62001C0117

Conclusions de l'avocat général Ruiz-Jarabo Colomer présentées le 10 juin 2003. - K.B. contre National Health Service Pensions Agency et Secretary of State for Health. - Demande de décision préjudicielle: Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) - Royaume-Uni. - Article 141 CE - Directive 75/117/CEE - Égalité de traitement entre hommes et femmes - Exclusion d'un partenaire transsexuel du bénéfice d'une pension de réversion dont l'octroi est limité au conjoint survivant - Discrimination fondée sur le sexe. - Affaire C-117/01.

Recueil de jurisprudence 2004 page 00000


Conclusions de l'avocat général


Introduction

1 K. B., travailleur féminin britannique, souhaite que son compagnon R., qui a subi une opération de conversion sexuelle le faisant passer du sexe féminin au sexe masculin, puisse, le moment venu, bénéficier de la pension de survie à laquelle il aurait droit en qualité de conjoint survivant. Or, la législation du Royaume-Uni empêche un transsexuel de se marier conformément à son nouveau sexe.

2 La demanderesse au principal s'estime victime d'une discrimination fondée sur le sexe en matière de rémunération. Une telle prétention pourrait trouver appui dans la directive 75/117/CEE (1), alors même que l'illégalité de traitement invoquée par la demanderesse ne découle pas directement de son identité sexuelle ni de celle de son compagnon, mais de la législation civile nationale qui règle la détermination du sexe d'une personne: le Royaume-Uni n'autorise pas les rectifications d'état civil consécutives à une opération de conversion sexuelle, lesquelles permettraient la conclusion d'un mariage, nécessairement hétérosexuel. Il est constant que, en cette matière, la Communauté ne possède pas la moindre compétence; toutefois, si l'on considère que la réglementation britannique enfreint un droit fondamental, cette circonstance ne peut être ignorée.

3 La présente affaire revêt un intérêt d'ordre transitoire, puisqu'il est à prévoir que, au cours des prochains mois, le Royaume-Uni adopte des modifications législatives de nature à résoudre le problème de fond, à savoir l'incapacité des transsexuels à contracter mariage.

Les faits et la procédure nationale

4 K. B., la demanderesse au principal, a travaillé pour le National Health Service (ci-après le «NHS»), organisme britannique chargé des services de santé publique, de 1976 à 1996. Au cours de ces vingt années, elle a cotisé au régime de pension du NHS et a acquis notamment le droit à une pension annuelle de 5 375,86 livres sterling.

Ledit régime prévoit l'octroi d'une pension de veuf en faveur du conjoint survivant d'un affilié. On entend par «conjoint» uniquement une personne à laquelle l'affilié avait été uni par le mariage.

5 R., née de sexe féminin et inscrite comme telle à l'état civil, souffrait de dysphorie de genre. Après avoir subi une opération de conversion sexuelle, elle est devenue un homme, tant dans ses rapports avec K. B. que vis-à-vis de la société en général. Depuis de nombreuses années, R. et K. B. entretenaient une relation affective et domestique. Si cela avait été possible, ils auraient contracté mariage, mais ont estimé à juste titre que la loi les en empêchait.

6 N'ayant pas le droit de se marier, R. ne peut prétendre à une pension de veuf en cas de décès de sa compagne.

7 Pour cette raison, K. B. a introduit un recours devant l'Employment Tribunal en faisant valoir que le refus du NHS d'octroyer à R., le cas échéant, une pension de veuf constituait une discrimination fondée sur le sexe, contraire aux dispositions de l'article 141 CE interprétées à la lumière de la jurisprudence de la Cour, et en particulier de son arrêt du 30 avril 1996, P./S. (2), ainsi qu'à la directive 75/117. Selon K. B., ces dispositions exigent que, dans un tel contexte, la notion de «veuf» soit interprétée de sorte à englober également le membre survivant d'un couple qui aurait acquis cette qualité si son appartenance sexuelle n'avait pas été le résultat d'une opération médicale de transformation.

8 Les défendeurs au principal, à savoir l'organisme gestionnaire du régime de pension du NHS (NHS Pensions Agency) et le ministre de la Santé (Secretary of State for Health), ont soutenu que la prétention de la demanderesse ne prenait pas en considération l'arrêt du 17 février 1998, Grant (3), selon lequel le compagnon homosexuel d'un employé ne pouvait bénéficier des avantages en matière de transport octroyés au compagnon hétérosexuel. Selon les défendeurs, cette prétention ignorait en outre que, bien qu'elle ait affirmé, dans son arrêt P./S., précité, que le traitement défavorable d'un transsexuel en raison du sexe acquis à la suite d'une opération portait atteinte au principe d'égalité, la Cour n'a pas accordé à une telle personne l'ensemble des droits inhérents à son nouveau sexe.

9 L'Employment Tribunal et l'Employment Appeal Tribunal saisi en appel ont estimé fondés les arguments des défendeurs. L'affaire a alors été soumise à la Court of Appeal (England and Wales) (Civil Division), qui l'a renvoyée devant la Cour à titre préjudiciel.

La procédure devant la Cour

10 La demande de décision préjudicielle est parvenue au greffe de la Cour le 15 mars 2001.

11 À la suite des observations écrites présentées par K. B., le gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes, une audience publique a été tenue le 23 avril 2002.

12 Le 11 juillet 2002, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu son arrêt dans les affaires Goodwin c. Royaume-Uni et I. c. Royaume-Uni, dans lesquelles, contrairement à sa jurisprudence antérieure, elle a déclaré que l'impossibilité dans laquelle se trouvaient les transsexuels britanniques de contracter mariage conformément à leur nouveau sexe était contraire à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la «convention». Compte tenu de cet élément, le greffe de la Cour a demandé au juge de renvoi si une décision préjudicielle était encore utile.

13 Par lettre du 4 octobre 2002, la Court of Appeal a informé la Cour que, conformément au droit national, elle se trouvait dans l'obligation de convoquer les parties avant de statuer sur l'utilité de poursuivre la procédure préjudicielle.

14 Le 5 mars 2003, la juridiction de renvoi a indiqué qu'elle estimait toujours nécessaire une réponse à la question posée, étant donné que l'arrêt Goodwin c. Royaume-Uni, précité, avait un objet différent de celui de la procédure au principal. Elle a ajouté que des modifications législatives ou jurisprudentielles imminentes étaient susceptibles de fournir une solution à l'affaire au principal sans que la Cour ait à se prononcer.

La législation nationale pertinente

15 La Sex Discrimination Act 1975 (loi de 1975 relative aux discriminations fondées sur le sexe) interdit à un employeur toute discrimination directe consistant à traiter les personnes d'un sexe de façon moins favorable que celle réservée au sexe opposé. Il interdit également les discriminations indirectes fondées sur le sexe, qu'il définit comme le fait d'appliquer des conditions ou des exigences identiques qui ont pour effet de désavantager de manière disproportionnée et injustifiée les personnes d'un sexe donné.

16 À la suite de l'arrêt P./S. (4), le Royaume-Uni a adopté les Sex Discrimination (Gender Reassignment) Regulations 1999 (règlement de 1999 relatif aux discriminations en cas de conversion sexuelle). Ce règlement a réformé la Sex Discrimination Act 1975 afin d'inclure dans son champ d'application toute discrimination directe fondée sur la conversion sexuelle d'un travailleur à la suite d'une opération. Toutefois, la législation relative à l'égalité de traitement en matière de rémunération (Equal Pay Act 1970) et de pension (Pensions Act 1995) n'a pas été modifiée.

Ces nouvelles dispositions définissent la conversion sexuelle comme «une opération menée sous surveillance médicale, afin de convertir le sexe d'une personne en modifiant ses caractéristiques physiologiques et autres liées au sexe».

Selon l'exposé des motifs dudit règlement de 1999, «au Royaume-Uni, le transsexualisme concerne un nombre de personnes estimé à 5 000. Les traitements médicaux permettant aux transsexuels de modifier leur corps afin de l'accorder à leur identité sexuelle sont très efficaces. Dans le secteur médical, l'opération est appelée conversion sexuelle».

17 Le régime des pensions du NHS prévoit le versement d'une pension à la veuve ou au veuf de l'un de ses employés. La notion de veuve ou de veuf implique l'existence d'un conjoint survivant.

18 En droit anglais, le mariage est défini comme l'union volontaire d'un homme et d'une femme. À cet égard, et conformément à la jurisprudence élaborée par la High Court of Justice (England and Wales) en 1971 dans l'affaire Corbett (5), le sexe doit être déterminé à l'aide de critères chromosomiques, gonadiques et génitaux concordants, une intervention chirurgicale ne pouvant être prise en considération.

19 Par ailleurs, l'article 11, sous c), de la Matrimonial Causes Act 1973 (loi de 1973 relative au mariage) prévoit la nullité du lien matrimonial si les conjoints ne sont pas un homme et une femme.

20 Dans son arrêt du 10 avril 2003, Bellinger (6), la House of Lords a rejeté une demande visant à la reconnaissance de la validité d'un mariage conclu par un transsexuel conformément à son sexe acquis. La haute juridiction a estimé que le droit anglais ne conférait pas d'effets juridiques suffisants à la conversion sexuelle. Toutefois, elle a prononcé, à l'égard de l'article 11, sous c), de la Matrimonial Causes Act 1973, une «déclaration d'incompatibilité» avec la convention au sens de l'article 4, paragraphe 2, de la Human Rights Act 1998 (loi de 1998 incorporant la convention dans le droit interne). Cette déclaration vise à inciter le gouvernement à adopter d'urgence les mesures nécessaires pour faire cesser l'incompatibilité (7).

Le droit communautaire applicable

21 L'article 141 CE prévoit l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins pour un même travail ou un travail de même valeur (paragraphe 1). On entend par «rémunération» non seulement le salaire ou traitement ordinaire, mais également tous les autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l'employeur au travailleur en raison de l'emploi de ce dernier (paragraphe 2).

22 L'article 1er, premier alinéa, de la directive 75/117 (8) dispose que le principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins implique, pour un même travail ou pour un travail auquel est attribuée une valeur égale, l'élimination, dans l'ensemble des éléments et conditions de rémunération, de toute discrimination fondée sur le sexe. Selon l'article 3 de cette même directive, les États membres sont tenus de supprimer les discriminations entre les hommes et les femmes qui découlent de dispositions législatives, réglementaires ou administratives et qui sont contraires au principe de l'égalité des rémunérations. En vertu de l'article 4, les États membres doivent prendre les mesures nécessaires pour que les dispositions contraires au principe de l'égalité des rémunérations qui figurent dans des conventions collectives, des barèmes ou accords de salaires ou des contrats individuels de travail soient nulles, puissent être déclarées nulles ou puissent être amendées.

23 Selon une jurisprudence constante de la Cour, la notion de rémunération, telle qu'elle est délimitée à l'article 141 CE, n'inclut pas les régimes ou prestations de sécurité sociale, notamment les pensions de retraite, directement réglés par la loi (9). En revanche, elle comprend les prestations octroyées au titre d'un régime conventionnel de pensions, qui est fonction, pour l'essentiel, de l'emploi qu'occupait l'intéressé, puisqu'elles se rattachent à la rémunération (10). Pour apprécier si une pension de retraite entre dans le champ d'application de l'article 141 CE, le critère déterminant est l'existence d'un lien entre la relation de travail et la prestation, sans que les éléments structurels du système remplissent un rôle décisif (11).

24 De même, la Cour a déclaré que la pension de survie prévue dans ces conditions relevait de l'article 141 CE. À cet égard, elle a précisé que cette interprétation n'était pas infirmée par la circonstance que la pension de survie, par définition, n'est pas payée au travailleur, mais à son survivant, puisqu'une telle prestation est un avantage qui trouve son origine dans l'affiliation au régime du conjoint de celui-ci, de sorte que la pension est acquise à ce dernier dans le cadre du lien d'emploi entre l'employeur et ledit conjoint et lui est versée en raison de l'emploi de celui-ci (12). Le conjoint survivant peut invoquer l'article 141 CE afin de faire reconnaître à son profit le principe du droit au versement d'une pension de survie (13).

Le droit des transsexuels à contracter mariage

25 Est transsexuelle, dans la doctrine médico-légale, une personne qui, tout en présentant les caractéristiques génotypiques et phénotypiques d'un sexe, a le sentiment profond d'appartenir au sexe opposé, dont elle a adopté l'aspect extérieur et le comportement et au sein duquel elle désire être acceptée à tous égards et à tout prix. Le transsexualisme se définit ainsi comme un syndrome selon lequel le sexe anatomique (gonadal) ou biologique (chromosomique) d'un patient ne concorde pas avec son sexe psychologique (14).

Le désir inébranlable du transsexuel d'obtenir la reconnaissance, y compris juridique, de son appartenance au sexe opposé se manifeste chez lui par la volonté de se soumettre à un traitement hormonal afin de modifier ses caractéristiques sexuelles secondaires et à une intervention chirurgicale d'ablation et de reconstruction entraînant la transformation anatomique des organes génitaux. La structure chromosomique demeure intacte, de sorte que ce que l'on appelle le sexe biologique reste le même (15).

Le transsexualisme se distingue nettement des états liés à l'orientation sexuelle (hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel), dans lesquels l'individu accepte sans ambiguïté son sexe, les problèmes se situant fondamentalement dans le domaine de l'expression de l'affectivité, ainsi que du travestisme, qui caractérise les personnes recherchant une identité sexuelle satisfaisante en adoptant les tenues du sexe opposé.

26 Je voudrais préciser que, bien que, en principe, l'empêchement au mariage opposable aux transsexuels réside dans l'impossibilité de modifier leur état civil afin de refléter le changement de sexe, il n'en reste pas moins que, de cette façon, leur droit de contracter mariage se trouve limité, faute d'acceptation globale de ce lien entre personnes d'un même sexe biologique. Dès lors, et dans un souci de brièveté et de concision, j'analyserai la question sous le seul angle du droit des transsexuels à contracter mariage, sans m'arrêter aux obstacles techniques concrets dont il dépend.

27 L'aspiration des transsexuels à contracter mariage conformément à leur nouvelle identité sexuelle (16) se reflète sur le terrain juridique tant dans la législation et la pratique administrative des États membres que dans la jurisprudence, en particulier celle de la Cour européenne des droits de l'homme. Ces éléments présentent un intérêt primordial pour l'analyse à laquelle la Cour doit se livrer, dans la mesure où l'on pourrait dégager un principe général de droit communautaire sous la forme d'une tradition constitutionnelle commune aux États de l'Union européenne ou d'une indication fournie par un instrument international concernant la protection des droits de l'homme ratifié par tous les États membres.

28 Une étude comparative de la situation juridique existante montre une acceptation globale du mariage des transsexuels conformément à leur nouveau sexe. Que ce soit au moyen d'une intervention expresse du législateur (Allemagne (17), Grèce (18), Italie (19), Pays-Bas (20), Suède (21)) ou à la suite d'une pratique administrative (Autriche (22), Danemark (23)), ou encore moyennant une interprétation jurisprudentielle (Belgique (24), Espagne (25), Finlande (26), France (27), Luxembourg (28), Portugal (29)), les opérations de conversion sexuelle donnent lieu à des rectifications d'état civil qui ouvrent aux transsexuels la possibilité de contracter mariage.

Seuls les ordres juridiques irlandais et britannique semblent s'opposer à cette tendance générale, ce qui ne fait pas obstacle à la constatation d'une tradition juridique suffisamment uniforme, susceptible d'être la source d'un principe général de droit communautaire.

29 En tout état de cause, les indications fournies par la convention donnent lieu à moins d'incertitude.

30 L'article 8, paragraphe 1, de la convention dispose que «[t]oute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance». Toute ingérence dans ce droit, pour être valable, doit être prévue par la loi, poursuivre un objectif légitime et être nécessaire dans une société démocratique (paragraphe 2).

Par ailleurs, l'article 12 de la convention énonce que, «[à] partir de l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit».

31 Saisie de façon répétée par des transsexuels, notamment de nationalité britannique, qui invoquaient les articles 8 et 12 pour réclamer la reconnaissance de leur droit à contracter mariage conformément à leur sexe acquis, la Cour européenne des droits de l'homme a répondu, dans son arrêt Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986 (30), qu'«il faut pour le moment laisser à l'État défendeur le soin de déterminer jusqu'à quel point il peut répondre aux autres exigences des transsexuels. [...] [l]a nécessité de mesures juridiques appropriées doit donner lieu à un examen constant eu égard, notamment, à l'évolution de la science et de la société» (31).

L'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990 (32), confirme l'importante marge d'appréciation que les juges de Strasbourg reconnaissent en la matière aux États, comme le fait également l'arrêt Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni du 30 juillet 1998 (33). Dans cette dernière affaire, ladite Cour a rappelé que «le transsexualisme continue de soulever des questions complexes de nature scientifique, juridique, morale et sociale ne faisant pas l'objet d'une approche généralement suivie dans les États contractants» (34).

32 Telle était la situation lorsqu'a été engagée la procédure au principal, situation qui subsistait encore au moment où a été déférée à la Cour la présente question préjudicielle et qui est demeurée inchangée jusqu'après l'audience publique tenue le 23 avril 2002.

33 Le 11 juillet 2002, la Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une grande chambre, a prononcé l'arrêt Goodwin c. Royaume-Uni (35), qui opère un revirement jurisprudentiel radical.

34 À l'unanimité et en des termes particulièrement percutants, les juges de Strasbourg ont considéré, à l'issue d'une analyse de la jurisprudence antérieure et de l'évolution juridique et sociale, que «l'État défendeur ne peut plus invoquer sa marge d'appréciation en la matière, sauf pour ce qui est des moyens à mettre en oeuvre pour assurer la reconnaissance du droit protégé par la convention. Aucun facteur important d'intérêt public n'entrant en concurrence avec l'intérêt de la requérante en l'espèce à obtenir la reconnaissance juridique de sa conversion sexuelle, la Cour conclut que la notion de juste équilibre inhérent à la convention fait désormais résolument pencher la balance en faveur de la requérante. Dès lors, il y a eu manquement au respect du droit de l'intéressée à sa vie privée, en violation de l'article 8 de la convention» (36).

35 Sur le terrain de l'article 12, la Cour européenne des droits de l'homme a jugé artificiel d'affirmer que les personnes ayant subi une opération de conversion sexuelle n'étaient pas privées du droit de se marier au motif que, conformément à la loi, il leur demeurait possible d'épouser une personne du sexe opposé à leur ancien sexe. Elle a constaté que la requérante, qui menait une vie de femme et entretenait une relation avec un homme, qu'elle souhaitait épouser, n'en avait pas la possibilité (37). Elle a ajouté que, «[s]'il appartient à l'État contractant de déterminer, notamment, les conditions que doit remplir une personne transsexuelle qui revendique la reconnaissance juridique de sa nouvelle identité sexuelle pour établir que sa conversion sexuelle a bien été opérée et celles dans lesquelles un mariage antérieur cesse d'être valable, ou encore les formalités applicables à un futur mariage (par exemple, les informations à fournir aux futurs époux), la Cour ne voit aucune raison justifiant que les transsexuels soient privés en toute circonstance du droit de se marier» (38). La Cour a donc également conclu à l'unanimité qu'il y avait eu violation de l'article 12 de la convention.

La question préjudicielle déférée à la Cour

36 Par ordonnance du 14 décembre 2000, la Court of Appeal a demandé à la Cour de se prononcer sur la question de savoir «si le refus d'accorder une pension au partenaire transsexuel (une personne de sexe féminin à l'origine) d'une femme affiliée au National Health Service Pension Scheme, aux termes duquel les prestations pour personnes à charge ne pourraient bénéficier qu'à son veuf, constitue une discrimination fondée sur le sexe, prohibée par l'article 141 CE et la directive 75/117/CEE du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins».

37 Ainsi qu'il ressort de cette ordonnance, la Court of Appeal nourrit les doutes suivants:

a) Les résultats auxquels aboutit la Cour dans ses arrêts P./S. et Grant, précités, sont clairs, mais tel n'est pas le cas du critère de distinction sur lequel ils se fondent. Si ce critère est que le refus d'accorder certains avantages à des partenaires homosexuels n'est pas discriminatoire tant qu'il est susceptible de toucher les hommes et les femmes de manière égale, la même solution vaut pour le refus d'accorder, comme dans la présente affaire, des prestations à des partenaires non mariés. Si, par contre, le critère est que le sexe, comme motif de discrimination, comprend l'identité sexuelle mais pas l'orientation sexuelle, alors le refus opposé dans la présente affaire est fondé directement sur le sexe et, par conséquent, discriminatoire.

b) À supposer que l'article 14, voire également l'article 8, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales aient été méconnus, la portée de cette violation sur l'interprétation de la notion de «veuf» est incertaine. Étant donné que la vie familiale suppose que les membres de la famille qui travaillent pourvoient aux besoins des personnes à charge qui leur survivraient et que la vie privée implique qu'on évite de se mêler indûment des caractéristiques biologiques d'une personne, on pourrait soutenir que K. B., en raison du refus d'une pension à son partenaire transsexuel survivant, est injustifiablement privée du respect de ces deux droits ou qu'elle en jouit dans une mesure moindre. Si cet argument résiste à l'analyse, il pourrait y avoir lieu d'en tenir compte dans l'interprétation de l'article 141 CE et de la directive 75/117.

38 Pour la juridiction de renvoi, on ne saurait parler de discrimination indirecte, puisque rien ne permet de croire que les hommes et les femmes ayant une relation avec une personne transsexuelle sont affectés de manière inégale par la condition de mariage; par ailleurs, le fait de tirer argument de l'impact défavorable de cette condition sur ces êtres humains reviendrait à les considérer comme un troisième sexe.

39 En revanche, selon la juridiction de renvoi, l'interprétation de l'article 2, paragraphe 1, de la directive 76/207, qui interdit «toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l'état matrimonial ou familial», peut présenter des difficultés. Cette disposition paraît limiter l'utilisation du critère de l'état matrimonial à l'appréciation d'une discrimination indirecte. Or, si la condition de mariage est imposée aux hommes et aux femmes indistinctement, il est difficile d'imaginer dans quelles circonstances elle pourrait avoir un quelconque effet défavorable pour l'un ou l'autre sexe. Il se pose dès lors la question de savoir si cette directive considère, en définitive, la notion d'«état matrimonial ou familial» comme équivalant à la notion de «sexe» dans le cadre de l'appréciation d'une discrimination directe ou comme un critère intervenant dans l'appréciation d'une discrimination illégale indirecte et impliquant l'examen, non pas d'une condition, qui serait étrangère à l'appartenance sexuelle, mais bien de l'impact défavorable de cette condition.

Analyse de la question préjudicielle

40 Toutes les parties à la procédure qui se sont prononcées sur ce point sont d'accord sur le fait que la pension de veuf litigieuse constitue un élément de la rémunération aux fins de l'article 141 CE. Il n'y a aucune raison de s'écarter de cette constatation.

Il est de jurisprudence constante que les prestations octroyées au titre d'un régime de pension qui est fonction de l'emploi qu'occupait l'intéressé relèvent de la notion de rémunération (39). Cela vaut également pour les pensions de veuf qui présentent cette caractéristique (40).

Or, il ressort du dossier que la pension octroyée par le régime du NHS est calculée en fonction de la situation professionnelle de l'intéressée, en particulier de son salaire; il y a donc lieu de présumer qu'elle se rattache à sa rémunération.

41 Je suis également d'accord sur le fait que rien ne justifie d'apprécier de façon différente les discriminations consistant en une inégalité de traitement, interdites par la directive 76/207/CEE (41), et celles qui impliquent une inégalité de rémunération, auxquelles s'applique la directive 75/117. Cette interprétation uniforme est indiquée dans la mesure où, d'une part, l'article 141 CE n'établit pas de régimes de protection distincts et où, d'autre part, les deux directives présentent de grandes similitudes en ce qui concerne leur rédaction et les objectifs qu'elles poursuivent.

42 La demanderesse au principal et la juridiction de renvoi ne sont pas entièrement d'accord sur la définition de l'objet de la question préjudicielle.

43 Selon K. B., la présente affaire n'est pas liée au droit des transsexuels à contracter mariage, lequel ne relève pas de la compétence communautaire, ni à la discrimination dont sont victimes les couples de même sexe en raison de leur orientation sexuelle, puisqu'il s'agit dans la présente affaire à tous égards d'une relation entre un homme et une femme. Pour cette raison, la Cour devrait, de l'avis de la demanderesse au principal, appliquer la jurisprudence P./S., précitée, aux termes de laquelle le droit communautaire (42) «s'oppose au licenciement d'un transsexuel pour un motif lié à sa conversion sexuelle» (43); il suffirait donc de remplacer l'expression «licenciement d'un transsexuel» par les termes «refus d'accorder une pension à un transsexuel».

Ainsi qu'elle l'a souligné à l'audience, la demanderesse au principal ne demande donc pas la reconnaissance du droit des transsexuels à contracter mariage, mais uniquement leur droit à voir traiter les personnes qui forment leur couple comme des conjoints aux fins de l'obtention de prestations financières.

44 La Court of Appeal s'interroge, dans son ordonnance, sur le critère qui caractérise les arrêts P./S. et Grant, précités, à savoir la question de l'application indistincte aux hommes et aux femmes et celle de l'inclusion de l'identité sexuelle et de l'exclusion de l'orientation sexuelle en tant qu'éléments constitutifs d'une discrimination inacceptable. Elle s'interroge également sur l'atteinte aux droits des transsexuels découlant des articles 18 et 14 de la convention qui pourrait résulter du refus d'une pension de survie. Enfin, elle nourrit des doutes sur le point de savoir si la notion d'«état matrimonial ou familial», visée à l'article 2, paragraphe 1, de la directive 76/207 doit être considérée comme équivalant à la notion de «sexe» ou seulement comme une circonstance permettant d'identifier une discrimination illégale indirecte.

En outre, la Court of Appeal rejette toute appréciation relative à la discrimination indirecte, qui supposerait d'admettre la thèse erronée selon laquelle les transsexuels constituent un troisième sexe.

45 Je souhaite simplement signaler que l'on peut à tout le moins déduire du raisonnement de la juridiction de renvoi qu'elle n'exclut pas que l'analyse correcte de la présente affaire puisse porter sur l'impossibilité pour les transsexuels de contracter mariage en tant que discrimination directe fondée sur le sexe.

46 En termes pratiques, et comme le formule la question préjudicielle, l'existence dans la présente affaire d'une discrimination contraire à l'article 141 CE et à la directive 75/117 dépend du point de savoir si la jurisprudence P./S., précitées peut être appliquée. Au-delà de cet aspect, il ne semble pas facile, comme l'affirme la demanderesse au principal, d'ignorer l'incidence sur la solution du litige du problème relatif aux conditions qu'impose le droit national pour contracter mariage et, concrètement, l'empêchement que suppose, à cette fin, l'impossibilité de rectifier l'inscription d'état civil correspondante à la suite d'une opération de conversion sexuelle.

47 Toutefois, je souhaiterais examiner, dans un premier temps, si l'on peut déduire de la jurisprudence de la Cour que le refus d'accorder une pension de veuf à un transsexuel est contraire à l'article 141 CE. Je me place ainsi dans le cadre fixé par la demanderesse au principal et accepté, pour l'essentiel, par la juridiction de renvoi.

48 Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt P./S., précité, la Cour s'est penchée sur la question de savoir si le licenciement d'un travailleur en raison du fait qu'il a subi une opération de conversion sexuelle constituait une discrimination du type de celles interdites par la directive 76/207.

49 La Cour a rappelé que le principe de l'égalité de traitement impliquait l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe et était ainsi l'expression du droit fondamental à l'égalité dont elle assurait le respect (44).

L'arrêt déduit de ce qui précède que le champ d'application de cette directive ne saurait être réduit aux seules discriminations découlant de l'appartenance à l'un ou l'autre sexe, mais qu'il englobe également celles qui trouvent leur origine dans la conversion sexuelle de l'intéressé. De telles discriminations sont fondées essentiellement, sinon exclusivement, sur le sexe de l'intéressé. En conséquence, lorsqu'une personne est licenciée au motif qu'elle a l'intention de subir ou qu'elle a subi une conversion sexuelle, elle fait l'objet d'un traitement défavorable par rapport aux personnes du sexe auquel elle était réputée appartenir avant cette opération; un tel traitement méconnaît le respect de la dignité et de la liberté auquel elle a droit et que la Cour doit protéger (45).

50 La thèse des représentants de K. B. se fonde sur l'affirmation selon laquelle le droit revendiqué par celle-ci pour son compagnon transsexuel découle de la simple substitution de l'expression «lorsqu'une personne est licenciée» par les termes «lorsqu'une personne se voit refuser le droit à une pension de veuf», puisque, dans l'un et l'autre cas, il s'agit de droits dont le bénéfice égal est garanti respectivement par les directives 76/207 et 75/117.

51 Je me rallie à cette thèse dans la mesure où, aux fins de l'appréciation par la Cour, il est totalement indifférent de savoir si l'inégalité dénoncée consiste en un licenciement ou en un refus de pension de veuf.

52 Cela dit, on peut à mon avis légitimement opposer à l'interprétation de la demanderesse au principal que le refus de la pension litigieuse n'est pas fondé sur la modification du sexe de la personne intéressée, mais sur son incapacité à remplir l'une des exigences requises par le droit national pour contracter valablement mariage avec la personne titulaire de la pension principale, à savoir la différence de sexe entre les futurs époux. Si l'on suit ce raisonnement, on peut considérer que le refus du mode de rémunération litigieux s'explique non pas par le changement de sexe, mais précisément par l'absence de changement de sexe, en droit, de la personne transsexuelle, ce qui empêche la célébration valable du mariage. Cette argumentation conduit inévitablement à s'interroger sur la conformité d'un pareil refus de reconnaître son plein effet à une opération de conversion sexuelle aux valeurs fondamentales de l'ordre juridique et, parallèlement, sur la compétence du juge communautaire pour se prononcer à ce sujet.

53 Avant de poursuivre dans cette voie, qui s'éloigne du cadre initial de la question préjudicielle, il convient de relater d'autres précédents afin de préciser le contenu de la jurisprudence de la Cour en la matière. Je me référerai tout d'abord à l'arrêt Grant, précité, et à celui du 31 mai 2001, D et Suède/Conseil (46).

54 Dans l'affaire Grant, précitée, l'employée d'une entreprise ferroviaire soutenait que, par l'octroi de réductions sur les prix de transport au travailleur et à son conjoint ou à la personne de sexe opposé avec laquelle il entretient une relation «significative» stable, et par le refus corrélatif de cet avantage aux couples se trouvant dans la même situation, mais dont les partenaires sont de même sexe, il était porté atteinte à l'interdiction de discrimination figurant à l'article 119 du traité (les articles 117 à 120 du traité CE ont été remplacés par les articles 136 CE à 143 CE).

La Cour n'a pas accueilli favorablement cette thèse et a, à cette fin, recouru à un schéma de raisonnement particulier. Elle a tout d'abord répondu à la question de savoir si une règle telle que celle en cause dans le litige au principal constituait une discrimination fondée directement sur le sexe du travailleur. Ensuite, elle s'est penchée sur la question de savoir si le droit communautaire exigeait que les relations stables entre deux personnes du même sexe soient assimilées par tout employeur aux relations entre personnes mariées ou aux relations stables hors mariage de deux personnes de sexe opposé. Enfin, elle a examiné la question de savoir si une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle constituait une discrimination fondée sur le sexe du travailleur (47).

Sur la première de ces questions, la Cour s'est bornée à constater que la règle s'appliquait de la même manière aux travailleurs de sexe féminin qu'à ceux de sexe masculin, de sorte qu'elle ne pouvait constituer une discrimination directement fondée sur le sexe (48).

Sur la deuxième question, après s'être livrée à une analyse de la situation juridique existant au niveau communautaire et à celui des États membres, ainsi que des principes dégagés par la jurisprudence relative à la convention, elle est parvenue à la conviction que, en l'état actuel du droit au sein de la Communauté, les relations stables entre deux personnes du même sexe n'étaient pas assimilées aux relations entre personnes mariées ou aux relations stables hors mariage entre personnes de sexe opposé. Par conséquent, un employeur n'est pas tenu par le droit communautaire d'assimiler la situation d'une personne qui a une relation stable avec un partenaire de même sexe à celle d'une personne qui est mariée ou qui a une relation stable hors mariage avec un partenaire de sexe opposé (49). Cette approche peut s'avérer fort utile pour la solution de la question préjudicielle, ainsi que je l'expliquerai plus loin.

Enfin, en ce qui concerne la troisième question, la Cour a déclaré que la notion de discrimination fondée sur le sexe ne couvrait pas une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle. Elle a estimé en outre que la jurisprudence P./S., précitée, était limitée à la conversion sexuelle d'un travailleur.

55 L'arrêt Grant, précité, est invoqué par le gouvernement du Royaume-Uni pour étayer son argumentation visant à nier l'existence, dans la présente affaire, d'une discrimination interdite. À cet effet, ce gouvernement transpose le raisonnement en trois phases, décrit plus haut.

Selon lui, la première de ces propositions est entièrement applicable à la présente affaire: sont exclues de la pension de veuf toutes les personnes non mariées, qu'elles soient de sexe masculin ou féminin; dès lors, on ne saurait invoquer la discrimination directe fondée sur le sexe. À cet égard, peu importe que l'empêchement réside dans le fait que l'autre membre du couple soit du même sexe, dans le fait qu'il soit transsexuel ou dans toute autre circonstance.

La deuxième proposition viendrait également à l'appui de l'opinion du gouvernement du Royaume-Uni, puisqu'elle vise le fait que l'article 12 de la convention protège uniquement le mariage traditionnel entre deux personnes de sexe biologique opposé, ainsi qu'il ressort des arrêts Rees c. Royaume-Uni, et Cossey c. Royaume-Uni, précités (50). Ces arrêts refléteraient le contenu du droit européen en la matière.

Selon le gouvernement du Royaume-Uni, la troisième partie du raisonnement de l'arrêt Grant, précité, n'est pas pertinente pour la présente affaire.

56 L'arrêt Grant, précité, n'est pas de nature à étayer la thèse de la demanderesse au principal, puisqu'il nie toute infraction au droit à l'égalité de traitement entre hommes et femmes. Toutefois, il n'est pas inutile de souligner que le gouvernement du Royaume-Uni semble considérer que la solution de la question posée est inséparable d'une appréciation par la Cour de la légalité de l'impossibilité pour un transsexuel de contracter mariage conformément à son nouveau sexe.

Dès lors, le gouvernement du Royaume-Uni, tout en affirmant la compatibilité de la législation britannique avec les articles 8 et 14 de la convention, déclare que l'absence hypothétique de cette compatibilité ne pourrait avoir pour conséquence que la disposition litigieuse devienne contraire à l'article 141 CE.

Il renvoie aux points 45 à 47 de l'arrêt Grant, précité, dans lesquels la Cour déclare que, si le respect des droits fondamentaux qui font partie intégrante de ces principes généraux constitue une condition de la légalité des actes communautaires, ces droits ne peuvent en eux-mêmes avoir pour effet d'élargir le champ d'application des dispositions du traité au-delà des compétences de la Communauté. La portée de toute disposition de droit communautaire ne peut être déterminée qu'en tenant compte de son libellé et de son objectif, ainsi que de sa place dans le système du traité et du contexte juridique dans lequel cette disposition s'insère.

57 Dans l'affaire D et Suède/Conseil, précitée, un fonctionnaire des Communautés européennes, de nationalité suédoise, membre d'un couple de même sexe enregistré conformément au droit suédois, avait demandé le bénéfice de l'allocation de foyer, que les règles statutaires réservent aux personnes mariées. D soutenait que des termes comme «conjoint» ou «fonctionnaire marié» devaient être interprétés par référence au droit national, et non de façon autonome, et que, dès lors, le refus de l'allocation constituait une discrimination fondée sur le sexe.

58 Statuant en matière de pourvoi, la Cour a considéré que le terme «mariage», selon la définition communément admise par les États membres, désignait une union entre deux personnes de sexe différent et que, s'il était également vrai que des États membres en nombre croissant ont mis en place, à côté du mariage, des régimes légaux accordant une reconnaissance juridique à diverses formes d'union entre des partenaires de même sexe ou de sexe différent et donnant à ces unions certains effets identiques ou comparables à ceux du mariage, tant entre les partenaires qu'à l'égard des tiers, ces régimes étaient, dans les États membres concernés, distincts du mariage proprement dit. Dès lors, le juge communautaire ne peut interpréter le statut des fonctionnaires des Communautés européennes de sorte que soient assimilées au mariage des situations légales qui en sont distinctes (51).

En ce qui concerne la prétendue discrimination fondée sur le sexe, la Cour a signalé, en premier lieu, que celle-ci n'était pas constituée, dès lors que la circonstance que le demandeur soit un homme ou une femme était indifférente, et que, par ailleurs, il n'y avait pas non plus inégalité de traitement en raison de l'orientation sexuelle, puisque ce n'était pas non plus le sexe du partenaire qui constituait la condition d'octroi de l'allocation de foyer, mais la nature juridique des liens qui l'unissaient au fonctionnaire (52). Cette affirmation semble signifier que le juge communautaire n'est pas compétent pour apprécier la compatibilité avec les droits fondamentaux des conditions pour contracter mariage exigées en droit interne. Toutefois, la Cour examine ensuite les conceptions prévalant dans l'ensemble de la Communauté, dont elle déduit que les législations sont hétérogènes et que, d'une manière générale, elles n'assimilent pas le mariage et les autres formes d'union légale (53).

59 L'arrêt D et Suède/Conseil, précité, n'est pas non plus de nature à étayer la thèse de K. B. Comme dans l'affaire Grant, précitée, la Cour a estimé qu'il n'y avait pas eu de discrimination fondée sur le sexe.

60 D'un intérêt à mon avis plus marginal pour la présente affaire, on citera l'arrêt du 22 juin 2000, Eyüp (54), dans lequel la demanderesse au principal croit voir la reconnaissance, par le juge communautaire, de l'assimilation au mariage d'un lien stable entre personnes non mariées.

Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si la compagne étrangère d'un travailleur turc établi légalement dans un État membre, vivant maritalement avec lui, devait être considérée comme un «membre de la famille» au sens de l'article 7, premier alinéa, de la décision n_ 1/80 du Conseil d'association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association entre la Communauté économique européenne et la Turquie. Les faits à l'origine de la question préjudicielle sont particuliers: en 1983, Mme Eyüp a contracté mariage avec un travailleur turc appartenant au marché régulier de l'emploi autrichien depuis 1975; ils ont divorcé en 1985, mais se sont remariés en 1993. Au cours de cet intervalle, les ex-conjoints ont continué à vivre ensemble en Autriche et ont donné naissance à quatre de leurs sept enfants. Il s'agissait de déterminer si cette période devait être comptée aux fins du calcul des cinq années de résidence régulière auxquelles la décision n_ 1/80 subordonne la possibilité pour les membres de la famille d'un travailleur turc d'accéder au marché de l'emploi du pays d'accueil.

La Cour a pris en considération l'objectif de regroupement familial effectif sous-jacent à l'article 7, premier alinéa, de la décision n_ 1/80 et a déclaré que, «eu égard aux éléments factuels particuliers de l'affaire au principal et notamment au fait que la période de cohabitation hors mariage de M. et Mme Eyüp se situait entre leurs deux mariages», leur vie familiale commune n'avait pas été interrompue, de sorte que cette période devait être comprise en totalité aux fins du calcul de la durée de résidence régulière (55).

Il ressort très clairement des termes circonstanciés employés par la Cour que celle-ci n'a pas affirmé que, en droit communautaire, un lien stable entre deux personnes était assimilé au mariage. Il y a lieu d'ajouter, par ailleurs, que la décision n_ 1/80 se réfère, de façon générique, aux «membres de la famille» du travailleur turc, notion ayant des limites plus souples que celle de «veuf» ou «veuve» utilisée dans le régime de pension britannique.

Cependant, l'arrêt Eyüp, précité, est de nature à éclairer d'une certaine façon la présente question préjudicielle, quoique pour des raisons différentes de celles envisagées par la demanderesse au principal. Il convient de relever, d'une part, l'ouverture dont la Cour fait preuve pour interpréter des concepts du droit de la famille conformément à l'esprit et à la finalité de la norme qui y fait référence et, d'autre part, l'appréciation des particularités du cas d'espèce conduisant à adopter des solutions équitables (ex aequo et bono). Toutefois, ces éléments ne sont pas de nature à revêtir une importance décisive pour la réponse à fournir à la Court of Appeal.

61 Il ressort à mon avis de l'analyse jurisprudentielle qui précède qu'il est impossible de déduire de la directive 75/117 ou de l'article 141 CE que l'on doit octroyer au compagnon non marié d'un travailleur féminin un avantage, tel qu'une pension, réservé au conjoint survivant. L'état de transsexuel de cette personne n'est pas, en principe, déterminant, puisque la même solution s'imposerait à l'égard d'autres empêchements au mariage. Il en irait de même, naturellement, à l'égard de compagnons du même sexe, mais également à l'égard de personnes n'ayant pas atteint l'âge nubile, ou juridiquement incapables, ou déjà mariées ou encore liées au travailleur par des rapports de consanguinité. Dans aucun de ces cas, on ne saurait réclamer, le moment venu, une pension de veuf alors même que ces empêchements ne constituent nullement l'expression d'une inégalité de traitement fondée sur le sexe.

62 Cette même analyse conduit à s'interroger, comme je l'ai annoncé, sur l'élément central du litige concrètement en cause: l'impossibilité, pour les transsexuels britanniques, de contracter mariage avec des personnes du même sexe biologique, en dépit de la transformation physiologique apportée à leur anatomie. Les représentants de K. B. ont insisté sur le fait qu'ils ne demandaient pas à la Cour de reconnaître ce droit. Toutefois, outre que cette argumentation a pu obéir à une certaine stratégie procédurale, compte tenu de la situation juridique existante au moment de l'introduction de la procédure au principal, la Cour dispose d'une marge d'appréciation suffisante pour choisir l'angle d'interprétation adéquat aux fins de fournir une réponse utile à la juridiction de renvoi.

63 La Cour dispose d'un autre moyen d'interprétation pour aborder le présent problème. On l'entrevoit dans certains des arguments présentés par les parties à la procédure.

On pourrait mettre en question le caractère raisonnable du choix de la relation matrimoniale comme élément de rattachement dont dépend l'octroi, le moment venu, d'une pension de veuf. Cet examen imposerait de s'interroger sur l'objectif poursuivi par une pension de cette nature et, parallèlement, de rechercher si un simple contrat formel est apte à représenter une communauté solidaire ou, tout au moins, si des relations d'une autre nature ne méritent pas une protection semblable. Apanage d'une société mature, ce type d'analyse, dans laquelle le fond l'emporte sur la forme, fait son chemin dans la pratique. Ainsi, d'une part, il est permis de mettre en cause la réalité du mariage dans le domaine, par exemple, du droit de l'immigration (56), tandis que, d'autre part, pour des raisons d'équité, on assimile au lien matrimonial des situations caractérisées par une véritable cohabitation, dépourvues de reconnaissance officielle (57).

J'ai la conviction que le droit doit suivre, dans son évolution, de tels cheminements, mais il est peut-être prématuré de les appliquer à la présente affaire, notamment eu égard à l'existence d'autres solutions moins audacieuses.

64 Une fois reformulée, la question posée porterait donc sur la compatibilité avec le droit communautaire d'une législation nationale qui, en n'admettant pas le mariage des transsexuels, leur refuse l'accès à une pension de veuf.

65 Afin que la prétention formulée puisse, quant au fond, être accueillie, une double condition doit être remplie, à savoir:

a) que la législation nationale soit contraire au droit communautaire;

b) que la Cour soit compétente pour statuer, c'est-à-dire que le litige relève de l'une des matières visées par le traité.

66 Or, il ne fait aucun doute que l'impossibilité pour les transsexuels britanniques de contracter mariage conformément à leur nouveau sexe physiologique est contraire à un principe général du droit communautaire.

Il est de jurisprudence constante et persistante de la Cour que, au regard des droits fondamentaux, le contenu des principes généraux du droit communautaire doit être dégagé des traditions constitutionnelles communes aux États membres (58), à la lumière des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l'homme ratifiés par les États membres (59). En outre, la convention revêt, à cet égard, une signification particulière (60).

67 De ce qui a été exposé aux points 28 et 29 ci-dessus, il ressort tout d'abord que le droit des transsexuels à contracter mariage avec des personnes du même sexe biologique fait partie des ordres juridiques de l'immense majorité des États membres. À ce jour, treize des quinze États de l'Union le reconnaissent, que ce soit au moyen d'une disposition législative expresse ou par le biais de pratiques administratives ou judiciaires. Cette circonstance doit permettre à elle seule de considérer que ce droit fait partie du patrimoine juridique commun, puisque faire dépendre la détermination des principes généraux d'une concordance parfaite dans l'ensemble des États membres priverait cette méthode d'investigation de toute utilité.

68 Ensuite, depuis les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme du 11 juillet 2002 (61), ce droit fait partie du contenu de l'article 12 de la convention. Les juges de Strasbourg ne reconnaissent à l'autorité publique une certaine marge d'appréciation qu'en ce qui concerne les conditions que doit remplir une conversion sexuelle pour être effective, les conséquences en découlant pour les mariages antérieurs et l'obligation d'informer l'autre futur époux de cette conversion (62).

69 Par conséquent, les deux méthodes employées par votre Cour pour doter d'un contenu les principes généraux du droit communautaire aboutissent au même résultat: les transsexuels jouissent d'un droit fondamental à contracter mariage dans des conditions prenant en considération leur nouveau sexe.

70 Toutefois, cette constatation n'est pas suffisante. Comme l'indique le gouvernement du Royaume-Uni, la simple incompatibilité d'une réglementation interne avec un droit fondamental reconnu au niveau du droit communautaire ne saurait élargir le champ d'application de celui-ci au-delà des compétences conférées par le traité.

71 Il est donc nécessaire de vérifier si cette incompatibilité affecte l'un des droits relevant des instruments de la Communauté, en l'occurrence l'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe en ce qui concerne la rémunération des travailleurs.

72 Il est manifeste et admis par tous que le droit de percevoir une pension de veuf, dans les circonstances de l'affaire au principal, est couvert par l'article 141 CE et par la directive 75/117, s'agissant d'une prestation liée à la rémunération (63).

73 De même, le fait qu'il faille qualifier de discrimination sexuelle l'inégalité de traitement dont font l'objet les transsexuels ne fait guère de doute. C'est ce qui ressort de l'arrêt P./S., selon lequel cette notion ne peut être réduite «aux seules discriminations découlant de l'appartenance à l'un ou l'autre sexe», mais englobe également celles «qui trouvent leur origine [...] dans la conversion sexuelle de l'intéressée [...] de telles discriminations sont fondées essentiellement, sinon exclusivement, sur le sexe de l'intéressé» (64).

Cette approche reflète en outre le fait que les problèmes relatifs à la transsexualité ne se confondent pas avec ceux propres à l'orientation sexuelle (65). Si la discrimination dont souffrent les transsexuels n'était pas considérée comme fondée sur le sexe, on aboutirait à la situation paradoxale selon laquelle cette catégorie de personnes particulièrement vulnérables serait privée d'une protection spécifique au niveau communautaire. Rappelons que ni l'article 13 CE ni l'article 21 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ne contiennent de mention expresse visant les transsexuels (66).

74 L'originalité du problème que soulève la présente affaire, et qui la distingue de celle ayant fait l'objet de l'arrêt P./S., précité, est que la discrimination litigieuse n'affecte pas directement le bénéfice d'un droit protégé par le traité, mais l'une de ses conditions d'octroi. Il est constant que l'inégalité de traitement en question ne se rapporte pas à la reconnaissance d'une pension de veuf, mais seulement à une condition préalable indispensable: la capacité à contracter mariage.

75 Cette différence ne saurait, à elle seule, conduire à une solution différente de celle adoptée jusqu'à présent. La Cour doit veiller non seulement à ce que l'exercice des droits protégés par le traité soit exempt de toute discrimination prohibée, mais également à ce que ces droits ne soient pas subordonnés à des conditions contraires à l'ordre public européen.

76 Il ne s'agit pas de construire un «droit matrimonial européen», mais de garantir la pleine efficacité du principe de l'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe. Supposons une réglementation nationale hypothétique qui empêcherait les femmes d'accomplir un acte juridique déterminé ou d'obtenir une qualification dont dépendrait obligatoirement l'obtention d'une rémunération. Une telle limitation, sans préjudice d'une justification proportionnée fondée sur des critères objectifs, constituerait une discrimination directe contraire à l'article 141 CE.

Il en va de même dans la présente affaire: bien que l'inégalité de traitement opère de façon indirecte, la discrimination conserve son caractère direct. On ne peut parler de discrimination indirecte qu'en cas d'application de critères autres que celui du sexe; or, l'empêchement matrimonial en cause a pour origine et pour seule explication la conversion sexuelle de l'intéressé, c'est-à-dire un élément visé par l'article 141 CE selon l'interprétation susmentionnée de la Cour.

77 Mise à part l'égalité dans le domaine du travail, il s'agit - comme l'admet l'arrêt P./S., précité, - d'une question de respect de la dignité et de la liberté auquel les transsexuels ont droit. «La dignité humaine et le droit fondamental à l'épanouissement de la personnalité rendent indispensable l'adaptation du statut personnel de l'individu au sexe auquel il appartient conformément à sa constitution psychologique et physique [...]. Pour des raisons de sécurité juridique, le législateur devrait réglementer les questions relatives à l'état civil liées à une conversion sexuelle, ainsi que leurs effets. Toutefois, en attendant l'adoption d'une telle législation, il incombe aux tribunaux d'appliquer le principe de non-discrimination entre hommes et femmes jusqu'à l'entrée en vigueur d'une réglementation qui les traite sur un pied d'égalité» (67).

78 Je suis conscient du fait qu'une interprétation de ce type comporte certains problèmes techniques d'application. Jusqu'à ce que le Royaume-Uni adopte les dispositions nécessaires pour permettre le mariage de transsexuels, le juge national - qui est également juge communautaire - doit garantir, conformément au droit interne, que la discrimination qu'ils subissent n'ait pas de conséquences sur les droits découlant du traité. Les solutions concevables vont d'une interprétation des termes «homme» et «femme» autorisant le mariage des transsexuels (68) à la création ponctuelle d'une fiction de mariage ou bien à l'instauration d'un lien distinct, moins rigide, permettant aux transsexuels d'accéder à une pension après la mort de la personne qui aurait été leur conjoint si une règle injuste ne l'avait pas interdit.

79 Les transsexuels subissent une souffrance obsessionnelle, car ils sont convaincus d'être victimes d'une erreur de la nature. Beaucoup d'entre eux choisissent le suicide. Au terme d'un processus long et douloureux, dans lequel les apports hormonaux suivent de délicates opérations chirurgicales, la médecine leur offre un soulagement partiel, en rapprochant dans la mesure du possible leurs caractéristiques physiques externes à celles du sexe qu'ils sentent être le leur (69). Il me semblerait aberrant que le droit puisse se retrancher derrière de simples considérations techniques pour empêcher qu'une assimilation si péniblement conquise produise son plein effet.

80 Je terminerai, comme l'a fait l'avocat général Tesauro dans ses conclusions relatives à l'affaire P./S., précitée, en reprenant les paroles prononcées par l'avocat général Trabucchi dans des conclusions remontant à près de 30 ans: «[s]i nous voulons que le droit communautaire ne soit pas seulement une réglementation mécanique de l'économie, mais constitue un ordre juridique à la mesure de la société qu'il doit régir, si nous voulons qu'il existe un droit conforme à l'idée de justice sociale et aux exigences de l'intégration européenne au niveau non seulement de l'économie mais aussi des peuples, nous ne pouvons pas décevoir [les espérances placées en nous]» (70).

Conclusion

81 Il convient dès lors de répondre à la question posée par la Court of Appeal (England and Wales) (Civil Division) de la façon suivante:

«L'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe, consacrée par l'article 141 CE, s'oppose à une législation nationale qui, en refusant aux transsexuels le droit de contracter mariage conformément à leur sexe acquis, les empêche d'accéder à une pension de veuf.»

(1) - Directive du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (JO L 45, p. 19).

(2) - C-13/94, Rec. p. I-2143.

(3) - C-249/96, Rec. p. I-621.

(4) - Précité à la note 3.

(5) - Probate Reports 1971, p. 83.

(6) - [2003] UKHL 21.

(7) - La House of Lords n'a pas jugé possible de lire la disposition litigieuse de façon conforme à la convention, comme le prévoit l'article 3, paragraphe 1, de la Human Rights Act.

(8) - Voir note 2.

(9) - Arrêts du 17 mai 1990, Barber (C-262/88, Rec. p. I-1889, point 22); du 28 septembre 1994, Beune (C-7/93, Rec. p. I-4471, point 44), et du 25 mai 2000, Podesta (C-50/99, Rec. p. I-4039, point 24).

(10) - Arrêts du 13 mai 1986, Bilka (170/84, Rec. p. 1607, point 22); Barber, précité, point 28; Beune, précité, point 46; du 10 février 2000, Deutsche Telekom (C-234/96 et C-235/96, Rec. p. I-799, point 32), et Podesta, précité, point 25.

(11) - Arrêt du 12 septembre 2002, Niemi (C-351/00, Rec. p. I-7007, point 45).

(12) - Arrêts du 6 octobre 1993, Ten Oever (C-109/91, Rec. p. I-4879, points 12 et 13), et du 17 avril 1997, Evrenopoulos (C-147/95, Rec. p. I-2057, point 22).

(13) - Arrêt du 28 septembre 1994, Coloroll Pension Trustees (C-200/91, Rec. p. I-4389, point 19).

(14) - Ce syndrome a toujours existé et a été mieux compris dans les cultures primitives, étrangères à l'influence du christianisme. Par exemple, M. Vargas Llosa, dans El paraíso en la otra esquina, éd. Alfaguara, Madrid, 2003, p. 67, 68, 434 à 436, fait état de ces tendances parmi les Maoris, en relatant les péripéties du peintre Paul Gauguin à Thaïti.

Avant les progrès de la médecine et de la chirurgie accomplis au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les femmes qui ressentaient la pulsion d'être des hommes devaient recourir à des stratagèmes compliqués et se lancer dans des aventures hasardeuses, qui les menaient généralement vers un destin tragique. En 1566, Henry Estienne relate un événement qui s'est déroulé à Fontaines, où une femme s'est déguisée et a travaillé comme garçon d'écurie; elle est parvenue à se marier avec une autre femme, avec laquelle elle vécut heureuse pendant deux ans avant que l'on ne découvrît l'instrument qui lui servait pour accomplir son devoir conjugal; elle fut arrêtée et brûlée vive.

Le XVIIe siècle a connu des femmes qui ont été pirates comme Anne Bonney et Mary Read, ou bien la Française Geneviève Premoy qui, se faisant passer pour le chevalier Balthazar, a été décorée de l'Ordre de Saint-Louis par Louis XIV. De nombreuses femmes sont parvenues à être soldats ou marins. Au cours des procès qui ont suivi, on sait que certaines ont déclaré que leur comportement était dicté par Dieu, que, lorsqu'elles sont nées, leurs parents attendaient un garçon et que, alors même qu'elles avaient l'apparence de femmes, leur nature était en réalité masculine.

La crainte de voir leur supercherie découverte poussait ces femmes au suicide, comme ce fut le cas en 1765 de Catharine Rosenbrock qui, après avoir passé douze années à travailler comme marin et comme soldat en Hollande, est retournée chez elle à Hambourg, où sa mère l'a accusée d'avoir renié son sexe féminin; elle a été arrêtée pour mauvaises moeurs et a tenté de mettre fin à ses jours.

Mlle de Maupin était l'une des actrices les plus célèbres du théâtre français du XVIIe siècle. Elle a triomphé à l'Opéra de Paris en chantant des rôles masculins. Au cours d'une tournée, elle s'est échappée à Marseille pour séduire une jeune fille de la ville mais, lorsqu'on a su qui elle était, elle fut emprisonnée et condamnée à mort. Sa popularité et la pression de l'opinion publique ont entraîné l'annulation du verdict. Depuis lors, bien qu'elle ait continué à s'habiller comme un homme, les autorités ont décidé d'ignorer ses caprices. C. Spencer, dans Histoire de l'homosexualité, éd. Le Pré aux Clercs, traduction de D. Sulmon, Paris, 1998, p. 232 et suiv., évoque certains de ces cas.

(15) - Voir arrêt de la Corte constituzionale du 6 mai 1985 (GURI n_ 131 bis, du 5 juin 1985, point 3) et, dans le même sens, arrêt de la House of Lords, Bellinger, précité, points 7 à 9.

(16) - Je me référerai toujours, ci-après, à l'hypothèse d'un mariage entre personnes de sexe différent compte tenu de la conversion sexuelle de l'un des conjoints. En effet, rien n'empêche les transsexuels britanniques de contracter mariage avec des personnes de sexe biologique opposé.

(17) - Articles 8 à 12 de la loi du 10 septembre 1980 relative au transsexualisme (Gesetz über die Änderung der Vornamen und die Feststellung der Geschlechtszugehörigkeit in besonderen Fällen - Transsexuellengesetz).

(18) - Article 14 de la loi n_ 2503/1977 relative à l'état civil (FEK Aà 107/1997).

(19) - Article 1er de la loi n_ 164 du 14 avril 1982 sur la conversion sexuelle (Norme in materia di rettificazione di sesso).

(20) - Articles 28 à 28c du code civil (Burgerlijk Wetboek).

(21) - Loi 1972:119 sur la détermination du sexe (Lag om fastställande av könstillhörhet).

(22) - Circulaire du ministre de l'Intérieur du 27 novembre 1996 [«Transsexuellen-Erlaß» des Bundesministeriums für Inneres (36.250/66-IV/4/96)].

(23) - Circulaire n_ 12003 du 10 novembre 1976 (Cirkulæreskrivelse om ændring af fødselstilførsler som følge af kønsskifte).

(24) - Voir, notamment, jugement du Tribunal de première instance de Verviers du 19 février 1996 et arrêt de la Cour d'appel (Hof van Beroep) d'Anvers du 27 janvier 1999.

(25) - Voir, notamment, arrêt de l'Audiencia Provincial de Barcelona du 11 février 1994 et jugement du Juzgado de primera instancia de Lérida du 21 septembre 1999.

(26) - Arrêt de la Cour administrative suprême (Korkein hallinto-oikeus) 1988-A-46.

(27) - Arrêt de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 11 décembre 1992.

(28) - Arrêts du Tribunal administratif, première section, des 28 janvier 1987 et 31 mai 1989.

(29) - Voir, notamment, arrêt de la cour d'appel (Tribunal da Relação) de Lisbonne du 9 novembre 1993.

(30) - Série A n_ 156.

(31) - Point 47 de l'arrêt Rees c. Royaume-Uni, précité (souligné par nous).

(32) - Série A n_ 256.

(33) - Voir Cour eur. D.H., Recueil des arrêts et décisions, 1998-V.

(34) - Point 58 de l'arrêt Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, précité.

(35) - Recueil 56/88. Voir également arrêt rendu le même jour, I. c. Royaume-Uni (Recueil 35/56), d'un contenu similaire.

(36) - Arrêt Goodwin c. Royaume-Uni, précité, point 93.

(37) - Ibidem, point 101.

(38) - Ibidem, point 103.

(39) - Voir point 23 ci-dessus.

(40) - Voir point 24 ci-dessus.

(41) - Directive du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO L 39, p. 40).

(42) - En l'occurrence la directive 76/207 sur l'égalité de traitement; toutefois, comme je l'ai indiqué, il n'y a aucune raison de ne pas appliquer cette jurisprudence dans le cadre de la directive sur l'égalité de rémunération.

(43) - Dispositif de l'arrêt P./S., précité.

(44) - Arrêt P./S., précité, points 17 à 19.

(45) - Ibidem, points 20 à 22.

(46) - C-122/99 P et C-125/99 P, Rec. p. I-4319.

(47) - Arrêt Grant, précité, point 24.

(48) - Ibidem, point 28.

(49) - Ibidem, point 35.

(50) - Voir note 33.

(51) - Arrêt D et Suède/Conseil, précité, points 34 à 37.

(52) - Ibidem, points 46 et 47.

(53) - Ibidem, points 49 et 50.

(54) - C-65/98, Rec. p. I-4747.

(55) - Arrêt Eyüp, précité, point 36.

(56) - Voir à cet égard résolution du Conseil, du 4 décembre 1997, sur les mesures à adopter en matière de lutte contre les mariages de complaisance (JO C 382, p. 1).

(57) - Voir arrêt Eyüp, précité.

(58) - Voir arrêt du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft (11/70, Rec. p. 1125, point 4).

(59) - Voir arrêt du 14 mai 1974, Nold/Commission (4/73, Rec. p. 491, point 13).

(60) - Voir arrêt du 18 juin 1991, ERT (C-260/89, Rec. p. I-2925, point 41).

(61) - Voir note 36.

(62) - Point 103, in fine, de l'arrêt Goodwin c. Royaume-Uni, précité.

(63) - Voir points 23, 24 et 40 ci-dessus.

(64) - Arrêt P./S., précité, points 20 et 21.

(65) - Voir point 25 ci-dessus.

(66) - Tandis que le premier fait référence à la «discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle», le second vise les cas de «discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle».

(67) - Décision du Bundesverfassungsgericht du 11 octobre 1978 (BVerfGE 49, p. 286).

(68) - Bien que la House of Lords vienne de refuser de le faire, dans son récent arrêt cité au point 20 des présentes conclusions, en donnant priorité aux difficultés d'application concrètes sur l'efficacité du droit fondamental, logique diamétralement opposée à celle du juge constitutionnel allemand.

(69) - Voir opinion séparée de M. Martens, juge, qui accompagne l'arrêt Cossey c. Royaume-Uni de la Cour européenne des droits de l'homme, précité.

(70) - Point 6 des conclusions dans l'affaire F. (arrêt du 17 juin 1975, 7/75, Rec. p. 679).