61997C0200

Conclusions de l'avocat général Fennelly présentées le 16 juillet 1998. - Ecotrade Srl contre Altiforni e Ferriere di Servola SpA (AFS). - Demande de décision préjudicielle: Corte suprema di Cassazione - Italie. - Aides d'Etat - Notion - Avantage accordé sans transfert de ressources publiques - Entreprises en état d'insolvabilité - Article 92 du traité CE - Article 4, sous c), du traité CECA. - Affaire C-200/97.

Recueil de jurisprudence 1998 page I-07907


Conclusions de l'avocat général


1 Cette affaire soulève la question de savoir si une forme d'administration extraordinaire et une protection contre l'exécution par les créanciers qui est accordée à certaines entreprises insolvables par le droit italien constituent, dans le cas d'une entreprise sidérurgique, une aide d'État interdite par l'article 4, sous c), du traité CECA (1).

Cadre légal et factuel

2 La loi n_ 95/79 du 3 avril 1979 (2), communément appelée loi Prodi d'après le nom du ministre de l'Industrie de l'époque, établit une procédure d'administration extraordinaire pour les entreprises insolvables employant au moins 300 personnes et ayant des dettes supérieures à la fois à 80,444 milliards de LIT (3) et au quintuple du capital libéré de la société. Il doit s'agir de dettes envers des établissements de crédits, des entreprises ou des organismes de prévoyance et de sécurité sociale (4), ou de sociétés dont l'État est l'actionnaire majoritaire (5). Il semble que ce régime d'administration extraordinaire ne puisse s'appliquer qu'aux entreprises ayant une activité industrielle. Par ailleurs, lorsqu'une société remplit les conditions pour l'application de ce régime au titre de la loi n_ 95/79, d'autres sociétés du même groupe peuvent aussi être placées en administration extraordinaire même si elles n'atteignent pas le nombre d'employés et le niveau d'endettement requis.

3 Pour qu'une entreprise remplissant les critères soit placée en régime d'administration spéciale, elle doit d'abord être déclarée insolvable par les tribunaux soit en application de la loi sur la faillite (6), soit en raison du défaut de paiement des salaires depuis trois mois au moins. Lorsque la juridiction compétente estime que l'entreprise remplit les critères de la loi n_ 95/79, elle s'abstient de la soumettre à la procédure de liquidation ordinaire. Le ministre de l'Industrie, après consultation du ministre des Finances, adopte alors un décret plaçant l'entreprise en administration extraordinaire et décide aussi à ce stade d'autoriser ou non l'entreprise en administration extraordinaire à poursuivre son activité pendant deux ans au maximum (période encore prorogeable deux ans au maximum) (7). Cette décision est discrétionnaire par nature, au contraire apparemment de celle de placer la société en administration extraordinaire en premier lieu; il a été allégué que les deux décisions sont généralement prises ensemble. Lorsque le ministre de l'Industrie prend la décision sur la poursuite de l'activité, il doit tenir pleinement compte des intérêts des créanciers.

4 La procédure normale de liquidation en droit italien de la faillite est menée sous contrôle judiciaire, les décisions étant prises après consultation ou après accord d'une assemblée de créanciers. Elle comporte la possibilité d'autoriser l'entreprise en liquidation à poursuivre son activité en vue de maximiser la valeur de ses actifs dans l'intérêt des créanciers (8). Les limites de cette poursuite de l'activité n'ont pas été décrites à la Cour; une exploitation à perte ne serait sans doute pas possible, puisque les intérêts des créanciers en seraient encore plus affectés.

5 Les entreprises en administration extraordinaire sont soumises aux règles générales de la loi sur la faillite, sauf dérogations expresses prévues par la loi n_ 95/79. Ainsi, sous administration extraordinaire, comme dans le cadre de la procédure normale de liquidation, le propriétaire de l'entreprise insolvable ne peut pas disposer de ses actifs, qui doivent, en principe, servir à désintéresser les créanciers. La mise en administration extraordinaire, tout comme la procédure normale de liquidation, entraîne l'impossibilité pour les créanciers individuels de l'entreprise de récupérer leurs créances, de même que la suspension de toute voie d'exécution (9). Dans le cas de l'administration extraordinaire, toutefois, la suspension s'étend aux dettes fiscales, pénalités et intérêts, qui ne sont pas couverts par la procédure ordinaire (10). Les intérêts sur les dettes existantes sont suspendus pendant la période d'administration extraordinaire, comme dans le cadre de la procédure normale de faillite (11).

6 Une entreprise en administration extraordinaire est dispensée du paiement des amendes et sanctions pécuniaires en cas de défaut de paiement des cotisations sociales (12); la valeur de ces amendes peut, semble-t-il, atteindre jusqu'à 50 % du montant de base dû. Une entreprise en administration extraordinaire peut être vendue, sous réserve du paiement d'une taxe d'enregistrement insignifiante d'un million de LIT (au lieu du taux normal de 3 % de la valeur du bien concerné) (13). Il est difficile de savoir dans quelle mesure ces règles spéciales s'appliquent à une entreprise en administration extraordinaire qui n'est pas autorisée à poursuivre son activité.

7 Lorsqu'une entreprise en administration extraordinaire est autorisée à poursuivre son activité, l'administrateur nommé pour la gérer doit alors préparer un plan de gestion approprié. La compatibilité du plan avec les grandes lignes de la politique industrielle nationale est examinée par le comité interministériel de politique industrielle (14) avant son approbation par le ministre de l'Industrie. Il semble que l'administrateur ne puisse pas procéder à la liquidation de l'entreprise à moins qu'il soit impossible de la sauver; la liquidation doit, si possible, intervenir par la vente des actifs de la société en activité. La Commission a laissé entendre que l'administrateur peut vendre des secteurs de l'entreprise à un prix négatif, c'est-à-dire que d'autres entreprises sont payées pour les reprendre ou poursuivre leur exploitation (15). L'État peut garantir certaines ou l'ensemble des dettes contractées par l'entreprise pour financer la poursuite de son activité au cours de cette période (16). Les dépenses occasionnées par l'administration extraordinaire, y compris les dettes contractées, ont priorité sur celles des créanciers existants; c'est également le cas lorsqu'une entreprise poursuit son activité dans le cadre de la procédure de faillite normale (17).

8 L'application du régime d'administration extraordinaire reste soumise au contrôle du ministre: les décisions concernant des questions telles que la restructuration, la vente des actifs, la liquidation ou la fin de la période d'administration extraordinaire doivent être approuvées par le ministre de l'Industrie. La Cour a reçu des réponses divergentes sur le point de savoir si les décisions du ministre sont soumises à un contrôle de légalité uniquement par les juridictions administratives ou peuvent, au contraire, faire l'objet d'une action beaucoup plus large devant les juridictions civiles visant à déterminer si elles sont compatibles avec les intérêts économiques des créanciers. Il semble que certains créanciers puissent être représentés au comité de surveillance, qui a un rôle purement consultatif dans la procédure d'administration extraordinaire.

9 Le ministre de l'Industrie approuve également la décision mettant fin à la période d'administration extraordinaire. Les créanciers ne peuvent réclamer le paiement de leurs dettes, en tout ou en partie, qu'à la fin de cette période, que ce soit par la liquidation des actifs de l'entreprise ou sur ses nouveaux bénéfices.

10 La loi n_ 95/79 a fait l'objet d'un certain nombre de mesures de la part de la Commission, en partie sur plainte de la demanderesse au principal Ecotrade Srl (ci-après «Ecotrade»). En réponse à une demande de renseignements complémentaires sur la loi n_ 95/79 en vue d'une enquête sur une aide d'État (18), adressée à la République italienne par la Commission en application de l'article 93, paragraphe 1, du traité CE (19), la République italienne a refusé de notifier la loi sauf en ce qui concerne les dispositions de garantie de l'article 2 bis. La Commission a alors décidé, par la communication C 7/97 (ex E 13/92) (20), d'ouvrir la procédure prévue par l'article 93, paragraphe 2, du traité. Elle a en outre décidé que la garantie d'État accordée au titre de l'article 2 bis de la loi n_ 95/79 à une entreprise sidérurgique en administration extraordinaire, Altiforni e Ferriere di Servola SpA (la défenderesse au principal, ci-après «AFS»), constituait une aide incompatible avec le marché commun du charbon et de l'acier (21). La Commission a aussi décidé que la suspension de paiement de certaines dettes publiques par une autre entreprise sidérurgique en administration extraordinaire, Ferdofin Siderurgica Srl, était une aide incompatible avec le marché commun du charbon et de l'acier et que les dettes en question devaient être recouvrées (22).

11 La présente affaire a trait à une dette de 149 108 190 LIT due par AFS à Ecotrade pour des livraisons d'acier. AFS n'ayant pas payé sa dette à Ecotrade, le Pretore di Trieste a, le 30 juillet 1992, ordonné le transfert à celle-ci d'une créance détenue par AFS sur une banque, à concurrence de la somme due. Le 28 août 1992, AFS a informé Ecotrade de ce que, le Tribunale di Trieste l'ayant déclarée en état d'insolvabilité le 2 juillet 1992, la société avait été placée sous administration extraordinaire par décret ministériel du 23 juillet 1992, en application de la loi n_ 95/79, avec l'autorisation de poursuivre son activité. AFS demandait la restitution de la somme obtenue, au motif que l'exécution de la dette après l'adoption d'une telle mesure était contraire à l'article 4 de la loi n_ 544/81. Le 4 octobre 1992, Ecotrade a introduit un recours devant le Tribunale di Trieste, visant à voir déclarer que la demande de remboursement d'AFS n'était pas fondée puisqu'elle reposait sur un décret incompatible avec le droit communautaire en matière d'aides d'État. Le 23 octobre 1993, le Tribunale a rejeté cette demande et fait droit à la demande de remboursement d'AFS. Ce jugement a été confirmé par la Corte d'appello di Trieste. Ecotrade a alors formé un pourvoi devant la Corte suprema di cassazione (ci-après la «juridiction nationale»).

12 La juridiction nationale a, en application de l'article 177 du traité CE, saisi la Cour à titre préjudiciel de la question suivante:

«L'interprétation des textes suivants ne s'avère pas aisée et claire:

a) l'article 92 du traité: dès lors que, en prévoyant l'alternative entre les `aides accordées par les États' ou `au moyen des ressources d'État' la disposition peut inciter à penser que doivent aussi être considérées comme des aides les mesures d'État qui, tout en ne prévoyant pas le versement de sommes d'argent par l'État, permettent, par des procédures particulières, de parvenir au même résultat;

b) la décision indiquée (E 13/1992): dès lors que la conclusion à laquelle elle parvient ... est précédée de la prémisse selon laquelle la loi n_ 95/79 `paraît relever sous différents aspects de l'application des articles 92 et suivants du traité';

Il semble donc douteux que l'on puisse considérer comme une aide, selon les dispositions du traité et la décision de la Commission, une mesure d'État telle que celle prise en application de la loi n_ 95/79 précitée qui prévoit:

1) la seule non-application aux grandes entreprises des procédures ordinaires de faillite;

2) cette non-application et en même temps la poursuite de l'activité de l'entreprise;

et cela compte tenu du fait que le DL n_ 414 du 31 juillet 1981 (ratifié par la loi n_ 544/81) dispose (article 4) que `les actions exécutoires individuelles ... ne peuvent être entamées ou poursuivies après l'adoption de la mesure qui prévoit l'ouverture de la procédure d'administration extraordinaire'.»

Observations

13 Des observations écrites et orales ont été déposées par Ecotrade, AFS, la République italienne et la Commission des Communautés européennes.

14 Ecotrade et la Commission font valoir que l'application du régime d'administration extraordinaire institué par la loi n_ 95/79 à une entreprise sidérurgique constitue une aide d'État au sens de l'article 4, sous c), du traité CECA, qui aurait dû être notifiée en application de l'article 6 de la décision n_ 3855/91/CECA de la Commission, du 27 novembre 1991, instituant des règles communautaires pour les aides à la sidérurgie (23). Elles allèguent que la loi n_ 95/79 constitue une dérogation à la loi générale sur la faillite, dans la mesure où son application est limitée à des entreprises industrielles d'une certaine taille avec des dettes d'un montant spécifié envers certains créanciers déterminés, dont beaucoup font partie du secteur public, et, en outre, en ce que la décision d'autoriser une entreprise insolvable sous administration extraordinaire à poursuivre son activité relève du pouvoir discrétionnaire du ministre (24), en excluant tout rôle significatif pour les créanciers. L'article 4, sous c), du traité CECA s'étend aux aides négatives, qui allègent les charges pesant normalement sur les comptes d'une entreprise et qui, sans être des subventions au sens propre du terme, sont donc de même nature et produisent des effets identiques (25). L'exonération de l'obligation de payer les pénalités et amendes dues en cas de non-paiement des cotisations de sécurité sociale, l'interdiction de l'exécution des dettes fiscales et pénalités (26), la possibilité de bénéficier de la garantie de l'État pour les dettes contractées pendant l'application du régime d'administration extraordinaire et la taxe d'enregistrement purement symbolique sur les actifs vendus par l'entreprise sont, à leur avis, des subventions au moyen de ressources d'État qui représentent des avantages comparés à la procédure de faillite normale. La suspension de l'exécution des dettes d'État et des intérêts constitue aussi une aide, dans le cadre de la poursuite de l'exploitation sous administration extraordinaire, dont l'objectif est de maintenir l'activité économique de l'entreprise en question, même si des créanciers privés sont aussi affectés et que des suspensions analogues s'appliquent dans le cadre de la procédure normale de faillite. Ecotrade fait valoir que la suspension de l'exécution de dettes privées prévue par la loi est une forme d'aide, même si elle ne comporte aucune charge pour le budget de l'État (27); la Commission, au contraire, allègue qu'une telle suspension entraîne une charge pour les fonds publics, parce qu'elle se traduit normalement par l'extinction des dettes concernées et, donc, indirectement, par des recettes d'impôt plus faibles pour le Trésor italien sur ces créanciers.

15 AFS et le gouvernement italien avancent que l'administration extraordinaire constitue une réponse parfaitement normale à l'insolvabilité, conforme au travail de l'Uncitral (United Nations Commission on International Trade Law), qui cherche à éviter les liquidations non nécessaires de sociétés en ayant néanmoins le même objectif: le désintéressement final des créanciers. Tout en étant prêts à admettre que la garantie des dettes par l'État devrait être notifiée comme une aide, ils font valoir que la poursuite de son activité par une entreprise en faillite, sans l'aide des ressources de l'État, n'est, en tant que telle, pas incompatible avec les règles de la libre concurrence. L'administration extraordinaire est une procédure générale et automatique, soumise à certaines conditions; seul l'octroi de la garantie de l'État est discrétionnaire. Il existe un parallélisme entre l'administration extraordinaire et la procédure normale de faillite: elles débutent l'une et l'autre par une constatation de l'état d'insolvabilité; elles entraînent toutes les deux la suspension de l'exécution des dettes et les intérêts cessent de courir; elles permettent l'une et l'autre, à la lumière des circonstances applicables, la poursuite de l'exploitation par l'entreprise insolvable. La poursuite de l'activité en application de l'article 90 de la loi sur la faillite est seulement approuvée par une assemblée de créanciers représentatifs nommée par la juridiction compétente, assemblée dont la décision n'est pas susceptible de recours et, contrairement au régime d'administration extraordinaire, peut s'appliquer indéfiniment. L'administration extraordinaire n'implique pas de coût supplémentaire pour l'État, qui est étranger à la relation débiteur-créancier; les charges qui pèsent sur les parties privées ne constituent pas une aide (28). La suspension du paiement des dettes ne se traduit pas par un niveau de recettes différent pour le Trésor à long terme, et les recettes peuvent être plus élevées si l'entreprise parvient à se mettre en situation de payer l'ensemble de ses dettes. AFS conteste la pertinence de la demande préjudicielle de la juridiction nationale, car l'exécution de la dette d'Ecotrade serait aussi suspendue dans le cadre de la procédure normale de faillite. La disposition relative à l'exonération des dettes de sécurité sociale ne s'applique qu'aux dettes contractées jusqu'en 1986. La non-exécution de dettes fiscales sous le régime d'administration extraordinaire ne constitue pas une charge pour les fonds publics parce que la possibilité d'exécuter ces dettes dans le cadre des règles normales de faillite ne confère qu'un avantage de procédure; en application du principe d'égalité entre créanciers, l'État doit toujours rendre compte aux autres créanciers de toute somme exécutée au-delà de sa propre part du produit de l'éventuelle liquidation. La taxe d'enregistrement spécialement faible profite aux entreprises acheteuses plus qu'à la société qui vend ses actifs.

Analyse

16 Il semble qu'AFS exerce une activité de production dans l'industrie sidérurgique et soit ainsi une entreprise au sens de l'article 80 du traité CECA. Comme les dispositions du traité CE ne modifient pas celles du traité CECA en ce qui concerne les règles posées par ce traité pour le fonctionnement du marché commun du charbon et de l'acier (29), la question posée par la juridiction nationale devrait être reformulée pour resituer la demande de décision préjudicielle dans le cadre de l'article 41 du traité CECA en la faisant porter sur l'interprétation des articles 4, sous c), et 67 de ce traité (30). L'article 4 du traité CECA prévoit, dans la partie pertinente en l'espèce:

«Sont reconnus incompatibles avec le marché commun du charbon et de l'acier et, en conséquence, sont abolis et interdits dans les conditions prévues au présent traité, à l'intérieur de la Communauté:

...

c) les subventions ou aides accordées par les États ou les charges spéciales imposées par eux, sous quelque forme que ce soit;

...»

L'article 67 est l'unique disposition du chapitre 7 du titre III du traité CECA, intitulé «Atteintes aux conditions de concurrence». Il dispose dans son paragraphe 1 que «toute action d'un État membre susceptible d'exercer une répercussion sensible sur les conditions de la concurrence dans les industries du charbon ou de l'acier doit être portée à la connaissance de la Haute Autorité par le gouvernement intéressé». Dans son paragraphe 2, il autorise la Haute Autorité (la Commission) à prendre certaines mesures si une action est de nature à provoquer un déséquilibre grave. Son paragraphe 3 habilite la Haute Autorité à adresser des recommandations aux États membres dont les actions apportent un avantage spécial ou imposent des charges spéciales aux entreprises de charbon ou d'acier relevant de sa juridiction par comparaison avec les autres industries du même pays.

17 La Cour a déclaré dans l'arrêt Banks que les dispositions «de l'article 4 ne sont d'application autonome qu'en l'absence de règles plus spécifiques; lorsqu'elles sont reprises ou réglementées en d'autres dispositions du traité, les textes se rapportant à une même disposition doivent être considérés dans leur ensemble et simultanément appliqués» (31). Il résulte clairement de l'analyse de cet arrêt et de celui rendu dans l'affaire Hopkins e.a. (32) que l'article 4, sous c), du traité CECA, lu en combinaison avec les paragraphes 2 et 3 de l'article 67, ne peut pas avoir d'effet direct, étant donné la marge discrétionnaire accordée à la Commission dans l'application de ces dernières dispositions. Toutefois, la présente affaire ne relève, à notre avis, pas du domaine d'application de l'article 67, paragraphe 2, parce que rien n'incite à penser qu'un déséquilibre grave a été provoqué par l'aide alléguée, ni de celui de l'article 67, paragraphe 3, étant donné que la loi n_ 95/79 n'accorde pas d'avantages spéciaux à des entreprises de charbon ou d'acier par comparaison avec d'autres industries. Le choix des entreprises appelées à bénéficier des avantages prétendus de l'administration extraordinaire est fait sur la base de critères très différents. En ce qui concerne l'article 67, paragraphe 1, l'obligation de notification qu'il impose n'est en rien incompatible avec l'application claire et inconditionnelle de l'interdiction absolue des aides d'État prévue dans l'article 4, sous c). Nous en concluons donc que, dans les circonstances du cas d'espèce, l'article 4, sous c), du traité CECA est directement applicable.

18 Il existe plusieurs différences importantes entre le régime d'aides d'État instauré par les articles 92 et 93 du traité CE et les termes plus laconiques, mais aussi plus larges et inconditionnels de l'article 4, sous c), du traité CECA. Il semble toutefois que, pour des raisons précisées ci-après, la définition de l'aide d'État, qui est au centre de la présente affaire, soit la même dans les deux traités, bien que l'article 4, sous c), ne fasse pas expressément référence aux ressources d'État.

19 Il semble aussi que le document E 13/1992 de la Commission auquel la juridiction nationale fait référence dans la question ne soit pas une décision, mais simplement une demande, adressée au gouvernement italien en application de l'article 93, paragraphe 3, du traité CE, de notification de tous les cas d'application de la loi n_ 95/79. La Commission a ensuite décidé d'ouvrir une procédure au titre de l'article 93, paragraphe 2, du traité (33), mais aucune décision à caractère général n'a été prise à ce titre à la date de dépôt de la présente demande préjudicielle. La seule décision de la Commission concernant les dispositions de la loi n_ 95/79, autre que celles relatives au remboursement des aides d'État illégales et à l'octroi de la garantie de l'État pour les dettes contractées par les entreprises sous régime d'administration extraordinaire, qui ne sont pas pertinentes en l'espèce, est la décision 97/754, qui se rapporte à une seule entreprise, Ferdofin. S'il est vrai que cette décision individuelle de la Commission est basée sur une motivation qui est manifestement pertinente en l'espèce, elle ne lie pas en soi les parties au litige au principal ni la juridiction de renvoi pour décider de l'issue de la procédure. Par ailleurs, le fait que la République italienne n'ait pas maintenu son recours en annulation contre la décision 97/754 ne saurait avoir pour résultat que les motifs et le dispositif de cette décision doivent être appliqués, sans pouvoir être contestés, dans une procédure nationale à laquelle ni la République italienne ni Ferdofin ne sont parties (34). En conséquence, bien que les mémoires des parties et l'analyse qui suit fassent allusion à certains arguments figurant dans les différentes mesures de la Commission, il est préférable de replacer la question déférée par la juridiction nationale uniquement dans le cadre de l'article 4, sous c), du traité CECA.

20 Il est possible de lire séparément les points 1 et 2 de la question posée par la juridiction nationale. Cependant, dans la présente affaire, l'entreprise insolvable visée, AFS, n'a pas seulement été placée sous administration extraordinaire mais a aussi été autorisée à poursuivre son activité dans le cadre de ce régime. Par ailleurs, on ne connaît pas clairement les conséquences de l'administration extraordinaire pour la liquidation finale d'une entreprise en faillite lorsque la poursuite de l'activité n'est pas autorisée. Nous nous concentrerons donc sur l'effet sur la concurrence du régime d'administration extraordinaire tel qu'il s'applique aux entreprises qui poursuivent leur activité. Il appartient à la juridiction nationale de déterminer l'applicabilité de la réponse fournie par la Cour à sa question dans le cas d'une entreprise en administration extraordinaire cessant son activité, à la lumière d'une comparaison des dispositions du droit italien qui s'appliquent dans ce cas avec celles du droit général sur la faillite.

21 Ainsi, nous interprétons la question posée par la juridiction nationale en ce sens qu'elle vise à savoir si le fait de placer une entreprise, au sens de l'article 80 du traité CECA, qui est insolvable, en régime d'administration extraordinaire au titre de la loi n_ 95/79, régime qui suspend l'exécution individuelle des dettes contre l'entreprise, rend inapplicables certaines dispositions du droit ordinaire de la faillite ou les applique sous certaines conditions, et autorise l'entreprise visée à poursuivre son activité, constitue une aide d'État interdite par l'article 4, sous c), du traité CECA, à la lumière du fait que des mesures d'État qui ne prévoient pas de déboursement de fonds de la part de l'État, mais qui permettent d'arriver au même résultat par des procédures spéciales peuvent être considérées comme une aide d'État.

22 L'arrêt de référence en matière de formes négatives d'aide, par lesquelles l'État renonce à des sommes qui lui sont dues par des entreprises, est l'arrêt Steenkolenmijnen, rendu dans une affaire CECA, dans lequel la Cour a déclaré ce qui suit (35):

«la notion d'aide est cependant plus générale que la notion de subvention parce qu'elle comprend non seulement des prestations positives telles que les subventions elles-mêmes, mais également des interventions qui, sous des formes diverses, allègent les charges qui, normalement grèvent le budget d'une entreprise et qui, par là, sans être des subventions au sens strict du mot, sont d'une même nature et ont des effets identiques».

23 Cette définition a aussi été adoptée dans le contexte du traité CE, par exemple dans l'arrêt Banco Exterior de España (36), qui concernait une exonération fiscale sélective plaçant la société en question dans une situation financière plus favorable que les autres contribuables (37). La Cour a interprété le terme «aide» de l'article 92, paragraphe 1, du traité CE comme impliquant nécessairement des avantages accordés directement ou indirectement au moyen de ressources d'État (38) ou impliquant une charge supplémentaire pour l'État (39). Il résulte des termes de cette disposition et des règles de procédure instaurées par l'article 93 du traité CE «que les avantages accordés par d'autres moyens que des ressources d'État ne tombent pas dans le champ d'application des dispositions en cause. La distinction entre aides accordées par l'État et aides accordées au moyen de ressources d'État est destinée à inclure dans la notion d'aide non seulement les aides accordées directement par l'État, mais également celles accordées par des organismes publics ou privés, désignés ou institués par l'État» (40). Les limites les plus larges de cette définition semblent avoir été atteintes dans l'arrêt Commission/France (41), dans lequel la Cour a considéré comme une aide une allocation accordée à certains agriculteurs, qui avait été décidée et financée par un organisme public, la Caisse nationale de crédit agricole, dont la mise en oeuvre était subordonnée à l'approbation des pouvoirs publics (42) et dont les modalités d'octroi correspondaient à celles d'une aide étatique ordinaire en dépit du fait que les excédents à partir desquels l'allocation était financée avaient été générés par une épargne d'origine privée (43). Dans la mesure où l'article 4, sous c), du traité CECA fait référence aux «aides accordées par les États», la même définition de l'aide par référence aux ressources d'État devrait, à notre avis, aussi s'appliquer dans le cadre du traité CECA. Cela sert également à distinguer les termes utilisés dans l'article 4, sous c), de ceux employés dans l'article 67, paragraphe 3, qui charge la Commission du contrôle des «avantages spéciaux», notion potentiellement plus large qui pourrait s'étendre aux avantages normatifs qui n'ont aucune conséquence directe sur les fonds publics.

24 Dans ce contexte, nous n'acceptons pas l'argument de la Commission selon lequel les pertes subies par les créanciers privés dans le cadre d'un régime d'administration extraordinaire peuvent être qualifiées d'aide, en raison de la perte de recettes fiscales qui en résulte pour l'État. Le rapport avec l'emploi par l'État de ses ressources est tout simplement trop éloigné pour pouvoir constituer une aide. Dans la mesure où la loi n_ 95/79 modifie la relation ordinaire entre débiteurs et créanciers privés, toute perte de recettes fiscales en résultant devrait être considérée comme étant inhérente à ce régime et non pas comme un moyen d'accorder aux entreprises concernées un avantage déterminé (44).

25 Contrairement à l'article 92, paragraphe 1, du traité CE, l'article 4, sous c), du traité CECA ne fait pas référence aux aides comme des mesures qui faussent ou menacent de fausser la concurrence «en favorisant certaines entreprises ou certaines productions». Néanmoins, une distinction entre aides, qui sont sélectives par nature, et mesures d'État d'application générale dans les domaines des impôts, de la sécurité sociale, de la régulation de l'économie et ainsi de suite nous paraît être implicite dans tout régime d'aides d'État communautaire. La distinction essentielle entre mesures générales et aides sélectives est réalisée dans l'article 67, paragraphe 3, du traité CECA, et devrait, à notre avis, aussi s'appliquer dans le cas de l'article 4, sous c). Sinon il faudrait un contrôle généralisé de toutes les dispositions étatiques dans ces domaines, par référence, non pas aux règles normalement applicables dans cet État (puisque ces dernières feraient elles-mêmes l'objet de l'examen), mais, sans doute, aux dispositions en vigueur dans les autres États membres. Une telle solution serait contre-productive, en pénalisant les États ayant l'organisation et le régime économique général les plus compétitifs. Ainsi, même des mesures qui profitent à l'ensemble de l'industrie du charbon de l'État membre en question peuvent constituer une aide au sens de l'article 4, sous c), du traité CECA si elles ne sont pas d'application générale aux autres secteurs industriels ne relevant pas du domaine d'application de ce traité, comme c'était le cas dans l'affaire Steenkolenmijnen. La condition de sélectivité, l'exonération positive ou négative dans des cas définis de règles ou charges d'application générale, est implicite dans la référence de la Cour dans cette affaire aux «interventions qui, sous des formes diverses, allègent les charges qui normalement grèvent le budget d'une entreprise» (45).

26 Dans les circonstances de la présente affaire, les questions de savoir si les dispositions de la loi n_ 95/79 sont sélectives par nature et si elles constituent une aide financée au moyen de ressources d'État sont, dans une large mesure, liées. La décision concernant l'éventuel octroi d'une garantie de l'État au titre de l'article 2 bis de la loi n_ 95/79 est clairement discrétionnaire et, donc, sélective, mais elle n'est pas pertinente en l'espèce: elle fait l'objet d'une décision distincte de la Commission dans le cas d'AFS, et la juridiction nationale n'y fait pas allusion. Abstraction faite de cette disposition, toutefois, la loi est appliquée de manière sélective à deux niveaux. En premier lieu, les entreprises qui, étant insolvables, peuvent être soumises au régime d'administration extraordinaire sont limitées par rapport au nombre de leurs employés, à la pratique de leur part d'une activité industrielle, au niveau de leur endettement par rapport au capital libéré, et à l'identité de leurs créanciers. L'existence de régimes de faillite différents selon la taille et le type de l'entreprise peut être justifiée par des considérations eu égard auxquelles ces différences sont pertinentes, à condition que l'effet net des différents régimes sur la concurrence soit le même. Ainsi, par exemple, un État membre peut chercher à soumettre la liquidation de petites entreprises à une charge administrative plus faible, pour que leurs ressources comparativement limitées soient mieux préservées afin de désintéresser les créanciers. Toutefois, les critères de sélection employés dans la loi n_ 95/79 semblent avoir un objectif et un effet différents. Combinés, ils semblent distinguer les grandes entreprises industrielles qui sont surtout endettées envers l'État ou des organismes publics. Il est vrai que la loi ne requiert pas formellement que l'État soit le créancier le plus important de l'entreprise insolvable, mais comme les catégories de créanciers prises en compte sont largement de nature publique, ajouté au fait que des sommes relativement importantes doivent être dues aux catégories de créanciers citées, il est hautement probable que l'État sera presque toujours un créancier important.

27 Lorsque des règles appliquées de manière sélective aux relations entre créancier et débiteur sont, par rapport aux règles normales, favorables au débiteur, et que l'État est vraisemblablement le créancier le plus important, ces règles auront pour effet, contrairement aux règles normales, d'allouer des ressources publiques à l'entreprise débitrice, conférant de la sorte la qualité d'aide à la mesure en question. Bien que le régime général régissant les relations créancier-débiteur, comme celui s'appliquant aux rapports entre employeurs et employés (46) et entre producteurs et consommateurs (47), ne relève normalement pas du droit communautaire en matière d'aides d'État, des règles spéciales dans chacun de ces domaines qui déplacent la charge normale en favorisant certaines catégories d'entreprises ou de production, totalement ou de manière prédominante aux frais de l'État, constituent, à notre avis, une forme d'aide. Dans ces conditions, l'État ne peut pas prétendre être une tierce partie désintéressée dans la relation débiteur-créancier. Nous devrions ajouter, pour écarter tout doute, que nous pensons que des règles spéciales favorisant certaines entreprises débitrices pourraient constituer une aide même si l'État n'était qu'un créancier mineur, dans la mesure où il renoncerait effectivement à récupérer des fonds publics. Le fait que des créanciers privés soient obligés de subir des pertes dans les mêmes conditions que l'État dans le cadre d'un système de règles sélectif n'empêche pas de qualifier ces pertes de l'État d'aides (48). Toutefois, plus le lien de causalité entre le rôle de l'État en tant que créancier et l'application de règles spéciales profitant à l'entreprise débitrice est fort, plus les règles en question ont un effet comparable à une aide.

28 Le deuxième niveau de sélectivité dans l'application de la loi n_ 95/79 naît de l'exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire d'autoriser une entreprise insolvable sous administration extraordinaire à poursuivre son activité. Même si ce pouvoir n'était pas exercé, comme c'est en fait le cas, pour une catégorie déjà limitée d'entreprises, il resterait une certaine latitude au ministre concerné qui pourrait placer certaines entreprises dans une situation plus favorable que d'autres (49). Bien qu'il faille, pour prendre cette décision, envisager la solution tenant au mieux compte des intérêts des créanciers, le fait que la poursuite de l'activité de l'entreprise doive être compatible avec la politique nationale industrielle, et que la décision, par définition, se rapporte à une grande entreprise ayant beaucoup d'employés, et soit spécifiquement destinée à préserver l'activité économique de l'entreprise, rend plus vraisemblable le fait que la décision soit influencée par des facteurs autres que l'intérêt commercial objectif de l'État en tant que créancier. Cette conclusion n'est pas affectée par le fait que la poursuite de l'activité est également possible dans la procédure de faillite normale, dans le seul but de maximiser la valeur des actifs de l'entreprise insolvable.

29 Il est maintenant nécessaire de déterminer si la loi n_ 95/79, et en particulier la poursuite de l'activité de l'entreprise, profite à la catégorie limitée d'entreprises insolvables à laquelle elle s'applique. Il est peut-être quelque peu trompeur de faire référence à un avantage pour l'entreprise débitrice, étant donné que, sauf dans les cas apparemment rares dans lesquels elle se sort de ses difficultés financières, la société sera liquidée; jusque-là, elle ne représente plus que les intérêts des créanciers. Par ailleurs, les propriétaires de l'entreprise sont dépossédés dès le début à la fois de la procédure normale et de la procédure extraordinaire, pour mettre son actif à la disposition des créanciers, de sorte qu'ils ne tirent aucun avantage supplémentaire de l'administration extraordinaire. Nous nous intéressons plutôt à un avantage pour l'activité économique de l'entreprise. L'objectif apparent de la poursuite de l'activité est de maintenir l'activité économique de l'entreprise, même avec un propriétaire différent, et même si elle ne constitue pas «la répartition la plus rationnelle de la production au niveau de productivité le plus élevé» (50). Pour cette raison, le taux spécial de la taxe d'enregistrement sur les ventes d'actifs constitue clairement une aide. Même si l'on peut affirmer qu'il profite à l'acheteur des actifs en question plutôt qu'à l'entreprise insolvable, il s'agit d'une aide à la poursuite de l'activité économique s'y rapportant dans la mesure où l'acheteur pourrait avoir été découragé par le taux normal de la taxe d'enregistrement.

30 A notre avis, le fait que le régime d'administration extraordinaire soit tourné vers la poursuite de l'activité économique, dans des circonstances dans lesquelles cela pourrait ne pas être possible en droit italien normal de la faillite, réfute aussi l'argument fondé sur le parallélisme entre les procédures normale et extraordinaire de faillite, de même que l'argument fondé sur le prétendu défaut de pertinence de la question des aides d'État pour l'issue de la procédure nationale, point sur lequel AFS a insisté à l'audience. Le droit communautaire en matière d'aides d'État s'intéresse davantage aux effets qu'aux objectifs des mesures d'État (51). Néanmoins, il paraît plus vraisemblable que la poursuite de l'activité sous administration extraordinaire aura pour effet de soutenir des activités économiques impossibles sans cela à maintenir dans les conditions du marché, parce que l'objectif de la loi n_ 95/79, conformément auquel les décisions sont prises, est de préserver l'activité économique. Il est vrai que tant la procédure normale de faillite que la procédure extraordinaire entraînent la suspension de l'exécution individuelle des dettes par les créanciers et des intérêts courant sur ces dettes, et que les deux procédures permettent la poursuite de l'activité. Toutefois, le fait que la poursuite de l'activité soit plus vraisemblable sous administration extraordinaire, que la décision à cet égard relève de l'exécutif plutôt que des créanciers ou d'une juridiction et qu'elle soit basée, au moins en partie, sur des considérations de politique économique générale plutôt que seulement sur la maximisation de la valeur des actifs de la société signifie que l'application de ces règles peut avoir des effets très différents dans le cadre de chaque procédure. En particulier, la poursuite de l'activité à perte aura vraisemblablement une incidence sur la priorité des dettes des créanciers, en se traduisant peut-être par le renoncement effectif de l'État à ses dettes. On rappellera à cet égard que le plan de redressement ne sera établi qu'après la décision du ministre d'autoriser la poursuite de l'activité. Bien que la poursuite de l'activité sous régime d'administration extraordinaire ne puisse pas dépasser une durée maximale, qui n'a pas d'équivalent dans l'article 90 de la loi sur la faillite, la période de poursuite de l'activité et, donc, de suspension de l'exécution et des intérêts semble néanmoins vraisemblablement plus longue que la période de liquidation des actifs dans le cadre de la procédure normale de faillite, entraînant donc des pertes pour les créanciers, parmi lesquels, bien sûr, l'État. En conséquence, dans tout cas donné, il y a des chances pour que le régime d'administration extraordinaire coûte à l'État plus cher en ressources auxquelles il aura renoncé que l'application de la loi ordinaire sur la faillite.

31 Il est dans la nature des procédures de faillite et de la vie commerciale que personne ne puisse prédire avec une certitude absolue qu'une procédure plutôt qu'une autre conduira invariablement à des pertes plus élevées ou plus faibles pour les créanciers, y compris l'État. A notre avis, il serait contraire à l'objectif de l'interdiction des aides d'État de l'article 4, sous c), du traité CECA que le fait qu'il soit très vraisemblable que l'application d'une procédure spéciale causera des pertes plus importantes à l'État en tant que créancier ne soit pas suffisant pour pouvoir qualifier la mesure en question d'aide. Sans quoi, des règles nationales qui sont destinées à aider des entreprises ou des activités économiques particulières, mais dont les effets comparables à une aide sont soumis à des contingences de quelque nature que ce soit, échapperaient à l'interdiction des aides. Nous en concluons donc que les dispositions centrales de la loi n_ 95/79 concernant les entreprises qui en sont les bénéficiaires, l'exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire et les critères selon lesquels la poursuite de l'activité est autorisée, associés aux règles pour le reste normales de suspension de l'exécution des dettes et des intérêts, constituent une aide d'État au sens de l'article 4, sous c), du traité CECA. Toutefois, cette conclusion, fondée sur les effets probables du régime d'administration extraordinaire, devrait pouvoir être réfutée à chaque fois que l'entreprise en question est en mesure de démontrer de façon convaincante à la juridiction compétente que la poursuite de l'activité sous régime d'administration extraordinaire n'entraînera pas une perte plus grande pour l'État, en sa qualité de créancier, que l'application des dispositions normales de la loi sur la faillite. Cependant, pour remplir cette condition il faudra sans doute modifier les règles de procédure relatives au début de l'administration extraordinaire ou, pour le moins, celles régissant l'octroi de l'autorisation de poursuivre l'activité sous ce régime.

32 La situation dans le cadre de la loi n_ 95/79 peut être opposée à celle qu'engendrent les règles normales de faillite, pas seulement en Italie mais dans beaucoup d'États membres, sinon tous, en vertu desquelles le sort des entreprises insolvables, y compris la possibilité de poursuivre leur activité, est déterminé ou bien directement conformément aux souhaits des créanciers, ou d'une majorité d'entre eux, ou de certaines catégories d'entre eux, décidées suivant une procédure prescrite, ou laissée à la discrétion d'une juridiction compétente sur consultation des créanciers. Lorsque, comme cela semble être le cas partout, ces procédures ont pour but de maximiser, au profit des créanciers, le produit de la vente des actifs de l'entreprise insolvable, il n'y a pas nécessairement de problème. Toutefois, même un régime de faillite placé sous la tutelle du juge peut être à l'origine de problèmes si son pouvoir discrétionnaire doit être exercé conformément à des critères plus larges, qui obligent effectivement la juridiction compétente à soutenir artificiellement les activités de l'entreprise insolvable contrairement aux intérêts des créanciers, dont l'État. La même analyse concernant l'aide d'État que celle que nous proposons en l'espèce s'appliquerait alors. En outre, même dans un régime de faillite qui est entièrement soumis aux souhaits des créanciers, il peut être nécessaire d'appliquer le critère de l'opérateur commercial pour apprécier le comportement de vote de l'État, spécialement lorsqu'il est créancier majoritaire et qu'il est en mesure de dicter certaines solutions qui peuvent ne pas être dans son intérêt en tant que créancier.

33 La différence possible de résultat entre le régime d'administration extraordinaire et les règles de faillite ordinaire établit aussi, à notre sens, la pertinence de la question déférée par la juridiction nationale par rapport au litige dont elle est saisie. La Cour a observé qu'«il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de l'affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu'il pose à la Cour» (52). Si AFS avait été d'emblée soumise à la procédure ordinaire de faillite, Ecotrade n'aurait pas non plus pu obtenir l'exécution de sa dette, mais peut-être pour une plus courte période, et avec un effet potentiellement moins désagréable sur la priorité de sa dette. Il n'appartient pas à la Cour, mais plutôt à la juridiction nationale, de déterminer l'effet sur la procédure nationale de recouvrement de la dette exécutée par Ecotrade que pourrait avoir une constatation selon laquelle l'application de la loi n_ 95/79 en l'espèce constituait une aide d'État interdite par l'article 4, sous c), du traité CECA. Il est impossible d'allèguer que l'applicabilité contestée de la procédure d'administration extraordinaire est manifestement sans pertinence dans la présente affaire (53).

34 Nous aimerions, pour finir, nous arrêter sur deux autres dispositions de la loi n_ 95/79 et les dispositions s'y rapportant: la suspension de l'exécution des dettes fiscales et le renoncement à toutes les amendes et pénalités pour retards de paiement de cotisations de sécurité sociale. Il a été allégué que la première caractéristique de l'administration extraordinaire n'entraîne pas une plus grande perte pour l'État en tant que créancier fiscal que le régime ordinaire, dans le cadre duquel l'État jouit de certains privilèges de procédure à cet égard et que la seconde n'est plus applicable. Il incombe à la juridiction de vérifier ces deux arguments concernant le droit italien, et de se prononcer sur l'existence de l'aide d'État par référence à tout avantage conféré par les dispositions en question, si elles sont applicables, par comparaison avec la situation dans le cadre de la procédure normale de faillite.

Conclusion

35 A la lumière des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre à la question posée par la Corte suprema di cassazione de la manière suivante:

«L'application à une entreprise au sens de l'article 80 du traité CECA, en état d'insolvabilité, de règles nationales spéciales sur la faillite qui ne sont applicables qu'à certaines catégories d'entreprises spécifiques, et qui sont susceptibles de causer de plus grandes pertes à l'État en sa qualité de créancier que l'application des règles normales en matière de faillite, constitue une aide d'État au sens de l'article 4, sous c), du traité CECA.»

(1) - Traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l'acier.

(2) - GURI n_ 94, du 4 avril 1979, p. 3055.

(3) - La loi n_ 95/79 prévoyait à l'origine un seuil de 20 milliards de LIT. Ce montant est révisé tous les ans. Le chiffre cité dans le texte a été fixé par un décret ministériel du 30 avril 1996. Le montant applicable en 1992 n'est pas indiqué dans l'ordonnance de renvoi ni dans les mémoires des parties; le montant fixé par décret ministériel du 30 avril 1993 était de 71,832 milliards de LIT.

(4) - Article 1er, premier tiret, de la loi n_ 95/79.

(5) - Loi n_ 452/87 du 3 novembre 1987. La procédure d'administration extraordinaire est également applicable lorsqu'une société insolvable doit rembourser une somme s'élevant au minimum à 50 milliards de LIT, représentant au moins 51 % du capital libéré, lorsque l'octroi de cette somme a été considéré comme une aide d'État incompatible avec le marché commun: article 1er bis de la loi n_ 95/79.

(6) - Décret royal n_ 267/42.

(7) - Article 2, premier tiret, de la loi n_ 95/79.

(8) - Article 90 de la loi sur la faillite.

(9) - Article 51 de la loi sur la faillite; article 4 de la loi n_ 544/81.

(10) - Article 4 de la loi n_ 544/81.

(11) - Article 55 de la loi sur la faillite.

(12) - Article 3, paragraphe 2, de la loi n_ 19/87 du 6 février 1987.

(13) - Article 5 bis de la loi n_ 95/79.

(14) - Article 2, deuxième tiret, de la loi n_ 95/79.

(15) - Loi 212/1984 modifiant l'article 6 bis de la loi n_ 95/79.

(16) - Article 2 bis de la loi n_ 95/79.

(17) - Articles 111 et 212 de la loi sur la faillite.

(18) - Lettre E 13/1992, du 30 juillet 1992 (JO 1994, C 395, p. 4).

(19) - Traité instituant la Communauté européenne.

(20) - JO 1997, C 192, p. 4.

(21) - Décision 96/515/CECA de la Commission, du 27 mars 1996, relative à l'aide accordée par l'Italie à l'entreprise CECA Altiforni e Ferriere di Servola, société sous administration extraordinaire, sise à Trieste, Italie (JO L 216, p. 11).

(22) - Décision 97/754/CECA de la Commission, du 30 avril 1997, relative à l'application de la loi italienne n_ 95/1979 sur l'administration extraordinaire des grandes entreprises en difficulté à l'entreprise sidérurgique Ferdofin Srl (JO L 306, p. 25). La Commission a aussi décidé que l'extension de l'administration extraordinaire aux entreprises obligées de rembourser des aides d'Etat illégales constitue une aide incompatible avec le marché commun: décision 96/434/CE de la Commission, du 20 mars 1996, relative aux mesures d'aide prévues par l'Italie en faveur des entreprises dont l'insolvabilité découle de l'obligation de rembourser des aides d'Etat au titre de décisions adoptées en vertu des articles 92 et 93 du traité (JO L 180, p. 31).

(23) - JO L 362, p. 57. Cette décision a maintenant été remplacée par la décision n_ 2496/96/CECA de la Commission, du 18 décembre 1996, instituant des règles communautaires pour les aides à la sidérurgie (JO L 338, p. 42).

(24) - Voir arrêt du 26 septembre 1996, France/Commission (C-241/94, Rec. p. I-4551).

(25) - Arrêt du 23 février 1961, De Gezamenlijke Steenkolenmijnen in Limburg/Haute Autorité de la CECA (30/59, Rec. p. 1, ci-après l'«arrêt Steenkolenmijnen»), et voir également arrêt du 2 juillet 1974, Italie/Commission (173/73, Rec. p. 709, point 15).

(26) - Voir, par exemple, arrêt du 15 mars 1994, Banco Exterior de España (C-387/92, Rec. p. I-877).

(27) - Arrêt du 22 mars 1977, Steinike et Weinlig (78/76, Rec. p. 595, point 21), et voir aussi les conclusions de l'avocat général M. Darmon sous l'arrêt du 17 mars 1993, Sloman Neptun (C-72/91 et C-73/91, Rec. p. I-887, point 40).

(28) - Arrêts du 24 janvier 1978, Van Tiggele (82/77, Rec. p. 25), et du 13 octobre 1982, Norddeutsches Vieh- und Fleischkontor Herbert Will e.a. (213/81, 214/81 et 215/81, Rec. p. 3583, ci-après l'«arrêt Fleischkontor»).

(29) - Article 232 du traité CE.

(30) - Bien que le texte de l'article 41 du traité CECA soit apparemment plus restrictif que celui de l'article 177 du traité CE, il a été interprété par la Cour de manière à permettre des demandes préjudicielles concernant l'interprétation de règles dérivant du traité CECA autant que la validité d'actes adoptés par les institutions en application de ce traité; voir arrêt du 22 février 1990, Busseni (C-221/88, Rec. p. I-495, point 16). Il convient de noter que la question de savoir si la loi n_ 95/79 constitue une aide d'État au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité CE est posée dans l'affaire Industrie Aeronautiche e Meccaniche Rinaldo Piaggio/International Factors Italia e.a., dans laquelle la procédure écrite et orale n'est pas achevée à la date où ces conclusions sont lues.

(31) - Arrêt du 13 avril 1994 (C-128/92, Rec. p. I-1209, point 11). L'affaire concernait l'interprétation des articles 4, sous d), 65 et 66, paragraphe 7, du traité CECA.

(32) - Arrêt du 2 mai 1996 (C-18/94, Rec. p. I-2281). L'affaire portait sur l'interprétation des articles 4, sous b), et 63, paragraphe 1, du traité CECA.

(33) - Communication C 7/97 de la Commission (ex E 13/92), loc. cit.

(34) - Sur le rapport entre les recours en annulation au titre de l'article 173 du traité CE et les demandes préjudicielles en application de l'article 177 du même traité, voir arrêt du 9 mars 1994, TWD Textilwerke Deggendorf (C-188/92, Rec. p. I-833).

(35) - Précité, Rec. 1961, p. 39.

(36) - Précité, point 13.

(37) - Ibidem, point 14.

(38) - Arrêts Van Tiggele, précité, points 23 à 25; Fleischkontor, précité, point 22, et Sloman Neptun, précité, point 19; arrêt du 30 novembre 1993, Kirsammer-Hack (C-189/91, Rec. p. I-6185, point 16), et du 7 mai 1998, Viscido e.a. (C-52/97, C-53/97 et C-54/97, non encore publié au Recueil, point 14).

(39) - Arrêt Sloman Neptun, précité, point 21.

(40) - Ibidem, point 19.

(41) - Arrêt du 30 janvier 1985 (290/83, Rec. p. 439).

(42) - Ibidem, point 15.

(43) - Ibidem, point 5; voir aussi arrêt Steinike et Weinlig, précité, points 21 et 22. A la lumière des arrêts plus récents Sloman Neptun, précité, et Kirsammer-Hack, précité, la déclaration dans le point 14 de l'arrêt Commission/France selon laquelle «une aide ne doit pas nécessairement être financée par les ressources de l'État pour être qualifiée d'aide étatique» devrait, à notre avis, être interprétée comme se référant uniquement aux situations mixtes dans lesquelles l'État, ou des organismes sous contrôle public, administre des fonds qui étaient d'origine privée ou l'État instaure un régime dans lequel un organisme privé désigné assiste certaines entreprises. La définition employée par la Cour dans l'arrêt Sloman Neptun est assez large pour englober les circonstances spéciales de l'affaire Commission/France. Il convient de garder à l'esprit dans ce contexte que tous les fonds publics qui sont financés par des taxes sont en définitive d'origine privée. Il y a lieu de noter que la Cour a implicitement, mais clairement de manière consciente, rejeté l'argument de l'avocat général M. Darmon, au point 42 de ses conclusions sous l'arrêt Sloman Neptun, tendant à étendre la définition de l'aide à des situations dans lesquelles l'État n'agit pas comme un intermédiaire entre ceux qui financent une mesure et ceux qui en bénéficient.

(44) - Arrêt Sloman Neptun, précité, point 21.

(45) - Arrêt précité, Rec. 1961, p. 39, mis en italique par nos soins.

(46) - Voir arrêts Steenkolenmijnen, précité; Sloman Neptun, précité; Kirsammer-Hack, précité, et Viscido e.a., précité.

(47) - Voir arrêt Van Tiggele, précité.

(48) - Voir, par exemple, arrêt du 2 février 1988, Van der Kooy e.a./Commission (67/85, 68/85 et 70/85, Rec. p. 219, points 36 et 37), dans lequel les prix appliqués par la société Gasunie contrôlée par l'État ont été jugés susceptibles de constituer une aide d'État bien que la société ait été détenue à 50 % par des actionnaires privés.

(49) - Voir arrêt France/Commission, précité, points 22 à 24.

(50) - Arrêt Steenkolenmijnen, précité.

(51) - Arrêt Italie/Commission, précité, point 13.

(52) - Arrêt du 15 décembre 1995, Bosman (C-415/93, Rec. p. I-4921, point 59).

(53) - Ibidem, point 61; voir aussi arrêts du 16 juin 1981, Salonia (126/80, Rec. p. 1563, point 6), et du 16 juillet 1992, Lourenço Dias (C-343/90, Rec. p. I-4673, point 18).