61998J0226

Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 6 avril 2000. - Birgitte Jørgensen contre Foreningen af Speciallæger et Sygesikringens Forhandlingsudvalg. - Demande de décision préjudicielle: Østre Landsret - Danemark. - Directives 76/207/CEE et 86/613/CEE - Egalité de traitement entre hommes et femmes - Activité indépendante - Déclassement de cabinets médicaux. - Affaire C-226/98.

Recueil de jurisprudence 2000 page I-02447


Sommaire
Parties
Motifs de l'arrêt
Décisions sur les dépenses
Dispositif

Mots clés


1 Politique sociale - Travailleurs masculins et travailleurs féminins - Accès à l'emploi et conditions de travail dans l'exercice d'activités indépendantes - Égalité de traitement - Discrimination indirecte - Critères d'appréciation - Évaluation séparée de chacun des éléments caractérisant les conditions d'exercice d'une activité professionnelle - Nécessité de l'existence de données significatives

(Directives du Conseil 76/207 et 86/613)

2 Politique sociale - Travailleurs masculins et travailleurs féminins - Discrimination liée à des mesures de protection sociale adoptées par les États membres - Mesures poursuivant un objectif de bonne gestion des dépenses publiques - Justification - Conditions

3 Politique sociale - Travailleurs masculins et travailleurs féminins - Égalité de rémunération - Prix de cession d'un cabinet médical - Assimilation à la pension de retraite d'un travailleur salarié - Exclusion

Sommaire


1 La directive 76/207, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail, et la directive 86/613, sur l'application du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes exerçant une activité indépendante, y compris une activité agricole, ainsi que sur la protection de la maternité, doivent être interprétées en ce sens que, pour déterminer l'existence d'une discrimination indirecte fondée sur le sexe, il convient de procéder à une évaluation séparée de chacun des éléments qui caractérisent les conditions d'exercice d'une activité professionnelle résultant d'une réglementation déterminée, pour autant que ces éléments constituent en eux-mêmes des mesures spécifiques fondées sur des critères d'application propres et affectant un nombre significatif de personnes qui appartiennent à une catégorie déterminée.

S'agissant de cette dernière condition, une situation ne peut, en effet, révéler une apparence de discrimination indirecte que si les données qui la caractérisent sont valables, c'est-à-dire portent sur un nombre suffisant d'individus, ne sont pas l'expression de phénomènes purement fortuits ou conjoncturels et, d'une manière générale, apparaissent significatives.

(voir points 33, 36, disp. 1)

2 Si, dans le cadre des mesures de protection sociale adoptées par les États membres, des considérations d'ordre budgétaire ne peuvent en elles-mêmes justifier une discrimination entre travailleurs fondée sur le sexe, des mesures visant à assurer une bonne gestion des dépenses publiques consacrées aux soins médicaux spécialisés et à garantir l'accès de la population à ces soins peuvent être justifiées dès lors qu'elles répondent à un objectif légitime de politique sociale, sont aptes à atteindre cet objectif et sont nécessaires à cet effet.

(voir point 42, disp. 2)

3 Le prix qu'un médecin peut obtenir de la cession de sa clientèle, lorsqu'il cesse son activité parce qu'il a atteint la limite d'âge, ne peut être assimilé, dans l'appréciation d'une éventuelle discrimination entre travailleurs fondée sur le sexe, à la pension de retraite d'un travailleur salarié. En effet, la cession de la clientèle, cette dernière étant un élément incorporel appartenant au cabinet du médecin, n'est pas nécessairement liée à l'âge du cédant et peut intervenir à tout moment, alors que la pension n'est obtenue qu'à un certain âge et à concurrence d'une certaine durée d'activité et d'un montant déterminé de cotisations versées. En outre, le prix de cession est obtenu de l'acheteur du cabinet et non des personnes qui assurent normalement la rémunération du médecin, qu'il s'agisse des patients, de l'État ou de l'assurance sociale.

(voir points 45-46, disp. 3)

Parties


Dans l'affaire C-226/98,

ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), par l'Østre Landsret (Danemark) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre

Birgitte Jørgensen

et

Foreningen af Speciallæger,

Sygesikringens Forhandlingsudvalg,

une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO L 39, p. 40), et de la directive 86/613/CEE du Conseil, du 11 décembre 1986, sur l'application du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes exerçant une activité indépendante, y compris une activité agricole, ainsi que sur la protection de la maternité (JO L 359, p. 56),

LA COUR

(sixième chambre),

composée de MM. J. C. Moitinho de Almeida, président de chambre, C. Gulmann, J.-P. Puissochet (rapporteur), G. Hirsch et Mme F. Macken, juges,

avocat général: M. A. Saggio,

greffier: M. H. von Holstein, greffier adjoint,

considérant les observations écrites présentées:

- pour Mme Jørgensen, par Me C. Holberg, avocat à Copenhague,

- pour la Foreningen af Speciallæger et le Sygesikringens Forhandlingsudvalg, par Me M. Norrbom, avocat à Copenhague,

- pour la Commission des Communautés européennes, par M. H. C. Støvlbæk, membre du service juridique, en qualité d'agent, assisté de Me P. Heidmann, avocat à Copenhague,

vu le rapport d'audience,

ayant entendu les observations orales de Mme Jørgensen, de la Foreningen af Speciallæger et du Sygesikringens Forhandlingsudvalg et de la Commission à l'audience du 21 octobre 1999,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 13 janvier 2000,

rend le présent

Arrêt

Motifs de l'arrêt


1 Par ordonnance du 4 juin 1998, parvenue à la Cour le 24 juin suivant, l'Østre Landsret (cour régionale de l'Est du Danemark) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), quatre questions préjudicielles sur l'interprétation de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (JO L 39, p. 40), et de la directive 86/613/CEE du Conseil, du 11 décembre 1986, sur l'application du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes exerçant une activité indépendante, y compris une activité agricole, ainsi que sur la protection de la maternité (JO L 359, p. 56).

2 Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige opposant Mme Jørgensen, rhumatologue, à la Foreningen af Speciallæger (association danoise des médecins spécialistes, ci-après la «FAS») et au Sygesikringens Forhandlingsudvalg (comité de négociations en matière d'assurance maladie, ci-après le «SFU»), au sujet de l'application d'un modèle conventionnel de conversion de cabinets médicaux.

Le cadre juridique

La réglementation communautaire

3 La directive 76/207 vise, selon son article 1er, la mise en oeuvre, dans les États membres, du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, y compris la promotion, et à la formation professionnelle ainsi que les conditions de travail et, dans certaines conditions, la sécurité sociale.

4 Aux termes de l'article 2, paragraphe 1, de la directive 76/207:

«Le principe de l'égalité de traitement au sens des dispositions ci-après implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l'état matrimonial ou familial.»

5 L'article 3, paragraphe 1, de la directive 76/207 dispose:

«L'application du principe de l'égalité de traitement implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe dans les conditions d'accès, y compris les critères de sélection, aux emplois ou postes de travail, quel qu'en soit le secteur ou la branche d'activité, et à tous les niveaux de la hiérarchie professionnelle.»

6 En vertu de l'article 5, paragraphe 1, de directive 76/207:

«L'application du principe de l'égalité de traitement en ce qui concerne les conditions de travail, y compris les conditions de licenciement, implique que soient assurées aux hommes et aux femmes les mêmes conditions, sans discrimination fondée sur le sexe.»

7 La directive 86/613 vise, selon son article 1er, à assurer l'application, dans les États membres, du principe de l'égalité de traitement aux hommes et femmes exerçant une activité indépendante ou contribuant à l'exercice d'une telle activité, notamment pour les aspects qui ne sont pas couverts par la directive 76/207. Elle concerne, aux termes de son article 2, les travailleurs indépendants, à savoir «toute personne exerçant, dans les conditions prévues par le droit national, une activité lucrative pour son propre compte, y compris les exploitants agricoles et les membres des professions libérales», ainsi que leurs conjoints non salariés ni associés qui participent, de manière habituelle et dans les conditions prévues par le droit national, à leur activité.

8 L'article 4 de la directive 86/613 dispose:

«En ce qui concerne les travailleurs indépendants, les États membres prennent les mesures nécessaires afin que soient éliminées toutes dispositions contraires au principe de l'égalité de traitement tel que défini dans la directive 76/207/CEE et notamment en ce qui concerne la création, l'installation ou l'extension d'une entreprise ou le commencement ou l'extension de toute autre forme d'activité de travailleur indépendant y compris les facilités financières.»

La réglementation nationale

9 La loi danoise n_ 244, du 19 avril 1989, relative à l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'emploi et le congé de maternité, modifiée (ci-après la «loi»), a transposé en droit national les directives 76/207 et 86/613.

10 Aux termes de l'article 5, paragraphe 1, de la loi:

«L'obligation d'égalité de traitement s'applique également à tous ceux qui arrêtent des dispositions et prennent des décisions au sujet de l'accès à l'exercice de professions indépendantes. Cela s'applique également à la création, à l'installation ou à l'extension d'une entreprise ou au commencement ou à l'extension de toute autre forme d'activité de travailleur indépendant, y compris son financement».

11 Le système de santé en vigueur au Danemark prévoit que les honoraires des médecins ayant conclu des conventions spéciales avec l'organisme public qui gère le régime d'assurance maladie sont réglés directement par cet organisme. En contrepartie, des restrictions sont imposées aux malades dans le choix du médecin. Les patients restent libres de choisir leur médecin mais assument alors une partie substantielle des frais, en sorte que cette possibilité est peu utilisée. Dans les faits, la quasi-totalité des honoraires des médecins sont versés directement par l'assurance maladie.

12 Les médecins spécialistes exerçant en cabinet se divisent en deux catégories. D'une part, les médecins dont le cabinet est dit «à temps plein» lorsque toute leur activité professionnelle se déroule dans leur cabinet (ci-après les «médecins spécialistes à temps plein»). D'autre part, les médecins qui ont un cabinet dit «à temps partiel», lorsqu'ils exercent une autre activité médicale en dehors de leur cabinet (ci-après les «médecins spécialistes à temps partiel»).

13 Une convention a été conclue le 1er juin 1990 entre la FAS, au nom des médecins spécialistes, et le SFU, au nom de l'assurance maladie (ci-après la «convention»). Parmi ses objectifs figurent la limitation des dépenses publiques consacrées aux soins dispensés par les médecins spécialistes et une meilleure planification économique et géographique du nombre de ces médecins. Dans cette perspective, ont été adoptés dans la convention, d'une part, un «modèle de rupture» impliquant une réduction obligatoire des honoraires des cabinets générant les chiffres d'affaires les plus importants et, d'autre part, un «modèle de conversion» destiné à limiter l'exercice de l'activité des médecins spécialistes à temps partiel.

14 Sur ce dernier point, en effet, de nombreux médecins exerçant théoriquement à titre principal à l'hôpital et à temps partiel en cabinet se voyaient reprocher de négliger leur charge hospitalière et de surtout travailler en vue d'assurer le chiffre d'affaires de leur cabinet. Il a donc été décidé d'instaurer un plafond uniforme de recettes pour les cabinets à temps partiel, qui a été fixé, selon les spécialités, à 400 000 ou 500 000 DKK par an (400 000 DKK en ce qui concerne la rhumatologie).

15 Le modèle de conversion précise, en outre, les critères permettant de procéder, sur la base du chiffre d'affaires de 1989, au reclassement des cabinets soit parmi les cabinets à temps partiel, soit parmi les cabinets à temps plein, afin de déterminer leur nouveau statut.

16 Ainsi, en vertu du point 6 de ce modèle, les cabinets précédemment considérés comme à temps plein qui ont généré en 1989 un chiffre d'affaires compris, selon la spécialité, dans la tranche entre 400 000 et 500 000 DKK ou entre 500 000 et 600 000 DKK demeurent des cabinets à temps plein et, à ce titre, ne sont pas soumis au plafond annuel de 400 000 ou 500 000 DKK d'honoraires versés par l'organisme de sécurité sociale. Mais, en cas de vente, ils sont convertis en cabinets à temps partiel. Selon le même point du modèle de conversion, si la présence de tels cabinets dans la tranche précitée s'explique par des circonstances particulières, telles que la maladie, le chiffre d'affaires des trois dernières années est pris en considération.

Le litige au principal

17 Mme Jørgensen, qui est membre de la FAS, est, pour la perception des honoraires payés par l'assurance maladie, soumise à la convention.

18 Mme Jørgensen n'ayant aucune activité médicale en dehors de son cabinet et celui-ci ayant généré en 1989 un chiffre d'affaires de 424 016 DKK, elle relève du point 6 du modèle de conversion. Après l'entrée en vigueur de la convention, son cabinet est demeuré un cabinet à temps plein et elle a ainsi conservé la possibilité d'augmenter son chiffre d'affaires. En revanche, au moment de la vente de son cabinet, celui-ci sera converti en cabinet à temps partiel, en sorte que le montant annuel des honoraires payés par l'assurance maladie que pourra percevoir l'acquéreur sera limité à 400 000 DKK.

19 Mme Jørgensen a contesté l'application d'un tel régime, en faisant valoir qu'elle avait toujours exercé son activité en cabinet à temps plein et que, si son chiffre d'affaires, qu'elle a indiqué vouloir porter au-delà de 500 000 DKK dans l'avenir, n'était pas plus important, cela tenait notamment au fait qu'elle avait dû consacrer une partie de son temps à ses obligations familiales lorsque ses enfants étaient en bas âge. Elle a, en outre, soulevé la question de l'indemnisation de la perte subie en cas de vente d'un cabinet générant, au moment de la cession, un chiffre d'affaires supérieur à la limite de 400 000 DKK fixée par la convention.

20 Ses réclamations n'ayant pas abouti et son recours devant le Speciallægesamarbejdsudvalget i Frederiksborg Amt (comité de coopération des médecins spécialistes du département de Frederiksborg) ayant été rejeté, Mme Jørgensen a alors saisi, le 13 août 1991, l'Østre Landsret aux fins d'entendre condamner la FAS et le SFU à reconnaître que le modèle de conversion prévu dans la convention est totalement ou partiellement invalide et qu'il y a lieu d'assimiler l'activité en cabinet de Mme Jørgensen, au regard de la cession à un tiers, à une activité à temps plein. La requérante a soutenu, notamment, que l'application du point 6 du modèle de conversion aboutit à une discrimination indirecte incompatible avec l'article 5 de la loi. Selon elle, en effet, cette mesure affecte un nombre proportionnellement plus important de médecins spécialistes femmes que de médecins spécialistes hommes, dans la mesure où les femmes assurent plus souvent l'éducation de leurs enfants que leurs homologues masculins et ont, de ce fait, un chiffre d'affaires moins important.

21 En vue, respectivement, d'établir et de contester l'existence d'une discrimination indirecte en raison de l'appartenance sexuelle, chacune des parties au litige a fait réaliser par un expert et a produit devant l'Østre Landsret un rapport statistique. Celui produit par la requérante conclut au caractère indirectement discriminatoire du modèle de conversion, tandis que celui produit par la FAS et le SFU parvient à la conclusion inverse. Cette divergence s'explique uniquement, selon les deux experts, par le fait qu'ils sont en désaccord sur les données de départ ayant fondé leurs réponses respectives.

22 Considérant que la solution du litige nécessite l'interprétation des articles 3, paragraphe 1, de la directive 76/207 et 4 de la directive 86/613, l'Østre Landsret a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1) Il est demandé à la Cour d'indiquer la manière dont il y a lieu d'apprécier, au regard des directives 76/207/CEE (du 9 février 1976) et 86/613/CEE (du 11 décembre 1986) du Conseil, une discrimination indirecte fondée sur l'appartenance sexuelle dans une affaire concernant l'égalité de traitement.

Dès lors qu'il est invoqué que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour en matière d'égalité de traitement, la comparaison doit être opérée point par point, il est demandé si la comparaison des conditions professionnelles qui doit être faite dans une affaire relative à l'égalité de traitement doit l'être dans le cadre d'une appréciation globale de tous les éléments qui l'entourent ou au moyen d'une comparaison point par point, tout comme dans les affaires relatives à l'égalité du salaire.

On observera, dans le cadre de la réponse à apporter à la question, que le modèle conventionnel de conversion traité dans la présente affaire, apprécié de manière globale, présente, tant au niveau de son objet que de ses effets, un caractère neutre du point de vue de l'appartenance sexuelle.

On observera en outre que le modèle conventionnel de conversion comporte des règles qui, envisagées de manière isolée, opèrent une différenciation selon l'appartenance sexuelle, dans la mesure où il apparaît que certaines règles affectent principalement des spécialistes de sexe féminin alors que d'autres règles affectent principalement des spécialistes de sexe masculin.

2) En cas de réponse affirmative à la première question, la Cour est invitée à se prononcer sur le point de savoir si des considérations ayant trait à la rigueur budgétaire, aux économies ou à la planification de l'activité peuvent être jugées comme étant des considérations objectives et pertinentes de nature à permettre qu'un plus grand nombre de femmes que d'hommes soient proportionnellement affectées par la disposition visée ci-dessus.

3) La rémunération pour la clientèle que la demanderesse pourrait obtenir lors de l'arrêt de son activité à la suite de l'atteinte de la limite d'âge, eu égard à son âge (elle est née en 1939), peut-elle être assimilée à une épargne-pension en faveur d'un travailleur salarié?

4) En cas de réponse affirmative à la troisième question, il est demandé à la Cour d'indiquer l'incidence qu'a sur la réponse à la première question le fait que le préjudice engendré par la disposition en cause consiste en partie en une diminution de la rémunération pour la clientèle lors de l'arrêt de son activité, et ainsi en une pension réduite, compte tenu du fait que la Cour a constaté, au point 27 de l'arrêt qu'elle a rendu dans l'affaire C-297/93 (Grau-Hupka), qu'il n'incombe pas aux États membres d'accorder des avantages en matière d'assurance vieillesse aux personnes qui ont élevé leurs enfants ou de prévoir des droits à prestations à la suite de périodes d'interruption d'activité dues à l'éducation des enfants.»

Sur la première question

23 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande si, pour déterminer l'existence d'une discrimination indirecte fondée sur le sexe dans une affaire d'égalité de traitement telle que celle en cause au principal, les directives 76/207 et 86/613 imposent de procéder à une évaluation séparée de chacun des éléments caractérisant les conditions d'exercice d'une activité professionnelle qui résultent d'une réglementation litigieuse ou à une appréciation globale de l'ensemble de ces éléments.

24 Mme Jørgensen et la Commission font valoir que, conformément à la jurisprudence de la Cour, le principe de l'égalité de traitement doit être respecté pour chaque condition ou disposition s'appliquant aux hommes et aux femmes. Selon elles, on ne peut procéder à une appréciation globale de plusieurs dispositions lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, des critères hétérogènes sont utilisés.

25 La FAS et le SFU estiment, au contraire, que l'on ne peut transposer le principe de comparaison point par point, applicable dans les affaires d'égalité des rémunérations, aux affaires d'égalité de traitement, ces dernières ayant une nature totalement différente. Selon eux, la convention et le modèle de conversion en cause constituant une solution globale à un problème de gestion des dépenses publiques et se fondant sur des critères objectifs, rien ne s'oppose à une appréciation globale de leurs effets.

26 Il convient d'observer, à titre préliminaire, que les mesures contestées dans le litige au principal intéressent une activité professionnelle exercée dans des conditions qui relèvent du champ d'application de la directive 86/613, dont l'article 4 renvoie expressément au principe de l'égalité de traitement tel que défini dans la directive 76/207. C'est donc à juste titre que la juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur l'interprétation combinée de ces deux directives.

27 Ainsi que l'a relevé la Cour aux points 34 et 35 de l'arrêt du 17 mai 1990, Barber (C-262/88, Rec. p. I-1889), si les juridictions nationales étaient obligées de se livrer à une évaluation et à une comparaison de l'ensemble des avantages de nature variée consentis, selon les cas, aux travailleurs masculins ou féminins, le contrôle juridictionnel serait difficile à effectuer et l'effet utile du principe de l'égalité des rémunérations s'en trouverait d'autant amoindri. Une véritable transparence, permettant un contrôle efficace, n'est donc assurée que si ce principe s'applique à chacun des éléments de la rémunération respectivement accordée aux travailleurs masculins ou féminins et non pas seulement en fonction d'une appréciation globale des avantages consentis à ceux-ci.

28 La même constatation vaut, en principe, pour tous les aspects du principe de l'égalité de traitement et pas seulement pour ceux qui touchent à l'égalité des rémunérations.

29 En effet, conformément à la jurisprudence de la Cour, tant en ce qui concerne les rémunérations ou les prestations de sécurité sociale que l'accès à l'emploi et les conditions de travail, une disposition ou une réglementation nationale comporte une discrimination indirecte à l'encontre des travailleurs féminins lorsque, tout en étant formulée de façon neutre, elle désavantage en fait un pourcentage beaucoup plus élevé de femmes que d'hommes, à moins que cette différence de traitement soit justifiée par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe (voir, notamment, arrêts du 13 juillet 1989, Rinner-Kühn, 171/88, Rec. p. 2743, point 12, et du 30 novembre 1993, Kirsammer-Hack, C-189/91, Rec. p. I-6185, point 22).

30 Ainsi, dès lors qu'il est constaté qu'une mesure affecte défavorablement un pourcentage beaucoup plus élevé de femmes que d'hommes, ou l'inverse, elle est présumée constituer une discrimination indirecte fondée sur le sexe et c'est à l'employeur ou à l'auteur de cette mesure de démontrer le contraire.

31 Une appréciation globale initiale de l'ensemble des éléments que peut comporter le régime ou la réglementation dont une telle mesure est susceptible de faire partie ne permettrait pas un contrôle efficace de l'application du principe de l'égalité de traitement et pourrait aboutir à méconnaître les règles de la charge de la preuve en matière de discrimination indirecte fondée sur le sexe.

32 Il convient cependant de préciser que, pour l'application de ces règles, les différents éléments de la réglementation d'une activité professionnelle ne peuvent être pris en compte isolément que pour autant qu'ils en sont dissociables et constituent en eux-mêmes des mesures spécifiques fondées sur des critères d'application propres et affectant un nombre significatif de personnes qui appartiennent à une catégorie déterminée.

33 En effet, ainsi que la Cour l'a constaté aux points 16 et 17 de l'arrêt du 27 octobre 1993, Enderby (C-127/92, Rec. p. I-5535), une situation ne peut révéler une apparence de discrimination indirecte que si les données qui la caractérisent sont valables, c'est-à-dire portent sur un nombre suffisant d'individus, ne sont pas l'expression de phénomènes purement fortuits ou conjoncturels et, d'une manière générale, apparaissent significatives.

34 Dans l'espèce au principal, si la disposition litigieuse du modèle de conversion repose sur des critères d'application apparemment distincts de ceux utilisés dans les autres dispositions et affecte une catégorie particulière de médecins spécialistes, en ce qu'elle régit les seuls cabinets à temps plein qui ont produit en 1989 un chiffre d'affaires d'un certain niveau, il ressort de données non contestées rappelées à l'audience devant la Cour que son application n'a concerné que 22 médecins spécialistes, dont 14 femmes, sur un total de 1 680, dont 302 femmes. Il semble douteux que de telles données puissent être regardées comme significatives.

35 En tout état de cause, il appartient à la juridiction de renvoi d'apprécier si, compte tenu des éléments d'interprétation fournis par la Cour, les modalités particulières et les conditions d'application de la mesure en cause dans le litige au principal permettent ou non de présumer l'existence d'une discrimination indirecte fondée sur le sexe.

36 Il y a lieu, dès lors, de répondre à la première question que les directives 76/207 et 86/613 doivent être interprétées en ce sens que, pour déterminer l'existence d'une discrimination indirecte fondée sur le sexe dans une affaire d'égalité de traitement telle que celle en cause au principal, il convient de procéder à une évaluation séparée de chacun des éléments qui caractérisent les conditions d'exercice d'une activité professionnelle résultant de la réglementation litigieuse, pour autant que ces éléments constituent en eux-mêmes des mesures spécifiques fondées sur des critères d'application propres et affectant un nombre significatif de personnes qui appartiennent à une catégorie déterminée.

Sur la deuxième question

37 Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande si des considérations ayant trait à la rigueur budgétaire, aux économies ou à la planification de l'activité des cabinets médicaux peuvent être regardées comme des considérations objectives de nature à justifier une mesure qui désavantage un plus grand nombre de femmes que d'hommes.

38 Mme Jørgensen fait valoir que, selon la jurisprudence de la Cour, des considérations budgétaires ne sauraient justifier une discrimination fondée sur le sexe. La FAS et le SFU, tout en estimant que c'est à la juridiction nationale qu'il appartient d'apprécier si une mesure qui entraîne une discrimination indirecte est justifiée par des motifs objectifs, soutiennent qu'une gestion des coûts s'avère nécessaire dès lors que les prestations médicales sont payées par la collectivité. Quant à la Commission, elle considère que des mesures générales de politique sociale telles que celles invoquées dans l'affaire au principal peuvent justifier une différence de traitement mais qu'il n'en est pas de même des seules considérations budgétaires si elles constituent une fin en soi.

39 À cet égard, il convient de rappeler que, si des considérations d'ordre budgétaire peuvent être à la base des choix de politique sociale d'un État membre et influencer la nature ou l'étendue des mesures de protection sociale qu'il souhaite adopter, elles ne constituent toutefois pas en elles-mêmes un objectif poursuivi par cette politique et, partant, ne sauraient justifier une discrimination au détriment de l'un des sexes (arrêt du 24 février 1994, Roks e.a, C-343/92, Rec. p. I-571, point 35). Par ailleurs, admettre que des considérations d'ordre budgétaire puissent justifier une différence de traitement entre hommes et femmes qui, à défaut, constituerait une discrimination indirecte fondée sur le sexe impliquerait que l'application et la portée d'une règle aussi fondamentale du droit communautaire que celle de l'égalité entre hommes et femmes puissent varier, dans le temps et dans l'espace, selon l'état des finances publiques des États membres (arrêt Roks e.a., précité, point 36).

40 Cependant, ainsi que l'a relevé la Commission, des raisons tenant à la nécessité d'assurer une bonne gestion des dépenses publiques consacrées aux soins médicaux spécialisés et de garantir l'accès de la population à ces soins sont légitimes et peuvent justifier des mesures de politique sociale.

41 En effet, en l'état actuel du droit communautaire, la politique sociale relève des États membres, lesquels disposent d'une marge d'appréciation raisonnable en ce qui concerne la nature des mesures de protection sociale et les modalités concrètes de leur réalisation (voir arrêts du 7 mai 1991, Commission/Belgique, C-229/89, Rec. p. I-2205, point 22, et du 19 novembre 1992, Molenbroek, C-226/91, Rec. p. I-5943, point 15). De telles mesures, si elles répondent à un objectif légitime de politique sociale, si elles sont aptes à atteindre cet objectif et nécessaires à cet effet et si elles sont donc justifiées par des raisons étrangères à une discrimination fondée sur le sexe, ne peuvent être considérées comme une violation du principe de l'égalité de traitement (voir arrêts Commission/Belgique, précité, points 19 et 26, et Molenbroek, précité, points 13 et 19).

42 Il y a donc lieu de répondre à la deuxième question que des considérations d'ordre budgétaire ne peuvent en elles-mêmes justifier une discrimination fondée sur le sexe. Cependant, des mesures visant à assurer une bonne gestion des dépenses publiques consacrées aux soins médicaux spécialisés et à garantir l'accès de la population à ces soins peuvent être justifiées dès lors qu'elles répondent à un objectif légitime de politique sociale, sont aptes à atteindre cet objectif et sont nécessaires à cet effet.

Sur la troisième question

43 Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande si le prix qu'un médecin peut obtenir de la vente de son cabinet, lorsqu'il cesse son activité parce qu'il a atteint la limite d'âge, peut être assimilé à la pension de retraite d'un travailleur salarié.

44 Mme Jørgensen et la Commission considèrent que le prix de cession d'un cabinet médical ne peut être assimilé à une pension de retraite. La FAS et le SFU estiment, au contraire, que le produit d'une telle vente se rapproche davantage d'une indemnité de pension que de la rémunération d'un travail, dans la mesure où il est obtenu lors de la cessation de l'activité professionnelle.

45 À cet égard, il suffit de constater que la clientèle est un élément incorporel appartenant au cabinet du médecin, en sorte que le prix de sa cession ne peut en aucun cas être assimilé aux prestations versées au titre d'une pension de retraite. En effet, la cession n'est pas nécessairement liée à l'âge du cédant et peut intervenir à tout moment, alors que la pension n'est obtenue qu'à un certain âge et à concurrence d'une certaine durée d'activité et d'un montant déterminé de cotisations versées. En outre, le prix de cession est obtenu de l'acheteur du cabinet et non des personnes qui assurent normalement la rémunération du médecin, qu'il s'agisse des patients, de l'État ou de l'assurance sociale.

46 Il y a donc lieu de répondre à la troisième question que le prix qu'un médecin peut obtenir de la cession de sa clientèle, lorsqu'il cesse son activité parce qu'il a atteint la limite d'âge, ne peut être assimilé à la pension de retraite d'un travailleur salarié.

Sur la quatrième question

47 Compte tenu de la réponse apportée à la troisième question, il n'y a pas lieu de répondre à la quatrième question.

Décisions sur les dépenses


Sur les dépens

48 Les frais exposés par la Commission, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Dispositif


Par ces motifs,

LA COUR

(sixième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par l'Østre Landsret, par ordonnance du 4 juin 1998, dit pour droit:

1) La directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail, et la directive 86/613/CEE du Conseil, du 11 décembre 1986, sur l'application du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes exerçant une activité indépendante, y compris une activité agricole, ainsi que sur la protection de la maternité, doivent être interprétées en ce sens que, pour déterminer l'existence d'une discrimination indirecte fondée sur le sexe dans une affaire d'égalité de traitement telle que celle en cause au principal, il convient de procéder à une évaluation séparée de chacun des éléments qui caractérisent les conditions d'exercice d'une activité professionnelle résultant de la réglementation litigieuse, pour autant que ces éléments constituent en eux-mêmes des mesures spécifiques fondées sur des critères d'application propres et affectant un nombre significatif de personnes qui appartiennent à une catégorie déterminée.

2) Des considérations d'ordre budgétaire ne peuvent en elles-mêmes justifier une discrimination fondée sur le sexe. Cependant, des mesures visant à assurer une bonne gestion des dépenses publiques consacrées aux soins médicaux spécialisés et à garantir l'accès de la population à ces soins peuvent être justifiées dès lors qu'elles répondent à un objectif légitime de politique sociale, sont aptes à atteindre cet objectif et sont nécessaires à cet effet.

3) Le prix qu'un médecin peut obtenir de la cession de sa clientèle, lorsqu'il cesse son activité parce qu'il a atteint la limite d'âge, ne peut être assimilé à la pension de retraite d'un travailleur salarié.