The Queen contre H. M. Treasury, ex parte British Telecommunications plc
(demande de décision préjudicielle présentée par High Court of Justice, Queen's Bench Division, Divisional Court, en application
de l'article 177 du traité CE)
1. Les questions préjudicielles posées à la Cour par la High Court of Justice, Queen's Bench Division, Divisional Court, portent
sur l'interprétation de l'article 8, paragraphe 1, de la directive 90/531/CEE du Conseil, du 17 septembre 1990, relative aux
procédures de passation des marchés dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications
(2)
(ci-après la
directive).En particulier, le juge national demande quelle est l'interprétation correcte de la disposition en cause et si, en cas de
transposition erronée de la part du législateur national, les conditions sont réunies pour que l'entreprise ayant subi un
préjudice puisse demander à l'État de l'en indemniser
(3)
.
Le cadre législatif communautaire et national
2. Conformément à son treizième considérant, la directive ne s'applique pas
aux activités de ces entités qui ne concernent pas les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications
ou qui, bien qu'en faisant partie, sont directement exposées à la concurrence sur des marchés dont l'accès n'est pas limité.La disposition que la Cour est invitée à interpréter, l'article 8, paragraphe 1, est précisément une dérogation aux dispositions
de la directive, qui soustrait de son champ d'application les marchés portant sur des achats destinés à assurer des services
de télécommunications, pour autant qu'il existe une situation de concurrence dans le secteur en cause. Plus précisément, l'article
8 prévoit ce qui suit:
1. La présente directive ne s'applique pas aux marchés qu'une entité adjudicatrice exerçant une activité visée à l'article 2,
paragraphe 2, point d), passe pour ses achats destinés exclusivement à lui permettre d'assurer un ou plusieurs services de
télécommunications lorsque d'autres entités sont libres d'offrir les mêmes services dans la même aire géographique et dans
des conditions substantiellement identiques.
2. Les entités adjudicatrices communiquent à la Commission, sur sa demande, les services qu'elles considèrent comme exclus en
vertu du paragraphe 1. La Commission peut publier périodiquement, à titre d'information, au Journal officiel des Communautés
européennes, la liste de services qu'elle considère comme exclus. A cet égard, la Commission respecte le caractère commercial
sensible que ces entités adjudicatrices feraient valoir lors de la transmission des informations.
3. L'article 2, paragraphe 2, sous d), cité, comprend, parmi les activités auxquelles s'applique la directive,
la mise à disposition ou l'exploitation de réseaux publics de télécommunications ou la fourniture d'un ou de plusieurs services
publics de télécommunications. Au sens de l'article 2, paragraphe 1, sous b), la directive s'applique aussi aux entités adjudicatrices qui,
lorsqu'elles ne sont pas des pouvoirs publics ou des entreprises publiques, exercent, parmi leurs activités, une des activités
visées au paragraphe 2 ou plusieurs de ces activités et bénéficient de droits spéciaux ou exclusifs délivrés par une autorité
compétente d'un État membre. Le paragraphe 3, sous a), du même article 2 précise en outre qu'aux fins de l'application du paragraphe 1, sous b), une
entité adjudicatrice bénéficie de droits spéciaux ou exclusifs, notamment lorsque,
pour la construction des réseaux ou la mise en place des installations visées au paragraphe 2, cette entité peut jouir d'une
procédure d'expropriation publique ou d'une mise en servitude, ou utiliser le sol, le sous-sol et l'espace au-dessus de la
voie publique pour mettre en place les équipements de réseaux. Conformément à l'article 2, paragraphe 6,
les entités adjudicatrices énumérées aux annexes I à X répondent aux critères énoncés ci-avant. L'annexe X, qui concerne précisément les
Entités adjudicatrices dans le domaine des télécommunications mentionne notamment, dans le cas du Royaume-Uni, les entités British Telecommunications plc (ci-après la
requérante), Mercury Communications Ltd (ci-après
Mercury) et City of Kingston upon Hull (ci-après
Hull plc).Rappelons enfin que, conformément à l'article 33, paragraphe 1, sous d), les entités adjudicatrices conservent les informations
appropriées sur chaque marché leur permettant de justifier ultérieurement les décisions concernant, notamment, la non-application
des dispositions des titres II, III et IV (dispositions relatives aux critères et aux procédures qui doivent être respectés
dans l'adjudication des travaux), en vertu des dérogations prévues au titre I, parmi lesquelles figure, pour ce qui nous importe
en l'espèce, celle visée à l'article 8, paragraphe 1.
4. Le Royaume-Uni a mis la directive en oeuvre en adoptant les
Utilities Supply and Works Contracts Regulations 1992. En particulier, les dispositions de la directive qui en limitent l'application, de la façon prévue par son treizième considérant,
aux hypothèses dans lesquelles les marchés adjugés sont exclusivement destinés à permettre à l'entité adjudicatrice d'exercer
une des activités énumérées dans la directive, font l'objet des articles 5 et 6, sous a), de la loi en question.L'article 7, paragraphe 1, de cette loi, qui tend à la mise en oeuvre de l'article 8, paragraphe 1, de la directive, porte
par contre sur les exclusions qui concernent spécifiquement le secteur des télécommunications, et il constitue donc la disposition
attaquée par la requérante. Il dispose que
ces règlements ne sauraient s'appliquer aux appels d'offre en vue de la passation d'un contrat par une entité précisée à l'annexe
2 à la seule fin de lui permettre de fournir un ou plusieurs services de télécommunications spécifiés à la partie de l'annexe
2 où cette entité est mentionnée.L'annexe 2 citée est composée de deux parties. La partie A vise tous les concessionnaires de services publics de télécommunications,
autres que la requérante et que Hull plc. Dans le cas de ces opérateurs, les services exclus du champ d'application de la
loi sont explicitement
tous les services publics de télécommunications. En revanche, la partie B concerne exclusivement la requérante et Hull plc, pour lesquelles les services visés sont
tous les services publics de télécommunications, autres que les services mentionnés ci-après, lorsqu'ils sont fournis dans
l'aire géographique pour laquelle le fournisseur est licencié comme opérateur public de télécommunications: les services de
base de téléphonie vocale, les services de base de transmission des données, la fourniture de circuits privés en location
et les services maritimes.L'article 7, paragraphe 2, de la même loi prévoit en outre que tous les opérateurs visés à l'annexe 2 doivent faire parvenir
au ministre, à sa demande et pour transmission ultérieure à la Commission, un rapport décrivant les services publics de télécommunications
qu'ils fournissent et qu'ils estiment faire partie de ceux énoncés à la partie de l'annexe 2 dont eux-mêmes relèvent. Cette
disposition met donc en oeuvre l'article 8, paragraphe 2, de la directive. Rappelons enfin que, en application de l'article 33 de la directive, l'article 25, paragraphe 1, de la loi nationale en question
prévoit que si une entité adjudicatrice décide de ne pas appliquer les dispositions relatives aux activités exclues, qui sont
visées notamment à l'article 7 de ladite loi, elle est tenue de fournir des informations adéquates et suffisantes pour justifier
une telle décision, dans le cas des marchés adjugés selon des modalités différentes de celles prévues par le régime des marchés.
Les faits, les questions préjudicielles
5. La requérante est une société par actions à responsabilité limitée, fondée le 1
er avril 1984 en vertu du British Telecommunications Act de 1984 (loi de 1984 sur les télécommunications). Elle s'est vu transférer
la propriété ainsi que tous les droits et obligations de l'ancienne société de droit public, appelée elle aussi British Telecommunications,
qui avait elle-même, en vertu du British Telecommunications Act de 1981, succédé au Post Office, ce dernier ayant détenu jusqu'à
cette date le monopole exclusif de la gestion des systèmes de télécommunications.La loi de 1984 sur les télécommunications prévoit que quiconque entend gérer un système de télécommunications au Royaume-Uni,
à la suite de l'abolition du monopole, est tenu d'obtenir une licence qui doit prévoir de façon exhaustive les activités dont
l'exercice simultané est autorisé. En application de cette disposition, le Secretary of State for Trade and Industry a délivré
à la requérante, en juin 1984, une licence valable pour 25 ans. Cette licence, en vertu de laquelle la requérante est désignée
comme
concessionnaire de services publics de télécommunications, l'autorise à gérer des systèmes publics de télécommunications sur tout le territoire du Royaume-Uni, sans préjudice des
limitations géographiques concernant la zone dans laquelle Hull plc est concessionnaire. En particulier, elle est tenue de
fournir des services de téléphonie vocale à quiconque en fait la demande, indépendamment du fait que l'insuffisance de la
demande lui permette ou non de couvrir ses coûts. A cela s'ajoute que la requérante est la seule, parmi les titulaires de
licences, à être soumise à un régime portant sur les variations de ses tarifs (
price cap). Précisons enfin que l'État a progressivement cédé, avant le mois de juillet 1993, le paquet d'actions qu'il détenait dans
le capital de la requérante.
6. L'importante ouverture du marché qui a été rendue possible par la loi de 1984 sur les télécommunications a donné lieu à l'octroi
de plus de 600 licences relatives à différentes activités dans le secteur et à l'agrément de 110
concessionnaires de services publics de télécommunications environ. Le contenu des licences variait toutefois considérablement. En effet, dans le domaine des services de télécommunications
de signaux moyennant liaisons fixes (parmi lesquels figure la téléphonie vocale avec terminaux fixes), le gouvernement du
Royaume-Uni avait uniquement accordé les licences nécessaires à la requérante et à Mercury, cette dernière ayant été autorisée,
en particulier, à se connecter aux systèmes de télécommunications de la requérante. C'est ainsi que s'est instaurée une situation
de duopole dans le secteur spécifique des liaisons fixes.La politique de duopole a ensuite été abandonnée, dans ce secteur aussi, au début des années 90, en faveur cette fois d'une
politique ouvertement concurrentielle. Ainsi, toutes les demandes de licence formées par des entreprises privées qui remplissent
des critères objectifs et transparents sont considérées à la lumière d'une présomption générale qui en garantit l'approbation,
exception faite des cas dans lesquels un rejet peut être justifié sur la base de
raisons spécifiques. La loi de 1984 a tenu compte de la nécessité d'assurer le fonctionnement d'un système aussi complexe, où interviennent une
multiplicité d'opérateurs agréés, en obligeant les
concessionnaires de services publics de télécommunications à autoriser la connexion à leurs réseaux des systèmes d'autres concessionnaires qui en font la demande. De ce fait, les clients
d'un opérateur peuvent avoir accès aux réseaux gérés par d'autres concessionnaires et, en définitive, communiquer ainsi avec
les usagers bénéficiant des services fournis par ces derniers.
7. Comme nous l'avons déjà indiqué, la législation nationale qui met la directive en oeuvre exclut de l'obligation de se conformer
à cette dernière presque tous les opérateurs du secteur, en ce compris Mercury qui figure pourtant à l'annexe 10 de la directive,
pour ce qui est des marchés destinés exclusivement à permettre la fourniture de services de télécommunications. Seuls la requérante
et Hull plc demeurent en revanche soumis aux dispositions de la directive, quoique limitativement aux services de base de
téléphonie (vocale), aux services de base de transmission des données, à la fourniture de circuits privés en location et aux
services maritimes.Ce sont précisément ces dispositions transposant la directive qui ont été attaquées devant la juridiction nationale par la
requérante. Celle-ci soutient en effet que le Royaume-Uni n'aurait pas dû déterminer lui-même les services et les opérateurs
qui sont soustraits à l'application de la directive, puisque cette mission incomberait, conformément à l'article 8, paragraphe
1, de la directive, aux entités adjudicatrices elles-mêmes. Dans ses conclusions, la requérante demande aussi à être indemnisée
des pertes qu'elle prétend avoir subies en raison de la transposition incorrecte de la disposition en cause.
8. Pour trancher le litige pendant devant elle, la juridiction nationale a donc jugé opportun d'opérer un renvoi préjudiciel
devant la Cour. Elle demande:
1) Une interprétation correcte de la directive 90/531/CEE implique-t-elle qu'il est loisible à un État membre, en vertu du pouvoir
discrétionnaire qui lui est reconnu par l'article 189 du traité, de désigner lui-même, dans le cadre de la mise en oeuvre
de l'article 8, paragraphe 1, de cette directive, les services de télécommunications fournis par chaque entité adjudicatrice
auxquels s'applique l'exemption prévue à cet article et ceux auxquels elle ne s'applique pas?
2)
a)Les termes
lorsque d'autres entités sont libres d'offrir les mêmes services dans la même aire géographique et dans des conditions substantiellement
identiques de l'article 8, paragraphe 1 s'appliquent-ils uniquement à une
liberté et à des conditions de nature législative ou réglementaire?
b)Si la question 2 a) appelle une réponse négative:
i)quels sont les autres domaines auxquels ces termes se réfèrent; et
ii)la position d'une entité adjudicatrice sur le marché pour un service de télécommunications donné est-elle pertinente à ces
fins; et
iii)si cette position est pertinente, dans quelle mesure et dans quelles circonstances peut-elle être déterminante?
c)Les réponses aux questions ii) et iii) à l'alinéa b) ci-dessus sont-elles affectées par le fait qu'une entité est soumise
à des contraintes d'ordre réglementaire et, si oui, dans quelle mesure?
3) Si la question 1 appelle une réponse affirmative:
a)dans l'éventualité d'un litige entre une entité adjudicatrice et les autorités nationales chargées de la mise en oeuvre de
l'article 8, paragraphe 1, comment la juridiction nationale saisie du litige peut-elle s'assurer que les critères d'exemption
prévus à l'article 8, paragraphe 1, sont appliqués correctement et, notamment, doit-elle substituer sa propre appréciation
de l'application de l'exemption prévue à l'article 8, paragraphe 1, à celle des autorités nationales chargées de la mise en
oeuvre dudit article?
b)si la juridiction nationale estime que les définitions de certains services de télécommunications, adoptées par les autorités
nationales chargées de la mise en oeuvre de l'article 8, paragraphe 1, en vue de décider si un service donné est ou non couvert
par l'exemption, sont de telle nature qu'il est impossible à une entité adjudicatrice de déterminer si un service donné est
couvert ou non par ladite définition, la directive 90/531/CEE ou des principes généraux du droit communautaire, notamment
le principe général de sécurité juridique, ont-ils été violés?
c)lorsqu'il définit certains services de télécommunications, un État membre est-il en droit d'adopter des définitions fondées
sur des descriptions des moyens techniques permettant de fournir un service donné plutôt que sur la description du service
lui-même?
4)Si un État membre a mis en oeuvre de manière erronée l'article 8, paragraphe 1, de la directive 90/531/CEE du Conseil, cet
État membre est-il tenu, en droit communautaire, d'indemniser l'entité adjudicatrice des préjudices qu'elle a subis en raison
de pertes encourues du fait de cette erreur et si oui, dans quelles conditions cette obligation naît-elle?
La première question
9. Par la première question, la Cour est donc invitée à dire si, compte tenu du pouvoir d'appréciation dont ils jouissent en
vertu de l'article 189 du traité, les États membres sont autorisés, lorsqu'ils transposent une directive dans leur ordre national,
à définir et à identifier les services de télécommunications que l'article 8, paragraphe 1, de la directive permet d'exclure,
dès lors que certaines conditions sont remplies, ou si cette détermination incombe aux entités adjudicatrices elles-mêmes.Il est pour ce faire opportun de se référer avant tout au libellé littéral de la disposition en cause, au contexte dans lequel
elle s'inscrit, ainsi qu'à sa ratio.
10. La formulation littérale de l'article 8, paragraphe 1, de la directive ne fournit aucun élément susceptible de confirmer la
thèse selon laquelle les États membres auraient la faculté de déterminer eux-mêmes les services et les opérateurs qui sont
exclus du champ d'application de la directive. La disposition en cause se limite en effet à exclure du champ d'application
de la directive les marchés que les entités adjudicatrices passent pour des achats qui sont destinés exclusivement à leur
permettre d'assurer un ou plusieurs services de télécommunications, pour autant que d'autres entités soient libres d'offrir
les mêmes services aux mêmes conditions.L'absence de toute référence aux États membres semble donc plaider en faveur de la thèse selon laquelle ce sont les entités
adjudicatrices elles-mêmes, les seules qui soient mentionnées dans la disposition, qui doivent procéder à la détermination
des marchés exclus. A première vue du moins, cette conclusion est confortée par la circonstance que d'autres dispositions
de la directive, qui figurent aussi sous le titre I et concernent donc les dérogations autorisées, prévoient explicitement
et précisément le rôle confié aux États membres dans la définition des marchés qui bénéficient des dérogations en cause
(4)
.
11. A cela s'ajoute que, conformément au paragraphe 2 du même article 8, c'est aux entités adjudicatrices qu'il incombe de communiquer
à la Commission, à la demande de celle-ci, les services qu'elles
considèrent comme exclus en vertu du paragraphe 1. C'est ensuite la Commission qui publie au
Journal officiel des Communautés européennes , série C, la liste des services qu'elle
considère comme exclus, ne serait-ce qu'à titre d'information.Or, s'il revenait aux États membres, comme le soutient le gouvernement du Royaume-Uni, de décider quels services doivent être
considérés comme exclus du champ d'application de la directive en vertu de son article 8, paragraphe 1, il ne serait pas aisé
de comprendre pourquoi le paragraphe 2 du même article 8 oblige les entités adjudicatrices, et non les États membres, à communiquer
les services qu'elles considèrent comme exclus. A moins de vouloir conclure qu'il s'agit d'une disposition dépourvue de toute
utilité, force est en effet de reconnaître que l'article 8, paragraphe 2, a une raison d'être dans la mesure où ce sont les
entités adjudicatrices elles-mêmes qui décident, parmi les services qu'elles fournissent, ceux qui sont susceptibles de bénéficier
de l'exclusion visée à l'article 8, paragraphe 1.
12. Ce point de vue est aussi confirmé par l'article 33 de la directive, en vertu duquel, rappelons-le, les entités adjudicatrices
conservent sur chaque marché
les informations ... leur permettant de justifier ultérieurement les décisions concernant ... d) la non-application des dispositions
des titres II, III et IV en vertu des dérogations prévues au titre I.La disposition que nous venons de citer montre de toute évidence que, à travers les dispositions nationales, le législateur
communautaire a voulu s'adresser directement aux entités adjudicatrices en leur confiant la responsabilité des décisions d'exclusion
prises en application de l'article 8, paragraphe 1, de la directive, ainsi que la charge de démontrer que les conditions en
sont remplies.
13. Eu égard à l'ensemble de ces éléments, rappelons par ailleurs que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour en
la matière, la liberté de choisir la forme et les moyens destinés à assurer la mise en oeuvre de la directive, telle qu'elle
est accordée aux États membres par l'article 189, troisième alinéa, du traité,
laisse cependant entière l'obligation, pour chacun des États destinataires, de prendre, dans le cadre de son ordre juridique
national, toutes les mesures nécessaires en vue d'assurer le plein effet de la directive, conformément à l'objectif qu'elle
poursuit
(5)
. Cela signifie que les États membres sont tenus d'adopter toutes les mesures nécessaires en vue d'assurer le plein effet
des dispositions de la directive et donc de garantir le résultat qu'elles prescrivent. Ajoutons par ailleurs que, comme l'a
précisé la Cour elle-même, les dispositions d'une directive doivent être mises en oeuvre
avec une force contraignante incontestable... la précision et la clarté requises ... afin que soit satisfaite l'exigence de
la sécurité juridique
(6)
.A l'évidence, ces affirmations impliquent, d'une part, que le pouvoir discrétionnaire laissé aux États membres dans le cadre
de la transposition d'une directive dans leur ordre juridique national ne peut toutefois pas être utilisé de telle façon qu'il
compromette l'objectif poursuivi par la directive en cause et que, d'autre part, ce qui compte, c'est précisément ce résultat,
de sorte que la transposition d'une directive doit être jugée correcte lorsque, même si elle ne reprend pas au pied de la
lettre ses dispositions dans le texte national qui la met en oeuvre
(7)
, elle permet néanmoins d'atteindre l'objectif qu'elle poursuit.
14. S'agissant du cas qui nous occupe, cela signifie que, même si le libellé littéral de la disposition en cause et le contexte
dans lequel elle s'inscrit portent à conclure que les entités adjudicatrices devraient identifier elles-mêmes, parmi les services
qu'elles fournissent, ceux qui doivent être considérés comme exclus du champ d'application de la directive, il faut néanmoins
vérifier si les mesures de mise en oeuvre adoptées par le Royaume-Uni sont, en tout état de cause, susceptibles d'assurer
le résultat poursuivi par la directive, en particulier par son article 8, paragraphe 1.Nous estimons que la réponse à cette question ne peut être que négative. La définition préalable des services
exclus, dans les termes rappelés ci-dessus, est en effet telle, selon nous, qu'elle s'oppose à la ratio même de la disposition en
cause. Et cela essentiellement parce qu'une telle détermination a priori, en représentant la situation existant dans un État
membre à un moment déterminé, ne tient pas compte de l'évolution qui est susceptible de se produire dans le secteur en question,
ni du fait que, pour un même opérateur, les services exclus peuvent varier. En même temps, une telle façon de procéder empêche
la Commission d'exercer le contrôle que lui attribue la directive en la matière.
15. S'il est vrai, en effet, que les entités adjudicatrices communiquent à la Commission, à la demande de celle-ci, les marchés
qu'elles considèrent comme exclus et que la Commission en assure la publication à titre d'information, il est tout aussi vrai
que la liste ainsi publiée comprend uniquement les services que la Commission elle-même
considère comme exclus. Cela implique qu'il incombe à cette institution de vérifier si les services communiqués par les entités adjudicatrices répondent
effectivement aux critères fixés à l'article 8, paragraphe 1, pour bénéficier de l'exclusion.Or, il est par trop évident que la transposition effectuée par le Royaume-Uni empêche une telle vérification de la Commission,
étant donné que les listes qui lui sont communiquées par les entités adjudicatrices par l'intermédiaire des autorités nationales
compétentes
(8)
ne pourront pas ne pas coïncider avec celles visées à l'annexe 2 de la loi nationale en question. Le rôle de surveillance
attribué à la Commission par l'article 8, paragraphe 2, de la directive est donc ainsi méconnu dans le cas des opérateurs
et des services relatifs au Royaume-Uni.
16. En défendant la façon dont il a veillé à la mise en oeuvre de la directive dans son ordre interne, le gouvernement du Royaume-Uni
a toutefois soutenu qu'il n'aurait pas été opportun de laisser aux entités adjudicatrices le pouvoir d'identifier les marchés
bénéficiant de l'exclusion, dans la mesure où cela aurait, selon toute probabilité, donné lieu à des appréciations divergentes
dans des cas similaires et aurait affecté irrémédiablement l'exigence de sécurité juridique.Nous nous limitons à cet égard à faire observer que le fonctionnement du système conçu par la directive, tel qu'il est interprété
dans les présentes conclusions, bénéficie d'une garantie suffisante grâce à l'activité de surveillance que la directive confie
à la Commission, même et surtout en ce qui concerne les abus possibles auxquels se réfère le gouvernement du Royaume-Uni.
Ajoutons à cela que, dans la mesure où la décision d'exclusion est prise par les entités adjudicatrices et non par les États
membres, des contestations éventuelles pourront être soulevées, conformément aux dispositions nationales adoptées pour mettre
en oeuvre la directive 92/13/CEE
(9)
, relative aux moyens de recours. Au sens de son article 1
er , cette directive s'applique en effet aux
décisions prises par les entités adjudicatrices.
17. Enfin, nous ne pouvons pas ne pas observer que l'interprétation que nous avons fournie jusqu'à présent de l'article 8, paragraphe
1, de la directive montre à l'évidence qu'il s'agit d'une disposition attribuant aux particuliers, en l'espèce aux entités
adjudicatrices, des droits qu'ils peuvent faire valoir directement devant le juge national et qu'il s'agit donc d'une disposition
bénéficiant de l'effet direct. Dans cette optique, il faut reconnaître qu'une définition préalable et détaillée des services
exclus, telle que celle opérée par le législateur national, contraste nécessairement avec le résultat poursuivi par la directive.En définitive, nous estimons que l'article 189 du traité impose aux États membres de mettre en oeuvre l'article 8, paragraphe
1, de la directive de façon telle que les entités adjudicatrices soient autorisées à appliquer elles-mêmes les critères définis
dans cette disposition et donc à déterminer, parmi les services de télécommunications qu'elles fournissent, ceux qui doivent
être exclus du champ d'application de la directive.
La deuxième question
18. Par sa deuxième question, sous a), le juge national demande à la Cour de préciser si l'expression
lorsque d'autres entités sont libres d'offrir les mêmes services dans la même aire géographique et dans des conditions substantiellement
identiques, expression figurant à l'article 8, paragraphe 1, doit être interprétée en ce sens que la liberté dont doivent jouir les
entités adjudicatrices et les conditions en cause sont de nature législative ou administrative.En substance, il importe donc d'établir si, pour pouvoir bénéficier de l'exclusion visée à l'article 8, paragraphe 1, de la
directive, le fait d'être libre d'offrir les mêmes services dans la même
aire géographique et l'existence de
conditions substantiellement identiques doivent être vérifiés en droit seulement, comme le soutient la requérante, ou en fait aussi.
19. Il est à peine nécessaire d'observer que, dans le premier cas, il suffirait que des dispositions législatives ou réglementaires
garantissent la possibilité d'une libre concurrence dans le secteur concerné. Autrement dit, il faut donc supprimer, lorsqu'elles
existent, les dispositions empêchant la libre concurrence soit au moyen de l'attribution de droits spéciaux ou exclusifs,
soit en rendant impossible ou difficile, d'une quelconque autre façon, l'accès au marché.Telle est la thèse de la requérante, à l'appui de laquelle elle fait valoir que la directive s'adresse aussi, outre aux autorités
publiques et entreprises publiques qui exercent des activités dans les secteurs visés par la directive, aux entités qui jouissent,
dans l'exercice de leurs activités, de droits spéciaux ou exclusifs accordés par les autorités compétentes des États membres.
La ratio d'une telle extension serait fondée précisément, selon la requérante, sur l'hypothèse que l'octroi de tels droits
a pour effet de fermer le marché à la concurrence, le transformant en un marché
réservé. Il s'ensuivrait que, lorsqu'un acte normatif interne aurait été adopté pour abroger ces droits spéciaux ou exclusifs, comme
cela se serait produit dans le système britannique au moyen du British Telecommunications Act de 1984, la directive n'aurait
plus de raison de s'appliquer, en vertu de l'exclusion que comporte son article 8, paragraphe 1. En effet, le marché en question
ne serait pas un marché
réservé au sens de l'article 2, paragraphe 3, de la directive, mais un marché libéralisé, c'est-à-dire ouvert à la concurrence d'une
multiplicité d'opérateurs.
20. La thèse en question ne peut à notre avis pas être partagée. Avant tout, le libellé littéral de la disposition en cause n'indique
pas qu'elle est limitée à des obstacles mis en place par des dispositions législatives ou réglementaires. La liberté, pour
les autres entités adjudicatrices, de pouvoir offrir les mêmes services dans des conditions substantiellement identiques est
en effet affirmée en termes généraux, et il ne pourrait en être autrement, compte tenu de la ratio de la disposition en question
et du système considéré dans son ensemble. De plus, le treizième considérant de la directive, auquel nous nous sommes référés
à plusieurs reprises, affirme explicitement que l'exclusion du champ d'application de la directive est subordonnée à la condition
que les activités des entités en question soient
directement exposées à la concurrence sur des marchés dont l'accès n'est pas limité
(10)
.En somme, il ne suffit certainement pas que l'accès au marché ne soit pas interdit par la loi, il importe aussi que la concurrence
soit effective. Il faut donc interpréter les critères visés à l'article 8, paragraphe 1, de la directive en ce sens qu'ils
doivent être respectés non seulement en droit, mais aussi en fait. La première condition est respectée lorsque d'autres entités,
distinctes de l'entité adjudicatrice concernée, sont autorisées à opérer dans le marché des services en cause, dont l'accès
n'est pas limité par la loi. En revanche, on peut considérer que la seconde condition est respectée lorsque les entités en
question sont non seulement autorisées formellement, mais qu'elles sont aussi à même
effectivement de fournir les services dont il est question, aux mêmes conditions que l'entité adjudicatrice.
21. En définitive, l'expression que nous examinons doit être interprétée en ce sens qu'elle se réfère à une série d'éléments de
nature technique et économique, et non pas seulement juridique. Il importera donc que la
liberté d'offrir les services soit actuelle et non potentielle, c'est-à-dire uniquement possible dans l'abstrait. L'entité adjudicatrice
serait en effet toujours, dans ce dernier cas, le seul sujet à opérer effectivement dans le marché en question.Il incombe donc à l'entité adjudicatrice, lorsqu'elle estime devoir être exemptée de l'application des dispositions de la
directive, de prouver, en se fondant sur ses articles 8 et 33, que d'autres sujets sont capables d'exercer les mêmes activités
dans des
conditions substantiellement identiques.
22. Par sa deuxième question, sous b) et c), la juridiction nationale demande en outre à la Cour quels sont les éléments dont
il faut tenir compte pour apprécier si la situation du marché des télécommunications est effectivement concurrentielle dans
le cas d'un service déterminé.En particulier, elle demande, dans l'hypothèse où il est aussi nécessaire d'apprécier la situation du marché en se fondant
sur des éléments de fait, si l'éventuelle position dominante dont bénéficie l'entité adjudicatrice en question sur le marché
d'un service déterminé de télécommunications est pertinente à cette fin; en quoi doit consister cette position dominante pour
être décisive au sens qui nous intéresse, et, enfin, si la circonstance que l'entité adjudicatrice est soumise à des contraintes
administratives particulières présente une quelconque importance.
23. La requérante conteste avant tout détenir une position dominante sur le marché
(11)
, en produisant une série de données qui confirmeraient que la concurrence est effective dans de multiples activités du secteur.
En deuxième lieu, d'une part, elle rejette la thèse selon laquelle le seul fait de détenir une position dominante serait pertinent
aux fins de la directive sur les marchés publics; d'autre part, elle nie que l'existence d'une telle position ne puisse être
prouvée que par une analyse des parts de marché.D'après elle, des éléments autres que celui-là devraient être pris en compte pour apprécier sa position sur le marché; en
particulier, il faudrait tenir compte des contraintes normatives qu'elle doit respecter
(12)
, contrairement à ce qui se passe pour la plupart des autres titulaires de licences.
24. Nous estimons que la Cour ne dispose dans ce contexte ni de la compétence ni des instruments qui lui permettraient d'évaluer
l'existence effective, dans le cas qui nous occupe, de tous les éléments de fait ou de droit qui assureraient la pleine mise
en oeuvre de la dérogation visée à l'article 8, paragraphe 1, de la directive. Il s'agit en réalité d'une mission incombant
au juge national et, dans la généralité des cas, elle correspond exactement à la vérification que la disposition en question
confie aux entités adjudicatrices et, en dernière analyse, à l'activité de surveillance de la Commission.Qu'il nous suffise donc de faire observer que la décision destinée à reconnaître ou non à des services déterminés la possibilité
de bénéficier de l'exclusion dans le respect des conditions (de fait et de droit) visées à l'article 8, paragraphe 1, de la
directive ne peut être prise qu'au cas par cas. Il faudra notamment tenir compte, à cette fin, de toutes les caractéristiques
des services intéressés, de l'existence de services de substitution, des conditions de prix, des positions des concurrents
sur le marché, de l'existence de contraintes normatives du type de celles décrites ci-dessus, de même que de toute autre condition
qui s'avère concrètement pertinente.
La troisième question
25. Par la troisième question, subdivisée à son tour en trois points différents, la Cour est invitée à se prononcer, en substance,
sur le rôle de la juridiction nationale lorsque celle-ci est appelée à vérifier l'application correcte, par les autorités
nationales, des critères visés à l'article 8, paragraphe 1, de la directive, et ce, en particulier, dans le cas d'un litige
entre une entité adjudicatrice et des autorités nationales au sujet de l'application correcte des critères d'exclusion énoncés
dans la disposition en cause, ainsi que dans l'hypothèse où la juridiction nationale parvient à la conclusion que les critères
précités sont fixés de façon telle qu'ils privent l'entité adjudicatrice de la possibilité d'établir si un service déterminé
relève ou non de l'exclusion.A l'évidence, cette question a été posée par la juridiction nationale pour le cas où la Cour répondrait par l'affirmative
à la première question, c'est-à-dire qu'elle reconnaîtrait que les États membres ont la faculté de désigner eux-mêmes les
services qui doivent être considérés comme exclus du champ d'application de la directive, en application de l'article 8, paragraphe
1, de celle-ci. Compte tenu de la conclusion à laquelle nous sommes parvenu à cet égard, nous estimons qu'il est superflu
de répondre à cette question.
La quatrième question
26. La quatrième question soumet de nouveau à la Cour le problème de la responsabilité et de l'obligation d'indemnisation de l'État
à l'égard des particuliers qui ont subi des préjudices découlant d'une violation du droit communautaire, problème qui est
au coeur des affaires Brasserie du pêcheur et Factortame
(13)
, ainsi que Dillenkofer e.a.
(14)
, dans lesquelles nous présentons nos conclusions ce jour. Dans la première affaire, rappelons-le, la violation reprochée
à l'État réside dans le fait d'avoir appliqué des lois nationales contraires à des dispositions du traité; dans la deuxième,
il s'agit par contre, comme dans l'affaire Francovich
(15)
, de la non-transposition d'une directive dans le délai prévu. Le cas qui nous occupe pose de nouveau le même problème, dans un contexte différent: celui de la transposition incorrecte,
mais non tardive, des dispositions d'une directive dans l'ordre juridique national
(16)
. La requérante demande en effet à être dédommagée des préjudices qu'elle prétend avoir subis en raison de la transposition
incorrecte de l'article 8, paragraphe 1, de la directive. Elle désigne ces préjudices par les coûts supplémentaires supportés
pour se conformer à la législation nationale (incorrecte) mettant la directive en oeuvre, législation qui l'aurait par ailleurs
empêchée de conclure des opérations rentables, ainsi que par les désavantages subis sur le plan commercial et de la concurrence
en raison de l'obligation, à laquelle ne sont en revanche pas tenus les autres opérateurs du secteur, de publier au Journal
officiel ses projets en matière de marchés et de contrats de fourniture
(17)
.
27. Même dans cette hypothèse, comme dans celles rappelées au point précédent, le point de départ ne peut pas ne pas être l'arrêt
Francovich e.a., dans lequel la Cour, il est à peine nécessaire de le rappeler, a affirmé l'obligation d'indemnisation incombant
à l'État en raison de la non-transposition d'une directive, en précisant les conditions suffisantes, dans une telle hypothèse,
pour faire naître un droit à réparation en faveur des particuliers.Dans la présente procédure, il s'agit donc d'établir: a) si le principe de la responsabilité patrimoniale de l'État s'étend
à l'hypothèse de la transposition non tardive mais incorrecte d'une directive; b) si les conditions énoncées par la Cour dans
l'arrêt Francovich e.a. sont suffisantes pour établir une obligation de réparation à charge de l'État membre, même dans l'hypothèse
qui nous importe en l'espèce, ou s'il importe que d'autres éléments soient réunis; c) si les conditions sont remplies en l'espèce.
28. Étant donné que nous avons déjà amplement développé certains des aspects que nous venons d'évoquer dans les conclusions précitées
relatives aux affaires jointes Brasserie du pêcheur et Factortame III, nous estimons opportun de renvoyer, pour les approfondissements
nécessaires, à ces conclusions. Nous nous limiterons donc en l'occurrence à des observations brèves et essentielles de caractère
général, en ne nous arrêtant que de façon ponctuelle sur les aspects particuliers de l'hypothèse qui nous intéresse ici.
29. Observons en premier lieu que l'obligation de réparer les préjudices ne peut pas être limitée à l'hypothèse de la non-transposition
de directives mais doit, au contraire, être étendue à l'hypothèse, qui est celle de l'espèce, dans laquelle le préjudice subi
par le particulier découle de l'application d'une disposition nationale qui met la directive en oeuvre et qui s'avère incorrecte,
de sorte que, en tant que telle, elle pouvait être attaquée directement devant le juge national. Autrement dit, la circonstance
que le particulier puisse, dans une telle hypothèse, obtenir la protection du droit invoqué devant le juge national n'est
pas en elle-même de nature à exclure toute possibilité de protection patrimoniale
(18)
.Nous rappellerons en particulier à cet égard que, dans l'arrêt Francovich e.a.
(19)
, la Cour, ayant évoqué les caractères fondamentaux du système communautaire, est parvenue à la conclusion que
le principe de la responsabilité de l'État pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit communautaire
qui lui sont imputables est inhérent au système du traité (point 35). Il s'agit à l'évidence d'une affirmation de caractère général et de principe, qui est donc valable dans toute
hypothèse de violation du droit communautaire et pas seulement en cas de non-transposition de directives
(20)
. S'agissant de cette dernière hypothèse, la Cour a seulement précisé que le droit à réparation se révèle
particulièrement indispensable, précisément parce que l'individu serait autrement dépourvu de toute protection, en dépit des droits que lui confère la directive.
Cette précision n'exclut cependant pas la réparation de dommages résultant d'un autre type de violations, d'autant plus que
la Cour elle-même a ensuite relevé que les conditions du droit à réparation dépendent de la
nature de la violation du droit communautaire qui est à l'origine du dommage causé (point 38).
30. Par ailleurs, comme nous l'avons souligné dans les conclusions relatives aux affaires jointes Brasserie du pêcheur et Factortame
III, annuler l'acte illégal ou ne pas appliquer la loi incompatible avec un paramètre supérieur de légalité peut, dans certains
cas, ne pas être suffisant. Pour rendre la protection réelle et efficace, il peut en effet s'avérer nécessaire de rétablir
aussi le contenu patrimonial du droit lésé et donc d'assurer la réparation du préjudice.Le principe de la responsabilité de l'État sur le plan patrimonial doit trouver application en tant que solution aussi bien
alternative que complémentaire par rapport à la protection sur le plan substantiel; il doit par conséquent s'appliquer en
ce qui concerne la violation tant des dispositions qui ne sont pas directement applicables, en ce sens que les justiciables
ne peuvent pas s'en prévaloir directement devant les juridictions nationales, que de celles qui offrent, au contraire, une
telle possibilité
(21)
. Et ce, bien entendu, aussi dans l'hypothèse, qui nous importe en l'espèce, de transposition incorrecte d'une directive.
31. Passant aux conditions qui déterminent la responsabilité patrimoniale de l'État, il importe avant tout de rappeler que, comme
nous l'avons observé dans les conclusions citées ici à plusieurs reprises, il est indispensable, afin qu'une protection patrimoniale
soit assurée dans tous les États membres de manière, sinon tout à fait uniforme, du moins homogène, que ce soit le droit communautaire
lui-même qui établisse les conditions minimales qui déterminent le droit à la réparation et, notamment, les critères selon
lesquels ces conditions doivent être constatées, ainsi que les limites
communautaires posées aux conditions
nationales relatives à la réparation, qu'elles soient procédurales ou non.Telle est, du reste, la solution que la Cour a adoptée, quoique avec certains traits particuliers liés au cas d'espèce, dans
l'arrêt Francovich e.a. Il n'y a aucune raison de considérer que cette solution s'appliquerait au seul cas de non-transposition
de directive et non pas également à la violation de dispositions directement applicables ou au cas de transposition incorrecte
d'une directive.
32. Dans l'arrêt Francovich e.a., rappelons-le, la responsabilité de l'État a été reconnue par la Cour, pour autant que les trois
conditions suivantes soient remplies:
tout d'abord, la directive doit avoir pour objectif que des droits soient attribués à des particuliers. Le contenu de ces
droits doit, ensuite, pouvoir être identifié sur la base des dispositions de la directive. Enfin, il doit y avoir un lien
de causalité entre la violation de l'obligation qui incombe à l'État et le dommage subi
(22)
. La Cour a par ailleurs précisé que ces conditions sont
suffisantes pour engendrer au profit des particuliers un droit à obtenir réparation, qui trouve directement son fondement
dans le droit communautaire
(23)
. L'État membre à qui la non-transposition d'une directive est imputable est donc tenu dans chaque cas de réparer le dommage
subi par le particulier, pour autant que les conditions fixées par la Cour soient remplies.Une telle conclusion s'impose-t-elle aussi dans l'hypothèse qui nous concerne, dans laquelle nous ne sommes pas en présence
de la non-transposition d'une directive dans le délai prévu, mais d'une
transposition incorrecte? Autrement dit, les
conditions suffisantes pour faire naître l'obligation de réparation de l'État membre défaillant sont-elles les mêmes ou, au contraire, sont-elles
différentes dans les deux hypothèses en question?
33. Les réponses fournies à cet égard au cours de la présente procédure ont été largement divergentes. Selon la plupart des gouvernements
qui sont intervenus, les conditions énoncées par la Cour dans l'arrêt Francovich e.a. ne suffiraient pas pour déterminer la
responsabilité de l'État. Il importerait, au contraire, que soient remplies les mêmes conditions que celles appliquées en
matière de responsabilité extracontractuelle des institutions communautaires
(24)
, ou bien il faudrait rattacher la responsabilité de l'État à l'exigence de la faute.La Commission est d'un avis différent et a soutenu que les conditions énoncées par la Cour dans l'arrêt Francovich e.a. seraient
suffisantes, étant donné que l'article 189 du traité n'établit aucune distinction entre la non-transposition et la transposition
incorrecte d'une directive. Autrement dit, d'après cette institution, ce qui importe dans l'un comme dans l'autre cas serait
le non-respect, de la part de l'État membre, de l'obligation de résultat prescrite par la directive.
34. Disons tout de suite que nous ne partageons pas ce point de vue. D'ailleurs, il ne nous semble pas non plus cohérent avec
celui défendu par la même institution dans les affaires jointes Brasserie du pêcheur et Factortame III. Dans ces dernières
affaires, rappelons-le, la Commission a en effet suggéré l'application, en tant que standard minimal, des mêmes conditions
restrictives que celles élaborées par la Cour dans sa jurisprudence au titre de l'article 215.Or, s'il est bien vrai que la directive impose une obligation de résultat, en ne laissant un pouvoir discrétionnaire aux États
membres qu'à l'égard de la forme et des moyens destinés à en garantir la mise en oeuvre, il est néanmoins vrai, selon nous,
que cette hypothèse constitue une caractéristique commune de nombreuses dispositions communautaires, contenues ou non dans
le traité. Il ne nous semble pas, par exemple, que l'on puisse légitimement nier que l'article 30 du traité impose une obligation
de résultat aux États membres; néanmoins, la position de la Commission à cet égard va en ce sens que, pour que l'État soit
tenu de réparer, il faut non seulement qu'il y ait violation, mais aussi qu'elle soit grave et manifeste.
35. Le problème ne peut donc pas être résolu en se fondant uniquement sur le type d'obligation prévue, en particulier selon qu'il
s'agisse ou non d'une obligation de résultat. Il faut au contraire admettre, selon nous, qu'un élément décisif pour identifier
des limites à la possibilité de transformer l'illégalité en responsabilité réside, outre dans le pouvoir discrétionnaire
dont jouissent éventuellement les États dans le secteur en cause, dans la précision plus ou moins grande de l'obligation imposée,
en définitive dans la possibilité d'identifier avec une détermination suffisante le contenu du droit invoqué par le particulier
dans une hypothèse déterminée. Ce sont de tels éléments, comme nous l'avons amplement relevé dans les conclusions relatives
aux affaires jointes Brasserie du pêcheur et Factortame III
(25)
, qui qualifient une violation de manifeste et grave. La faute, entendue comme composante subjective du comportement illégal
reproché à l'État membre, n'assume en revanche aucune importance en vue d'établir une situation de responsabilité de l'État
membre défaillant
(26)
.Dans cette perspective, la circonstance que l'on ne retrouve dans l'arrêt Francovich e.a. aucune précision relative aux critères
permettant de définir l'illégalité du comportement de l'auteur du préjudice n'implique nullement que toute violation du droit
communautaire qui affecte la sphère patrimoniale d'un sujet titulaire d'une situation juridique fondée sur la disposition
communautaire violée comporte en elle-même et de façon automatique un droit à réparation
(27)
. De façon beaucoup plus simple, nous étions au contraire effectivement en présence, dans le cas d'espèce, d'une violation
manifeste et grave.
36. De façon plus générale, comme nous l'avons déjà précisé dans les conclusions relatives aux affaires jointes Brasserie du pêcheur
et Factortame III
(28)
, on peut parler de violation manifeste et grave lorsque:
a)des obligations dont le contenu est clair et sans ambiguïté dans tous ses éléments sont méconnues;
b)la jurisprudence de la Cour a suffisamment clarifié, que ce soit grâce à une interprétation à titre préjudiciel, ou par un
arrêt en application de l'article 169 du traité, des situations juridiques peu claires qui sont identiques ou en tout cas
analogues à celles en cause;
c)l'interprétation des dispositions communautaires dont il s'agit, telle qu'elle a été opérée par les autorités nationales dans
l'exercice de leur action (ou inaction) normative, est manifestement erronée.
37. Or, s'agissant de l'hypothèse que nous examinons ici, il ne fait pas de doute, selon nous, compte tenu de l'interprétation
fournie de l'article 8, paragraphe 1, de la directive, que la mise en oeuvre dans l'ordre juridique national par l'État membre
intéressé ne peut pas être qualifiée de manifestement erronée. La circonstance que le Royaume-Uni a déterminé lui-même les
services exclus du champ d'application de la directive en vertu d'une disposition (l'article 8, paragraphe 1) dont le contenu
est loin de pouvoir être qualifié de clair et sans ambiguïté nous conduit par conséquent à conclure que, dans le cas d'espèce,
il n'y a pas violation manifeste et grave. De ce point de vue, le cas Francovich était indubitablement différent. L'État membre en cause n'avait pas du tout transposé
la directive en question dans le délai prescrit, délai à l'égard duquel il ne disposait certainement d'aucun pouvoir discrétionnaire;
c'est précisément cet aspect qui rendait cette violation, en elle-même, grave et manifeste
(29)
.
38. Quant à la circonstance, elle aussi soulignée dans le cours de la présente procédure, que l'on finirait, avec une telle approche,
à
promouvoir des transpositions qui interviendraient certes en temps opportun mais seraient tout à fait incorrectes, qu'il nous suffise
d'observer que la solution que nous suggérons est de nature à éviter des abus, qui sont d'ailleurs à considérer comme improbables,
de la part des États membres. Il demeure en effet qu'en cas de transposition manifestement erronée ou, si l'on préfère, de
dispositions claires et sans ambiguïtés transposées de façon incorrecte, force serait néanmoins de conclure que l'on est en
présence d'une violation manifeste et grave, de nature donc à entraîner la responsabilité patrimoniale de l'État membre en
question.Sous réserve des appréciations qu'il appartient au juge national d'effectuer en se fondant sur les critères que nous avons
précisés, nous estimons en définitive que la violation de l'article 8, paragraphe 1, de la directive, dans les termes précédemment
indiqués, ne constitue pas une violation manifeste et grave et n'est donc pas de nature à entraîner la responsabilité patrimoniale
de l'État membre intéressé à l'égard de l'entité adjudicatrice pour les dommages qui lui ont éventuellement été causés par
la mise en oeuvre incorrecte de la disposition en question.
Conclusion
39. A la lumière des considérations qui précèdent, nous proposons par conséquent à la Cour de répondre comme suit aux questions
posées par le juge de renvoi:
1)L'article 8, paragraphe 1, de la directive 90/531/CEE doit être interprété en ce sens que la détermination des services de
télécommunications, fournis par chaque entité adjudicatrice, auxquels s'applique ou non l'exclusion qu'il prévoit, doit être
effectuée par les entités adjudicatrices elles-mêmes.
2)L'expression
lorsque d'autres entités sont libres d'offrir les mêmes services dans la même aire géographique et dans des conditions substantiellement
identiques, figurant à l'article 8, paragraphe 1, de la directive 90/531/CEE, doit être interprétée en ce sens que les entités en question
doivent être non seulement formellement autorisées à opérer dans le marché des services en cause, dont l'accès n'est pas limité
par la loi, mais qu'elles doivent aussi être effectivement à même de fournir les services en cause aux mêmes conditions que
l'entité adjudicatrice. La décision destinée à reconnaître ou non à des services déterminés la possibilité de bénéficier de l'exclusion, dans le respect
des conditions de fait et de droit visées à l'article 8, paragraphe 1, de la directive 90/531/CEE, doit tenir compte de toutes
les caractéristiques des services concernés, de l'existence de services de substitution, des conditions de prix, de la position
des concurrents sur le marché, ainsi que de l'existence d'éventuelles contraintes légales.
3)L'État membre intéressé n'est pas tenu de réparer les dommages éventuellement subis par une entité adjudicatrice en raison
de la mise en oeuvre incorrecte de l'article 8, paragraphe 1, de la directive 90/531/CEE, étant donné qu'en l'espèce, la violation
ne peut pas être qualifiée de manifeste et grave.
Pour ce qui est de ce dernier aspect, la présente procédure se rattache donc aux affaires Brasserie du pêcheur et Factortame
(C-46/93 et C-48/93, en cours), ainsi qu'aux affaires jointes Dillenkofer e.a. (C-178/94, C-179/94, C-188/94, C-189/94 et
C-190/94, en cours), dans lesquelles les conclusions sont aussi présentées ce jour.
Directive du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives
relatives à l'application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les
secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications (JO L 76, p. 14).
Le gouvernement du Royaume-Uni est de l'avis contraire. Les observations présentées par le gouvernement français, qui n'ont
pas été contestées, révèlent par ailleurs que, dans le secteur des liaisons fixes, les parts de marché seraient ainsi réparties:
90 % à la requérante, 7 % à Mercury et 3 % aux autres opérateurs.
Comme le précise bien l'ordonnance de renvoi, la requérante a en effet l'obligation d'assurer à quiconque en fait la demande
l'interconnexion à ses propres réseaux; elle a en outre l'obligation de fournir des services universels, c'est-à-dire des
services de téléphonie dans n'importe quelle zone du Royaume-Uni, même lorsque la demande n'est pas suffisante pour couvrir
ses coûts; enfin, elle est la seule parmi tous les titulaires de licences à devoir respecter la règle du
price cap, en vertu de laquelle les tarifs qu'elle pratique ne peuvent pas être modifiés, si ce n'est dans les cas et dans les limites
fixés par la loi.
Contrairement à l'affaire Factortame (C-48/93, ci-après
Factortame III) déjà rappelée, dans laquelle la violation du droit communautaire est imputable au législateur, les dispositions qui mettent
en oeuvre la directive dans le présent cas d'espèce sont un acte de l'exécutif. Les conditions extrêmement rigoureuses fixées
par la jurisprudence anglaise aux fins de la responsabilité patrimoniale de l'État en raison de son activité normative rendent
toutefois, même dans une telle hypothèse, extrêmement difficile la reconnaissance du droit à dédommagement pour les particuliers
qui auraient subi un préjudice à la suite d'une violation du droit communautaire. Pour une reconnaissance essentielle de la
jurisprudence nationale en matière de responsabilité de l'État du chef de l'activité normative de l'administration publique,
en particulier en ce qui concerne les diverses hypothèses dans lesquelles le dédommagement est admis dans le système anglais,
voir le point 7 de mes conclusions relatives à l'affaire citée ci-dessus.
La requérante a aussi demandé au juge national une mesure provisoire suspendant l'application des dispositions nationales
attaquées, mesure qui lui a été refusée.
S'agissant des aspects spécifiques relatifs à l'affaire Francovich e.a., ainsi que du fondement et de la portée du principe
de la responsabilité et de l'obligation de réparation de l'État membre défaillant, qui se déduisent de cet arrêt, nous renvoyons
aux conclusions relatives aux affaires jointes Brasserie du pêcheur et Factortame III, en particulier aux points 15 à 22.
C'est par ailleurs dans ce sens que tranche l'arrêt du 12 juillet 1990, Foster e.a. (C-188/89, Rec. p. I-3313, point 22),
dans lequel la Cour a affirmé que l'article 5, paragraphe 1, de la directive 76/207/CEE, disposition qui est assortie de l'effet
direct,
peut être invoqué en vue d'obtenir des dommages-intérêts à l'encontre d'un organisme chargé d'un service public.
Les trois conditions en question, que la Cour a énoncées dans l'arrêt Francovich e.a. (point 40), sont reprises ici telles
qu'elles ont été réaffirmées et résumées par la Cour dans l'arrêt du 14 juillet 1994, Faccini Dori (C-91/92, Rec. p. I-3325,
point 27). Voir en outre l'arrêt du 16 décembre 1993, Wagner Miret (C-334/92, Rec. p. I-6911, points 22 et 23). Dans ce dernier
cas, bien qu'il s'agisse d'une directive ─ la même que dans l'affaire Francovich e.a. ─ déjà transposée dans l'ordre national,
le problème provenait du fait que les dispositions nationales conférant des droits n'avaient pas tenu compte d'une catégorie
déterminée de travailleurs, de sorte qu'à leur égard cette directive n'était pas mise en oeuvre.
La jurisprudence en question ou, mieux, les critères que la Cour y a élaborés, sont traités, pour les aspects qui nous importent
en l'espèce, aux points 61 à 69 des conclusions relatives aux affaires jointes Brasserie du pêcheur et Factortame III.
Voir, en particulier, les points 55 à 60 des conclusions relatives aux affaires jointes Brasserie du pêcheur et Factortame
III, ainsi que le point 28 des conclusions relatives aux affaires jointes Dillenkofer e.a.
Voir, en particulier, le point 81 des conclusions relatives aux affaires jointes Brasserie du pêcheur et Factortame III, ainsi
que celles relatives aux affaires jointes Dillenkofer e.a., ces affaires correspondant, pour ce qui nous importe en l'espèce,
à l'hypothèse de l'affaire Francovich e.a.