61992C0188

Conclusions de l'avocat général Jacobs présentées le 15 septembre 1993. - TWD Textilwerke Deggendorf GmbH contre Bundesrepublik Deutschland. - Demande de décision préjudicielle: Oberverwaltungsgericht für das Land Nordrhein-Westfalen - Allemagne. - Aides d'Etat - Recours contre les mesures internes d'application d'une décision de la Commission - Renvoi préjudiciel - Caractère définitif de la décision à l'égard du bénéficiaire des aides y visées - Appréciation de validité. - Affaire C-188/92.

Recueil de jurisprudence 1994 page I-00833
édition spéciale suédoise page I-00059
édition spéciale finnoise page I-00067


Conclusions de l'avocat général


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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. La présente affaire soulève une question de principe importante concernant le système de voies de recours établi par le traité CEE : il s' agit de savoir si le bénéficiaire d' aides d' Etat que la Commission a déclarées illicites peut, lorsque les autorités nationales lui réclament la restitution des aides conformément à la décision de la Commission, contester la validité de cette décision devant les juridictions nationales, et devant la Cour de justice à l' occasion d' une demande préjudicielle formée par la juridiction nationale au titre de l' article 177 du traité, bien qu' il n' ait pas formé de recours direct contre la décision de la Commission devant la Cour de justice au titre de l' article 173 du traité.

2. La demanderesse au principal, la société TWD Textilwerke Deggendorf GmbH (ci-après "TWD"), fabrique diverses fibres synthétiques en Allemagne et ailleurs. En 1983 et 1984, elle a reçu des primes à l' investissement d' un montant total de 6,12 millions de DM du ministère fédéral allemand de l' Economie. Elle a par ailleurs obtenu des autorités bavaroises un prêt d' un montant de 11 millions de DM à un taux de 5 %. Par la suite, la Commission a eu connaissance de ces aides et a engagé la procédure prévue à l' article 93, paragraphe 2, premier alinéa, du traité. Le 21 mai 1986, la Commission a adopté la décision 86/509/CEE relative aux aides accordées par la République fédérale d' Allemagne et par le Land de Bavière à un fabricant de fils de polyamide et de polyester installé à Deggendorf(1), décision dont l' article 1er déclarait que les aides étaient a) illicites au motif qu' elles n' avaient pas été notifiées à la Commission en vertu de l' article 93, paragraphe 3, du traité et b) incompatibles avec le marché commun. L' article 2 de la décision obligeait les autorités allemandes à réclamer la restitution des aides et à informer la Commission, dans les deux mois, des mesures prises à cet effet.

3. La décision était adressée uniquement à la République fédérale d' Allemagne et ne mentionne pas nommément TWD; au lieu de cela, elle se réfère à "un fabricant de fils de polyamide et de polyester installé à Deggendorf". L' identité de ce fabricant n' a toutefois jamais été mise en doute et, par lettre du 1er septembre 1986, le ministère fédéral de l' Economie a informé TWD de la décision 86/509 de la Commission. Cette lettre déclarait que, suivant les conclusions du ministère, les chances de contester avec succès la décision au titre de l' article 173 du traité étaient minces et précisait ensuite qu' un tel recours pourrait, dans certaines circonstances, être formé par des personnes physiques et morales. La lettre citait intégralement le texte de l' article 173. Ni le gouvernement allemand ni TWD n' ont introduit de recours au titre de l' article 173.

4. Le ministre fédéral de l' Economie a retiré, par une décision du 19 mars 1987, les attestations qui constituaient la base juridique des subventions accordées à TWD. L' effet de ce retrait est d' obliger TWD à restituer les aides. Le 16 avril 1987, TWD a formé un recours visant à l' annulation de la décision du ministre fédéral du 19 mars 1987. Après le rejet de son recours par le Verwaltungsgericht Koeln, elle a fait appel devant l' Oberverwaltungsgericht fuer das Land Nordrhein-Westfalen. Cette juridiction a estimé que le bien-fondé de la requête de TWD dépendait de la validité de la décision 86/509 de la Commission, mais elle a conçu certains doutes au sujet du droit de TWD de mettre en cause la validité de cette décision devant les juridictions nationales, étant donné que cette société n' avait pas formé de recours contre la décision au titre de l' article 173 du traité dans le délai imparti de deux mois. L' Oberverwaltungsgericht a dès lors soumis à la Cour de justice les questions suivantes :

"1. La juridiction nationale est-elle liée par une décision de la Commission adoptée sur le fondement de l' article 93, paragraphe 2, du traité CEE lorsque, eu égard à l' exécution de cette décision par les autorités nationales, cette juridiction est saisie par le bénéficiaire des aides et destinataire des mesures d' exécution d' un recours à l' appui duquel ce dernier invoque l' illégalité de la décision de la Commission et lorsque ledit destinataire des aides, bien que l' Etat membre l' ait informé par écrit de la décision de la Commission des Communautés européennes, n' a pas formé de recours contre cette décision sur le fondement de l' article 173, alinéa 2, du traité CEE ou ne l' a pas formé dans les délais impartis ?

2. En cas de réponse négative de la Cour à la première question :

la décision 86/509/CEE de la Commission des Communautés européennes, du 21 mai 1986 (JO L 300 du 24 octobre 1986, p. 34) est-elle entièrement ou partiellement dénuée de validité au motif que, contrairement à l' avis de la Commission, les aides octroyées sont, en totalité ou en partie, compatibles avec le marché commun ?".

5. Des observations écrites ont été déposées par TWD, la Commission et les gouvernements allemand et français. Tous, sauf TWD, ont limité leurs observations à la première question et la Cour a également décidé de n' examiner que cette question à ce stade de la procédure. TWD et le gouvernement français soutiennent que le fait qu' une personne physique ou morale aurait pu former un recours contre une décision au titre de l' article 173 mais s' en est abstenue n' exclut pas qu' elle puisse contester la validité de la décision à l' occasion d' un recours formé ultérieurement devant les juridictions nationales. La Commission et le gouvernement allemand adoptent la thèse opposée. La Commission observe toutefois que, malgré le caractère définitif d' une décision qui n' a pas été contestée dans les délais, le bénéficiaire d' une aide d' Etat peut, dans certaines circonstances exceptionnelles, être admis à faire valoir sa confiance légitime dans la licéité de l' aide.

6. TWD et le gouvernement français allèguent essentiellement que les voies de recours ouvertes par les articles 173 et 177 du traité sont autonomes, chacune d' elles étant soumise à ses propres conditions de recevabilité. Le fait qu' elle n' ait pas formé de recours direct à l' encontre d' une décision de la Commission au titre de l' article 173 n' empêche donc pas une partie de contester indirectement la validité de cette décision devant les juridictions nationales et, par le biais de l' article 177, devant la Cour de justice. TWD soutient que, s' il en allait autrement, il en résulterait paradoxalement qu' une personne directement et individuellement concernée par une décision serait contrainte d' utiliser la voie de recours prévue à l' article 173, qui est plus difficile, plus onéreuse et en outre limitée à deux mois, tandis qu' une personne qui n' est pas concernée directement et individuellement par une décision disposerait de la voie de recours offerte par l' article 177, qui est plus simple, moins onéreuse et n' est soumise à aucune limite de temps.

7. TWD et le gouvernement français citent tous deux l' arrêt de la Cour dans l' affaire Universitaet Hamburg/Hauptzollamt Hamburg-Kehrwieder(2). Dans cette affaire, l' importateur d' un appareil scientifique contestait la décision des autorités douanières nationales refusant d' admettre l' appareil en franchise des droits de douane. Ce refus était fondé sur une décision de la Commission, destinée aux Etats membres, dans laquelle elle déclarait que les conditions pour l' importation en franchise n' étaient pas réunies parce que des appareils de valeur scientifique équivalente étaient fabriqués dans la Communauté. La Cour a estimé que l' importateur, qui n' avait pas introduit de recours contre la décision de la Commission au titre de l' article 173 du traité, n' était pas forclos pour en contester la validité dans une procédure devant une juridiction nationale, la question de la validité de la décision pouvant dès lors être déférée à la Cour de justice en vue d' obtenir une décision à titre préjudiciel. La Cour a observé que le pouvoir de la juridiction nationale de déférer à la Cour de justice la question de la validité d' une décision de la Commission correspondait à un principe général du droit qui a trouvé son expression dans l' article 184 du traité.

8. Le point de vue de la Commission est fondé, en partie, sur le principe de la sécurité juridique qui exige que, lorsqu' une décision est devenue définitive à l' expiration du délai du recours prévu à l' article 173, sa validité ne soit plus contestée, et, en partie, sur la nécessité d' assurer la cohésion du système de voies de recours institué par le traité. La Commission soutient que la voie de recours appropriée pour contester la décision en question était un recours direct sur le fondement de l' article 173. TWD a été informée par le gouvernement allemand non seulement de la décision de la Commission, mais aussi de la possibilité de former un recours au titre de l' article 173. Elle aurait pu sans aucun doute introduire un tel recours puisqu' elle était directement et individuellement concernée par la décision et, ne l' ayant pas fait dans le délai de deux mois, elle est maintenant forclose pour contester la décision qui est devenue définitive.

9. La Commission s' appuie fortement sur l' arrêt de la Cour dans l' affaire Commission/Belgique(3). En l' occurrence, la Commission demandait à la Cour de déclarer qu' en ne se conformant pas à une décision de la Commission lui enjoignant de mettre fin à un régime d' aides d' Etat en faveur des chemins de fer belges, la Belgique avait enfreint le traité. Dans son mémoire en défense, la Belgique a tenté de contester la validité de la décision lui enjoignant de mettre fin à l' aide en cause. La Cour a déclaré que, puisque la Belgique n' avait pas formé de recours contre la décision au titre de l' article 173 dans les délais impartis, il était exclu qu' elle puisse remettre en cause sa validité à l' occasion d' une procédure ultérieure engagée en vertu de l' article 93, paragraphe 2, deuxième alinéa, du traité. La Cour a fondé sa décision en partie sur le fait que "les délais de recours visent à sauvegarder la sécurité juridique, en évitant la remise en cause indéfinie des actes communautaires entraînant des effets de droit".

10. Le gouvernement allemand, dont le point de vue est largement semblable à celui de la Commission, invoque également le principe de la sécurité juridique et allègue qu' il est important pour les concurrents du bénéficiaire d' une aide de savoir avec certitude si l' aide est compatible avec le marché commun.

11. Notre avis sur la question fondamentale soulevée par la présente affaire est le suivant.

12. Il convient d' observer tout d' abord que la question ne paraît pas être tranchée par la jurisprudence existante de la Cour. Aucune des affaires citées n' est exactement semblable à celle qui nous occupe. L' affaire Universitaet Hamburg est différente dans la mesure où la décision en cause en l' occurrence était adressée à tous les Etats membres et était de nature générale : elle était destinée à s' appliquer à toutes les importations du type de l' appareil scientifique en question, et pas simplement à l' importation effectuée par l' université de Hambourg. La décision en cause dans la présente affaire était adressée à un seul Etat membre et concernait exclusivement des aides octroyées à une seule entreprise. Par ailleurs, l' arrêt Commission/Belgique n' a pas, lui non plus, de rapport direct avec la présente affaire. Dans cet arrêt, la Cour a déclaré qu' un Etat membre qui ne conteste pas une décision dont il est destinataire dans les délais impartis ne saurait remettre en cause la validité de cette décision à l' occasion d' un recours formé par la Commission en vue de faire constater qu' en ne se conformant pas à la décision, l' Etat membre a manqué aux obligations qui lui incombent. Cela ne signifie pas nécessairement qu' une entreprise affectée par une telle décision, dont elle n' est pas destinataire, se trouve dans la même situation si elle ne forme pas de recours direct contre la décision dans les délais.

13. Le principe de base doit être que les articles 173 et 177 prévoient des voies de recours autonomes, chacune d' entre elles étant soumise à ses propres conditions de recevabilité. Il doit évidemment exister certaines exceptions à ce principe : par exemple, le destinataire d' une décision individuelle qui ne la conteste pas directement dans les délais ne devrait pas avoir le droit de la contester indirectement devant les juridictions nationales lorsque des mesures sont prises pour son exécution. Si le destinataire d' une décision individuelle était autorisé à la remettre en cause devant les juridictions nationales, le délai de deux mois prévu au troisième alinéa de l' article 173 perdrait toute signification. L' article 173 prévoit de surcroît la procédure la plus appropriée pour contester une telle mesure, pour les raisons que nous exposerons plus loin (paragraphes 20 à 22).

14. A l' autre extrême, un particulier qui est affecté par un acte de portée générale, tel un règlement, mais qui pourrait éprouver des difficultés à établir que l' acte le concerne directement et individuellement, comme l' exige le deuxième alinéa de l' article 173, ne devrait pas être empêché d' en contester indirectement la validité au motif qu' il n' a pas formé de recours direct qui aurait pu aisément être déclaré irrecevable. S' agissant des règlements, cela ressort clairement des termes de l' article 184 selon lesquels :

"Nonobstant l' expiration du délai prévu à l' article 173, alinéa 3, toute partie peut, à l' occasion d' un litige mettant en cause un règlement du Conseil ou de la Commission, se prévaloir des moyens prévus à l' article 173, alinéa 1, pour invoquer devant la Cour de justice l' inapplicabilité de ce règlement".

Il ressort toutefois de l' arrêt Universitaet Hamburg, entre autres, que le principe inscrit à l' article 184 n' est pas limité aux règlements mais s' applique également aux décisions lorsqu' il existe un véritable doute sur le point de savoir si le particulier concerné avait le droit de contester la décision sur le fondement de l' article 173. L' arrêt de la Cour dans l' affaire Simmenthal/Commission(4) suggère que l' article 184 peut seulement être invoqué contre des actes normatifs que des personnes physiques ou morales n' auraient pas le droit d' attaquer au titre de l' article 173.

15. La présente affaire se situe quelque part entre les deux extrêmes décrits ci-dessus. D' une part, elle est différente du type d' affaire dans laquelle une décision individuelle est contestée par la personne qui en était destinataire. La décision en cause dans le présent litige n' étant pas adressée à TWD, cette entreprise ne disposait pas d' un droit de recours automatique au titre de l' article 173, mais aurait dû prouver qu' elle remplissait la condition d' intérêt direct et individuel. D' autre part, la présente espèce diffère à maints égards du type d' affaire dans laquelle un acte de portée générale, tel un règlement, est contesté par une personne physique ou morale. La décision en cause ne revêt pas un caractère général mais est individuelle. Elle ne porte que sur les aides accordées à TWD par les autorités allemandes en 1983 et 1984. Bien que TWD ne soit pas nommément désignée dans la décision, elle est clairement identifiée par les termes de la décision. TWD est la seule entreprise directement touchée par la décision et elle l' est non pas en sa qualité de membre d' une catégorie d' entreprises, mais de par son statut de seul bénéficiaire de l' aide devant être récupérée conformément à la décision. Dans ces circonstances, il ne saurait faire aucun doute que TWD aurait pu satisfaire à la condition d' intérêt direct et individuel, prévue au deuxième alinéa de l' article 173. La Cour a en effet reconnu explicitement que le bénéficiaire d' une aide est directement et individuellement concerné par une décision de la Commission déclarant l' aide incompatible avec le marché commun(5).

16. A notre avis, le type d' affaire qui se présente aujourd' hui est assimilable à celui dans lequel une décision individuelle est contestée par la personne à laquelle elle est destinée, avec pour résultat que le fait de ne pas avoir formé de recours direct au titre de l' article 173 empêche tout recours indirect au titre de l' article 177. Les raisons qui justifient que le destinataire d' une décision individuelle ne soit pas autorisé à la contester indirectement sur le fondement de l' article 177 lorsqu' il ne l' a pas contestée directement sur le fondement de l' article 173 s' appliquent avec la même force au présent type d' affaire.

17. Un recours au titre du deuxième alinéa de l' article 173 constitue manifestement la voie de recours adéquate pour une personne physique ou morale qui souhaite contester la validité d' une décision individuelle dont elle est destinataire ou par laquelle elle est directement et individuellement concernée. Cela ressort clairement des termes de la disposition. Un tel recours doit être formé dans le délai de deux mois prévu au troisième alinéa de l' article 173. L' inobservation du délai entraîne la déchéance du droit de recours(6). Ce délai perdrait toute signification et tout objet si une personne qui a indubitablement un droit d' agir pour attaquer une décision au titre de l' article 173 pouvait tout simplement ignorer la décision et en contester la validité à l' occasion d' une action intentée ultérieurement en vue d' en obtenir l' exécution.

18. Le but du bref délai prévu à l' article 173 est de promouvoir la sécurité juridique(7). A l' expiration du délai, la décision devient définitive et, en principe, inattaquable. Ainsi que le gouvernement allemand l' a souligné, il existe de bonnes raisons de souhaiter la sécurité juridique dans le contexte des aides d' Etat : les concurrents du bénéficiaire d' une aide ont un intérêt à savoir si l' aide sera révoquée car cela peut influencer leurs propres décisions d' investissement. La sécurité juridique n' est évidemment pas une exigence absolue, comme le prouve la possibilité de voir des actes normatifs déclarés invalides de nombreuses années après leur adoption. Mais elle est une conséquence nécessaire du droit limité conféré aux particuliers d' attaquer directement des actes normatifs et du principe selon lequel tout acte produisant des effets juridiques contraignants doit pouvoir être contesté par les personnes qu' il affecte. Cela ne justifie pas une dérogation au principe de la sécurité juridique en faveur de personnes qui avaient indubitablement le droit de contester directement une décision individuelle mais ont omis de le faire.

19. De même, aucune considération d' opportunité particulière ne plaide en faveur de l' octroi à une entreprise se trouvant dans la situation de TWD d' une seconde possibilité d' attaquer une décision qu' elle n' a pas contestée sur le fondement de l' article 173. Il n' existe pas de raison convaincante de faire preuve de générosité à l' égard de personnes qui n' utilisent pas dans le délai imparti la voie de recours dont elles disposent. Au contraire, il conviendrait d' appliquer la maxime vigilantibus non dormientibus subveniunt jura. Quant à l' argument invoqué par TWD au sujet du paradoxe qui consiste à procurer une voie de recours simple et peu onéreuse, non limitée dans le temps, aux personnes qui ne sont pas directement et individuellement concernées par une décision, tandis que celles qui le sont disposent d' une voie de recours moins satisfaisante, on peut en fait se demander si un recours indirect au titre de l' article 177 est plus simple et moins onéreux qu' un recours direct au titre de l' article 173. S' il existe un paradoxe, nous estimons que ce type de paradoxe est inévitable dans tout système de voies de recours raisonnablement complet.

20. La cohésion du système des voies de recours serait davantage affectée si une entreprise pouvait attaquer indirectement, au titre de l' article 177, une décision contre laquelle la voie de recours appropriée est manifestement celle d' un recours direct au titre de l' article 173. Bien que les articles 173 et 177 puissent aboutir en substance au même résultat, à savoir la constatation de l' invalidité d' un acte, ces deux formes de procédures présentent des différences importantes(8). Un recours direct au titre de l' article 173, qui implique un échange complet de mémoires, par opposition à une simple série d' observations, se révèle en général plus adéquat pour trancher des points de fait qu' un renvoi au titre de l' article 177 dans le cadre duquel la tâche de la Cour est essentiellement de statuer sur des points de droit. Mais la validité d' une décision individuelle, en particulier une décision déclarant une aide d' Etat incompatible avec le marché commun, dépendra souvent de points de fait et parfois de questions complexes impliquant l' appréciation de données économiques. Il est évidemment souhaitable que de tels points soient tranchés dans le cadre de la procédure la mieux adaptée pour les résoudre.

21. A l' audience, la Commission a attiré l' attention sur une autre différence procédurale entre un recours direct et un renvoi préjudiciel. Dans le cas d' un recours direct, les concurrents du bénéficiaire de l' aide sont informés de l' existence du recours au moyen d' une communication publiée au Journal officiel et peuvent, s' ils justifient d' un intérêt suffisant, intervenir conformément à l' article 37 du statut de la Cour. Dans le cas d' un renvoi préjudiciel, les concurrents n' ont pas le droit de déposer des observations au titre de l' article 20 du statut, à moins qu' ils puissent intervenir dans la procédure engagée devant la juridiction nationale, ce qui peut être difficile, surtout pour un concurrent établi dans un autre Etat membre qui a peu de chances de connaître l' existence du recours. A notre avis, c' est une raison supplémentaire pour considérer qu' un recours direct au titre de l' article 173 est la procédure adéquate pour contester le type de décision en cause.

22. L' argument fondé sur la nécessité de préserver la cohésion du système de voies de recours est renforcé par l' institution du Tribunal de première instance, qui a été créé spécifiquement en vue de contrôler la légalité de décisions individuelles dans des recours formés par des personnes physiques et morales et qui n' est évidemment pas compétent pour statuer à titre préjudiciel. La possibilité d' attaquer devant les juridictions nationales et devant la Cour de justice au titre de l' article 177 une décision dont la légalité devrait en principe être contrôlée par le Tribunal de première instance aurait pour effet de soustraire le litige à la juridiction compétente.

23. La récente extension des compétences du Tribunal de première instance, qui a pris effet le 1er août 1993, renforce à présent encore cet argument(9). Bien que cette décision ne puisse affecter directement l' affaire qui nous occupe puisque son adoption est postérieure à l' introduction du présent recours, on peut néanmoins relever que des personnes physiques et morales qui souhaitent contester des décisions de la Commission relatives à des aides d' Etat doivent maintenant le faire devant le Tribunal de première instance. Ainsi, deux juridictions différentes sont compétentes dans le domaine des aides d' Etat selon que le recours est formé au titre de l' article 173 ou de l' article 177. A l' avenir, il serait donc encore plus inadéquat que l' article 177 puisse être utilisé comme une alternative à l' article 173 dans ce type d' affaire.

24. Aucun des arguments invoqués plus haut ne serait concluant si TWD avait été empêchée d' attaquer la décision parce que le délai avait expiré avant qu' elle ait eu connaissance de l' existence de la décision. Il est évident que, dans les circonstances de l' espèce, pareil déni de justice n' existe pas. TWD a été informée de la décision par le gouvernement allemand par lettre du 1er septembre 1986 (soit plusieurs semaines avant la publication de la décision au Journal officiel qui n' a eu lieu que le 24 octobre 1986). Il n' est dès lors pas nécessaire d' examiner la question difficile de savoir si le délai prévu par l' article 173 aurait commencé à courir à compter de la publication de la décision au Journal officiel le 24 octobre 1986, même dans l' hypothèse où TWD n' en aurait été expressément informée qu' à une date ultérieure. Ce qui importe, c' est que TWD avait réellement connaissance de la décision et a omis de prendre les mesures nécessaires pour engager la procédure adéquate en vue de la contester.

25. L' auteur d' un article consacré à la question de principe soulevée par la présente affaire a proposé(10), en plus des arguments que nous avons déjà examinés, deux autres arguments tendant à habiliter une personne, qui aurait pu contester directement une décision adressée à une autre personne, à contester la décision indirectement devant les juridictions nationales et devant la Cour de justice en vertu de l' article 177. Il allègue tout d' abord que le pouvoir de déférer à la Cour une question relative à la validité d' une décision appartient à la juridiction nationale et que seuls les doutes de cette dernière au sujet de la validité - et non ceux d' une partie privée - sont pertinents. Ainsi, le fait que l' entreprise concernée omet d' attaquer la décision directement ne saurait priver la juridiction nationale de son pouvoir de déférer la question de la validité à la Cour de justice. A notre avis, cet argument méconnaît le caractère définitif d' une décision individuelle qui n' a été contestée au moyen de la procédure adéquate dans le délai imparti par aucune des personnes habilitées à former un tel recours. Il méconnaît également le fait qu' un recours direct au titre de l' article 173 constitue la voie de recours adéquate pour contester une décision individuelle dépourvue d' effets normatifs. Ce serait une erreur de porter atteinte à la cohésion du système de voies de recours pour préserver le pouvoir présumé sans entraves des juridictions nationales de mettre en cause la validité de n' importe quelle décision adoptée par une institution communautaire. De toute évidence, il existe certaines décisions qui ne peuvent faire l' objet que d' un recours direct au titre de l' article 173.

26. L' auteur allègue en second lieu que, s' il est admis que certaines décisions ne sauraient être contestées devant les juridictions nationales, même par des personnes qui n' en étaient pas les destinataires, au motif qu' elles ne peuvent faire l' objet que d' un recours direct au titre de l' article 173, les juridictions nationales devront établir si la personne en question était directement et individuellement concernée par une décision avant de savoir si elles sont compétentes pour examiner la validité de la décision et renvoyer l' affaire à la Cour de justice. Les juridictions nationales devront donc résoudre une question préliminaire complexe (à savoir, celle du droit d' agir au titre de l' article 173) avant de pouvoir décider de demander une décision préjudicielle sur la question de fond (à savoir, celle de la validité de la décision). On répondra à cette objection que cette difficulté n' existe pas dans un cas tel que celui de l' espèce, dans lequel le droit d' agir de TWD au titre de l' article 173 ne faisait aucun doute. A notre avis, c' est seulement dans des situations dans lesquelles le droit d' agir au titre de l' article 173 est manifestement indubitable que la possibilité de former un recours direct en vertu de cette disposition devrait empêcher une personne physique ou morale de contester indirectement une décision adressée à une autre personne. L' adoption de cette approche supprime l' obligation pour la juridiction nationale de résoudre la question préliminaire complexe du droit d' agir au titre de l' article 173. Une telle approche est en outre commandée par la considération selon laquelle l' imprécision de la loi ne doit pas nuire aux droits des particuliers. Elle est de surcroît compatible à la fois avec l' arrêt Commission/Belgique et avec l' arrêt Universitaet Hamburg.

27. Un dernier point, que nous ne mentionnons qu' en raison de l' importance qu' y attache la Commission, est la suggestion faite par cette dernière, selon laquelle la Cour devrait évoquer dans son arrêt la possibilité pour les juridictions nationales de lui poser des questions d' interprétation relatives aux circonstances exceptionnelles dans lesquelles le bénéficiaire d' une aide peut invoquer le principe de la confiance légitime dans une action intentée en vue de récupérer l' aide. A notre avis, la Cour n' a pas à examiner expressément cette question qui n' a pas été soulevée par l' Oberverwaltungsgericht et qui ne concerne pas, en tout état de cause, la validité de la décision de la Commission. Si la juridiction nationale décide par la suite qu' elle souhaite poser une telle question à la Cour, elle sera évidemment libre de le faire.

Conclusion

28. En conséquence, nous proposons à la Cour de répondre aux questions posées par l' Oberverwaltungsgericht fuer das Land Nordrhein-Westfalen de la façon suivante :

Lorsque la Commission a adressé une décision à un Etat membre sur le fondement de l' article 93, paragraphe 2, premier alinéa, du traité CEE, l' obligeant à réclamer la restitution des aides qu' il a accordées illicitement à une entreprise, et que l' entreprise concernée n' a pas exercé son droit de former un recours contre cette décision au titre de l' article 173 du traité dans le délai imparti, la validité de la décision ne peut pas être mise en cause dans un litige porté devant les juridictions nationales dans lequel l' entreprise s' oppose à des mesures prises par l' Etat membre pour obtenir la restitution des aides.

F.G. Jacobs

(*) Langue originale: l' anglais.

(1) - JO 1986 L 300, p. 34.

(2) - Arrêt du 27 septembre 1983 (212/82, Rec. p. 2771).

(3) - Arrêt du 12 octobre 1978 (156/77, Rec. p. 1881).

(4) - Arrêt du 6 mars 1979, points 39 et 40 (92/78, Rec. p. 777) ; voir également l' arrêt du 23 avril 1986, Les Verts/Parlement, point 23 (294/83, Rec. p. 1339).

(5) - Arrêt du 27 septembre 1980, Philip Morris/Commission, point 5 (730/79, Rec. p. 2671) ; voir également les conclusions de l' avocat général M. Darmon dans l' affaire Deufil/Commission (310/85, Rec. 1987, p. 901, à la p. 913).

(6) - Voir, par exemple, l' arrêt du 17 novembre 1965, Collotti/Cour de justice (20/65, Rec. p. 1045, à la p. 1050).

(7) - Voir Commission/Belgique (cité à la note 3), point 21.

(8) - Voir, à ce sujet, nos conclusions dans l' affaire C-358/89, Extramet Industrie/Conseil, Rec. 1991, p. I-2501, paragraphes 71 à 74.

(9) - Décision 93/350/Euratom, CECA, CEE du Conseil, du 18 juin 1993, JO 1993, L 144, p. 21.

(10) - Gerhard Bebr, Direct and indirect judicial control of Community acts in practice : the relation between Articles 173 and 177 of the EEC Treaty, dans The Art of Governance, Festschrift en l' honneur d' Eric Stein, 1987, à la p. 91.