CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ANTONIO LA PERGOLA

présentées le 28 mars 1996 ( *1 )

I — Les faits de l'espèce

1.

Par requête présentée le 13 décembre 1994, la Commission a conclu à ce qu'il plaise à la Cour constater que, en instaurant et en maintenant en vigueur des dispositions législatives contraires aux articles 2, 9, paragraphe 2, sous b), et 26 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires — Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme ( 1 ) (ci-après la « sixième directive TVA »), la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CE.

La Commission, d'une part, fait grief à la partie défenderesse d'avoir exonéré de la taxe sur la valeur ajoutée les prestations suivantes:

a)

le transport de personnes par train ou par bateau, lorsque le heu de destination ou de départ du voyage est situé en dehors du territoire grec;

b)

les croisières qui utilisent des bateaux battant pavillon grec et qui ne font pas escale dans un port étranger (« croisières circulaires »);

et, d'autre part, lui reproche d'avoir appliqué la taxe sur la valeur ajoutée en ce qui concerne:

c)

les voyages organisés à destination de pays tiers, sans exonérer la partie des prestations de services des agences de voyages qui concerne les opérations effectuées en dehors de la Communauté.

2.

Au cours de la procédure écrite, la République hellénique a objecté qu'elle avait entre-temps veillé à conformer sa législation aux obligations posées aux articles précités de la sixième directive TVA, pour ce qui a trait aux griefs évoqués ci-dessus au point 1, sous a) et c). La République hellénique en déduit que le recours de la Commission est devenu sans objet en ce qui concerne les deux infractions susmentionnées.

A l'audience, la Commission s'est désistée en ce qui concerne lesdits griefs ( 2 ). La partie défenderesse a accepté ce désistement. En conséquence, la Cour est dispensée d'aborder ces aspects du litige.

II — Les arguments avancés par les parties

3.

Quant au grief de la Commission tiré de ce que les croisières circulaires ne sont pas soumises à la taxe sur la valeur ajoutée, le gouvernement hellénique ne conteste pas que sa législation est incompatible avec les dispositions de la sixième directive TVA.

Le gouvernement hellénique fait cependant observer que l'application de la TVA aux croisières circulaires et le calcul de l'impôt dû à ce titre soulèvent d'importantes difficultés d'ordre pratique, résultant de ce que la TVA imposable sur ces trajets serait en tout cas négligeable. Selon la partie défenderesse, les croisières circulaires en cause se déroulent en effet en majeure partie dans les eaux internationales et seulement pour une partie infime dans la mer territoriale grecque. Il serait par conséquent disproportionné de taxer la partie du voyage dans les eaux territoriales, étant donné que le coût administratif dépasserait largement le montant de la TVA éventuellement perçu. En outre, toujours selon la partie défenderesse, le calcul même du montant dû au titre de la TVA serait, a priori, pratiquement impossible, compte tenu du trajet suivi par les bateaux qui fournissent ce genre de prestations. Le parcours de la croisière est sujet à des changements imprévisibles en fonction de facteurs extérieurs, tels que les conditions météorologiques, qui peuvent contraindre les bateaux à changer d'itinéraire en cours de route.

4.

D'autre part, selon le gouvernement hellénique, on ne saurait passer sous silence que, en l'absence d'une harmonisation au niveau communautaire, l'application au transport maritime des dispositions en matière de TVA soulève des problèmes qui ne sont pas faciles à résoudre. De l'avis de la partie défenderesse, c'est précisément pour cette raison que la proposition de modification de la sixième directive TVA, telle qu'elle a été présentée par la Commission le 30 septembre 1992, assujettit les transports maritimes internationaux en général (et, partant, la partie tant intracommunautaire que nationale) à un taux zéro de TVA.

5.

Le gouvernement hellénique soutient qu'il convient aussi de tenir compte de ce que tous les États membres exonèrent les transports maritimes internationaux. La Commission paraît du reste admettre, selon la partie défenderesse, que même la partie du trajet située dans les eaux territoriales puisse être exonérée de la TVA en cas de transports maritimes internationaux. Cette exonération devrait donc s'appliquer également en ce qui concerne les croisières circulaires.

6.

En dernier lieu, la partie défenderesse invoque sa position géographique particulière, qui rendrait le secteur des croisières circulaires particulièrement sensible à des détournements de trafic, en l'exposant à la concurrence des pays tiers qui n'appliquent pas la TVA à ces transports. La proposition de modification de la sixième directive TVA exonérerait intégralement les transports à destination d'un lieu en dehors de la Communauté précisément en raison des éventuelles distorsions de concurrence.

7.

La Commission oppose plusieurs arguments aux assertions de la partie défenderesse. En premier lieu, la seule circonstance que la partie de trajet national d'un parcours international soit négligeable ne dispenserait pas la République hellénique de taxer cette partie du parcours. D'autre part, quant aux modalités de calcul de la TVA applicable auxdits trajets nationaux, la circonstance que le montant de la TVA soit dérisoire, de sorte que le coût administratif de l'imposition dépasserait largement le montant perçu, ne modifie aucunement l'obligation de la République hellénique de veiller à ce que la partie du trajet visée en l'espèce soit taxée. Il en va de même, poursuit la Commission, de la prétendue difficulté de fixer à l'avance le montant de la TVA, qui serait due à la variabilité du parcours de la croisière.

Tout aussi dénué de fondement lui paraît l'argument avancé par la partie défenderesse, selon lequel la taxation exigée par la directive crée une situation de concurrence qui lui est défavorable. En effet, d'après la Commission, la sixième directive TVA autorise des exonérations, et en toute hypothèse la prétendue distorsion de concurrence ne revêtirait pas d'importance dans la pratique, puisque la partie défenderesse a de toute façon la possibilité d'exonérer de la TVA le trajet effectué en haute mer. Par ailleurs, le fait que la proposition de modification de la sixième directive TVA envisage l'exonération de la TVA également en ce qui concerne la partie nationale de transports internationaux de personnes afin de prévenir d'éventuelles distorsions de concurrence dans ce secteur spécifique confirme, de l'avis de la Commission, que, tant que l'obligation de taxation n'a pas été supprimée, elle reste assurément prescrite par la réglementation en vigueur.

Quant à l'observation de la partie défenderesse, selon laquelle la pratique des États membres consisterait à exonérer la partie du trajet national dans le cadre des transports maritimes internationaux de personnes, elle s'avérerait également dénuée de pertinence: cette situation particulière ne saurait en aucun cas être transposée aux croisières circulaires.

III — Analyse du litige

8.

L'argumentation développée par la partie défenderesse correspond en substance à celle que la République fédérale d'Allemagne avait à l'époque avancée à l'occasion d'un recours en manquement qui portait, entre autres, sur la violation de l'article 26, paragraphe 3, de la sixième directive TVA ( 3 ).

L'arrêt rendu dans cette affaire plaide en faveur du caractère non fondé des moyens que la République hellénique a avancés en l'espèce, à savoir tant ceux tirés des difficultés de calcul du montant de la TVA due au titre du trajet national en raison des changements de route fréquents et imprévus ( 4 ) que ceux tirés du risque de distorsion de la concurrence ( 5 ).

Commençons par ce dernier point. La partie défenderesse affirme que le trajet du bateau dans la mer territoriale est négligeable par rapport à l'ensemble du parcours. Si tel est le cas, la faculté d'exonérer le trajet qui se déroule en haute mer, telle que prévue par la sixième directive TVA, a pour effet de rendre inexistante, en l'occurrence, la prétendue distorsion de concurrence qui résulterait de l'application de la réglementation fiscale communautaire en cause.

9.

La partie défenderesse fait valoir, en outre, que le coût administratif dépasse les recettes fiscales qu'elle est susceptible de percevoir. Or, un tel argument ne constitue pas une raison valable de ne pas appliquer correctement les dispositions prévues par la sixième directive TVA. Les prescriptions en cause ne sauraient en effet faire l'objet d'une application discrétionnaire de la part des États membres. Il s'agit de dispositions qui, en vertu de l'article 189 du traité, comportent une obligation de transposition. Selon une jurisprudence constante de la Cour, les États membres sont tenus de s'y conformer pleinement dans les délais impartis, en prenant les mesures nécessaires de transposition dans l'ordre juridique national.

Quant à l'argument avancé par la partie défenderesse en ce qui concerne la proposition de modification de la sixième directive TVA, il ne saurait, du reste, revêtir une quelconque importance dans la situation visée en l'espèce, ce genre de considération n'étant valable, le cas échéant, que de iure condendo. Il est inconcevable que des désavantages éventuels, qui découlent pour un État membre ou un particulier de dispositions du droit communautaire, autorisent la Commission et les États membres à laisser inappliquées ces dispositions sans avoir à recourir aux procédures prévues pour supprimer par voie de réglementation ou faire censurer en justice les dispositions de la réglementation en vigueur.

10.

On ne peut pas non plus considérer, comme le voudrait la partie défenderesse, que le traitement dont bénéficieraient, praeter legem, les transports maritimes internationaux de personnes, en ce qui concerne la partie du trajet qui s'effectue en mer territoriale, puisse être étendu aux croisières circulaires.

A supposer même que, en dépit de ce que nous venons d'exposer, le droit communautaire permette l'exonération dont la partie défenderesse réclame une application extensive, il reste en tout cas que la situation de fait des croisières circulaires diffère profondément de celle des transports maritimes internationaux de personnes. Les bateaux affectés à ce genre de transports sillonnent en effet les eaux territoriales uniquement dans la mesure où cela s'impose pour pouvoir ensuite traverser la haute mer ou la mer territoriale d'autres États, à l'approche des ports de ces États. Les croisières circulaires sont en revanche destinées à revenir, en dernier lieu, à leur point de départ, éventuellement après avoir effectué d'autres escales dans les ports du même État membre. Dans le premier cas, la mer territoriale n'est traversée que pour prendre le large, de sorte qu'il est tout à fait compréhensible que la charge fiscale grevant le transport dans les eaux territoriales soit réduite au minimum. Dans le second cas, la traversée des eaux territoriales est non pas une simple nécessité de fait avant de prendre le large à destination de ports étrangers, mais un élément essentiel de la croisière et sert à l'évidence à des fins touristiques. Le régime fiscal qui est valable dans l'une des situations ne se justifie pas dans l'autre.

11.

Les conclusions de la République hellénique étant rejetées, il convient, par conséquent, de reconnaître le bien-fondé du recours en manquement formé par la Commission, pour autant qu'il vise les croisières circulaires.

12.

En vertu du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Nous proposons donc de faire supporter à la partie défenderesse les dépens afférents au grief concernant les croisières circulaires. En outre, conformément à l'article 69, paragraphe 5, du règlement de procédure, il y a lieu de lui faire supporter les dépens relatifs aux deux chefs de demande sur lesquels la partie requérante s'est désistée dans le cadre du présent recours en manquement.

IV — Conclusions

En conséquence, nous concluons à ce que la Cour fasse droit au recours, pour autant qu'il vise la violation de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires — Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, résultant de ce que les croisières circulaires ne sont pas soumises à la TVA en ce qui concerne le trajet parcouru dans les eaux territoriales, et condamne l'État défendeur aux dépens, conformément à l'article 69, paragraphes 2 et 5, du règlement de procédure.


( *1 ) Langue originale: l'italien.

( 1 ) JO L 145, p. 1.

( 2 ) Nous renvoyons à nos conclusions présentées le 9 novembre 1995 sous l'arrêt du 14 décembre 1995, Commission/France (C-17/95, Rec. p. I-4895), et notamment à la note 4, pour l'aspect concernant l'admissibilité d'un désistement partiel. Le présent cas a cependant pour particularité que le désistement est intervenu au cours de l'audience. En l'espèce, il s'agirait en effet d'une renonciation partielle à la poursuite de l'instance, le litige ayant trouvé solution en ce qui concerne deux des trois griefs avancés à l'appui du recours. La disposition applicable serait donc l'article 77 du règlement de procédure, et non l'article 78 qui avait été au contraire invoqué dans le cas précédent. L'article 78 du règlement de procédure prévoit d'ailleurs que le requérant fait connaître Far écrit qu'il entend renoncer à l'instance, mais ne vise pas accord de la partie défenderesse qui est en revanche exigé en vertu de l'article 77. Ce dernier article, quant à lui, ne prescrit aucune formalité particulière en ce qui concerne l'accord des parties sur la solution du litige et la communication y afférente à la Cour.

( 3 ) Arrêt du 27 octobre 1992, Commission/Allemagne (C-74/91, Rec. p. I-5437).

( 4 ) Arrêt Commission/Allemagne, précité, point 12.

( 5 ) Arrêt Commission/Allemagne, précité, point 25.