61997C0031

Conclusions de l'avocat général Fennelly présentées le 11 juin 1998. - Fuerzas Eléctricas de Catalunya SA (FECSA) (C-31/97) et Autopistas Concesionaria Española SA (C-32/97) contre Departament d'Economía y Finances de la Generalitat de Catalunya. - Demande de décision préjudicielle: Tribunal Superior de Justicia de Catalunya - Espagne. - Directive 69/335/CEE - Impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux - Impôt sur l'acte notarié attestant le remboursement d'un emprunt obligataire. - Affaires jointes C-31/97 et C-32/97.

Recueil de jurisprudence 1998 page I-06491


Conclusions de l'avocat général


1 Deux contribuables espagnols ont invoqué la directive 69/335/CEE du Conseil, du 17 juillet 1969, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux (ci-après la «directive») (1), dans le but de contester l'imposition d'un droit ad valorem sur l'émission du document attestant le remboursement d'un emprunt. La question litigieuse est simplement une question d'interprétation. L'interdiction des impôts relatifs aux écritures en matière d'emprunt s'applique-t-elle à celles relatives au remboursement? Il se trouve que la même loi espagnole a été examinée par la Cour cette année, il y a quelques mois de cela (2).

I - Contexte factuel et juridique

a) Les dispositions nationales pertinentes

2 L'article 1er de la Ley del Impuesto sobre Transmisiones Patrimoniales y Actos Jurídicos Documentados (loi relative à l'impôt sur les transmissions patrimoniales et les actes juridiques instrumentaires, ci-après la «loi») est en ces termes:

«(1). L'impôt sur les transmissions patrimoniales et les actes juridiques instrumentaires est un impôt indirect qui, dans les conditions établies dans les articles ci-après, frappe:

1. les transmissions patrimoniales à titre onéreux; 2. les opérations de sociétés; 3. les actes juridiques instrumentaires.

(2). En aucun cas un même acte ne peut faire l'objet d'une liquidation à raison de transmissions patrimoniales à titre onéreux et à raison d'opérations de société.»

3 L'article 28 de la loi dispose que l'impôt s'applique aux actes notariés. L'article 31, paragraphe 1, fixe un droit pour les minutes et copies des écritures et actes notariés, tandis que le paragraphe 2 de ce même article dispose, dans sa partie pertinente, que:

«Dès lors que les écritures et documents notariés ont pour objet une quantité ou une chose évaluable, qu'ils contiennent des actes ou des contrats susceptibles d'être inscrits au registre de la propriété, du commerce et de la propriété industrielle sans être assujettis à l'impôt sur les successions et les donations ni aux impositions visées aux paragraphes 1 et 2 de l'article 1er de la présente loi, les premières copies de ces écritures et documents donnent lieu en outre au versement d'un droit de 0,5 % pour ces actes ou contrats.»

4 Aux termes de l'article 20 des dispositions d'application de la loi, si le remboursement des obligations n'est pas soumis à l'impôt sur les transmissions patrimoniales, il reste néanmoins soumis à l'impôt sur les actes juridiques instrumentaires.

b) L'affaire C-31/97

5 En juin 1990, la demanderesse dans la première affaire, Fuerzas Eléctricas de Catalunya SA (ci-après «FECSA») a procédé, au moyen d'une écriture publique, à l'amortissement partiel d'une émission d'obligations pour un montant de 378 650 000 PTA. L'administration fiscale défenderesse a appliqué l'impôt sur les actes juridiques instrumentaires au taux de 0,5 % et a conclu à l'existence, dans le chef de la demanderesse, d'une dette fiscale au titre de cette opération d'un montant de 1 893 250 PTA. La réclamation de FECSA contre cette imposition devant le Tribunal Económico-Administrativo de Catalunya a été rejetée et un recours a été formé devant le Tribunal Superior de Justicia de Catalunya.

c) L'affaire C-32/97

6 Le litige au principal dans l'affaire C-32/97 qui oppose la demanderesse, Autopistas Concesionaria Española SA (ci-après «ACESA»), et les autorités fiscales espagnoles concerne l'imposition du droit sur des actes juridiques instrumentaires pour un montant de 367 000 PTA au titre du remboursement d'un emprunt en juin 1989; ACESA a saisi le Tribunal Económico-Administrativo de Catalunya pour contester cette imposition puis a formé un recours devant le Tribunal Superior de Justicia de Catalunya.

d) Les ordonnances de renvoi

7 Les ordonnances de renvoi, identiques pour l'essentiel, observent, dans leur partie pertinente, que:

«Les prêts représentés par des obligations ou autres titres analogues (emprunts) comportent généralement deux étapes bien distinctes: 1) la remise du capital prêté par le truchement d'une écriture d'émission d'obligations ou d'autres titres de même nature; 2) le remboursement du capital prêté, formalisé par une écriture d'amortissement. Selon l'administration espagnole, l'écriture publique d'émission est exonérée de l'impôt sur les transmissions patrimoniales ainsi que de tout autre droit; quant à l'écriture d'amortissement, elle est également exonérée de cet impôt, mais elle donne lieu au versement de l'impôt sur les actes juridiques instrumentaires; ... il y a lieu d'indiquer que cet impôt ne présente aucune similitude avec les droits d'inscription au registre du commerce, qui ne sont pas en débat ici.»

8 La quatrième section de la chambre du contentieux administratif du Tribunal Superior de Justicia de Catalunya a saisi la Cour de la question suivante dans chacune des deux affaires:

«Eu égard aux dispositions de la directive du Conseil 69/335/CEE du 17 juillet 1969, et en particulier à ses articles 11, point b) et 12, la prétention de l'administration espagnole à soumettre les écritures d'amortissement d'obligations (remboursement d'emprunts) à l'impôt sur les actes juridiques instrumentaires est-elle compatible avec l'ordre juridique communautaire ou doit-elle au contraire être rejetée comme incompatible avec ce dernier?»

9 Des observations écrites et orales ont été présentées par FECSA, ACESA, la Generalitat de Catalunya (ci-après la «Generalitat»), le royaume d'Espagne et la Commission.

II - La directive sur les impôts frappant les rassemblements de capitaux

10 Comme l'a relevé la Cour dans son arrêt Solred, «[l]a directive vise notamment à harmoniser les éléments qui contribuent à la fixation et à la perception du droit auquel sont soumis les apports en société dans la Communauté, dans le contexte de la suppression des obstacles fiscaux qui s'opposent à la libre circulation des capitaux» (3). Dans le but de garantir l'effectivité de l'harmonisation qui ressort en particulier de son article 4, la directive énonce qu'«il convient de supprimer le droit de timbre sur les titres, que ceux-ci soient représentatifs des capitaux propres de sociétés ou de capitaux d'emprunt et quelle que soit leur provenance» (cinquième considérant du préambule), et que «le maintien d'autres impôts indirects présentant les mêmes caractéristiques que le droit d'apport ou le droit de timbre sur les titres risque de remettre en cause les buts poursuivis par les mesures prévues par la présente directive» (huitième considérant).

11 L'article 11, qui est au coeur des présentes affaires, dispose, dans sa partie pertinente, que:

«Les États membres ne soumettent à aucune imposition, sous quelque forme que ce soit:

a) ...

b) les emprunts, y compris les rentes, contractés sous forme d'émission d'obligations ou autres titres négociables, quel qu'en soit l'émetteur, et toutes les formalités y afférentes, ainsi que la création, l'émission, l'admission en bourse, la mise en circulation ou la négociation de ces obligations ou autres titres négociables.»

12 L'article 12, paragraphe 1, autorise une dérogation pour certains types de taxes, «[nonobstant] les dispositions des articles 10 et 11», notamment pour les «droits frappant la constitution, l'inscription ou la main-levée des privilèges et hypothèques» [sous d)] et les «droits ayant un caractère rémunératoire» [sous e)].

III - Analyse

a) Recevabilité de la demande de décision préjudicielle

13 Sans soulever formellement l'irrecevabilité des demandes, le royaume d'Espagne a relevé que les ordonnances de renvoi n'apportent pas suffisamment de détails sur le contexte factuel et juridique des procédures au principal dans chaque affaire, et a fait référence à l'arrêt de la Cour dans l'affaire Telemarsicabruzzo e.a. (4) sur la question de l'irrecevabilité.

14 Même s'il est exact que les ordonnances de renvoi ne fournissent ni un exposé complet des dispositions nationales applicables ni d'informations sur le contexte factuel, nous sommes d'avis, comme nous l'avons indiqué sous le point 10 de nos conclusions dans l'affaire Lemmens, que «c'est au regard des questions de droit communautaire déférées qu'il faut apprécier si les éléments fournis par le juge national sont suffisants» (5). Dans la présente procédure, la juridiction de renvoi a exposé certes succinctement mais de façon claire la position du droit national s'agissant de l'imposition des transactions litigieuses et a fourni les références aux principales dispositions législatives, alors que les éléments factuels, dans le contexte relativement technique de la directive, n'affectent pas la teneur de la réponse que la Cour est ici invitée à apporter. Selon nous, la Cour devrait donc considérer les présentes demandes comme recevables (6).

b) L'interprétation des articles 11 et 12 de la directive

15 Pour l'essentiel, deux problèmes doivent être abordés pour répondre à la juridiction nationale: l'impôt national litigieux est-il proscrit par l'article 11, point b), de la directive et, dans l'affirmative, bénéficie-t-il de la dérogation prévue par l'article 12?

16 Il nous faut tout d'abord exprimer notre désaccord avec la thèse de la Generalitat, sur la base du deuxième considérant du préambule, en ce sens que la directive, dans la mesure où elle cherche à éviter la double imposition ou l'imposition discriminatoire en matière de rassemblement de capitaux, ne s'applique qu'à l'émission et non au remboursement d'emprunts. L'objectif d'élimination de la double imposition des concentrations de capitaux auquel aspire la directive n'est pas une finalité en soi mais constitue simplement un moyen au service d'un objectif de plus grande envergure identifié en ces termes par la Cour dans son arrêt Ponente Carni et Cispadana Costruzioni:

la «directive tend à promouvoir la liberté de circulation des capitaux, considérée comme essentielle à la création d'une union économique ayant des caractéristiques analogues à celles d'un marché intérieur. La poursuite d'une telle finalité suppose, en ce qui concerne la taxation frappant les rassemblements de capitaux, la suppression des impôts indirects jusqu'alors en vigueur dans les États membres, et l'application, à leur place, d'un impôt perçu une seule fois dans le marché commun et d'un niveau égal dans tous les États membres» (7).

17 Il s'ensuit selon nous que, dans la mesure où des dispositions nationales, qui, formellement, n'affectent que la répartition du capital, sont susceptibles d'interférer avec la création et le maintien du marché commun des capitaux, elles peuvent en principe relever du champ d'application de la directive. La taxation d'une opération nécessaire à l'extinction d'un emprunt «risque de mettre en cause les buts poursuivis par les mesures prévues par la ... directive» au même titre que d'autres impôts indirects et en dépit du report dans le temps de la liquidation de cette taxe. Par ailleurs, interpréter la directive en ce sens qu'elle autoriserait un État membre à taxer les emprunts, même indirectement, par l'intermédiaire d'un droit frappant l'acte en constatant l'amortissement, aurait pour effet de décourager les sociétés de capitaux de rassembler des capitaux empruntés dans cet État membre, et ce contrairement aux objectifs déclarés de la directive, que nous avons évoqués ci-dessus.

18 Même s'il est exact, comme l'ont soutenu le royaume d'Espagne et la Generalitat, que l'article 11, point b), ne fait pas expressément mention des taxes grevant le remboursement des emprunts, il nous semble difficile de ne pas conclure que ces taxes relèvent bien du champ d'application des interdictions imposées par cet article. Tout d'abord, le dernier considérant du préambule indique que la directive a pour finalité d'éliminer les impôts indirects qui présentent les mêmes caractéristiques que le droit de timbre sur les titres, y compris les titres représentatifs des capitaux d'emprunts d'une société, qualification qui, comme l'a relevé ACESA, semble viser la taxe litigieuse en l'espèce. Deuxièmement, nous ne voyons aucune raison de limiter le terme «emprunts» figurant à l'article 11, sous b), à la seule émission d'emprunts, comme tentent de le faire le royaume d'Espagne et la Generalitat. Nous convenons avec les demanderesses de ce que cette disposition ne comporte, à première vue, aucune restriction de cette nature et doit donc, faute d'indication contraire, être interprétée en ce sens qu'elle vise l'opération d'emprunt dans son intégralité et, plus particulièrement, toute formalité relative à la création ou à l'extinction d'emprunts, telle que l'émission d'un acte constatant l'amortissement. En tout état de cause, l'article 11 interdit toute «imposition, sous quelque forme que ce soit»; même s'il s'agit formellement d'un impôt qui grève l'attestation officielle d'un document constatant l'amortissement d'un emprunt, l'impôt national est, en fait, un impôt qui frappe l'opération d'emprunt elle-même et qui, en tant que tel, est visé par l'article 11.

19 La circonstance que l'impôt litigieux soit un impôt général indirect ne le soustrait pas, selon nous, au champ d'application de l'article 11. Dans l'arrêt Solred, la Cour a jugé, s'agissant du même droit appliqué aux actes notariés consignant l'enregistrement du versement des parts du capital social non encore apportées, qu'il s'agissait d'une «taxe perçue en raison d'une formalité essentielle liée à la forme juridique des sociétés» (8). De même, l'application de la taxe aux actes notariés enregistrant l'amortissement d'un emprunt contracté sous forme d'émission d'obligations constitue une formalité relative aux emprunts visée par les termes de l'article 11.

20 Rien dans le libellé de l'article 12 ne justifierait, selon nous, de faire application de la dérogation qu'il tolère à la taxe litigieuse en l'espèce. Lors de l'audience, dans sa tentative de soutenir que la taxe nationale peut être perçue lorsque les emprunts sont garantis par des privilèges, la Generalitat a visiblement confondu deux opérations distinctes, à savoir la main-levée des privilèges ou autres hypothèques, et l'opération financière qui consiste dans le remboursement de l'emprunt lui-même. Même si un emprunt a été inscrit, par exemple, en tant qu'hypothèque, la main-levée de cette hypothèque doit être distinguée de l'amortissement; une taxe peut être perçue sur la première opération, par le jeu de l'article 12, paragraphe 1, sous d), mais non sur la deuxième opération. Nul n'a non plus laissé entendre que l'impôt litigieux relèverait de la dérogation au profit des droits ayant un caractère rémunératoire qui ressort de l'article 12, paragraphe 1, sous e). De plus, comme l'ont relevé les parties demanderesses, dans son arrêt Dansk Sparinvest, la Cour a interprété l'article 12 de la directive en ce sens qu'«il établit une liste exhaustive des taxes et droits autres que le droit d'apport, qui peuvent frapper des sociétés de capitaux à l'occasion des opérations visées aux articles 10 et 11» (9). Il est manifeste que cette liste ne fait état d'aucun droit tel que celui litigieux au principal.

IV - Conclusion

21 A la lumière des considérations qui précèdent, nous recommandons à la Cour d'apporter la réponse suivante à la question déférée par la quatrième section de la chambre du contentieux administratif du Tribunal Superior de Justicia de Catalunya:

«Les articles 11 et 12 de la directive 69/335/CEE du Conseil, du 17 juillet 1969, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux, doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à la perception d'un droit de 0,5 % sur les actes notariés enregistrant l'amortissement d'un emprunt dans des circonstances telles que celles des litiges au principal.»

(1) - JO L 249, p. 25; la directive a été modifiée à maintes reprises (directive 73/79/CEE, du Conseil, du 9 avril 1973, JO L 103, p. 13; directive 73/80/CEE, du Conseil, du 9 avril 1973, JO L 103, p. 15; directive 74/553/CEE, du Conseil, du 7 novembre 1974, JO L 303, p. 9; directive 85/303/CEE, du Conseil, du 10 juin 1985, JO L 156, p. 23) bien qu'aucune de ces modifications ne soit pertinente en l'espèce.

(2) - Arrêt du 5 mars 1998, Solred (C-347/96, non encore publié au Recueil, point 23).

(3) - Ibidem, point 3.

(4) - Arrêt du 26 janvier 1993 (C-320/90, C-321/90 et C-322/90, Rec. p. I-393).

(5) - Conclusions présentées le 12 février 1998 dans l'affaire C-226/97 (non encore publiée au Recueil).

(6) - Voir, à titre d'exemple, l'arrêt du 17 juillet 1997, Leur-Bloem (C-28/95, Rec. p. I-4161, points 25 à 27), ainsi que les arrêts qui y sont cités.

(7) - Arrêt du 20 avril 1993 (C-71/91 et C-178/91, Rec. p. I-1915, point 19).

(8) - Précité, note 2, point 23.

(9) - Arrêt du 2 février 1988 (36/86, Rec. p. 409, point 9).