Arrêt de la Cour du 17 octobre 1995. - Procédure pénale contre Peter Leifer, Reinhold Otto Krauskopf et Otto Holzer. - Demande de décision préjudicielle: Landgericht Darmstadt - Allemagne. - Politique commerciale commune - Exportations de biens à double usage. - Affaire C-83/94.
Recueil de jurisprudence 1995 page I-03231
Sommaire
Parties
Motifs de l'arrêt
Décisions sur les dépenses
Dispositif
++++
1. Politique commerciale commune ° Champ d' application ° Restriction des exportations vers des pays tiers de marchandises à double usage ° Inclusion ° Compétence exclusive de la Communauté
(Traité CE, art. 113)
2. Politique commerciale commune ° Régime commun des exportations ° Règlement n 2603/69 ° Liberté des exportations ° Dérogations ° Sécurité publique ° Notion ° Restrictions sanctionnées pénalement mises par un État membre à l' exportation de marchandises à double usage ° Admissibilité ° Conditions ° Respect du principe de proportionnalité ° Possibilité pour les particuliers d' invoquer l' article 1er du règlement devant le juge national
(Règlement du Conseil n 2603/69, art. 1er et 11)
1. L' article 113 du traité doit être interprété en ce sens que des réglementations portant restriction aux exportations vers des pays tiers de marchandises à double usage, c' est-à-dire susceptibles d' être utilisées aussi bien à des fins civiles qu' à des fins militaires, relèvent de son champ d' application et que la Communauté dispose d' une compétence exclusive en la matière, excluant la compétence des États membres sauf habilitation spécifique de la part de la Communauté. En effet, la notion de politique commerciale commune prévue à l' article 113 ne doit pas être conçue de manière restrictive, afin d' éviter la survenance dans les échanges intracommunautaires des troubles que susciteraient les disparités que laisserait subsister dans certains secteurs des rapports économiques avec les pays tiers une conception étroite de cette politique.
2. Le règlement n 2603/69 portant, dans le cadre de la politique commerciale commune, établissement d' un régime commun applicable aux exportations, s' il pose en son article 1er le principe de la liberté des exportations, énonce en son article 11 qu' il ne fait pas obstacle à l' adoption ou à l' application, par les États membres, de restrictions quantitatives à l' exportation justifiées, notamment, par des raisons de sécurité publique. Cette dérogation doit s' entendre comme visant également les mesures d' effet équivalent et comme se référant tant à la sécurité intérieure qu' à la sécurité extérieure.
C' est pourquoi un État membre peut, à titre exceptionnel, adopter, en vertu dudit article 11, à condition de respecter le principe de proportionnalité, des mesures nationales portant restriction de l' exportation de marchandises à double usage, c' est-à-dire susceptibles d' être utilisées aussi bien à des fins civiles qu' à des fins militaires, vers des pays tiers au motif que cela est nécessaire afin d' éviter le risque d' une perturbation grave des relations extérieures ou de la coexistence pacifique des peuples qui est susceptible d' affecter la sécurité publique d' un État membre au sens de cette disposition.
En présence d' une menace pour la sécurité publique, circonstance qu' il appartient au juge national d' examiner, l' obligation pour l' opérateur sollicitant l' autorisation d' exporter un bien à double usage d' apporter la preuve que le bien sera exclusivement utilisé à des fins civiles ou le refus d' une autorisation si le bien peut objectivement être utilisé à des fins militaires peuvent constituer des exigences proportionnées, rentrant dans la marge d' appréciation dont disposent les autorités nationales.
Le droit communautaire ne s' oppose pas à ce que les autorités nationales soumettent le non-respect de la procédure d' autorisation à des sanctions pénales, à condition que les pénalités applicables ne dépassent pas la mesure de ce qui apparaît proportionné par rapport au but de sécurité publique poursuivi.
L' article 1er du règlement n 2603/69 confère aux particuliers des droits qu' ils peuvent faire valoir en justice.
Dans l' affaire C-83/94,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l' article 177 du traité CE, par le Landgericht Darmstadt (Allemagne) et tendant à obtenir, dans la procédure pénale poursuivie devant cette juridiction contre
Peter Leifer,
Reinhold Otto Krauskopf,
Otto Holzer,
une décision à titre préjudiciel sur l' interprétation des articles 113, 223, paragraphe 1, sous b), et 224 du traité CE, ainsi que des articles 1er et 11 du règlement (CEE) n 2603/69 du Conseil, du 20 décembre 1969, portant établissement d' un régime commun applicable aux exportations (JO L 324, p. 25), tel que modifié par le règlement (CEE) n 3918/91 du Conseil, du 19 décembre 1991 (JO L 372, p. 31),
LA COUR,
composée de MM. G. C. Rodríguez Iglesias, président, C. N. Kakouris, D. A. O. Edward, J.-P. Puissochet et G. Hirsch, présidents de chambre, G. F. Mancini, F. A. Schockweiler, J. C. Moitinho de Almeida, P. J. G. Kapteyn (rapporteur), C. Gulmann, J. L. Murray, P. Jann et H. Ragnemalm, juges,
avocat général: M. F. G. Jacobs,
greffier: Mme D. Louterman-Hubeau, administrateur principal,
considérant les observations écrites présentées:
° pour M. Peter Leifer, par Me Jochim Thietz-Bartram, avocat à Hambourg,
° pour le gouvernement allemand, par MM. Ernst Roeder, Ministerialrat au ministère fédéral de l' Économie, et Bernd Kloke, Regierungsrat à ce même ministère, en qualité d' agents,
° pour le gouvernement hellénique, par M. Panagiotis Kamarineas, conseiller juridique de l' État, et Mme Christina Sitara, mandataire judiciaire du Conseil juridique de l' État, en qualité d' agents,
° pour le gouvernement espagnol, par M. Alberto Navarro Gonzalez, directeur général de la coordination juridique et institutionnelle communautaire, et Mme Rosario Silva de Lapuerta, abogado del Estado, du service juridique chargé de représenter le gouvernement espagnol devant la Cour de justice, en qualité d' agents,
° pour le gouvernement français, par M. Philippe Martinet, secrétaire des affaires étrangères à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, et Mme Catherine de Salins, sous-directeur à la même direction, en qualité d' agents,
° pour le gouvernement italien, par M. Ivo Braguglia, avvocato dello Stato,
° pour le gouvernement du Royaume-Uni, par MM. John E. Collins, Assistant Treasury Solicitor, en qualité d' agent, et Stephen Richards, barrister,
° pour la Commission des Communautés européennes, par MM. Peter Gilsdorf, conseiller juridique principal, et Joern Sack, conseiller juridique, en qualité d' agents,
vu le rapport d' audience,
ayant entendu les observations orales de MM. Peter Leifer, Reinhold Otto Krauskopf, représenté par Me Thomas Marx, avocat à Hambourg, et Otto Holzer, représenté par Me Endrick Lankau, avocat à Darmstadt, du gouvernement allemand, du gouvernement hellénique, représenté par M. Panagiotis Kamarineas et Mme Galateia Alexaki, avocat au service spécial du contentieux communautaire du ministère des Affaires étrangères, en qualité d' agents, du gouvernement espagnol, du gouvernement français, du gouvernement du Royaume-Uni et de la Commission à l' audience du 21 mars 1995,
ayant entendu l' avocat général en ses conclusions à l' audience du 18 mai 1995,
rend le présent
Arrêt
1 Par ordonnance du 21 février 1994, parvenue à la Cour le 7 mars suivant, le Landgericht Darmstadt a posé à la Cour, en vertu de l' article 177 du traité CE, six questions préjudicielles sur l' interprétation des articles 113, 223, paragraphe 1, sous b), et 224 du traité CE, ainsi que des articles 1er et 11 du règlement (CEE) n 2603/69 du Conseil, du 20 décembre 1969, portant établissement d' un régime commun applicable aux exportations (JO L 324, p. 25), tel que modifié par le règlement (CEE) n 3918/91 du Conseil, du 19 décembre 1991 (JO L 372, p. 31).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d' une procédure pénale engagée contre MM. Leifer, Krauskopf et Holzer, prévenus dans la procédure au principal d' avoir livré, de 1984 à 1988, sans disposer des autorisations d' exportation requises, des installations, des pièces destinées à des installations ainsi que des produits chimiques à destination de l' Irak.
3 En vertu de l' article 2 de l' Aussenwirtschaftsgesetz (ci-après l' "AWG"), le gouvernement est habilité à énoncer, par voie de décret, les actes juridiques ou les opérations qui peuvent être interdits ou subordonnés à autorisation.
4 L' article 7 de l' AWG, intitulé "protection de la sécurité et des intérêts extérieurs", énonce, à son paragraphe 1, les conditions dans lesquelles de telles restrictions peuvent être imposées:
"Les actes juridiques et les opérations dans le cadre des échanges extérieurs peuvent être soumis à des restrictions pour:
1) assurer la sécurité de la République fédérale d' Allemagne,
2) prévenir une perturbation de la coexistence pacifique des peuples ou
3) éviter que les relations extérieures de la République fédérale d' Allemagne ne soient gravement perturbées."
5 C' est dans ce cadre que le gouvernement a adopté un décret intitulé Aussenwirtschaftsverordnung (ci-après l' "AWV"), dont l' annexe AL spécifie les marchandises soumises à autorisation. Cette liste AL, telle que modifiée à différentes reprises, prévoit l' obligation de disposer d' une autorisation pour certaines installations, pièces d' installations et pour certaines substances chimiques. S' agissant des installations chimiques, l' autorisation n' est requise que lorsqu' elles sont exportées vers des États non membres de l' OCDE. Ainsi, la liste comprend, notamment, les marchandises exportées par les prévenus au principal.
6 Il ressort de l' ordonnance de renvoi que le ministère public de Darmstadt estime que, en raison de cette exportation, les relations internationales de la République fédérale d' Allemagne ont été troublées de manière sensible en sorte qu' il a poursuivi pénalement l' infraction commise. La juridiction de renvoi s' interroge cependant sur la compétence de la République fédérale d' Allemagne pour adopter, en tant qu' État membre de la Communauté européenne, des procédures d' autorisation d' exportation pour les échanges avec les pays tiers et des sanctions pénales y afférentes. Elle précise que, en cas d' incompatibilité des dispositions nationales avec le droit communautaire, les premières devraient rester inapplicables, faisant disparaître par là même l' infraction pénale. Pour ces raisons, le juge national a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) a) L' article 113 du traité CEE doit-il être interprété en ce sens que son champ d' application inclut également les réglementations nationales portant restriction des exportations vers des pays tiers concernant des marchandises susceptibles d' avoir une destination tant militaire que civile (les marchandises dites à double usage ° 'dual-use' °), telles qu' elles figurent à la section A, partie I, de la liste et dans le cinquante-deuxième règlement du 14 mai 1984 (Bundesanzeiger 91/84) insérant la position 1710 dans la partie I, section C, de la liste ainsi que dans le cinquante-sixième règlement du 6 août 1984 portant modification du Aussenwirtschaftsverordnung (AWV ° règlement allemand relatif aux échanges extérieurs) insérant l' article 5a de l' AWV (BGBL. I, 1984, p. 1079) et dans le cinquante-troisième règlement portant modification de la liste insérant la section D dans la partie I de la liste (BGBL. I, 1984, p. 1080)?
b) Les institutions communautaires ont-elles par conséquent compétence exclusive pour la mise en place de telles restrictions à l' exportation, sous réserve d' une habilitation en faveur de certains États membres et sous réserve des exceptions prévues par le traité CEE?
En cas de réponse affirmative:
2) L' article 223, paragraphe 1, sous b), et l' article 224 du traité CEE ainsi que l' article 11 du règlement (CEE) n 2603/69 du Conseil, du 20 décembre 1969, portant établissement d' un régime commun applicable aux exportations [JO L 324, p. 25, modifié en dernier lieu par le règlement (CEE) n 3918/91 du Conseil, du 19 décembre 1991, JO L 372, p. 31, ci-après le 'règlement relatif aux exportations' ] doivent-ils être interprétés en ce sens qu' ils permettent, à titre exceptionnel, à un État membre d' adopter des dispositions nationales comme celles décrites à la première question et portant restriction de l' exportation de marchandises à double usage vers des pays tiers?
3) L' article 223, paragraphe 1, sous b), et l' article 224 du traité CEE ainsi que l' article 11 du règlement relatif aux exportations doivent-ils être interprétés en ce sens qu' ils autorisent les États membres à adopter des dispositions nationales
a) qui, à titre de condition pour l' octroi d' une autorisation d' exportation, imposent au demandeur l' intégralité de la charge de la preuve de l' utilisation civile des marchandises à double usage,
b) aux termes desquelles, pour que l' autorisation d' exportation puisse être refusée, il suffit que les marchandises se prêtent objectivement à une utilisation militaire?
4) a) L' article 1er du règlement relatif aux exportations doit-il être interprété en ce sens que la liberté d' exportation qui y est réglementée implique également que l' exportation est libre de toute procédure d' autorisation et de toute sanction pénale nationale en cas d' infraction aux réglementations nationales relatives aux autorisations d' exportation?
b) Les sanctions pénales des États membres entraînent-elles une restriction de la liberté d' exportation au sens de l' article 1er du règlement relatif aux exportations, restriction pour la mise en place de laquelle les différents États membres n' ont pas compétence s' ils n' y ont pas été habilités par les institutions communautaires et sous réserve des cas d' exception visés par l' article 11 du règlement relatif aux exportations?
5) a) L' article 223, paragraphe 1, sous b), et l' article 224 du traité CEE ainsi que l' article 11 du règlement relatif aux exportations doivent-ils être interprétés en ce sens qu' ils autorisent, à titre exceptionnel, les différents États membres à instituer des procédures d' autorisation d' exportation assorties de sanctions, non pas en vue d' assurer leur propre sécurité, mais uniquement en vue d' éviter que la coexistence pacifique des peuples ou les relations internationales de l' État membre concerné soient gravement troublées [voir les dispositions de l' article 7, paragraphe 1, nos 2 et 3, de l' Aussenwirtschaftsgesetz ° AWG (loi allemande relative aux échanges extérieurs)]?
b) L' article 223, paragraphe 1, sous b), et l' article 224 du traité CEE ainsi que l' article 11 du règlement relatif aux exportations doivent-ils être interprétés en ce sens qu' ils autorisent, à titre exceptionnel, les différents États membres à adopter des dispositions pénales qui sanctionnent l' exportation non autorisée de marchandises à double usage et de POCL3 pouvant être utilisés à des fins tant militaires que civiles, comme le prévoient l' article 34, paragraphe 1, n 3, l' article 33, paragraphe 1, et l' article 7, paragraphe 1, de l' AWG en combinaison avec l' article 70, paragraphe 1, n 1, l' article 5 et l' article 5a de l' AWV ainsi qu' avec les sections A, C, position 1710, et la section D de la liste, partie I, dans les versions des 14 mai 1984 et 6 août 1984, et peut-on considérer que de telles dispositions pénales, qui prévoient également des peines privatives de liberté, sont encore compatibles avec le principe de proportionnalité?
c) L' article 223, paragraphe 1, sous b), et l' article 224 du traité CEE ainsi que l' article 11 du règlement relatif aux exportations doivent-ils être interprétés en ce sens qu' ils autorisent les États membres à infliger, en cas d' exportation non autorisée de marchandises à double usage, des peines privatives de liberté et des amendes pour la simple raison que les marchandises se prêtent objectivement à une utilisation militaire?
d) Le droit communautaire autorise-t-il une sanction seulement lorsque la probabilité de l' utilisation militaire des marchandises à double usage est motivée par des éléments de fait et raisonnablement envisageable et que les exportateurs en ont connaissance?
6) En cas de réponse négative à toutes les questions ou à une partie de celles-ci:
L' article 113 du traité CEE et/ou l' article 1er du règlement relatif aux exportations ont-ils un effet direct en faveur des différents citoyens, avec la conséquence que l' article 113 du traité CEE et/ou l' article 1er du règlement relatif aux exportations établissent, pour les différents citoyens communautaires, des droits devant être sauvegardés par les juridictions nationales?"
Sur la première question
7 Par sa première question, la juridiction nationale vise à savoir si l' article 113 du traité doit être interprété en ce sens que les réglementations nationales portant restriction des exportations de marchandises à double usage vers des pays tiers entrent dans son champ d' application et si, dans l' affirmative, la Communauté dispose d' une compétence exclusive en la matière.
8 Il y a lieu de rappeler d' abord que, en vertu de l' article 113 du traité, la politique commerciale commune est fondée sur des principes uniformes, notamment en ce qui concerne les modifications tarifaires, la conclusion d' accords tarifaires et commerciaux, l' uniformisation des mesures de libération, la politique d' exportation, ainsi que les mesures de défense commerciale.
9 La mise en oeuvre d' une telle politique commerciale commune exige que cette dernière notion ne soit pas interprétée de façon restrictive afin d' éviter la survenance de troubles dans les échanges intracommunautaires en raison des disparités qui subsisteraient, alors, dans certains secteurs des rapports économiques avec les pays tiers (voir avis 1/78 du 4 octobre 1979, Rec. p. 2871, point 45).
10 Il s' ensuit qu' une réglementation nationale ayant pour effet d' empêcher ou de restreindre l' exportation de certains produits relève de la politique commerciale commune au sens de l' article 113 du traité.
11 Cette constatation n' est pas infirmée par le fait que la restriction concerne des marchandises à double usage. La nature de ces produits ne saurait en effet les faire échapper au champ d' application de la politique commerciale commune.
12 La compétence en matière de politique commerciale ayant été transférée dans son ensemble à la Communauté par l' effet de l' article 113, paragraphe 1, des mesures de politique commerciale de caractère national ne sont dès lors admissibles qu' en vertu d' une habilitation spécifique de la part de la Communauté (arrêts du 15 décembre 1976, Donckerwolke, 41/76, Rec. p. 1921, point 32, et du 18 février 1986, Bulk Oil, 174/84, Rec. p. 559, point 31).
13 Il y a donc lieu de répondre à la première question que l' article 113 du traité doit être interprété en ce sens que des réglementations portant restriction aux exportations de marchandises à double usage vers des pays tiers relèvent de son champ d' application et que la Communauté dispose d' une compétence exclusive en la matière, excluant dès lors la compétence des États membres, sauf en cas d' une habilitation spécifique de la part de la Communauté.
Sur la deuxième question
14 A la lumière de la réponse donnée à la première question, il y a lieu d' analyser la deuxième question comme visant à savoir si un État membre peut, à titre exceptionnel, adopter des mesures nationales portant restriction de l' exportation de marchandises à double usage vers des pays tiers en vertu de l' article 223, paragraphe 1, sous b), ou 224 du traité ou encore sur le fondement de l' article 11 du règlement (CEE) n 2603/69 du Conseil, du 20 décembre 1969, portant établissement d' un régime commun applicable aux exportations (JO L 324, p. 25, ci-après le "règlement").
15 Il convient d' examiner d' abord si des mesures nationales, telles que celles en cause, entrent dans le champ d' application du règlement et de vérifier ensuite si de telles mesures peuvent être justifiées sur le fondement de l' article 11 de ce règlement.
16 Aux termes de l' article 1er du règlement, "les exportations de la Communauté économique européenne à destination des pays tiers sont libres, c' est-à-dire non soumises à restrictions quantitatives, à l' exception de celles qui sont appliquées conformément aux dispositions du présent règlement".
17 L' article 11 du même règlement prévoit une telle exception en disposant que, "Sans préjudice d' autres dispositions communautaires, le présent règlement ne fait pas obstacle à l' adoption ou à l' application, par les États membres, de restrictions quantitatives à l' exportation justifiées par des raisons de moralité publique, d' ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique, ou de protection de la propriété industrielle et commerciale."
18 Le gouvernement allemand doute que l' exigence d' une autorisation puisse constituer une restriction quantitative et se demande si le règlement n' interdit pas les seules restrictions quantitatives à l' exportation à l' exclusion des mesures d' effet équivalent.
19 Cet argument ne saurait être retenu.
20 Il est vrai que l' article 34 du traité, s' agissant de la libre circulation des marchandises à l' intérieur de la Communauté, distingue les restrictions quantitatives des mesures d' effet équivalent.
21 Toutefois, il n' en résulte pas que la notion de restrictions quantitatives, utilisée dans un règlement qui se rapporte aux échanges de la Communauté avec des pays tiers, doive être interprétée comme excluant toute mesure d' effet équivalent au sens de l' article 34 du traité.
22 Comme la Cour l' a souligné dans sa jurisprudence, il y a lieu, pour l' interprétation d' une disposition de droit communautaire, de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie (arrêts du 17 novembre 1983, Merck, 292/82, Rec. p. 3781, point 12, et du 21 février 1984, St. Nikolaus Brennerei, 337/82, Rec. p. 1051, point 10).
23 Or, un règlement, fondé sur l' article 113 du traité et ayant pour objectif la mise en oeuvre du principe de la liberté d' exportation sur le plan communautaire, énoncé à son article 1er, ne saurait exclure de son champ d' application des mesures prises par les États membres dont l' effet équivaut à une restriction quantitative dès lors que leur application peut aboutir, comme en l' espèce, à une interdiction d' exportation.
24 Cette constatation est d' ailleurs corroborée par l' article XI de l' accord général sur les tarifs douaniers et le commerce qui peut être tenu pour pertinent aux fins d' une interprétation d' un instrument communautaire régissant le commerce international. En effet, cet article, intitulé "Élimination générale des restrictions quantitatives", fait état, à son paragraphe 1, de "prohibitions ou de restrictions autres que des droits de douanes, taxes, ou autres impositions, que l' application en soit faite au moyen de contingents, de licences d' importation ou d' exportation ou de tout autre procédé".
25 M. Leifer considère, quant à lui, qu' une restriction d' exportation serait uniquement admissible lorsque les marchandises sont utilisées à des fins stratégiques et seulement en vue de la protection de la sécurité publique. Il estime ainsi que, contrairement à la mise en péril des intérêts essentiels de la République fédérale d' Allemagne en matière de sécurité, la perturbation de la coexistence pacifique des peuples ou des relations extérieures de l' Allemagne ne saurait justifier de telles mesures.
26 Il convient de rappeler à cet égard que, dans son arrêt du 4 octobre 1991, Richardt et "Les Accessoires Scientifiques" (C-367/89, Rec. p. I-4621, point 22), la Cour a constaté que la notion de sécurité publique, au sens de l' article 36 du traité, couvre tout à la fois la sécurité intérieure d' un État membre et sa sécurité extérieure. Donner une interprétation plus restrictive à cette notion lorsqu' elle est utilisée dans l' article 11 du règlement reviendrait à autoriser les États membres à restreindre la circulation des marchandises au sein du marché intérieur davantage que celle ayant lieu avec les pays tiers.
27 Il y a lieu d' ajouter que, tout comme M. l' avocat général l' a relevé au point 41 de ses conclusions, il est difficile de faire une distinction claire et nette entre des considérations de politique étrangère et des considérations de politique de sécurité. De surcroît, ainsi qu' il l' observe au point 46, la sécurité d' un État peut de moins en moins être envisagée isolément dans la mesure où elle est étroitement liée à la sécurité de la communauté internationale dans son ensemble et des divers éléments qui la composent.
28 Il s' ensuit que le risque d' une perturbation grave des relations extérieures ou de la coexistence pacifique des peuples peut affecter la sécurité d' un État membre.
29 Bien qu' il appartienne à la juridiction nationale de décider si l' article 11 tel qu' interprété par la Cour s' applique aux faits et mesures soumis à son appréciation, il convient toutefois d' observer qu' il est constant que l' exportation d' une marchandise susceptible d' être utilisée à des fins militaires vers un pays en guerre avec un autre pays peut affecter la sécurité publique d' un État membre au sens indiqué ci-dessus (voir l' arrêt Richardt et "Les Accessoires Scientifiques", précité, point 22).
30 Il convient donc de répondre à la deuxième question qu' un État membre peut, à titre exceptionnel, adopter, en vertu de l' article 11 du règlement, des mesures nationales portant restriction de l' exportation de marchandises à double usage vers des pays tiers au motif que cela est nécessaire afin d' éviter le risque d' une perturbation grave des relations extérieures ou de la coexistence pacifique des peuples qui est susceptible d' affecter la sécurité publique d' un État membre au sens de cette disposition.
31 Il n' y a donc pas lieu d' examiner si les mesures nationales en cause peuvent être également justifiées sur le fondement des articles 223, paragraphe 1, sous b), ou 224 du traité.
Sur la troisième question
32 A la lumière des réponses données aux questions précédentes, cette question concerne essentiellement l' application du principe de proportionnalité et vise plus particulièrement à savoir si les États membres peuvent, en vertu de l' article 11 du règlement, soit imposer au demandeur d' une autorisation d' exportation de rapporter la preuve de l' utilisation civile des marchandises à double usage, soit refuser l' autorisation lorsque les marchandises se prêtent objectivement à une utilisation militaire.
33 Il y a lieu de rappeler à cet égard que l' article 11, en tant qu' exception au principe de la liberté d' exportation énoncé à l' article 1er du règlement, doit être interprété de façon à ne pas étendre ses effets au- delà de ce qui est nécessaire pour la protection des intérêts qu' il vise à garantir.
34 Il appartient à la juridiction nationale d' examiner si les hypothèses qu' elle vise dans ses questions reposent sur une interprétation correcte de son droit national, mise en cause par le gouvernement allemand, et d' apprécier ensuite si les mesures en cause sont nécessaires et appropriées pour atteindre les objectifs poursuivis et si ces objectifs n' auraient pas pu être atteints par des mesures moins contraignantes.
35 Il convient toutefois de préciser que, selon les circonstances, les autorités nationales compétentes disposent d' une certaine marge d' appréciation lorsqu' elles adoptent des mesures qu' elles estiment nécessaires pour garantir la sécurité publique d' un État membre au sens indiqué ci-dessus. Lorsque l' exportation des marchandises à double usage comporte une menace pour la sécurité publique d' un État membre, ces mesures peuvent comprendre l' exigence pour le demandeur d' une autorisation d' exportation de démontrer l' utilisation civile de ces marchandises et également, au vu des circonstances spécifiques, entre autres la situation politique dans le pays de la destination, le refus de l' autorisation si ces marchandises se prêtent objectivement à une utilisation militaire.
36 Il y a donc lieu de répondre à la troisième question que, en présence d' une menace pour la sécurité publique, circonstance à examiner par le juge national, l' obligation pour le demandeur d' apporter la preuve que les biens seront exclusivement utilisés à des fins civiles ou le refus d' une autorisation si les biens peuvent objectivement être utilisés à des fins militaires peuvent constituer des exigences proportionnées.
Sur les quatrième et cinquième questions
37 S' agissant des quatrième et cinquième questions, sous a), il suffit de constater qu' il résulte des réponses données aux première et deuxième questions que les mesures nationales exigeant une autorisation pour l' exportation de marchandises à double usage constituent effectivement des entraves à la liberté d' exportation au sens de l' article 1er du règlement, mais peuvent néanmoins être justifiées sur le fondement de l' article 11 dans les conditions indiquées aux autres questions préjudicielles.
38 Par sa question 5, sous b), c) et d), la juridiction nationale vise en substance à savoir si et, dans l' affirmative, dans quelles conditions les États membres peuvent sanctionner le non-respect de la procédure d' autorisation par des condamnations pénales.
39 Il y a lieu de relever à cet égard que la faculté de sanctionner pénalement toute infraction à cette procédure relève de la compétence des États membres. Si, toutefois, le droit communautaire ne s' oppose donc pas à ce que la réglementation nationale soumette le non-respect de cette obligation à des sanctions, les pénalités prévues ne sauraient cependant être disproportionnées par rapport au but poursuivi de la sécurité publique.
40 Il appartient à la juridiction nationale d' apprécier si les sanctions pénales applicables respectent le principe de proportionnalité en tenant compte de tous les éléments de chaque affaire, telles la nature de la marchandise susceptible de mettre en péril la sécurité publique, les circonstances dans lesquelles l' infraction a été commise et la bonne ou mauvaise foi de l' opérateur qui a illégalement procédé à l' exportation (voir, en ce sens, l' arrêt Richardt et "Les Accessoires Scientifiques", précité, point 25).
41 Il y a lieu d' ajouter que, dans le cadre de la procédure de l' article 177 du traité, il n' appartient pas à la Cour de prendre position sur l' argumentation du gouvernement allemand selon laquelle la question 5, sous c), serait fondée sur une interprétation erronée de la législation allemande en cause.
42 Il y a dès lors lieu de répondre à cette question en ce sens que le droit communautaire ne s' oppose pas à ce que les autorités nationales soumettent le non-respect de la procédure d' autorisation à des sanctions pénales à condition que les pénalités applicables ne dépassent pas la mesure de ce qui apparaît proportionné par rapport au but poursuivi de la sécurité publique.
Sur la sixième question
43 Par sa dernière question, la juridiction nationale interroge la Cour sur l' effet direct de l' article 113 du traité et/ou de l' article 1er du règlement.
44 Il suffit d' observer à cet égard que, en vertu de l' article 189, deuxième alinéa, du traité CE, un règlement est obligatoire dans tous ses éléments et est directement applicable dans tout État membre. Ainsi, une disposition telle que l' article 1er du règlement est une source immédiate de droits et d' obligations pour tous ceux qu' elle concerne, qu' il s' agisse des États membres ou de particuliers qui sont parties à des rapports juridiques relevant du droit communautaire (voir arrêt du 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, Rec. p. 629, point 15).
45 Cette constatation ne saurait être infirmée par les exceptions visées à l' article 11 du règlement dans la mesure où elles sont susceptibles d' un contrôle juridictionnel, de sorte que la possibilité pour un État membre de s' en prévaloir ne porte pas préjudice aux dispositions de l' article 1er qui confèrent aux particuliers des droits qu' ils peuvent faire valoir en justice.
46 Il convient dès lors de répondre à la dernière question en ce sens que l' article 1er du règlement confère des droits aux particuliers qu' ils peuvent faire valoir en justice.
Sur les dépens
47 Les frais exposés par le gouvernement allemand, le gouvernement hellénique, le gouvernement espagnol, le gouvernement français, le gouvernement italien, le gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l' objet d' un remboursement. La procédure revêtant, à l' égard des parties au principal, le caractère d' un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par le Landgericht Darmstadt, par ordonnance du 21 février 1994, dit pour droit:
1) L' article 113 du traité CE doit être interprété en ce sens que des réglementations portant restriction aux exportations de marchandises à double usage vers des pays tiers relèvent de son champ d' application et que la Communauté dispose d' une compétence exclusive en la matière, excluant dès lors la compétence des États membres sauf en cas d' une habilitation spécifique de la part de la Communauté.
2) Un État membre peut, à titre exceptionnel, adopter, en vertu de l' article 11 du règlement (CEE) n 2603/69 du Conseil, du 20 décembre 1969, portant établissement d' un régime commun applicable aux exportations, modifié en dernier lieu par le règlement (CEE) n 3918/91 du Conseil, du 19 décembre 1991, des mesures nationales portant restriction de l' exportation de marchandises à double usage vers des pays tiers au motif que cela est nécessaire afin d' éviter le risque d' une perturbation grave des relations extérieures ou de la coexistence pacifique des peuples qui est susceptible d' affecter la sécurité publique d' un État membre au sens de cette disposition.
3) En présence d' une menace pour la sécurité publique, circonstance à examiner par le juge national, l' obligation pour le demandeur d' apporter la preuve que les biens seront exclusivement utilisés à des fins civiles ou le refus d' une autorisation si les biens peuvent objectivement être utilisés à des fins militaires peuvent constituer des exigences proportionnées.
4) Le droit communautaire ne s' oppose pas à ce que les autorités nationales soumettent le non-respect de la procédure d' autorisation à des sanctions pénales à condition que les pénalités applicables ne dépassent pas la mesure de ce qui apparaît proportionnée par rapport au but poursuivi de la sécurité publique.
5) L' article 1er du règlement (CEE) n 2603/69 confère des droits aux particuliers qu' ils peuvent faire valoir en justice.