61996C0197

Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 16 janvier 1997. - Commission des Communautés européennes contre République française. - Manquement - Egalité de traitement entre hommes et femmes - Interdiction du travail de nuit - Affaire C-197/96.

Recueil de jurisprudence 1997 page I-01489


Conclusions de l'avocat général


1 Par le présent recours, la Commission conclut à ce qu'il plaise à la Cour constater que, en maintenant en vigueur l'article L 213-1 du code du travail, qui interdit, à quelques exceptions près, le travail de nuit des femmes, alors que cette interdiction ne s'applique pas aux travailleurs masculins, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 5 de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail (1) (ci-après la «directive»).

2 Le principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes, tel que prévu par la directive, implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l'état matrimonial ou familial (article 2, paragraphe 1). Toutefois, ce principe souffre certaines dérogations dans un but de protection de la femme, notamment en ce qui concerne la grossesse et la maternité (article 2, paragraphe 3).

Quant à l'article 5, paragraphe 1, qui est pertinent en l'espèce, celui-ci prévoit que «l'application du principe de l'égalité de traitement en ce qui concerne les conditions de travail, y compris les conditions de licenciement, implique que soient assurées aux hommes et aux femmes les mêmes conditions, sans discrimination fondée sur le sexe». A cet effet, les États membres sont tenus de prendre, notamment, les mesures nécessaires afin que soient supprimées les dispositions législatives contraires au principe de l'égalité de traitement [article 5, paragraphe 2, sous a)], et de réviser les dispositions contraires à ce principe, lorsque le souci de protection qui les a inspirées à l'origine n'est plus fondé [article 5, paragraphe 2, sous c)].

Le délai imparti pour l'adoption par les États membres des mesures nécessaires est fixé, en vertu de l'article 9, paragraphe 1, de la directive, à trente mois à compter de la notification de celle-ci. Toutefois, en ce qui concerne en particulier l'article 5, paragraphe 2, sous c), la règle impose aux autorités nationales de procéder à un premier examen et à une première révision éventuelle des dispositions y visées dans un délai de quatre ans, délai qui est venu à expiration le 14 février 1980.

3 Quant à la législation française, l'article L 213-1, précité, du code du travail pose le principe de l'interdiction du travail de nuit des femmes, en prévoyant en particulier que «les femmes ne peuvent être employées à aucun travail de nuit dans les usines, manufactures, mines et carrières, chantiers, ateliers et leurs dépendances, de quelque nature que ce soit, publics ou privés, laïques ou religieux, et lorsque ces établissements ont un caractère d'enseignement professionnel ou de bienfaisance, ainsi que dans les offices publics et ministériels, les établissements des professions libérales, des sociétés civiles, des syndicats professionnels et des associations de quelque nature que ce soit». Certaines dérogations, qui ont été insérées par la suite (2), s'appliquent pour les femmes qui occupent des postes de direction ou de caractère technique impliquant une responsabilité, et pour les femmes occupées dans les services de l'hygiène et du bien-être qui n'effectuent pas normalement un travail manuel. En outre, l'interdiction du travail de nuit est également suspendue lorsque l'intérêt national l'exige, en raison de circonstances particulièrement graves, et pour les salariées travaillant en équipes successives. Un arrêté portant extension d'une convention ou d'un accord collectif de branche et la conclusion d'une convention ou d'un accord d'entreprise ou d'établissement, autorisé par l'inspecteur du travail, sont alors imposés. L'inobservation de ces règles est passible de sanctions pécuniaires.

La législation française que nous venons de décrire a été adoptée en exécution de la convention n_ 89, du 9 juillet 1948, de l'Organisation internationale du travail (ci-après «OIT»). Cette convention - qui interdit en effet en son article 3, sauf dérogations, le travail de nuit des femmes - a été ratifiée par la République française par la loi n_ 53-603, du 7 juillet 1953.

4 A ce stade, il convient de rappeler que, dans l'arrêt Stoeckel, la Cour, appelée à se prononcer sur l'interdiction en question, a dit pour droit que «l'article 5 de la directive 76/207 est suffisamment précis pour créer à la charge des États membres l'obligation de ne pas poser en principe législatif l'interdiction du travail de nuit des femmes, même si cette obligation comporte des dérogations, alors qu'il n'existe aucune interdiction du travail de nuit pour les hommes» (3).

Après avoir confirmé que l'article 5, paragraphe 1, de la directive est une disposition ayant effet direct et que les intéressés peuvent donc s'en prévaloir directement devant les juridictions nationales (4), la Cour a par conséquent déclaré, en substance, que l'interdiction du travail de nuit prévue par la législation française, même assortie des dérogations mentionnées plus haut, est incompatible avec la directive dans la mesure où elle s'applique uniquement aux femmes. Il s'ensuit que ladite convention OIT n_ 89 ne pourrait en aucun cas, dans l'optique retenue par la Cour, être considérée comme étant de nature à justifier une atteinte au principe de l'égalité entre hommes et femmes, tel qu'il résulte de l'article 5 de la directive.

5 Par la suite, dans l'affaire Levy concernant la même législation nationale, la Cour a cependant été appelée - et ce de manière explicite - à se prononcer, à la lumière de l'article 234 du traité (5), sur le problème du rapport entre l'application de la réglementation communautaire et le respect des obligations découlant d'une convention conclue antérieurement à l'entrée en vigueur du traité CEE, comme c'est précisément le cas de la convention OIT n_ 89. En réponse à la question qui lui était posée, la Cour a précisé à cette occasion que «le juge national a l'obligation d'assurer le plein respect de l'article 5 de la directive 76/207 en laissant inappliquée toute disposition contraire de la législation nationale, sauf si l'application d'une telle disposition est nécessaire pour assurer l'exécution par l'État membre concerné d'obligations résultant d'une convention conclue antérieurement à l'entrée en vigueur du traité CEE avec des États tiers» (6).

En d'autres termes, la Cour a ainsi reconnu que l'article 234 du traité permet au juge national de laisser inappliquées, jusqu'à ce que l'incompatibilité constatée ait été éliminée, les obligations découlant de l'article 5 de la directive.

6 Entre-temps le gouvernement français, précisément à la suite de l'arrêt Stoeckel, a dénoncé la convention OIT n_ 89 le 26 février 1992. Cette dénonciation est devenue effective exactement un an après, c'est-à-dire le 26 février 1993 (7).

7 C'est dans ce contexte que s'inscrit la présente procédure. La Commission a en effet engagé la procédure d'infraction à l'encontre de la République française seulement lorsque celle-ci n'était plus liée par les obligations prévues par la convention OIT n_ 89. La lettre de mise en demeure a été adressée au gouvernement français le 2 mars 1994, et l'envoi d'un avis motivé l'a suivie, le 8 novembre 1994. Le gouvernement français ne s'étant pas conformé à cet avis dans le délai de deux mois qui lui était imparti, la Commission a dès lors introduit, le 6 juin 1996, le présent recours.

En substance, la Commission soutient que, dans la mesure où le gouvernement français a dénoncé la convention OIT n_ 89 et que cette dénonciation est devenue effective, le maintien en vigueur de l'article L 213-1 du code du travail constitue une violation de l'article 5 de la directive. Elle demande par conséquent à la Cour de constater cette violation.

8 Le gouvernement français conteste le manquement qui lui est reproché, en faisant valoir que, la République française n'étant plus liée par la convention OIT n_ 89, le juge national est désormais tenu, eu égard à l'effet direct de l'article 5 de la directive, à laisser inappliquée la disposition nationale en cause. C'est ce qui résulterait d'ailleurs clairement d'une prise de position ministérielle, faite en réponse à une question parlementaire et publiée au Journal officiel de la République française (8). Le gouvernement français souligne en outre qu'un projet de loi présenté en 1992 a été rejeté par les partenaires sociaux, qui ont été alors invités à négocier eux-mêmes la mise en place de garanties et de contreparties dans les branches où le travail de nuit est le plus répandu. En tout état de cause, la pratique suivie en la matière confirmerait que l'article L 213-1 du code du travail n'est en fait plus appliqué (9).

De l'avis du gouvernement français, il n'existerait donc plus, ni en droit ni en fait, de discrimination entre hommes et femmes en ce qui concerne les conditions de travail, notamment sous l'angle du travail de nuit.

9 Cette argumentation ne saurait être accueillie. A cet égard, il suffit en effet de relever que, selon une jurisprudence constante, «l'incompatibilité de la législation nationale avec les dispositions du traité, même directement applicables, ne peut être définitivement éliminée qu'au moyen de dispositions internes à caractère contraignant ayant la même valeur juridique que celles qui doivent être modifiées. De simples pratiques administratives, par nature modifiables au gré de l'administration et dépourvues d'une publicité adéquate, ne sauraient être considérées comme constituant une exécution valable des obligations du traité» (10). Cette affirmation, faut-il le souligner, vaut assurément en ce qui concerne une simple réponse ministérielle à une question parlementaire, quand bien même cette réponse serait publiée; ceci est d'autant plus vrai si l'on considère qu'un recours devant le juge national reste toujours nécessaire, ainsi qu'il ressort de ladite réponse, pour obtenir que la disposition nationale portant interdiction du travail de nuit des femmes soit écartée et, partant, pour bénéficier des droits découlant de l'article 5 de la directive.

Ajoutons par ailleurs que, ainsi que la Cour l'a précisé à plusieurs reprises, «les dispositions d'une directive doivent être mises en oeuvre avec une force contraignante incontestable, avec la spécificité, la précision et la clarté requises, afin que soit satisfaite l'exigence de la sécurité juridique» (11). Ces exigences, à l'évidence, revêtent une importance encore plus grande lorsque la directive en question vise à conférer des droits aux particuliers; en effet, en pareil cas, les bénéficiaires doivent être «mis en mesure de connaître la plénitude de leurs droits et de s'en prévaloir, le cas échéant, devant les juridictions nationales» (12).

10 La jurisprudence mentionnée ci-dessus montre clairement que les moyens et arguments avancés par le gouvernement français avec, il est vrai, un manque de conviction évident n'ont aucune incidence aux fins de la constatation du manquement invoqué par la Commission.

11 Eu égard aux considérations qui précèdent, nous proposons donc à la Cour de:

- constater que, en maintenant en vigueur l'article L 213-1 du code du travail, qui interdit, à quelques exceptions près, le travail de nuit des femmes alors que cette interdiction ne s'applique pas aux travailleurs masculins, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 5 de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail;

- condamner la défenderesse aux dépens.

(1) - JO L 39, p. 40.

(2) - Nous nous référons, notamment, aux lois du 2 janvier 1979 et du 19 juin 1987, ainsi qu'à l'ordonnance n_ 82-41, du 16 janvier 1982.

(3) - Arrêt du 25 juillet 1991 (C-345/89, Rec. p. I-4047, point 20).

(4) - En ce sens, voir déjà l'arrêt du 26 février 1986, Marshall (152/84, Rec. p. 723, point 55).

(5) - Rappelons que cette disposition prévoit, au premier alinéa, que «Les droits et obligations résultant de conventions conclues antérieurement à l'entrée en vigueur du présent traité, entre un ou plusieurs États membres, d'une part, et un ou plusieurs États tiers, d'autre part, ne sont pas affectés par les dispositions du présent traité». Le second alinéa dudit article ajoute, pour ce qui nous intéresse en l'espèce, que, «Dans la mesure où ces conventions ne sont pas compatibles avec le présent traité, le ou les États membres en cause recourent à tous les moyens appropriés pour éliminer les incompatibilités constatées».

(6) - Arrêt du 2 août 1993, Levy (C-158/91, Rec. p. I-4287, point 22).

(7) - Aux termes de l'article 15 de la convention, celle-ci peut être dénoncée à l'expiration de chaque période de dix années, à compter de la date de sa mise en vigueur initiale, au cours des douze mois suivants. Les obligations prévues par la convention prennent fin, conformément aux dispositions de cet article, une année après la dénonciation.

(8) - JORF du 13 décembre 1993, p. 4517 et 4518. Cette réponse ministérielle, après avoir rappelé la teneur des arrêts Stoeckel et Levy, précise clairement que l'article 5 de la directive doit recevoir pleine application, et ce précisément en raison de l'effet direct de la disposition en question.

(9) - En particulier, le gouvernement français se réfère à la réponse ministérielle précitée, dont il résulte que deux juridictions nationales ont décidé d'écarter l'application de l'article L 213-1 du code du travail au profit de l'article 5 de la directive, ainsi qu'à la circonstance que les organisations professionnelles ont pleinement conscience du caractère inapplicable de la disposition nationale en cause et que ce n'est pas un pur hasard si les accords sectoriels négociés par elles sont conformes à la réglementation communautaire.

(10) - Arrêt du 7 mars 1996, Commission/France (C-334/94, Rec. p. I-1307, point 30; c'est nous qui soulignons). Dans le même sens, voir arrêt du 15 octobre 1986, Commission/Italie (168/85, Rec. p. 2945, point 13).

(11) - Arrêt du 8 octobre 1996, Dillenkofer e.a. (C-178/94, C-179/94, C-188/94, C-189/94 et C-190/94, non encore publié au Recueil, point 48). Voir en outre arrêt du 30 mai 1991, Commission/Allemagne (C-59/89, Rec. p. I-2607, point 24), dans lequel la Cour a par ailleurs affirmé que «la conformité d'une pratique avec les impératifs de protection d'une directive ne saurait constituer une raison de ne pas transposer cette directive dans l'ordre juridique interne par des dispositions susceptibles de créer une situation suffisamment précise, claire et transparente, pour permettre aux particuliers de connaître leurs droits et leurs obligations. Ainsi que la Cour l'a jugé ... afin de garantir la pleine application des directives, en droit et non seulement en fait, les États membres doivent prévoir un cadre légal précis dans le domaine concerné» (point 28).

(12) - Arrêt du 30 mai 1991, Commission/Allemagne (C-361/88, Rec. p. I-2567, point 15).