CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. F. G. JACOBS
présentées le 19 février 2004(1)



Affaire C-166/03



Commission des Communautés européennes
contre
République française


«»






1.        La pureté de l’or a traditionnellement été mesurée en carats, l’or pur titrant 24 carats. Aujourd’hui, elle est souvent exprimée en millièmes. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si une réglementation d’un État membre réservant la dénomination «or» aux ouvrages titrant au moins 750 millièmes (soit 18 carats), alors que ceux titrant 375 ou 585 millièmes (respectivement, 9 ou 14 carats) portent la dénomination «alliage or», constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation, prohibée par l’article 28 CE.

Antécédents

2.        En novembre 2000, à la suite d’une plainte, la Commission a envoyé au gouvernement français une mise en demeure dans laquelle elle indiquait quatre manières dont, selon elle, certaines dispositions de droit français pouvaient faire obstacle à l’importation d’articles en or vers la France.

3.        En septembre 2001, elle a envoyé aux autorités françaises un avis motivé au sens de l’article 226, paragraphe 1, CE concernant deux de ces obstacles reprochés aux échanges.

4.       À la suite de la réponse du gouvernement français du 4 février 2002, seule la question faisant l’objet du présent recours est encore pendante.

5.        Le 10 avril 2003, la Commission a introduit un recours visant à faire constater que, en réservant la dénomination «or» aux ouvrages titrant 750 millièmes, alors que ceux titrant 375 ou 585 millièmes portent la dénomination «alliage or», la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 28 CE.

6.        La disposition litigieuse se trouve à l’article 522 bis du code général des impôts français et s’applique à la vente au détail aux particuliers. Les ouvrages en «alliage or» doivent mentionner leur titre. La disposition ne précise pas si la même obligation existe pour les ouvrages en «or».

Moyens présentés par les parties

7.        La Commission avance que la grande majorité des ouvrages qui devraient ainsi être désignés comme étant en «alliage or» sont importés. Des articles légalement vendus dans leur État membre de provenance comme ouvrages en «or» doivent, en France, être commercialisés sous une appellation différente, moins connue et moins appréciée, ce qui rend leur commercialisation plus difficile et fait ainsi obstacle à leur importation (selon le gouvernement français, en revanche, rien ne prouve que tel est le cas).

8.        Il est constant que constituent des mesures d’effet équivalent, interdites par l’article 28 CE, les obstacles à la libre circulation des marchandises résultant, en l’absence d’harmonisation des législations, de l’application à des marchandises en provenance d’autres États membres, où elles sont légalement fabriquées et commercialisées, de règles relatives aux conditions auxquelles doivent répondre ces marchandises (telles que celles concernant leur dénomination, leur forme, leurs dimensions, leur poids, leur composition, leur présentation, leur étiquetage, leur conditionnement), même si ces règles sont indistinctement applicables à tous les produits, dès lors que cette application ne peut être justifiée par un but d’intérêt général de nature à primer les exigences de la libre circulation des marchandises (2) .

9.        La Commission soutient que l’on ne peut pas invoquer une telle considération d’intérêt général en l’occurrence. Le besoin d’informer les consommateurs – censés être normalement informés et raisonnablement attentifs et avisés (3) – peut être satisfait par un étiquetage adéquat (4) qui pourrait fournir des informations plus détaillées et plus utiles qu’une simple différence de dénomination, et par lequel les commerçants seraient libres de souligner les avantages d’un degré particulier de pureté.

10.      Le gouvernement français, en revanche, considère qu’un tel intérêt existe. Une règle de dénomination nécessaire pour satisfaire aux exigences de loyauté des transactions commerciales et de défense des consommateurs peut se justifier si elle est proportionnée à un objectif qui ne peut être atteint par des mesures restreignant d’une manière moindre les échanges intracommunautaires (5) . La règle litigieuse serait nécessaire à la protection des consommateurs parce qu’elle les informe d’une manière simple et directe de l’existence d’une différence substantielle entre deux qualités de produits, en évitant la confusion que pourraient créer des informations plus techniques. Selon le gouvernement français, elle est proportionnée à cet objectif, elle n’est pas destinée à protéger les avantages acquis par les industries nationales et, partant, elle n’est pas contraire à l’article 28 CE.

11.      Dans leurs mémoires en réplique et en duplique, les parties concentrent le débat sur l’existence ou non d’un obstacle aux échanges. Tout en persistant à affirmer que la règle est susceptible d’entraver les importations, la Commission souligne que, pour tomber sous le coup de l’article 28 CE, il suffit que la mesure litigieuse soit de nature à restreindre, même potentiellement, et même faiblement, le commerce intracommunautaire. En tout état de cause, on ne pourrait pas prétendre que la dénomination d’un produit de luxe aurait peu d’effets sur les consommateurs et la Cour a systématiquement jugé qu’une règle d’étiquetage était moins restrictive qu’une règle de dénomination (6) . Exprimer la pureté du métal en millièmes dans l’étiquetage serait un procédé simple et clair pour le consommateur moyen. Le gouvernement français, en revanche, insiste sur le point que la Commission doit établir l’existence d’un effet sur les échanges, ce qu’elle n’aurait pas fait.

Appréciation

12.      La présente affaire n’appelle pas d’appréciation sur le degré de pureté requis pour qu’un article puisse être désigné comme étant en «or» ni sur la question de savoir quels moyens sont acceptables pour garantir l’exactitude d’une indication de pureté d’un ouvrage en or. Aucune de ces questions n’a encore fait l’objet d’un rapprochement des législations nationales à l’échelle communautaire. Le différend porte sur le point de savoir si, en l’absence d’un tel rapprochement des législations, la règle de droit français relève de l’article 28 CE et, si tel est le cas, si elle peut être justifiée.

13.      Il est utile de rappeler que, en général, en Europe tout au moins, l’or utilisé en joaillerie ou pour produire d’autres articles l’est sous la forme d’un alliage. La proportion d’or se situe ordinairement entre trois huitièmes (375 millièmes) et trois quarts (750 millièmes). On utilise également des titres plus élevés, mais l’or pur ou quasi pur, bien qu’apparemment préféré dans certaines parties du monde, est souvent trop malléable pour être travaillé. Du point de vue de l’aptitude au façonnage, de la solidité et de la durabilité, ce sont généralement les alliages qui sont choisis. Les alliages varient selon leur couleur, leurs propriétés physiques et leur prix. Ils font l’objet de différentes préférences de consommation.

La règle de droit français constitue-t-elle une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative?

14.      En substance, le gouvernement français fait valoir que la Commission n’apporte pas la moindre preuve d’une quelconque entrave, fût-elle mineure ou potentielle.

15.      Dans sa requête, la Commission soutient que la grande majorité des ouvrages titrant 375 ou 585 millièmes vendus en France sont importés, qu’ils peuvent être légalement vendus dans leur État membre de provenance comme ouvrages en «or», mais que, en vertu de la loi française, ils doivent porter en France la dénomination «alliage or». Elle affirme que cette désignation est susceptible de rendre les articles moins attrayants aux yeux des acheteurs que ceux portant la dénomination «or».

16.      L’ensemble de ces éléments, dans la mesure où ils sont considérés comme réunis en l’espèce, nous amènent à conclure à l’illégalité de la règle au regard de l’article 28 CE. En conséquence, la question se pose de savoir s’il existe néanmoins des circonstances de nature à la rendre compatible avec le droit communautaire (7) .

17.      Dans son mémoire en défense, la République française nie que des articles portant la dénomination «alliage or» seraient moins attrayants pour les acheteurs et fait valoir que la Commission n’apporte aucune preuve d’un quelconque effet sur le commerce intracommunautaire.

18.      Or, selon une jurisprudence constante, toute mesure susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire est à considérer comme une mesure d’effet équivalant à des restrictions quantitatives et, à ce titre, interdite par l’article 28 CE (8) . À l’évidence, ce critère est ici satisfait.

19.      L’affirmation que la disposition litigieuse n’aurait pas le moindre effet sur les achats, et donc sur le commerce, est non seulement peu plausible, mais va également à l’encontre du principal argument avancé par le gouvernement français, à savoir que la disposition serait nécessaire pour protéger les consommateurs.

20.      Toute règle de protection des consommateurs concernant la désignation des produits en fonction de leurs qualités est destinée à influencer l’achat, même si son effet se limite à éviter que les consommateurs achètent un article sur la foi d’une erreur. Les dénominations indiquant une qualité supérieure seront toujours, en principe, plus attirantes que celles désignant une qualité moindre. Toutes choses égales par ailleurs, comme le prix, c’est l’indication de la qualité qui est susceptible d’être déterminante dans le choix du consommateur, lequel préférera la qualité la plus attrayante. Or, on ne peut pas sérieusement prétendre que «or» n’est pas une dénomination plus attrayante pour des articles de joaillerie que «alliage or».

21.      En conséquence, la règle en cause est de nature à entraver les échanges entre États membres. Elle est donc, en principe, prohibée par l’article 28 CE.

La règle peut-elle être justifiée?

22.      Il ressort clairement de la jurisprudence inspirée de l’arrêt Cassis de Dijon (9) que la défense des consommateurs et la loyauté des transactions commerciales sont des objectifs d’intérêt général qui peuvent prévaloir sur la libre circulation des biens.

23.      Il paraît également aller de soi que, compte tenu de la valeur intrinsèque du matériau servant à produire des ouvrages en or, ces objectifs requièrent une information appropriée concernant la teneur en or du matériau. S’il ne fait aucun doute que la beauté, la qualité du travail et le prix de l’ouvrage seront des facteurs qui vont influencer la décision finale de l’acheteur, il est certain que la proportion d’or contenue dans l’article sera prise en considération elle aussi. L’or est une matière première qui suscite une certaine fascination, et l’histoire montre que l’homme a toujours éprouvé une prédilection pour la pureté du métal, jointe à une appréhension, peut-être justifiée, de la fraude.

24.      Toutefois, comme l’affirme la Commission à juste titre, il peut être répondu à ces préoccupations par un étiquetage adéquat.

25.      Un système d’étiquetage selon l’échelle de titres en millièmes généralement admise aujourd’hui paraît tout à fait proportionné par rapport aux objectifs de défense des consommateurs et de loyauté des transactions commerciales. Il est entièrement transparent, même si, encore qu’il ne s’agisse là que d’un inconvénient mineur, le public en général est peut-être plus habitué à penser en pourcentage plutôt qu’en millièmes.

26.      Le système des carats, qui était couramment utilisé avant et qui, peut-être, s’avère aujourd’hui encore ancré dans les habitudes, est également transparent, encore qu’il faille, pour pouvoir l’utiliser, savoir que l’or pur titre 24 carats, ce qui n’est pas toujours connu de tous, et pouvoir raisonner en vingt-quatrièmes.

27.      En revanche, le système préconisé par le gouvernement français est plus opaque. Faute de fournir plus d’informations, il pourrait amener des consommateurs à penser simplement que les articles dénommés «or» sont faits d’or pur, alors que ceux vendus sous l’appellation «alliage or» sont d’un matériau de moindre qualité. Tel quel, ce système semble donc inapproprié pour réaliser les objectifs visés, et ce pour trois raisons.

28.      Premièrement, il ne donne pas la moindre information directe, et ne donne pas davantage d’informations détaillées indirectes, en ce qui concerne la teneur en or précise de l’ouvrage désigné.

29.      Deuxièmement, il ne permet pas d’avertir le consommateur du fait qu’un ouvrage titrant 750 millièmes est également un alliage puisqu’il contient 25 % d’un ou de plusieurs autres métaux.

30.      Troisièmement, il ne permet pas de distinguer entre eux des ouvrages titrant, respectivement, 585 et 375 millièmes – une distinction qui pourrait, le cas échéant, être plus importante aux yeux des consommateurs que celle entre 750 et 585, puisqu’il s’agit d’une distinction entre des alliages comportant, respectivement, plus et moins que 50 % d’or.

31.      Selon toute apparence, il est vrai, la réglementation litigieuse requiert que, en ce qui concerne au moins les deux niveaux de pureté les plus bas mentionnés ci-dessus, les ouvrages commercialisés soient assortis de leur titre précis. Cependant, à cet égard, la méthode parallèle de distinction entre «or» et «alliage or» apparaît, au mieux, superflue et elle ne convient certainement pas pour informer le consommateur sur ce qui est, en substance, une échelle de proportions.

32.      Ces défauts dépassent largement, à notre avis, la simplicité et les avantages invoqués pour justifier le système – ce dernier étant susceptible d’alimenter la confusion au lieu de l’éviter. Par conséquent, non contente d’être moins efficace pour la réalisation des objectifs visés que l’étiquetage préconisé par la Commission, la règle en cause est en fait inadéquate et ne peut pas être considérée comme proportionnée. L’argumentation du gouvernement français, selon lequel elle constitue un complément nécessaire à l’information «technique» exprimée en millièmes, ne peut donc trouver aucun fondement.

33.      Enfin, on peut relever que les arguments du gouvernement français à cet égard se trouvent quelque peu affaiblis par le fait que, lors de la procédure précontentieuse, celui-ci a, par une lettre du 7 février 2001, annoncé son intention de renoncer entièrement à l’application de la règle litigieuse.

Conclusion

34.      En conclusion, nous suggérons à la Cour de:

1)
constater que, en réservant la dénomination «or» aux ouvrages titrant 750 millièmes, alors que ceux titrant 375 ou 585 millièmes portent la dénomination «alliage or», la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 28 CE, et

2)
condamner la République française aux dépens.


1
Langue originale: l'anglais.


2
Voir, par exemple, arrêts du 20 février 1979, Rewe-Zentral, dit «Cassis de Dijon» (120/78, Rec. p. 649, point 14), et du 14 juin 2001, Commission/France (C‑84/00, Rec. p. I-4553, point 24).


3
Voir, par exemple, arrêt du 21 juin 2001, Commission/Irlande (C‑30/99, Rec. p. I-4619, point 32).


4
Arrêt du 9 décembre 1981, Commission/Italie (193/80, Rec. p. 3019, point 27 en particulier).


5
Arrêt du 5 décembre 2000, Guimont (C‑448/98, Rec. p. I-10663, point 27 et la jurisprudence citée).


6
Voir arrêts Commission/Italie, précité note 4, Guimont, précité note 5, et du 16 janvier 2003, Commission/Espagne (C‑12/00, Rec. p. I-459).


7
Comparer, par exemple, avec arrêt Guimont, précité note 5, points 25 à 27.


8
Voir arrêts du 11 juillet 1974, Dassonville (8/74, Rec. p. 837, point 5), et du 11 décembre 2003, Deutscher Apothekerverband (C-322/01, non encore publié au Recueil, point 66).


9
Voir note 2.