la structure des marchés en cause, de la concurrence réelle ou potentielle d’entreprises,
de la position ainsi que de la puissance économique et financière des entreprises concernées, des possibilités de choix des
fournisseurs et des utilisateurs, de l’existence de barrières à l’entrée, et de l’évolution de l’offre et de la demande.
- Dès lors, le simple fait que l’entreprise acquéreuse occupe déjà une position dominante très nette sur le marché concerné,
bien que constituant un élément important, ne suffit pas en lui-même pour justifier la conclusion qu’une réduction de la concurrence
potentielle à laquelle cette entreprise doit faire face est constitutive d’un renforcement de sa position.
- En effet, la concurrence potentielle que représente un producteur de produits de substitution sur une partie du marché en
cause n’est que l’un des éléments parmi l’ensemble de ceux qui doivent être pris en considération pour apprécier si une opération
de concentration risque d’avoir pour effet de renforcer une position dominante. À cet égard, il ne saurait être exclu qu’une
réduction de cette concurrence potentielle soit compensée par d’autres éléments, le résultat d’une telle compensation étant
que la position concurrentielle de l’entreprise qui occupait déjà une position dominante demeure inchangée.
(cf. points 125-127)