61996C0342

Conclusions de l'avocat général La Pergola présentées le 9 juillet 1998. - Royaume d'Espagne contre Commission des Communautés européennes. - Aides d'Etat - Application du taux d'intérêt légal dans le cadre d'accords de remboursement de salaires et du paiement de dettes en cotisations de sécurité sociale. - Affaire C-342/96.

Recueil de jurisprudence 1999 page I-02459


Conclusions de l'avocat général


1 Par le présent recours, le royaume d'Espagne demande l'annulation de la décision 97/21/CECA, CE de la Commission, du 30 juillet 1996, concernant une aide d'État accordée à la Compañía Española de Tubos por Extrusión SA, située à Llodio (Álava) (1).

Les faits et la législation nationale

2 La Compañía Española de Tubos por Extrusión SA (ci-après «Tubacex») est une société de droit privé, établie à Llodio (Álava), spécialisée dans la production de tubes d'acier sans soudure. Elle possède une filiale qui produit de l'acier, l'Acería de Álava, établie à Amurrio.

En juin 1992, au terme d'une longue période de graves difficultés économiques, Tubacex a été déclarée insolvable à titre provisoire et a suspendu ses paiements, conformément à la législation nationale applicable en la matière (2). Les travailleurs des entreprises se sont par conséquent adressés au Fondo de Garantía salarial (ci-après le «Fogasa») pour solliciter le paiement des salaires qui leur étaient dus. Le Fogasa est un organisme indépendant opérant sous la tutelle du ministère du Travail et de la Sécurité sociale et financé par les cotisations des entreprises. La fonction de cet organisme consiste précisément à verser aux travailleurs des entreprises en faillite, ou en difficulté, les salaires impayés (3); ces sommes doivent ensuite être remboursées au Fogasa par les entreprises concernées (4). A cet égard, l'article 32, paragraphe 1, du décret royal n_ 505/85 prévoit que: «Afin de faciliter le recouvrement des sommes dues, le Fonds de garantie salariale peut conclure des accords de remboursement définissant les aspects relatifs à la forme, au délai et aux garanties, en associant l'effet de l'action subrogatoire aux exigences de continuité de l'entreprise et de préservation de l'emploi. Les sommes dont le remboursement a été rééchelonné portent un intérêt au taux légal en vigueur».

L'arrêté du ministère du Travail et de la Sécurité sociale du 20 août 1995 impose les critères auxquels doit se conformer l'action du Fogasa, «dans les limites de la marge de manoeuvre requise qui permet de tenir compte des particularités de chaque cas d'espèce». L'article 2, paragraphe 1, de ce même arrêté fixe les délais maximaux à l'intérieur desquels le Fogasa peut échelonner la dette des entreprises. L'article 3 relatif aux garanties prévoit qu'il y a lieu d'exiger une garantie «jugée suffisante». Selon l'article 6, paragraphe 3, le Fogasa peut également rejeter toute demande d'échelonnement ou de fractionnement.

3 Dans le cadre juridique que nous venons de décrire, le Fogasa, d'une part, et Tubacex et Acería de Álava, d'autre part, ont conclu, le 10 juillet 1992, un accord en vertu duquel le Fogasa verserait aux travailleurs des entreprises les salaires qui leur étaient dus, à concurrence d'un montant total de 444 327 300 PTA; Tubacex et Acería de Álava se sont engagées, pour leur part, à rembourser ce montant, majoré de 211 641 186 PTA d'intérêts. La période de remboursement convenue était de huit ans et le taux d'intérêt était fixé à 10 %. L'accord a ensuite fait l'objet de deux révisions (5) et a été remplacé, le 10 mars 1994, par un nouvel accord, lui aussi révisé le 3 octobre 1994 (6).

4 Il convient à présent de s'arrêter sur les accords passés entre Tubacex et Acería de Álava, d'une part, et la Trésorerie générale de la sécurité sociale (ci-après la «TGSS»), d'autre part, en ce qui concerne l'échelonnement et le fractionnement de la dette des entreprises pour non-versement de cotisations sociales.

Ces accords trouvent leur fondement dans l'article 20 de la loi générale sur la sécurité sociale aux termes duquel:

«1. Des échelonnements ou un fractionnement du paiement des dettes en cotisations de sécurité sociale ou en majorations de ces cotisations peuvent être accordés.

...

3. Les échelonnements et le fractionnement des dettes envers la sécurité sociale peuvent être accordés sous la forme et selon les modalités et conditions arrêtées par le ministre du Travail et de la Sécurité sociale, compte tenu des circonstances de chaque cas d'espèce.»

Aux dettes rééchelonnées s'ajoutent des intérêts de retard à hauteur de 20 % (7).

Les conditions d'octroi de l'échelonnement et du fractionnement du paiement sont définies par le décret royal n_ 1517/91, du 11 octobre 1991. L'article 39 du décret, intitulé «Pouvoir discrétionnaire de l'administration», prévoit que: «L'octroi d'un échelonnement du paiement des dettes envers la sécurité sociale a un caractère discrétionnaire, la constitution d'une garantie suffisante pouvant être exigée aux conditions prévues à l'article 30 du présent décret royal...».

L'article 41 de ce même décret, sous le titre «Forme, conditions et modalités» dispose:

«1. Les échelonnements et les fractionnements auxquels se réfère l'article précédent peuvent être accordés en la forme et suivant les conditions et modalités établies par le ministère du Travail et de la Sécurité sociale.

2. En toute hypothèse, l'échelonnement ou le fractionnement du paiement des dettes envers la sécurité sociale donne lieu au versement, à compter de la date à laquelle l'octroi de l'échelonnement et du fractionnement prend effet jusqu'à la date du paiement, d'intérêts au taux légal qui sera en vigueur au moment de l'octroi...».

Les modalités d'exécution du décret royal n_ 1517/91 ont été précisées par arrêté ministériel du 8 avril 1992. En particulier, relevons aux fins de la présente analyse qu'aux termes de l'article 11 de cet arrêté «Les échelonnements et le fractionnement du paiement des dettes envers les entités gestionnaires et services communs de la sécurité sociale peuvent être accordés de façon discrétionnaire par la Trésorerie générale de la sécurité sociale».

5 La sécurité sociale avait, à l'égard de Tubacex, une série de créances, qui ont été réglées par l'accord de levée de l'état de cessation des paiements d'octobre 1993 (8). A la suite de cet accord, Tubacex et Acería de Álava ont cessé de verser des cotisations de sécurité sociale, accumulant ainsi une nouvelle dette de 1 156 601 560 PTA pour Tubacex, et de 255 325 925 PTA pour Acería de Álava. A ces montants se sont ajoutées ensuite des pénalités de retard, conformément à l'article 27, précité, de la loi générale sur la sécurité sociale (9).

Le 25 mars et le 2 avril 1994 la TGSS a passé des accords avec Tubacex et Acería de Álava en vue du recouvrement des sommes en question. Plus précisément, les parties sont convenues de rééchelonner la dette et d'en fractionner le paiement, conformément aux dispositions précitées. Les deux accords prévoyaient un taux d'intérêt de 9 % sur les sommes à rembourser (10).

La décision attaquée

6 Après avoir effectué une enquête préliminaire, la Commission a adopté, le 30 juillet 1996, la décision litigieuse. L'article 1er est ainsi libellé:

«Les mesures adoptées par l'Espagne en faveur de la Compañía Española de Tubos por Extrusión SA (Tubacex) et de Acería de Álava contiennent des éléments d'aides qui ont été octroyés illégalement et sont incompatibles avec le marché commun en vertu de l'article 92 du traité CE et de la décision n_ 3855/91/CECA, dans la mesure où le taux d'intérêt appliqué est inférieur aux taux pratiqués sur le marché. Les mesures concernées sont les suivantes:

1) l'arrangement de crédit conclu, le 10 juillet 1992, entre le Fonds de garantie salariale (FOGASA), d'une part, et Tubacex et Acería de Álava, d'autre part, pour un montant de 444 327 300 pesetas espagnoles au titre du principal, modifié par les accords du 8 février 1993 et du 16 février 1994 (portant respectivement sur des montants de 376 194 872 pesetas espagnoles et 372 millions de pesetas espagnoles au titre du principal);

2) l'arrangement de crédit conclu, le 10 mars 1994, entre le FOGASA, d'une part, et Tubacex et Acería de Álava, d'autre part, pour un montant de 465 727 750 pesetas espagnoles au titre du principal, modifié par l'accord du 3 octobre 1994 (portant sur un total de 469 491 521 pesetas espagnoles au titre du principal);

3) l'accord conclu, le 25 mars 1994, entre la sécurité sociale et Acería de Álava, prévoyant le rééchelonnement des dettes de cette entreprise, pour un montant de 274 409 604 pesetas espagnoles;

4) l'accord conclu, le 12 avril 1994, entre la sécurité sociale et Tubacex, prévoyant le rééchelonnement des dettes de cette entreprise, pour un montant de 1 409 957 329 pesetas espagnoles».

Aux termes de l'article 2 de la décision, le royaume d'Espagne a par conséquent été invité «à supprimer les éléments d'aide contenus dans les mesures visées à l'article 1er en retirant ces mesures ou en appliquant un taux d'intérêt correspondant aux conditions normales du marché à compter des dates d'octroi des crédits du FOGASA et de rééchelonnement de la dette à l'égard de la sécurité sociale postérieure à la suspension du remboursement. Le montant correspondant à la différence entre ce taux et le taux qui a effectivement été appliqué jusqu'à la date de suppression de l'aide est récupéré...».

Par le présent recours, le royaume d'Espagne attaque cette décision. En particulier, il conteste l'appréciation de la Commission dans la mesure où les modalités de remboursement des crédits accordés par le Fogasa, ainsi que le rééchelonnement des dettes des entreprises envers la sécurité sociale sont considérés comme des aides d'État.

Sur la prétendue violation de l'article 118 du traité CE

7 Le gouvernement requérant fait valoir, en premier lieu, que la décision litigieuse enfreint l'article 118 du traité (11): les mesures que la Commission a qualifiées d'aides d'État seraient, en réalité, des dispositions découlant du droit du travail, et plus précisément de la sécurité sociale, une matière qui relève de la compétence exclusive des États membres et dans laquelle la Commission aurait un simple rôle de proposition et de coordination. En particulier, le Fogasa se limiterait à verser aux travailleurs les salaires qui n'ont pas été payés par l'entreprise, en assumant ainsi une fonction de «garantie salariale» qui ferait partie intégrante des dispositions mêmes du contrat de travail. Pour ce qui concerne, d'autre part, les modalités de remboursement des dettes des entreprises envers la Trésorerie générale de la sécurité sociale, elles seraient régies par la loi générale sur la sécurité sociale; il s'agirait, par conséquent, d'une règle de la sécurité sociale établissant les modalités de paiement des obligations que cette même loi institue.

En substance, le gouvernement espagnol soutient que l'institution défenderesse aurait violé l'article 118, précité, du traité au motif qu'elle a assimilé à des aides d'État des mesures qui relèvent, au contraire, du domaine de la sécurité sociale. Cette argumentation n'emporte cependant pas notre conviction. Ainsi que la Commission le fait observer à bon droit dans ses mémoires, les éléments constitutifs d'aides qui ont été constatés dans la décision attaquée concernent non pas l'intervention, en tant que telle, du Fogasa ou de la TGSS, mais les modalités de remboursement des sommes que les entreprises doivent restituer à ces organismes, et, plus précisément, le fait que les sommes à recouvrer portent un intérêt au taux légal au lieu du taux pratiqué sur le marché. En d'autres termes, ainsi que la Commission le reconnaît, ni l'avance des salaires par le Fogasa ni le rééchelonnement de la dette par la TGSS n'ont été, en tant que tels, qualifiés d'aides d'État. L'aide consiste au contraire dans le fait que les entreprises, lorsqu'elles sont appelées à rembourser à ces organismes les sommes avancées ou les dettes rééchelonnées, jouissent d'un traitement de faveur, puisqu'elles bénéficient de la fixation d'un taux d'intérêt, à savoir le taux légal, qui est inférieur à celui du marché.

En conséquence, la décision attaquée n'enfreint nullement l'article 118 du traité: en effet, elle ne vise pas l'intervention du Fogasa ou de la TGSS et n'interfère pas non plus avec la «fonction sociale» que ces organismes sont appelés à assumer, mais s'occupe des rapports financiers existant entre ceux-ci et les entreprises. D'autre part, la Cour a déjà qualifié d'aides des mesures nationales relatives à la sécurité sociale. Il est en effet de jurisprudence constante «que l'article 92, paragraphe 1, ne distingue pas selon les causes ou les objectifs des interventions étatiques, mais les définit en fonction de leurs effets (arrêt du 2 juillet 1974, Italie/Commission, 173/73, Rec. p. 709, point 27). Le caractère social des interventions ... ne suffit donc pas à les faire échapper d'emblée à la qualification d'aides au sens de l'article 92 du traité» (12). De ladite jurisprudence, il ressort donc que, contrairement à l'argumentation avancée par le gouvernement espagnol, le prétendu caractère social des interventions du Fogasa et de la TGSS ne suffit pas à exclure l'applicabilité de l'article 92 du traité.

Sur le caractère général des mesures contestées

8 Le royaume d'Espagne fait en outre valoir que, en l'espèce, les conditions prévues à l'article 92 du traité ne seraient pas réunies pour qualifier les interventions du Fogasa et de la TGSS d'aides d'État. Il vise en particulier l'affirmation selon laquelle les aides consisteraient à appliquer à l'obligation de restitution qui incombe aux entreprises le taux d'intérêt légal au lieu de celui couramment pratiqué sur le marché. Or, selon le raisonnement du gouvernement requérant, le taux légal est fixé par la loi et constitue une règle générale applicable à toute entreprise qui entre en relation avec le Fogasa et la TGSS. En d'autres termes, l'intervention de l'État, en l'occurrence, serait accessible à n'importe quelle entreprise et, partant, ne favoriserait pas «certaines entreprises ou certaines productions», comme l'exige au contraire l'article 92, paragraphe 1, du traité.

Cette argumentation n'emporte cependant pas non plus notre conviction. Il est incontestable que des mesures de portée générale ne relèvent pas du champ d'application de l'article 92 du traité. Toutefois, la jurisprudence de la Cour a déjà précisé que même des interventions qui, à première vue, sont applicables à la généralité des entreprises peuvent présenter une certaine sélectivité et, partant, être considérées comme des mesures destinées à favoriser certaines entreprises ou certaines productions. Tel est le cas, notamment, lorsque l'administration appelée à appliquer la règle générale dispose d'une certaine marge de liberté en ce qui concerne l'adoption de l'acte. Dans l'arrêt France/Commission, précité, la Cour a en effet estimé que le régime national en cause était «susceptible de placer certaines entreprises dans une situation plus favorable que d'autres et de remplir ainsi les conditions d'une aide au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité», puisque l'organisme national en question «[disposait] d'un pouvoir discrétionnaire qui lui [permettait] de moduler l'intervention financière en fonction de diverses considérations...» (13).

A la lumière de cette jurisprudence, par conséquent, l'existence d'une marge d'appréciation discrétionnaire de l'administration exclut qu'il s'agisse d'une mesure de portée générale. Or, ainsi que la Commission le relève à juste titre, une telle marge de liberté existe également dans le cas d'espèce. Cela résulte expressément de la réglementation régissant l'activité du Fogasa et de la TGSS. Dans le premier cas, l'arrêté du ministre du Travail et de la Sécurité sociale, du 20 août 1995, tout en définissant les critères généraux auxquels doit se conformer le Fogasa, précise que ces critères s'appliquent «dans les limites de la marge de manoeuvre requise qui permet de tenir compte des particularités de chaque cas d'espèce». L'article 2, paragraphe 1, de ce même arrêté fixe les délais maximaux à l'intérieur desquels la dette peut être échelonnée; le Fogasa a par conséquent la latitude de choisir, en fait, l'échéance à assigner à l'entreprise pour le remboursement. Un autre aspect du caractère discrétionnaire de l'intervention peut encore être discerné dans l'article 3 de l'arrêté, relatif aux garanties, aux termes duquel il y a lieu d'exiger la garantie «jugée suffisante». Enfin, selon l'article 6, paragraphe 3, le Fogasa peut rejeter toute demande d'échelonnement ou de fractionnement. S'agissant, ensuite, de l'activité de la TGSS, l'existence d'une marge de liberté résulte expressément du cadre légal lui-même. L'article 39, paragraphe 1 (intitulé «Pouvoir discrétionnaire de l'administration»), du décret royal n_ 1517/91 dispose que «l'octroi d'un échelonnement ... a un caractère discrétionnaire» (14).

Il existe donc une marge de liberté dans l'action du Fogasa et de la TGSS; ce pouvoir discrétionnaire, à l'évidence, concerne non pas la fixation du taux d'intérêt - qui est précisément le taux légal -, mais la définition des modalités concrètes de l'intervention. Cet élément, selon la jurisprudence de la Cour, suffit à exclure qu'il s'agisse d'interventions de caractère général, échappant au champ d'application de l'article 92, paragraphe 1, du traité.

Le gouvernement espagnol fait en outre observer que la Commission aurait modifié sa position quant à la configuration des aides litigieuses: dans un premier temps, elle a estimé que l'aide consistait dans l'application du taux d'intérêt légal, alors qu'elle soutient à présent que l'aide réside dans la marge de liberté laissée au Fogasa et à la TGSS pour déterminer les modalités de leur intervention. Tel n'est cependant pas le cas. Les deux aspects sont à l'évidence connexes et complémentaires s'agissant de définir l'existence d'une aide d'État: l'application du taux d'intérêt légal au lieu de celui du marché constitue l'avantage conféré à l'entreprise bénéficiaire; le pouvoir discrétionnaire permet quant à lui d'affirmer qu'il s'agit d'une mesure non pas de portée générale mais susceptible de favoriser «certaines entreprises ou certaines productions», comme l'exige l'article 92, paragraphe 1, du traité.

Sur le point de savoir si l'aide a été accordée au moyen de ressources de l'État et s'il y a distorsion de concurrence.

9 Le gouvernement requérant fait valoir que les interventions du Fogasa et de la TGSS ne constituent pas des aides d'État, puisqu'elles n'impliquent ni dépense ni manque à gagner pour l'autorité publique.

Cet argument ne peut cependant pas non plus être partagé. En effet, il n'est guère besoin de préciser que l'application du taux légal entraîne en tout état de cause un sacrifice économique pour l'État, qui consiste précisément dans la différence entre le taux couramment pratiqué sur le marché et celui, inférieur, appliqué dans le cas d'espèce et correspondant à l'intérêt légal.

S'agissant, ensuite, de la prétendue absence d'un effet de distorsion sur la concurrence, le gouvernement espagnol fait valoir, en substance, que l'application du taux légal serait, en soi, neutre, puisque ce taux s'appliquerait à toute entreprise qui entretient des rapports avec le Fogasa et la TGSS. En toute hypothèse, il s'agirait d'un effet de distorsion négligeable, étant donné que l'écart entre le taux du marché interbancaire et le taux légal serait peu important et que le montant de la dette, sur lequel il y a lieu de calculer les intérêts, ne serait pas particulièrement élevé. Par conséquent, l'incidence de la prétendue aide sur le budget des entreprises serait minime. Toutefois, sur ce point également, nous partageons l'objection soulevée par la Commission, selon laquelle le paiement des salaires et des cotisations sociales fait partie des coûts d'exploitation normaux auxquels toute entreprise doit faire face au moyen de ses propres ressources (15). Ainsi, chaque fois que l'exécution de ces obligations financières est facilitée - et en l'occurrence l'avantage consiste dans le fait de se voir consentir un échelonnement des paiements moyennant un taux d'intérêt qui ne correspond pas à celui du marché - l'entreprise jouit en tout état de cause d'un «avantage externe», qui fausse les conditions de concurrence.

10 Le royaume d'Espagne soutient en outre que la Commission, pour définir l'aide, n'aurait pas pris en considération la circonstance que la législation sur la sécurité sociale prévoit, en cas de retard dans le paiement de la dette, une pénalité à hauteur de 20 %. De l'avis du gouvernement requérant, lors de la détermination de l'avantage économique pour les entreprises, la Commission aurait dû tenir compte de cette pénalité.

L'argument est cependant privé de fondement. En effet, l'aide envisagée par la Commission consiste en l'application du taux d'intérêt légal tandis que les pénalités susmentionnées font partie du capital dû. Il s'agit donc d'un aspect différent. D'autre part, ainsi que le relève la Commission, si les entreprises avaient également été exonérées du paiement desdites majorations, cette exonération aurait constitué un élément d'aide supplémentaire.

Sur le comportement d'un créancier privé

11 Enfin, le royaume d'Espagne fait valoir que la Commission aurait à tort considéré l'existence d'une aide en se référant aux conditions qui auraient été appliquées par une banque privée, et notamment au taux d'intérêt interbancaire: en effet, en l'espèce, l'autorité publique n'aurait pas accordé un prêt en s'inspirant de fins lucratives, mais aurait plutôt agi comme n'importe quel créancier privé qui s'efforce de recouvrer sa créance vis-à-vis d'un débiteur insolvable. De ce point de vue, lorsque le débiteur se trouve en situation de difficulté économique, les conditions pratiquées par le créancier n'ont pas pour but la recherche d'un profit, mais tendent simplement à obtenir le paiement du capital dû.

Nous ne partageons cependant pas cette argumentation. Il est incontestable que le Fogasa et la TGSS ne poursuivent pas de but lucratif, en ce sens que ces organismes ne prétendent pas réaliser un bénéfice en accordant aux entreprises concernées un prêt ou un échelonnement des paiements. Mais c'est précisément en cela que réside l'aide constatée par la Commission. En effet, ces entreprises ont bénéficié d'un avantage économique obtenu «en dehors du marché», alors que la réglementation sur les aides d'État vise précisément à interdire les interventions publiques dans l'économie qui altèrent les conditions du marché d'une manière incompatible avec les principes d'une concurrence libre et non faussée. D'autre part, il nous semble que les autorités publiques, en l'occurrence, se sont également écartées du critère suggéré par le gouvernement espagnol, c'est-à-dire de celui d'un créancier privé qui cherche à obtenir le recouvrement de sa créance. On a en effet quelque difficulté à concevoir qu'un créancier privé consente des crédits et accorde des échelonnements de paiements à des conditions préférentielles vis-à-vis d'entreprises en crise. Au contraire, les situations de graves difficultés économiques que connaissaient les entreprises en cause constituent normalement une raison qui empêche l'ouverture de nouveaux crédits, ainsi que l'octroi de conditions de faveur pour le paiement des dettes déjà existantes.

Conclusions

12 A la lumière des considérations qui précèdent, nous suggérons par conséquent à la Cour de:

1) rejeter le recours;

2) condamner le royaume d'Espagne aux dépens.

(1) - JO 1997, L 8, p. 14.

(2) - La situation d'insolvabilité a cessé, en octobre 1993, grâce à un accord avec les créanciers qui prévoyait, en substance, l'émission d'obligations convertibles en échange de la dette.

(3) - Voir article 33 du statut des travailleurs et article 2, paragraphe 1, du décret royal n_ 505/85, du 6 mars 1985, relatif à l'organisation et au fonctionnement du Fogasa.

(4) - Voir article 33, paragraphe 4, du statut des travailleurs et article 2, paragraphe 4, du décret royal n_ 505/85.

(5) - A la suite de la première révision, du 8 février 1993, les sommes dues s'élevaient à 376 194 837 PTA pour le principal, plus 183 473 133 PTA à titre d'intérêts, remboursables en seize échéances semestrielles, à un taux d'intérêt de 9 %. Une seconde révision, du 16 février 1994, a fixé le montant dû à 372 000 000 PTA, au titre du principal, plus 154 138 830 PTA d'intérêts, remboursables à un taux de 9 %.

(6) - L'accord du 10 mars 1994 prévoyait un montant de 465 727 750 PTA au titre du principal et 197 580 900 PTA pour les intérêts. Le taux prévu s'élevait à 9 %. A la suite de l'accord du 3 octobre 1994, le montant à rembourser s'élevait à 469 491 521 PTA au titre du principal, plus 205 335 378 PTA d'intérêts, remboursables en huit ans. Les intérêts ne seraient payables qu'au cours des trois dernières années et les remboursements sur 70 % du montant du principal n'interviendraient qu'à compter du 30 décembre 1998.

(7) - Voir article 27 de la loi générale sur la sécurité sociale.

(8) - Cet accord est mentionné à la note 2 ci-dessus.

(9) - Les pénalités s'élevaient à 253 335 669 PTA à charge de Tubacex et 49 083 697 PTA à charge d'Acería de Álava. Ajoutées au montant du principal, ces pénalités donnaient lieu à une dette totale de, respectivement, 1 409 957 329 PTA et 274 409 604 PTA.

(10) - Le premier accord concernait la dette de Acería de Álava s'élevant à 274 409 604 PTA: le remboursement devait s'effectuer progressivement en cinq ans et 51 % du montant ne seraient versés que la cinquième année. Le second accord concernait la dette de Tubacex pour un montant de 1 409 957 329 PTA et prévoyait des conditions analogues à celles appliquées à Acería de Álava.

(11) - Aux termes de cet article, «la Commission a pour mission de promouvoir une collaboration étroite entre les États membres dans le domaine social, notamment dans les matières relatives:

- à l'emploi,

- au droit du travail et aux conditions de travail,

- à la formation et au perfectionnement professionnels,

- à la sécurité sociale,

- à la protection contre les accidents et les maladies professionnels,

- à l'hygiène du travail,

- au droit syndical et aux négociations collectives entre employeurs et travailleurs.

A cet effet, la Commission agit en contact étroit avec les États membres, par des études, des avis et par l'organisation de consultations, tant pour les problèmes qui se posent sur le plan national que pour ceux qui intéressent les organisations internationales.

Avant d'émettre les avis prévus au présent article, la Commission consulte le Comité économique et social».

(12) - Voir arrêt du 26 septembre 1996, France/Commission (C-241/94, Rec. p. I-4551, points 20 et 21).

(13) - Voir arrêt France/Commission, précité, point 24. Dans cet arrêt, la Cour avait relevé que l'organisme national en question «... dispose d'un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de moduler l'intervention financière en fonction de diverses considérations telles que, notamment, le choix des bénéficiaires, le montant de l'intervention financière et les conditions de l'intervention...» (point 23).

(14) - C'est nous qui soulignons.

(15) - Selon une jurisprudence constante, la «notion d'aide recouvre les avantages consentis par les autorités publiques qui, sous des formes diverses, allègent les charges qui grèvent normalement le budget d'une entreprise»: (voir arrêts France/Commission, précité, point 34, et du 15 mars 1994, Banco Exterior de España, C-387/92, Rec. p. I-877, points 12 et 13).