I –Introduction
1. Par la présente affaire, la Cour est à nouveau appelée à interpréter l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104/CEE
(2)
quant au principe de l'épuisement dans l'Espace économique européen (ci‑après l'«EEE») des droits conférés par la marque.
2. Dans le litige au principal, des produits de marque ont été fabriqués en dehors de l'EEE et y ont été importés par le titulaire
de la marque — ou, en tout état de cause, par des sociétés qui lui sont apparentées. Ces produits ont été ultérieurement vendus
en partie par ces sociétés apparentées, en partie par des tiers; il était constant qu'il s'agissait d'une distribution au
sein de l'EEE. Après que le titulaire de la marque eut tenté par une action en contrefaçon d'interférer dans cette distribution
au sein de l'EEE, la question s'est posée devant le juge national de savoir si — et le cas échéant à partir de quel moment
— les droits du titulaire de la marque doivent ou devaient être considérés comme épuisés.
3. Dans ce contexte, la juridiction de renvoi souhaiterait savoir en substance s'il faut voir dans la — simple — importation
dans l'EEE des produits de marque la mise dans le commerce de ces produits, fait générateur de l'épuisement des droits conférés
par la marque, ou s'il faut au contraire se fonder sur des actes ultérieurs du titulaire de la marque.
II –Le cadre juridique
4. L'article 5 de la directive 89/104 dispose:
«Droits conférés par la marque
1. La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en
l'absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires:
a) d'un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée;
[…]
3. Si les conditions énoncées aux paragraphes 1 et 2 sont remplies, il peut notamment être interdit:
[…]
b) d'offrir les produits, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins, ou d'offrir ou de fournir des services
sous le signe;
c) d'importer ou d'exporter les produits sous le signe;
[…]»
5. L'article 7 de la directive 89/104 s'intitule «Épuisement du droit conféré par la marque». Aux termes de son paragraphe 1:
«Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d'interdire l'usage de celle-ci pour des produits qui ont été
mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement.»
6. Conformément à l'article 65, paragraphe 2, lu en combinaison avec l'annexe XVII, point 4, de l'accord sur l'Espace économique
européen, l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 a été modifié aux fins dudit accord, l'expression «dans la Communauté»
étant remplacée par les termes «sur le territoire d'une partie contractante».
III –Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles
7. Peak Holding AB (ci-après «Peak Holding») est titulaire de plusieurs marques enregistrées en Suède et/ou dans la Communauté.
Le droit d'utiliser les marques a été dévolu à la société Peak Performance Production AB (ci-après «Peak Production»), apparentée
au groupe; cette dernière produit et vend des vêtements et accessoires sous ces marques en Suède et à l'étranger.
8. En septembre 2000, la société Handelskompaniet Factory Outlet i Löddeköpinge AB, à laquelle a succédé la société Axolin-Elinor
AB (ci-après «Axolin-Elinor»), a proposé à la vente dans ses boutiques un lot d'environ 25 000 vêtements destinés au consommateur
final, lesquels portaient les marques de Peak Holding, et a fait insérer dans les journaux des annonces publicitaires à ce
sujet. Les vêtements faisant partie de ce lot avaient été fabriqués en dehors de l'Europe pour le compte de Peak Production
(3)
. Ils avaient été importés en Europe en vue d'y être vendus et faisaient partie de l'assortiment ordinaire de Peak Production
durant les années 1996 à 1998.
9. Il est constant entre les parties au principal que, durant cette période, 70 % de ces articles ont été proposés à la vente
en magasin aux consommateurs. Selon Axolin-Elinor, ces vêtements avaient été proposés à la vente dans des magasins appartenant
à des revendeurs indépendants, tandis que, selon Peak Holding, la vente s'effectuait dans les propres boutiques de Peak Production.
10. En novembre et en décembre 1999, tous les vêtements faisant partie du lot ont été proposés à la vente aux consommateurs à
Copenhague dans les locaux de Base Camp, un magasin fourni par la société sœur de Peak Production, Carli Gry Denmark A/S.
Peak Production a ensuite vendu les vêtements restants à l'entreprise française COPAD International (ci-après «COPAD»). À
cette occasion, Peak Production aurait stipulé que le lot ne devait pas être revendu dans des pays européens autres que la
Slovénie et la Russie, à l'exception de 5 % de la quantité totale qui pouvaient être vendus en France.
11. Axolin-Elinor a expressément contesté l'accord d'une telle restriction et a au contraire soutenu qu'elle avait acquis le lot
auprès de la société suédoise Truefit Sweden AB.
12. Il est constant entre les parties que le lot en cause n'a pas quitté l'EEE depuis le moment où il a quitté les entrepôts de
Peak Production au Danemark jusqu'à sa livraison à Axolin-Elinor.
13. Soutenant que les activités de commercialisation exercées par Axolin‑Elinor ont porté atteinte aux droits de marque détenus
par Peak Holding, cette dernière a, en octobre 2000, formé un recours devant le Lunds Tingsrätt. Le Tingsrätt, estimant que
les marchandises avaient bien été commercialisées du fait qu'elles avaient été mises à la disposition des consommateurs dans
le magasin Base Camp et que le droit conféré par la marque n'avait pu être restauré postérieurement à cet événement, a rejeté
la demande. Peak Holding a, devant le Hovrätten över Skåne och Blekinge, interjeté appel du jugement du Tingsrätt.
14. La juridiction de renvoi ayant estimé que la solution du litige nécessitait une interprétation de l'article 7, paragraphe
1, de la directive 89/104, elle a décidé de surseoir à statuer et de déférer à titre préjudiciel les questions suivantes:
«1) Doit-on considérer que des marchandises ont été mises dans le commerce du fait que le propriétaire du droit de marque:
a) les a importées dans le marché commun, en acquittant les droits à l'importation, en vue de les vendre sur ce marché?
b) les a proposées à la vente dans ses propres magasins ou dans celui d'une société apparentée, sans pour autant qu'il y ait
eu vente?
2) Dans l'hypothèse où des marchandises ont été mises dans le commerce suivant l'une des deux propositions alternatives reprises
ci-dessus et que le droit de marque aurait été épuisé de ce fait, sans qu'il y ait eu vente des marchandises, le titulaire
du droit de marque peut-il interrompre cet épuisement en replaçant les marchandises en entrepôt?
3) Doit-on considérer que des marchandises ont été mises dans le commerce du fait que le titulaire de la marque les a cédées
à une autre entreprise dans le marché intérieur, également dans l'hypothèse où, lors de la vente, le titulaire de la marque
avait posé comme condition que les marchandises ne seraient pas revendues dans le marché commun?
4) La circonstance que le titulaire du droit de marque a autorisé l'acquéreur, lors de la cession du lot dont faisaient partie
les marchandises, à revendre une petite partie des marchandises dans le marché commun, sans spécifier nommément les marchandises
auxquelles s'appliquait cette autorisation a‑t‑elle une incidence sur la réponse à la troisième question?»
IV –Appréciation juridique
15. La première question préjudicielle vise en particulier à déterminer à partir de quel moment précis un produit revêtu d'une
marque doit être considéré comme étant «mis dans le commerce». La deuxième question préjudicielle paraît subsidiaire dans
la mesure où elle est posée dans l'hypothèse où il faut admettre une mise dans le commerce sur la base des actes invoqués
par le juge national dans la première question préjudicielle. En raison de ce lien étroit entre les deux premières questions
préjudicielles, nous souhaiterions les examiner ensemble.
16. Les troisième et quatrième questions préjudicielles concernent les rapports entre le critère de la mise dans le commerce et
celui du consentement figurant à l'article 7, paragraphe 1, étant entendu qu'il convient dans la quatrième question préjudicielle
d'aborder uniquement une particularité liée à la teneur du consentement, le cas échéant déterminant. En conséquence, il convient
également d'examiner ensemble ces deux questions.
A –Première et deuxième questions préjudicielles
17. En ce qui concerne les deux premières questions préjudicielles, il s'agit en substance de concrétiser la notion de «mise dans
le commerce» afin de pouvoir déterminer à partir de quel moment un produit revêtu d'une marque doit être traité comme ayant
été mis dans le commerce dans l'EEE par le titulaire de la marque lui-même. Cette question est d'une importance pratique primordiale.
De sa solution dépend notamment l'appréciation, en droit des marques, de ventes captives
(4)
ou d'opérations commerciales auxiliaires
(5)
.
18. Il convient de souligner à titre liminaire que le droit conféré par la marque est défini par l'article 5 de la directive 89/104
comme un droit exclusif. L'article 5, paragraphe 3, de ladite directive énumère en détail les pouvoirs du titulaire de la
marque; selon son point b) figure parmi ces pouvoirs le droit d'interdire que les produits soient offerts, mis dans le commerce
ou détenus à ces fins. Selon le droit communautaire applicable figure au nombre des prérogatives fondamentales du titulaire
de la marque le droit de décider du lieu et du moment de la mise dans le commerce dans l'EEE du produit revêtu de la marque
(6)
.
19. Le principe de l'épuisement communautaire, tel qu'il se traduit à l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104, doit
permettre de créer un équilibre entre les intérêts de la libre circulation des marchandises, d'une part, et l'exercice du
droit conféré par la marque, d'autre part. Sans ce principe, le titulaire de la marque posséderait en effet le pouvoir d'empêcher
la mise dans le commerce dans un État membre déterminé de produits revêtus de la marque que lui-même ou qu'un tiers a, avec
son consentement, mis dans le commerce dans un autre État membre. Cela affecterait considérablement le bon fonctionnement
du marché intérieur. Dans l'intérêt d'un bon fonctionnement du marché intérieur, le principe de l'épuisement communautaire
— maintenant l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 — permet ainsi de surmonter l'étendue en principe territoriale
de la protection conférée par les droits des marques nationaux
(7)
. Grâce à l'équilibre établi, il revient donc au titulaire de la marque de décider de la première mise dans le commerce —
dans l'EEE — des produits
(8)
alors qu'il lui est interdit de contrôler au regard du droit des marques le circuit de distribution ultérieure.
20. Une particularité de l'harmonisation (partielle) des droits des marques nationaux sur la base de la directive 89/104 tient
au fait que le principe de l'épuisement communautaire développé dans un premier temps par rapport au marché intérieur a également
acquis de l'importance pour les échanges avec les États tiers
(9)
. La Cour a clairement indiqué dans ce cadre que la mise sur le marché en dehors de l'EEE n'épuise pas le droit du titulaire
de s'opposer à l'importation de ces produits effectuée sans son consentement, et en a conclu que «le législateur communautaire
a ainsi permis au titulaire de la marque de contrôler la première mise dans le commerce dans l'EEE des produits revêtus de
la marque»
(10)
sans toutefois examiner l'esprit et la finalité du principe de l'épuisement au-delà des considérations — non pertinentes
ici — relatives au bon fonctionnement du marché intérieur
(11)
.
21. Enfin, on relèvera à titre liminaire qu'un renforcement des droits du titulaire de la marque — comme par un décalage dans
le temps de l'acte pertinent pour admettre l'existence d'un épuisement des droits — s'accompagne en principe de possibilités
supplémentaires de restreindre dans l'EEE la libre circulation des marchandises.
22. La réponse aux deux premières questions préjudicielles relatives au critère de la mise dans le commerce selon l'article 7,
paragraphe 1, de la directive 89/104 présuppose une interprétation de cette disposition à l'aide des méthodes d'interprétation
habituelles. Dans le cadre de ces méthodes, il convient de revenir sur les interprétations proposées par le juge national
dans la première question préjudicielle.
Interprétation littérale de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104
23. Nonobstant les différences éventuelles que présentent les versions linguistiques de l'article 7, paragraphe 1, de la directive
89/104
(12)
, le gouvernement suédois souligne à juste titre le fait que, en prenant pour base le langage courant, il ressort du libellé
de cette disposition que, en tout état de cause, un acte du titulaire de la marque à destination du marché est nécessaire
pour pouvoir considérer comme rempli le critère de la mise dans le commerce. Cela est également confirmé par un rappel historique.
Dans l'arrêt de principe Centrafarm/Winthorp
(13)
, la Cour énonce la chose suivante: «Un tel obstacle [à la libre circulation des marchandises] n'est pas justifié lorsque
le produit a été écoulé licitement sur le marché de l'État membre d'où il est importé, par le titulaire lui‑même ou avec son consentement, de sorte qu'il ne peut être question
d'abus ou de contrefaçon de la marque» (c'est nous qui soulignons).
24. Il résulte du caractère déterminant de l'orientation de l'acte du titulaire de la marque — à savoir vers le marché — en liaison
avec l'épuisement, en vertu de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104, du droit conféré par la marque que, selon
les termes mêmes de cette disposition, des opérations internes à l'entreprise — comme la remise de produits de marque à une
filiale de ventes — ou des actes préparatoires — comme l'importation par le titulaire de la marque de produits provenant d'États
tiers qu'il y fait fabriquer — ne sauraient être considérés comme la mise dans le commerce des produits revêtus de la marque.
25. S'agissant des produits de marque fabriqués en dehors de l'EEE, il y a lieu de considérer en outre que, à leur importation
dans l'EEE, le titulaire de la marque n'a vraisemblablement pas encore nécessairement décidé des modalités de leur première
commercialisation dans l'EEE. Si la simple importation et le dédouanement de produits de marque sur l'initiative du titulaire
suffisaient à entraîner l'épuisement du droit conféré par la marque, le titulaire de la marque ne pourrait plus, en fin de
compte, contrôler la première commercialisation dans l'EEE des produits revêtus de la marque.
26. Si l'on exclut donc le caractère déterminant de la simple importation dans l'EEE en ce qui concerne le moment de la mise dans
le commerce, il reste à savoir si les produits parviennent dans le commerce lorsqu'ils sont offerts dans l'EEE ou si, au contraire, leur cession — ou, en tout état de cause, un transfert pas simplement
provisoire du pouvoir de disposition — doit être exigée aux fins de la mise dans le commerce.
27. Il n'apparaît guère possible de clarifier cette question à l'aide d'une interprétation littérale de l'article 7, paragraphe
1, de la directive 89/104 puisque tant l'offre que la cession des produits de marque constituent des actes «dirigés vers le
marché». Dans le cadre d'une interprétation littérale, on pourrait tout au plus faire remarquer — à l'instar du gouvernement
suédois par exemple — que le fait de se fonder sur la cession du produit n'emporte pas la conviction dans la mesure où le
produit est en fait retiré du marché en raison précisément de sa cession. De manière analogue, Axolin-Elinor soutient que
l'offre de produits dans une boutique caractérise réellement leur présence sur le marché.
Interprétation systématique de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104
28. Dans une perspective systématique, il convient avant tout d'aborder les rapports entre les articles 5, paragraphe 3, et 7,
paragraphe 1, de la directive 89/104. Selon l'article 5, paragraphe 3, sous b), le titulaire de la marque peut notamment interdire
«d'offrir les produits, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins […]». Sur la base de cette formulation,
on est amené à distinguer selon que les produits sont uniquement offerts à la vente ou qu'ils sont mis dans le commerce.
29. On peut néanmoins se demander si la mise dans le commerce au sens de cette disposition concorde avec la notion identique de
l'article 7, paragraphe 1. Militent en ce sens, d'une part, l'emploi du même terme et, d'autre part également, la délimitation
inhérente aux deux dispositions entre les actes dirigés vers le marché et ceux qui ne possèdent qu'un caractère interne
(14)
. Mais plaident contre une interprétation uniforme les objectifs distincts des deux dispositions: tandis que l'article 5 définit
en détail l'étendue de la protection du droit exclusif conféré par la marque, l'article 7, paragraphe 1, contient une limite
à ce droit exclusif
(15)
.
30. Une interprétation systématique de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 n'est par conséquent pas concluante.
Interprétation téléologique de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104
31. Dans le cadre d'une interprétation téléologique de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104, il convient de partir
de la fonction de pondération du principe de l'épuisement, que nous avons déjà évoquée
(16)
. En conséquence, il y a lieu de rejeter les éventuelles options interprétatives qui restreindraient le pouvoir du titulaire
de la marque de contrôler la première mise dans le commerce dans l'EEE des produits revêtus de la marque. Il faut parallèlement
considérer que la limitation en vertu de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 du droit du titulaire de la marque
sert non seulement le bon fonctionnement du marché intérieur, mais également la sécurité juridique dans la mesure où elle
fait obstacle à un contrôle, par le titulaire de la marque, de toute la commercialisation ultérieure et qu'elle permet donc
une «acquisition de bonne foi» en droit des marques également.
32. Dans le cadre de l'interprétation téléologique, il convient donc de s'assurer que le titulaire de la marque puisse exercer
son droit exclusif dans les limites mentionnées
(17)
et qu'il puisse en tirer un bénéfice économique sans que cela se fasse au détriment de la sécurité juridique.
33. Nous avons déjà constaté qu'il n'était pas satisfait à ces exigences si l'on admettait une mise dans le commerce des produits
revêtus de la marque par la simple importation de ces produits dans l'EEE
(18)
.
34. Bien que la Commission tout comme le gouvernement suédois admettent que la possibilité d'une valorisation économique de la
marque est déterminante, ils en tirent des conclusions différentes. Tandis que, selon la Commission, le bénéfice économique
évoqué ne peut être recueilli que par la cession du produit revêtu de la marque, le gouvernement suédois estime qu'il suffit
que le titulaire de la marque ait la possibilité d'offrir son produit au consommateur final puisque, en pareil cas, il a pu,
en tout état de cause, déterminer les circonstances de la première commercialisation du produit — en dépit d'une éventuelle
cession effective du produit.
35. Milite assurément en faveur de la thèse du gouvernement suédois une approche économique qui assimile la mise dans le commerce
à la commercialisation au sens d'une introduction du produit sur le marché et, partant, qui interprète également la réalisation
de la cession du produit comme un retrait du marché. En partant d'une définition du marché comme lieu de libre échange de
prestations et de contreparties dans lequel le prix se forme par l'offre et la demande, il convient de faire remarquer toutefois
que l'interprétation privilégiée par le gouvernement suédois n'est aucunement contraignante. La formation des prix sur le
marché s'effectue par la confrontation de l'offre et de la demande et ne s'arrête en fin de compte qu'avec la cession du produit
de sorte que certains éléments militent pour l'interprétation préconisée par la Commission. Seule cette interprétation tient
compte de la vision du fonctionnement du marché comme lieu de libre échange de prestations et de contreparties
(19)
.
36. D'après Axolin-Elinor, on ne saurait pourtant contester que les produits qui sont offerts dans une boutique aient été mis
dans le commerce. Selon elle, il convient de considérer en outre que le fait de se fonder sur l'offre au consommateur final
suffit à préserver la fonction essentielle de la marque — la garantie dite «de provenance».
37. Cette thèse ne saurait à maints égards emporter la conviction. Même s'il faut admettre dans un tel cas de figure l'existence
d'un acte dirigé vers le marché, une telle thèse ne tient néanmoins pas suffisamment compte des intérêts du titulaire de la
marque parce que la protection des investissements réalisés dans la marque ne peut pas, en termes économiques, se réaliser
uniquement par une offre à la vente des produits revêtus de la marque
(20)
.
38. Des raisons pratiques militent elles aussi en faveur du fait de ne pas se fonder sur l'offre du produit à la vente. Dans ce
cadre, Peak Holding soutient qu'il est difficile de se fonder sur l'offre puisqu'il n'est pas clair, en ce qui concerne les
produits entreposés, de savoir pour quels produits l'épuisement est intervenu. Il convient à ce stade de renvoyer également
à l'arrêt Sebago et Maison Dubois
(21)
, selon lequel «[…] il n'en demeure pas moins que les droits conférés par la marque ne sont épuisés que pour les exemplaires
du produit qui ont été mis dans le commerce sur le territoire défini par cette disposition avec le consentement du titulaire.
Pour les exemplaires de ce produit qui n'ont pas été mis dans le commerce sur ce territoire avec son consentement, le titulaire
peut toujours interdire l'usage de la marque conformément au droit que lui confère la directive». Il ressort de cet arrêt
que, pour admettre un épuisement, il faut, en tout état de cause, déterminer les exemplaires du produit qui ont été mis dans
le commerce — que ce soit par le titulaire de la marque lui-même ou avec son consentement. S'il suffisait seulement d'offrir
des produits pour qu'ils soient mis dans le commerce, il resterait à savoir comment effectuer avec une sécurité juridique
suffisante les constatations nécessaires pour les produits entreposés qui ne sont éventuellement pas destinés à la vente.
39. Il convient en outre d'observer que le fait de se fonder sur le moment de l'offre empêcherait d'éliminer les importations
parallèles en provenance d'États tiers dans des cas où les produits se sont d'abord trouvés au sein de l'EEE et qu'ils ne
s'y sont pas vendus. Dans l'affaire Silhouette International Schmied
(22)
, qui avait pour origine un tel cas de figure, la Cour a, comme on le sait, examiné la licéité d'un épuisement international
prévu par le droit interne, ce qui, de nouveau, présuppose logiquement que les droits conférés par la marque ne pouvaient
pas être considérés comme épuisés par le fait même d'offrir les produits dans un État membre.
40. Si l'on se fonde donc — d'un point de vue économique — sur la cession des produits revêtus d'une marque en tant que moment
déterminant au regard de la mise dans le commerce de ces produits
(23)
, il reste enfin à déterminer sur le plan juridique si une modification des rapports de propriété est requise. L'ordonnance
de renvoi le suggère en se référant dans la première question préjudicielle à l'absence de transfert de propriété du produit.
La Commission s'est elle aussi prononcée — à l'audience notamment — en faveur du caractère déterminant du transfert de propriété.
41. On remarquera à cet égard que même une modification des rapports de propriété n'affecte pas la question de savoir si le titulaire
de la marque pouvait tirer un bénéfice économique de la marque. En d'autres termes, la modification de la propriété du produit
de marque ne doit pas être prise en compte sur la base de l'approche économique requise
(24)
.
42. Si la modification des rapports de propriété n'est pas prise en compte, il faut se fonder sur le transfert du pouvoir de disposition
effectif sur le produit. Un produit a par conséquent été mis dans le commerce lorsqu'un tiers, dont les décisions relatives
à la vente du produit ne peuvent pas être imputées au titulaire de la marque — en raison par exemple de l'indépendance effective
de ce tiers —, a acquis le pouvoir de disposition effectif sur le produit
(25)
.
43. Nous proposons donc de répondre à la première question préjudicielle en ce sens que des produits revêtus d'une marque n'aboutissent
dans le commerce ni en étant simplement importés dans l'EEE et dédouanés, ni en étant offerts à la vente dans les magasins
du titulaire de la marque ou d'entreprises apparentées à ce dernier. Une mise dans le commerce dans l'EEE au sens de l'article
7, paragraphe 1, de la directive 89/104, qui a pour effet d'épuiser les droits, existe au contraire lorsqu'un tiers indépendant
a acquis le pouvoir de disposition sur les produits revêtus de la marque.
44. Compte tenu de la réponse proposée, il n'est plus nécessaire d'aborder la deuxième question préjudicielle.
B –Les troisième et quatrième questions préjudicielles
45. Quant aux deux dernières questions préjudicielles, il s'agit en substance de savoir si et dans quelle mesure une déclaration
contractuelle de volonté du titulaire de la marque eu égard à la vente des produits portant la marque revêt de l'importance
pour le critère du consentement selon l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104.
46. Cette question s'inscrit dans le contexte de la thèse selon laquelle, si l'on pouvait établir une violation de cette volonté
contractuelle, il y aurait défaut de consentement au sens de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 de sorte qu'il
n'importerait plus de savoir si les produits revêtus de la marque ont ou non été mis dans le commerce dans l'EEE.
47. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que, d'après la volonté du titulaire de la marque Peak Holding, une très grande partie
du lot d'articles invendus devait être vendue dans des États tiers. Peak Holding a inséré une clause en ce sens dans le contrat
conclu avec la société française COPAD. Les troisième et quatrième questions préjudicielles sont visiblement inspirées de
l'argument de Peak Holding d'après lequel la violation de cette clause portant sur la restriction territoriale de vente équivaudrait
à un défaut de consentement au sens de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 de sorte qu'un épuisement des droits
conférés par la marque serait exclu.
48. Cette thèse méconnaît la nature juridique de l'épuisement en tant que limite légale aux droits conférés par la marque, ainsi que le gouvernement suédois le soutient à juste titre. Il convient de distinguer
dans le critère de l'épuisement, tant d'après son libellé que d'après son sens et sa finalité, entre une mise dans le commerce
par le titulaire de la marque lui-même et une mise dans le commerce par un tiers — mais avec le consentement du titulaire
(26)
. La notion de consentement figurant à l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 constitue un critère d'imputation
d'après lequel il convient d'apprécier si la mise dans le commerce des produits dans l'EEE par un tiers peut être imputée
au titulaire de la marque
(27)
.
49. Si les produits revêtus d'une marque sont mis dans le commerce dans l'EEE par le titulaire de la marque lui-même, l'épuisement
intervient légalement, indépendamment du contrat entre le titulaire et l'acquéreur. Or, la violation d'une éventuelle clause
relative à des restrictions territoriales de vente, que le titulaire de la marque a imposées à un acquéreur des produits revêtus
de la marque par rapport à leur vente dans l'EEE, ouvre le cas échéant des droits contractuels, mais n'est en principe pas
prise en considération par le droit des marques.
50. Même un renvoi à l'arrêt Zino Davidoff et Levi Strauss
(28)
ne saurait en rien modifier cette appréciation. La Cour y a notamment constaté qu'«une loi nationale qui prendrait en compte
un simple silence du titulaire de la marque admettrait non pas un consentement implicite, mais un consentement présumé. Elle
méconnaîtrait ainsi l'exigence d'un consentement donné positivement, telle qu'elle résulte du droit communautaire»
(29)
. On peut certes en conclure que le consentement du titulaire de la marque au sens de l'article 7, paragraphe 1, de la directive
89/104, c'est-à-dire le consentement à ce qu'un tiers mette les produits dans le commerce dans l'EEE, ne saurait se déduire
de la seule absence dans le contrat conclu entre le titulaire de la marque et son acheteur de restrictions territoriales de
vente.
51. La question de savoir si, à l'inverse, l'insertion dans ce contrat d'une restriction territoriale de vente exclut en principe
un consentement du titulaire de la marque, au sens de l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104, ne présente un intérêt
que si l'épuisement doit se déduire de ce consentement. La question se pose lors de la réimportation de produits de marque
depuis des États tiers
(30)
. Or, dans l'affaire au principal, il ne s'agit pas d'un tel cas de figure, mais uniquement de savoir à quel moment les produits
revêtus de la marque ont été mis dans le commerce dans l'EEE par le titulaire de la marque lui-même.
52. Il est inutile d'examiner la question de savoir si la restriction territoriale de vente figurant dans le contrat conclu entre
Peak Holding et COPAD peut être contestée en droit de la concurrence puisque cette circonstance ne présente aucun intérêt
pour la réponse à la troisième question préjudicielle.
53. S'agissant de la quatrième question préjudicielle, il suffit de relever que, si l'existence d'une restriction territoriale
de vente n'influence pas la survenance de l'épuisement dans un cas comme celui de l'affaire au principal
(31)
, cela doit valoir a fortiori lorsqu'il s'agit d'une configuration particulière d'une telle clause.
54. Il convient donc de répondre aux troisième et quatrième questions préjudicielles en ce sens que, en cas de cession à une autre
entreprise au sein de l'EEE d'un produit revêtu d'une marque, il est sans importance pour la survenance de l'épuisement selon
l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 de savoir si et dans quelle mesure le titulaire de la marque impose à l'acquéreur
des restrictions territoriales de vente.
V –Sur les dépens
55. Les frais exposés par le gouvernement suédois et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent
faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé
devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle‑ci de statuer sur les dépens.
VI –Conclusion
56. Nous proposons donc à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles:
«1) Il convient d'interpréter l'article 7, paragraphe 1, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988,
rapprochant les législations des États membres sur les marques, en ce sens que des produits revêtus d'une marque n'aboutissent
dans le commerce ni en étant simplement importés dans l'Espace économique européen (EEE) et dédouanés, ni en étant offerts
à la vente dans les magasins du titulaire de la marque ou d'entreprises apparentées à ce dernier. Un produit revêtu d'une
marque n'est au contraire mis dans le commerce dans l'EEE que lorsqu'un tiers indépendant a acquis le pouvoir de disposition
effectif sur ce produit, par exemple par une vente.
2) En cas de cession à une autre entreprise au sein de l'EEE d'un produit revêtu d'une marque, il est sans importance pour la
survenance de l'épuisement selon l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104, de savoir si et dans quelle mesure le
titulaire de la marque impose à l'acquéreur des restrictions territoriales de vente.»
L'ordonnance de renvoi ne permet pas de savoir avec une certitude absolue s'il faut entendre par Europe les (seules) parties
contractantes à l'EEE. Aux fins des présentes conclusions, nous partons du principe que le lot de marchandises en cause a
été fabriqué en dehors de l'EEE.
Faut-il, par exemple, considérer comme épuisé le droit exclusif détenu par le titulaire de la marque parce qu'il a cédé les
produits revêtus de la marque à une entreprise apparentée?
Faut-il, par exemple, considérer comme épuisé le droit exclusif détenu par le titulaire de la marque parce qu'il a remis à
un transporteur les produits revêtus de la marque?
Et ce en raison du principe de l'épuisement sur le territoire de l'EEE même lorsque, dans un premier temps, les produits ont
été mis dans le commerce en dehors de l'EEE par le titulaire de la marque, voir Fezer, K.-H., Markenrecht, 3. Aufl., München, 2001, § 24 MarkenG., point 93. Pour une vision critique, il suffit de voir l'ordonnance de renvoi du
juge Laddie, du 18 mai 1999, dans l'affaire C‑414/99 (reproduite par extrait dans II C vol. 30, n° 5/1999, p. 567) (point
36): «Voilà qui illustre bien, selon nous, la manière dont l'arrêt Silhouette a investi le titulaire d'une marque d'un droit
parasitaire d'entraver la distribution de produits, sans aucun rapport, ou très peu, avec l'objet normal d'un droit de marque.
On peut difficilement imaginer qu'un législateur correctement informé ait voulu atteindre ce résultat, même si c'est là l'interprétation
correcte de l'article 7, paragraphe 1, de la directive».
Sur la fonction de pondération du principe de l'épuisement, voir également nos conclusions du 5 avril 2001 dans l'affaire
Zino Davidoff et Levi Strauss (arrêt du 20 novembre 2001, C‑414/99 à C‑416/99, Rec. p. I-8691, points 80 et suiv.).
Voir également, à cet égard, nos conclusions dans l'affaire Zino Davidoff et Levi Strauss, précitées à la note 7, points 78
et 84, ainsi que la remarque en note 6.
Arrêt Zino Davidoff et Levi Strauss, précité à la note 7, point 33. Voir également, ex multis, arrêt du 1er juillet 1999, Sebago et Maison Dubois (C-173/98, Rec. p. I-4103, point 21).
Voir également Hays, T., Parallel importation under European Union Law, London, 2004, points 7.55 et suiv. ainsi que points 10.02 et suiv., et 10.11 et suiv.
Tandis que la version allemande repose sur la notion de «Inverkehrbringen» (littéralement «mis en circulation»), la version
française («mis dans le commerce»), la version espagnole et la version portugaise, identiques sur ce point, («comercializado»
et «comercializados», respectivement), la version italienne («immessi in commercio») et la version néerlandaise («in de handel
zijn gebracht») se rapportent à la vente dans le commerce, alors que les versions anglaise («put on the market»), suédoise
(«marknaden») ou danoise («markedsfoert») se rapportent directement au marché.
Voir, en ce sens, en ce qui concerne la disposition allemande de transposition: Ingerl, R., et Rohnke, C., Markengesetz, 2. Aufl., München, 2003, § 24, point 18.
Voir, en ce qui concerne la réglementation allemande de transposition, Fezer, K.-H., précité à la note 6, point 7d; Ströbele,
P., et Hacker, F., Markengesetz, 7. Aufl., Köln, 2003, § 24, point 33, et les références qui y sont chaque fois citées.
Voir également, dans un autre contexte, les conclusions de l'avocat général Léger du 13 novembre 2003 dans l'affaire Björnekulla
Fruktindustrier (arrêt du 29 avril 2004, C‑371/02, non encore publié au Recueil), point 40: «Or, qui dit marché, dit rencontre
entre l'offre et la demande, ou échange, transaction, […]».
Dans ce contexte, il convient de rappeler que, si, dans son arrêt du 12 novembre 2002, Arsenal Football Club (C‑206/01, Rec.
p. I-10273), la Cour a confirmé la fonction traditionnelle de la marque d'indication de l'origine du produit, elle a en même
temps souligné son importance croissante comme support d'investissement et de publicité, conformément aux développements de
l'avocat général Ruiz-Jarabo Colomer (conclusions du 13 juin 2002, point 46). Dans cette optique, la thèse d'Axolin-Elinor
apparaît trop restrictive.
Ce que l'on pourrait également déduire, par exemple, de l'arrêt du 23 octobre 2003, Rioglass et Transremar (C-115/02, Rec.
p. I‑12705, point 28), lorsqu'il constate qu'une opération de transit (qui consiste à ce que des produits licitement fabriqués
dans un État membre soient transportés dans un État tiers en traversant le territoire d'un ou de plusieurs États membres)
«de par sa nature, [n'implique] pas une mise sur le marché [au sens d'une mise dans le commerce — voir également point 25
de cet arrêt]».
Lorsqu'un produit de marque est vendu avec réserve de propriété, le transfert du pouvoir de disposition précède une modification
des rapports juridiques de propriété. Dans cette mesure, la réserve de propriété ne se répercute pas sur la survenance de
l'épuisement prévu par le droit des marques. En cas de cession à titre de sûreté, il est même douteux qu'un acte dirigé vers
le marché ait lieu puisque le cédant demeure en possession du produit en cause. Voir à cet égard Mulch, J., Der Tatbestand der markenrechtlichen Erschöpfung, Köln, 2001, p. 20.
Dès l'arrêt du 22 juin 1994, IHT Internationale Heiztechnik et Danziger (C‑9/93, Rec. p. I-2789, point 43), la Cour avait
constaté que «le consentement qu'implique toute cession n'est pas celui qui est exigé pour que joue l'épuisement du droit».
Si les produits revêtus de la marque n'ont pas encore été mis dans le commerce dans l'EEE par le titulaire de la marque, mais
qu'ils sont importés dans l'EEE par un tiers, par exemple dans le cadre de réimportations parallèles, s'agissant d'un éventuel
épuisement des droits conférés par la marque, ce n'est pas la question de savoir si les produits ont été mis dans le commerce
dans l'EEE par le titulaire de la marque lui-même qui se pose, mais de savoir s'ils y ont été mis avec son consentement par
un tiers.