61989C0260

Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 23 janvier 1991. - Elliniki Radiophonia Tiléorassi AE et Panellinia Omospondia Syllogon Prossopikou contre Dimotiki Etairia Pliroforissis et Sotirios Kouvelas et Nicolaos Avdellas et autres. - Demande de décision préjudicielle: Monomeles Protodikeio Thessalonikis - Grèce. - Droits exclusifs en matière de radiodiffusion et de télévision - Libre circulation des marchandises - Libre prestation des services - Règles de concurrence - Liberté d'expression. - Affaire C-260/89.

Recueil de jurisprudence 1991 page I-02925
édition spéciale suédoise page I-00209
édition spéciale finnoise page I-00221


Conclusions de l'avocat général


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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

A - Les faits

1 . L' affaire dans laquelle nous présentons aujourd' hui nos conclusions porte sur le monopole de la télévision qui a été octroyé à la demanderesse au principal, une entreprise publique contrôlée par l' État, en vertu de la loi grecque n 1730/1987 ( laquelle - disons-le dès maintenant - a toutefois manifestement été assouplie par la loi n 1866/1989, selon laquelle des stations de télévision de portée locale peuvent être autorisées par décision ministérielle ).

2 . Les défendeurs au principal ( une personne morale de droit privé et le maire de la ville de Thessalonique ) ayant fondé en décembre 1988 une station de télévision et commencé à diffuser des émissions télévisées, une procédure a été engagée devant le juge unique qui nous a saisis, afin d' obtenir, sur la base de l' interdiction édictée à l' article 16 de la loi n 1730/1987, l' interdiction de toute émission, la saisie de l' équipement technique et sa mise sous séquestre .

3 . Dans le cadre de cette procédure, les défendeurs ont principalement invoqué pour leur défense le droit communautaire et la convention européenne des droits de l' homme . Le juge saisi, estimant ainsi que d' importantes questions du droit communautaire ont été soulevées (( en particulier concernant le principe de la libre circulation des marchandises et l' exception corrélative prévue à l' article 36 du traité CEE; concernant les dispositions combinées de l' article 90 applicable aux entreprises publiques et des articles 3, sous f ), 85 et 86 du traité CEE; concernant, enfin, la disposition générale de l' article 2 du traité CEE )), et confronté à des problèmes liés à l' article 10 de la convention européenne des droits de l' homme, a pris l' ordonnance du 2 avril 1989 qui a sursis à statuer et nous a déféré dix questions préjudicielles ( que nous ne reproduirons pas ici ), dont la Cour n' a toutefois été saisie que le 16 août 1989 .

4 . Compte tenu des arguments que nous ont présentés les parties au litige principal, le gouvernement français et la Commission des Communautés européennes, nous pensons que l' analyse suivante s' impose .

B - Analyse

5 . 1 . En réponse aux critiques émises par la demanderesse, alléguant qu' il serait impossible qu' une procédure en référé donne lieu à une demande préjudicielle en vertu de l' article 177 du traité CEE ( parce qu' une procédure n' est déclenchée en Grèce que par un recours ) et qu' il serait inopportun de soumettre à la Cour des questions qui auraient déjà été résolues ( il s' agit manifestement là d' une allusion à l' arrêt dans l' affaire 155/73 ( 1 )), nous observons d' emblée que ces moyens ne sauraient permettre de conclure à l' irrecevabilité de la demande préjudicielle .

6 . On peut renvoyer à cet égard, sur le premier point, à une jurisprudence bien établie ( par exemple, dans les affaires 29/69 ( 2 ) et 78/70 ( 3 )).

7 . En ce qui concerne, en second lieu, le précédent de la décision dans l' affaire 155/73, il est tout d' abord à noter que les questions qui nous sont déférées évoquent manifestement des aspects supplémentaires . Mais on retiendra également qu' une juridiction nationale reste en principe libre, même après que certaines questions de droit ont été résolues par la Cour, de déférer une nouvelle fois un problème déjà traité, si elle est d' avis qu' il n' a pas encore reçu une solution suffisante .

8 . 2 . En ce qui concerne maintenant la première question qui nous est posée, celle de savoir si une loi autorisant un opérateur à détenir le monopole de la télévision sur tout le territoire d' un État membre pour des émissions télévisées de toute nature est compatible avec le droit communautaire, on objectera, tout d' abord, que la Cour ne peut juger dans la procédure prévue par l' article 177 du traité CEE - la jurisprudence l' a répété à de multiples reprises - de la compatibilité de lois nationales avec le droit européen . Elle peut en fait seulement - et la question doit être reformulée en ce sens - interpréter le droit communautaire en fonction des faits qui sont au centre du litige principal et permettre ainsi au juge de renvoi d' être en mesure de se former un jugement sur l' applicabilité du droit national ( ce qui vaut du reste également - contrairement à ce que soutient la demanderesse au principal - en matière de droit constitutionnel, qui ne bénéficie pas d' une primauté sur le droit communautaire ).

9 . On peut ensuite simplement retenir, sur la première question, que rien dans le droit communautaire ne plaide fondamentalement contre la légalité des monopoles . Cela ressort, d' une part, de l' article 37 du traité qui exige seulement un aménagement des monopoles présentant un caractère commercial, de telle sorte que toute discrimination entre les ressortissants des États membres soit exclue . C' est également ce que l' on peut déduire de l' article 90 du traité, selon lequel, d' une part, il est possible d' accorder des droits exclusifs à des entreprises ( sous réserve toutefois que ne soit édictée aucune mesure contraire aux règles du traité, notamment à celles prévues aux articles 7 et 85 à 94 inclus ), et où il est, d' autre part, seulement question, en ce qui concerne les monopoles fiscaux, d' une applicabilité restreinte de ces règles du traité . Cela ressort également de l' arrêt dans l' affaire 155/73, précité, qui souligne que le traité n' empêche pas les États membres de soustraire des émissions télévisées à la concurrence en octroyant à un ou à plusieurs organismes le droit exclusif de les diffuser, et qui souligne également qu' un tel monopole n' est pas incompatible avec l' article 86 .

10 . Dans la mesure où cet arrêt évoque, en outre, en ce qui concerne les monopoles d' État de la télévision, des "considérations d' intérêt public ", sans doute peut-on affirmer - avec la Commission - que cette condition est également remplie dans le cas de la demanderesse au principal . Il suffit, à cet égard, de se référer à la définition des tâches de la société demanderesse à l' article 2 de la loi n 1730/1987 et à l' article 15 de la Constitution hellénique, et au fait qu' il ne s' agit pas de protéger une activité à caractère économique contre des concurrents ( puisque l' activité de la demanderesse ne vise pas, aux termes de l' article 2 de la loi n 1730/1987, à l' obtention d' un bénéfice ).

11 . Si l' on entend ne pas se limiter à ces remarques sur la première question, suivant en cela sa formulation très large et les arguments des parties, on peut encore se livrer aux réflexions suivantes .

12 . La Commission, vous le savez, a avancé des arguments fondés sur le principe de la libre prestation des services selon lesquels, puisque les contrats de licence pour les oeuvres d' auteurs d' autres États membres ne peuvent être signés qu' avec le détenteur du monopole de la télévision, cela peut entraîner une limitation de la demande dans ce domaine . Mais elle a elle-même ajouté, à juste titre, que cela ne constitue pas en soi une restriction au sens du traité . Ce ne serait le cas que si des mesures étatiques provoquaient une discrimination au profit des oeuvres nationales ( mais rien de tel n' a été relevé ); s' il s' agit, en revanche, d' une action autonome du détenteur du monopole de la télévision à ce sujet, cela relève simplement de l' article 86 du traité .

13 . Nous pourrons être tout aussi bref sur les arguments également avancés par la Commission sur le droit d' établissement, qui reposent sur le fait que l' existence du monopole de la télévision a pour conséquence d' exclure l' établissement d' autres entreprises dans ce secteur .

14 . Ce qui compte ici, c' est que les restrictions aient les mêmes effets pour les entreprises intéressées, nationales ou étrangères, et qu' on n' assiste donc pas à une violation du principe du traitement national prescrit par l' article 52 du traité .

15 . En revanche, un autre argument, qui émane également de la Commission, mérite une plus grande attention . Il s' appuie, d' une part, sur le fait que les émissions de télévision doivent être considérées selon notre jurisprudence ( voir arrêts dans les affaires 155/73 et 352/85 ( 4 )) comme des prestations de services au sens du traité . Il se fonde, d' autre part, sur l' idée que la demanderesse au principal a également, en vertu de la loi n 1730/1987, un monopole de la retransmission des émissions provenant d' autres États membres . ( C' est en définitive au juge national qu' il appartient de déterminer si cela est effectivement exact et, vous le savez, cela a été énergiquement débattu à l' audience . On peut cependant retenir de ce qui nous a été exposé l' impression que la jurisprudence hellénique fournit des indices de poids en faveur de la justesse du point de vue de la Commission, et qu' on peut donc admettre que la loi de 1989, précitée, s' est contentée, sur ce point, de clarifier la situation par une disposition claire .)

16 . En supposant que les programmes provenant d' autres États membres fassent bien une certaine concurrence aux programmes nationaux ( parce que, en effet, les problèmes de langue éventuellement observables ne valent ni pour l' ensemble de la population ni pour toutes les catégories d' émissions ), la Commission estime que le cumul dans le même chef du monopole de la diffusion d' émissions propres et du monopole de la retransmission de programmes étrangers devrait apparaître comme tout aussi contestable du point de vue du droit communautaire que les faits relevés dans l' affaire 59/75 ( 5 ) ( on sait qu' il s' agissait d' un monopole des tabacs, ayant sa propre activité de production, qui avait également le droit exclusif d' importer, et la Cour a jugé que ce dernier constituait une discrimination au sens de l' article 37 du traité et devait être supprimé ).

17 . Nous sommes de cet avis . Peu importe si l' affaire citée portait sur l' article 37, qui fait partie du chapitre 2 du traité, consacré aux restrictions quantitatives . Le principe de non-discrimination - la discrimination devant être considérée comme une restriction au sens de l' article 59 - vaut en effet également pour la prestation de services ( voir arrêt dans l' affaire 352/85 ( 6 )). Or, on peut effectivement facilement imaginer le danger d' une discrimination des émissions étrangères dans le cas d' une entreprise détenant un monopole, qui possède elle-même une société de production, et à laquelle est impartie, comme l' indique le préambule de la loi n 1730/1987, la mission particulière de favoriser et de préserver l' identité nationale . On admettra, en outre, que la meilleure "garantie" ( cette notion est utilisée dans l' arrêt dans l' affaire 59/75 ) pour éliminer pareil danger est de séparer les domaines du monopole, donc d' abandonner le monopole de la retransmission . On ne saurait donc se contenter de prendre acte de ce que la demanderesse au principal retransmet effectivement depuis octobre 1988 dix programmes européens transmis par satellite, alors que cela ne constitue manifestement qu' une simple pratique, modifiable à tout moment, qui ne repose sur aucune loi impérative . On ne saurait davantage se contenter de faire référence à l' obligation, qui n' est du reste imposée à la demanderesse que depuis la loi de 1989, de veiller à concevoir son programme de telle façon qu' il soit composé pour moitié de programmes européens, car elle laisse encore une liberté d' appréciation considérable dont l' utilisation peut parfaitement amener à désavantager des concurrents sérieux, puisque la production nationale fait, elle aussi, partie des programmes européens .

18 . On ne peut donc nier que l' organisation du monopole de la télévision que détient la demanderesse, tout au moins selon la loi n 1730/1987, appelle de sérieuses réserves du point de vue du droit communautaire, et nous ajouterons qu' on ne saurait les réfuter en alléguant que des restrictions devraient être admises dans ce domaine pour des motifs d' ordre public ( qu' évoque également l' article 56 ) ou dans l' intérêt général . S' il en a été question dans l' arrêt dans l' affaire 52/79 ( 7 ) à propos de la diffusion de messages publicitaires, on ne saurait oublier que le litige principal ne porte manifestement pas sur une limitation de la publicité ( qui pourrait du reste être obtenue par des mesures moins rigoureuses, comme la Commission l' a observé à juste titre ), et que, en outre, le souci d' écarter des dangers d' une autre nature pour l' ordre public, qui pourraient émaner d' émissions de télévision étrangères, ne semble pas non plus jouer un rôle . On ne peut pas davantage songer à trouver une justification dans des raisons techniques ( éviter des perturbations dues au nombre restreint de canaux disponibles ). On nous a en effet exposé, et cela n' a pas été contesté, que la demanderesse est loin d' utiliser la totalité des 49 canaux disponibles ( elle n' en utilise visiblement que cinq ), et il est également à noter, à cet égard, que des émetteurs locaux peuvent désormais parfaitement être autorisés depuis la loi de 1989 .

19 . On pourrait donc retenir, sur la première question, qu' une organisation du monopole de la télévision, dans laquelle l' organisme qui en est investi dispose aussi bien du droit exclusif de diffuser les émissions nationales que du droit de retransmettre seul des émissions étrangères, est difficilement compatible avec le droit communautaire .

20 . Il faut cependant ajouter qu' il nous semble tout à fait douteux, après ce que nous avons entendu, que l' on puisse tirer parti de cela dans le cas qui fait l' objet du litige principal, alors qu' il ne s' agit manifestement que de la diffusion d' émissions locales qui sont produites par les défendeurs eux-mêmes . S' il en est effectivement ainsi ( ce dont doit en définitive juger le juge de renvoi ), le fait que l' octroi à la demanderesse du monopole de retransmission doit être considéré comme illégal ( à l' exemple de l' arrêt dans l' affaire 59/75 ) ne serait d' aucun secours . Il s' agirait, en effet, là de circonstances d' ordre interne pour lesquelles le droit communautaire n' offre aucune base de solution .

21 . Il convient, en outre, de tenir également compte du fait qu' il est désormais possible ( depuis la loi de 1989 ) d' autoriser des émetteurs de télévision locaux ( possibilité dont les défendeurs ont également fait usage en déposant une demande ); mais si l' autorisation est effectivement accordée - une fois la structure administrative nécessaire créée -, on ne voit pas comment les demandes présentées dans le litige principal pourraient être satisfaites ( 8 ).

22 . 3 . Les deuxième et troisième questions sur lesquelles nous nous pencherons ensuite, et qui doivent être traitées ensemble puisqu' elles concernent des problèmes de libre circulation des marchandises, portent, l' une sur le point de savoir si l' on est en présence d' une violation de l' article 9 du traité CEE ( parce que le matériel technique, les films et autres produits pouvant être utilisés pour l' émission de messages télévisés peuvent être destinés au détenteur du monopole seul et que celui-ci peut opter librement pour le matériel national ), et l' autre sur le point de savoir si la concession exclusive du privilège de la télévision à un opérateur doit être considérée comme une mesure d' effet équivalent au sens de l' article 30 du traité CEE .

23 . a ) Sur la première de ces questions, nous pourrons là encore être bref . Le gouvernement français a, à juste titre, observé à cet égard que l' article 9, qui concerne l' union douanière, n' a aucun rapport avec les restrictions quantitatives à l' importation et ne s' applique, comme le montre la jurisprudence pertinente, qu' aux restrictions à l' importation par le biais de taxes . Mais comme rien n' indique que les problèmes provoqués par le monopole de la télévision hellénique aient un rapport avec des taxes qui sont prélevées à l' importation, on peut certainement retenir que les arguments tirés de l' article 9 du traité n' ont aucune incidence sur le litige principal .

24 . b ) En ce qui concerne, d' autre part, l' article 30, il faut souligner, à cet égard, avec la Commission, que l' existence d' un monopole en tant que tel et le fait qu' il exerce un libre choix lors de l' acquisition du matériel nécessaire n' appellent pas de réserves au regard de l' article 30 .

25 . Des réserves s' imposeraient cependant si l' exercice du libre choix donnait lieu à une discrimination, c' est-à-dire si des produits nationaux étaient indûment favorisés . On rappellera que l' arrêt précité dans l' affaire 155/73 évoque cet état de fait - pour le censurer - sous ses points 7 et 8, et souligne aussi que le droit d' exclusivité ne saurait être utilisé pour favoriser, au sein de la Communauté, certains courants d' échange ou certains opérateurs économiques par rapport à d' autres . De même, les arrêts dans les affaires 271/81 ( 9 ) et 30/87 ( 10 ) établissent que les monopoles de prestation de services qui peuvent indirectement influer sur les flux de marchandises entre les États membres enfreindraient le principe de la libre circulation des marchandises si les produits importés subissaient une discrimination par rapport aux produits nationaux .

26 . Ajoutons toutefois encore que l' article 30 ne s' applique que si le comportement discriminatoire est imputable à l' État; s' il s' agit, en revanche, d' une décision autonome du détenteur du monopole, il convient tout au plus de l' apprécier en fonction de l' article 86 du traité . C' est au juge de renvoi qu' il appartient de se prononcer sur ce qu' il en est en l' espèce . On considérera notamment, à cet égard, si les produits d' autres États membres sont effectivement laissés à l' écart ou si un choix objectif est garanti lors de l' acquisition de matériel parce que la demanderesse, comme elle l' a expressément souligné, est liée par les dispositions de la directive 77/62 ( 11 ) et du décret présidentiel n 105/89 édicté à ce propos .

27 . 4 . Sur la quatrième question, qui porte sur le point de savoir si l' article 36 du traité CEE peut justifier un monopole de télévision, quelques remarques suffiront là encore .

28 . Il faut retenir que les droits exclusifs de télévision ne sont en principe pas incompatibles avec le traité, et que, en tout état de cause, ils ne relèvent pas en tant que tels de l' article 30, puisqu' il s' agit de prestations de services . Cela montre qu' on ne peut pas non plus songer à une justification fondée sur l' article 36, qui s' applique à la libre circulation des marchandises .

29 . Mais dans la mesure où il se produit une restriction à la libre circulation des marchandises allant dans le sens des remarques sur la question précédente ( un comportement discriminatoire du détenteur du monopole, qui soit imputable à l' État ), il convient de dire à ce sujet ( c' est-à-dire sur un phénomène qui n' est sans doute pas visé par la quatrième question ) qu' on peut difficilement songer à la justifier en se fondant sur l' article 36, alors que sa dernière phrase précise que les restrictions éventuellement envisageables en vertu de cet article 36 ne sauraient constituer un moyen de discrimination arbitraire .

30 . 5 . La question suivante, sur laquelle nous devons maintenant nous pencher, porte sur les articles 3, sous f ), et 85 du traité CEE . Elle doit permettre de déterminer si l' octroi par l' État de droits exclusifs de télévision et l' exercice de ces droits sont compatibles avec les règles de concurrence mentionnées .

31 . En ce qui concerne l' article 3, sous f ) ( selon lequel l' action de la Communauté comporte l' "établissement d' un régime assurant que la concurrence n' est pas faussée dans le marché commun "), il est manifeste qu' il ne s' agit là de rien d' autre que de la proclamation d' un principe général qui devait être concrétisé dans d' autres dispositions du traité . Il ne peut donc constituer à lui seul un critère permettant de juger des mesures de l' entreprise et de l' État; il ne peut l' être à la rigueur que si l' on recourt en même temps aux dispositions qui le concrétisent .

32 . Dans la mesure où le tribunal de renvoi envisage que l' article 85 constitue une telle disposition, il importe ensuite de relever qu' il suppose des ententes entre entreprises, des décisions d' associations d' entreprises et des pratiques concertées entre entreprises . Mais, puisque l' ordonnance de renvoi ne fournit pas le moindre indice en ce sens ( et la fusion - réalisée par une loi - de deux anciennes entreprises helléniques de télévision qui a été évoquée à l' audience n' est certainement pas pertinente ), il est à notre avis superflu de faire, en l' espèce, d' autres efforts pour interpréter cette disposition .

33 . Pour cette raison, il n' est sans doute pas non plus nécessaire d' indiquer que, selon notre jurisprudence ( arrêt dans l' affaire 66/86 ) ( 12 ), les États membres sont tenus de s' abstenir de mesures susceptibles de supprimer l' effet utile des règles de concurrence . Cela peut en effet, tout au plus, signifier par rapport à l' article 85 que des mesures de l' État ne peuvent, par exemple, favoriser ou provoquer la conclusion d' accords entre différentes entreprises .

34 . On peut, en outre, ajouter encore à cela ( à propos de la sixième question qui fait entrer en jeu l' article 90, paragraphe 2 ) que, à supposer même que la demanderesse doive être considérée comme une entreprise chargée au sens de l' article 90, paragraphe 2, de la gestion d' un service d' intérêt économique général, les dispositions combinées de cet article et des articles 3, sous f ), et 85 du traité CEE n' apportent aucun élément pour le litige principal, précisément parce que les dernières dispositions citées ne sauraient fournir de critères d' appréciation en l' espèce .

35 . 6 . Nous en arrivons aux septième et huitième questions qui se réfèrent, semble-t-il, à l' article 86 du traité CEE . Elles visent, en effet, à savoir si une entreprise à laquelle un monopole de la télévision a été accordé pour les transmissions télévisées de toute nature dans un État membre détient une position dominante dans une partie substantielle du marché commun, et si l' on peut parler dans certains cas d' un abus de cette position ( le juge évoque la fixation par l' entreprise de prix monopolistiques pour les émissions publicitaires télévisées et de tarifs préférentiels, et il est question d' actes qui éliminent la concurrence parce que seul le détenteur du monopole peut réaliser des émissions publicitaires et qu' il peut seul diffuser des films et émissions de télévision ).

36 . Il convient également de se référer, à cet égard, à un élément tiré de la sixième question ( où, on le sait, il est question d' une entreprise chargée de la gestion d' un service d' intérêt économique général au sens de l' article 90 ). En effet, le litige principal porte manifestement, non pas sur un comportement concret de la demanderesse sur le marché ( qui devrait du reste être apprécié par le juge national; voir point 18 de l' arrêt dans l' affaire 155/73 ), mais sur le point de savoir si un monopole créé par l' État, tel que celui que détient la demanderesse, est compatible avec le droit communautaire .

37 . a ) A supposer que la demanderesse soit une entreprise au sens de l' article 90 ( nous avons dit, dès le début, qu' il s' agit d' une entreprise publique qui opère sous le contrôle de l' État ), il résulte de cette disposition que la République hellénique ne peut prendre à ce sujet de mesures contraires aux articles 85 à 94 ( parmi lesquels l' article 86 qui nous intéresse particulièrement ici ).

38 . Cela ne signifie pas que la création d' un monopole est illégale et ne fonde pas une position dominante, que la demanderesse détient sans aucun doute ( ne serait-ce que parce qu' elle seule dispose d' un réseau pour les émissions télévisées et qu' elle est également financée par des redevances ). Cela ressort très clairement du point 17 de l' arrêt dans l' affaire 311/84 ( 13 ).

39 . Mais l' État ne saurait créer une structure qui, si elle était le fait d' une entreprise dominant le marché elle-même, serait considérée comme un abus au sens de l' article 86 . On rappellera, à cet égard, l' arrêt dans l' affaire 6/72 ( 14 ) qui a jugé que l' article 3, sous f ), exigeait que la concurrence ne soit pas éliminée, et que devait être considéré comme un abus au sens de l' article 86 le fait qu' une entreprise détenant une position dominante renforce celle-ci de façon telle que la concurrence en est substantiellement entravée . Rappelons également, à cet égard, l' arrêt déjà cité dans l' affaire 311/84, qui a considéré comme un abus au sens de l' article 86 le fait pour une entreprise détenant une position dominante de se réserver ou de réserver à une entreprise appartenant au même groupe une activité auxiliaire qui pourrait aussi être exercée par des entreprises tierces .

40 . A la lumière de cette jurisprudence, on peut effectivement émettre, avec la Commission, des réserves sur le fait qu' un monopole étendu a été accordé à la demanderesse pour des domaines ayant des intérêts divergents ( diffusion d' émissions propres et retransmission d' émissions étrangères ). Une entreprise détenant une position dominante ne pourrait manifestement pas se créer elle-même pareille situation, parce qu' elle comporte en soi - comme on l' a déjà dit dans un autre contexte - le risque d' une discrimination des produits étrangers et que ceci, puisqu' il faut supposer qu' elle favorise ses propres produits, doit être considéré comme une façon de limiter la production au sens de l' article 86, paragraphe 2, sous b ).

41 . Puisqu' on doit aussi admettre que les autres conditions de l' article 86 sont réunies - si les productions étrangères sont défavorisées, le commerce entre États membres est certainement affecté, et il est tout aussi certain que la Grèce doit être considérée comme une partie substantielle du marché commun -, on peut donc retenir qu' on est en présence, dans la mesure où un double monopole a été accordé à la demanderesse, d' un abus au sens de l' article 86, qu' il est interdit à un État membre de favoriser, en vertu de l' article 90, paragraphe 2 .

42 . Nul n' est besoin, en revanche, d' en dire plus sur les abus concevables, expressément mentionnés dans l' ordonnance de renvoi ( par exemple pour la formation des prix de la demanderesse ), puisque rien n' indique que l' État aurait joué un rôle dans ces faits ( qu' il appartiendrait, on l' a dit, au juge national d' apprécier ).

43 . De même, il n' est sans doute pas nécessaire de nous attarder sur l' abus, évoqué à l' audience, que la demanderesse commettrait en n' autorisant pas d' émissions locales . Même si elle a effectivement détenu un pouvoir de décision en la matière ( délivrance ou refus d' autorisations ) en vertu de la loi applicable au cas d' espèce, ce qui serait cependant déterminant dans le cas présent, c' est qu' un tel comportement à l' encontre des défendeurs ne relève pas de l' article 86, puisqu' ils se livrent seulement - comme on l' a également dit à l' audience - à la diffusion d' émissions locales et qu' il n' est donc pas question que les échanges entre États membres soient affectés .

44 . b ) On dira, en revanche, encore un mot sur un élément évoqué dans la sixième question, qui joue également un rôle dans le contexte actuel, à savoir les enseignements à tirer de l' article 90, paragraphe 2 ( qui dispose, pour les entreprises chargées de la gestion de services d' intérêt économique général, qu' elles sont soumises aux règles de concurrence du traité dans les limites où leur application ne fait pas échec à l' accomplissement des missions particulières qui ont été imparties à ces entreprises ).

45 . A notre avis, on peut dire à ce sujet qu' il semble totalement impossible de soutenir le point de vue selon lequel l' article 86 ne serait absolument pas applicable à la demanderesse au principal en vertu de l' article 90, paragraphe 2 . L' article 90, paragraphe 2, doit en effet être interprété de façon restrictive, et c' est pourquoi il faut se fonder sur les éléments indispensables à l' accomplissement des missions particulières imparties à ces entreprises . Mais on a fait observer, à cet égard, à juste titre, que les missions particulières imparties à la demanderesse par la constitution hellénique touchent surtout le domaine de ses productions propres, mais qu' elles sont secondaires du point de vue de la retransmission d' émissions étrangères . Remarquons encore que l' assouplissement du monopole après la loi de 1989 ( qui permet d' autoriser des émetteurs locaux ) permet sans aucun doute de conclure qu' il est parfaitement possible à la demanderesse d' accomplir les missions particulières qui lui ont été imparties même si elle ne dispose pas d' un double monopole . S' il existait, cependant, d' autres réserves à l' encontre d' émissions étrangères retransmises ( du point de vue, par exemple, de la publicité ), il faudrait retenir, avec la Commission, que l' on peut envisager, à cet égard, des méthodes moins restrictives que l' octroi à la demanderesse d' un monopole de la transmission .

46 . 7 . Il ne nous reste plus qu' à nous pencher sur le problème évoqué dans les neuvième et dixième questions de savoir si le monopole de la télévision détenu par la demanderesse est compatible avec l' objectif ( exprimé dans le préambule du traité CEE et dans son article 2 ) de l' amélioration constante des conditions de vie des peuples européens, et avec l' article 10 de la convention européenne des droits de l' homme .

47 . a ) Sur le premier point, la Commission a fait valoir, à notre avis à juste titre, que les textes cités traduisent seulement les buts du traité CEE et les objectifs poursuivis en créant la Communauté . Ils indiquent donc, tout au plus, des obligations générales des États membres et des organes communautaires, et leur fonction principale est de fournir ainsi des critères d' interprétation qui peuvent être utiles dans le cadre de l' application de dispositions spécifiques concernant des mesures concrètes . De fait, il est difficile de concevoir qu' on puisse tirer des textes cités, et notamment de la partie de l' article 2 qui est expressément mentionnée dans la neuvième question, un élément qui pourrait servir de critère d' appréciation d' un monopole national de la télévision, et qui serait susceptible de fonder des obligations précises des États membres . Même alors, c' est moins le "relèvement accéléré du niveau de vie" qui entrerait en ligne de compte que l' élimination des "barrières qui divisent l' Europe" et la promotion de "relations plus étroites entre les États ( que la Communauté ) réunit ".

48 . b ) En ce qui concerne, d' autre part, l' article 10 de la convention européenne des droits de l' homme ( qui évoque, notamment, la liberté de recevoir des informations ou des idées sans considération de frontières, avec certaines réserves toutefois ), sans doute n' est-il pas besoin de nous attarder davantage sur le point de vue de la demanderesse au principal, selon lequel la norme citée aurait essentiellement pour fonction de garantir l' impartialité des informations, mais n' indiquerait rien quant à la légalité des monopoles de la télévision, qui étaient effectivement très répandus à l' époque de la signature de la convention .

49 . Les règles de la convention doivent être considérées comme partie intégrante de l' ordre juridique communautaire . La directive sur la télévision ( 15 ) indique, à cet égard, que l' article 10, paragraphe 1, de la convention de sauvegarde des droits de l' homme et des libertés fondamentales ratifiée par tous les États membres, appliqué à la diffusion et à la distribution de services de télévision, est aussi une manifestation spécifique en droit communautaire d' un principe plus général, à savoir la liberté d' expression . Ce droit doit donc être respecté par les organes communautaires .

50 . Mais il est clair également que la Cour de justice n' est pas appelée à se prononcer au premier chef sur des violations alléguées ou réelles commises par les États membres à l' encontre des droits de l' homme garantis par cette convention ( c' est l' affaire des organes désignés par la convention européenne des droits de l' homme ); il ne lui revient, en particulier, pas d' examiner si des normes des États membres sont compatibles avec la convention européenne des droits de l' homme ( la jurisprudence l' a clairement établi; on rappellera l' arrêt dans les affaires jointes 60/84 et 61/84 ( 16 )).

51 . Mais si l' on s' en tient au libellé de l' arrêt dans l' affaire 4/73 ( 17 ), selon lequel la convention européenne des droits de l' homme peut également fournir des indications dont il convient de tenir compte dans le cadre du droit communautaire, et si on entend faire valoir cela dans le cadre de l' article 90, paragraphe 2, à propos de l' appréciation de l' intérêt général qui joue un rôle dans les droits exclusifs de télévision, il nous faut bien reconnaître alors, au vu de la pratique de la Commission des droits de l' homme et de la Cour européenne des droits de l' homme au sujet de l' article 10 de la convention appliqué aux monopoles de télévision, qu' elle ne fournit sans doute pas plus d' éléments pour apprécier les monopoles de télévision que ce que nous avons déjà dit sur le principe de la libre prestation des services et sur les dispositions combinées de l' article 90, paragraphe 1, et de l' article 86 .

C - Conclusion

52 . Résumons-nous pour conclure . Il convient, à notre avis, de répondre comme suit à la demande préjudicielle du tribunal de Thessalonique :

"a ) Une loi autorisant un seul opérateur de télévision à détenir le monopole de la télévision sur tout le territoire d' un État membre et à procéder à des transmissions télévisées de toute nature appelle des réserves au regard de l' article 59 du traité CEE ( qui prescrit l' élimination des restrictions à la libre prestation des services ), parce que la conjonction d' un monopole pour les émissions intérieures et d' un monopole pour la retransmission des émissions étrangères peut entraîner une discrimination de ces dernières .

(*) Langue originale : l' allemand .

( 1 ) Arrêt du 30 avril 1974, Giuseppe Sacchi ( 155/73, Rec . p . 409 ).

( 2 ) Arrêt du 12 novembre 1969, Erich Stauder/Ville d' Ulm ( 29/69, Rec . p . 419 ).

( 3 ) Arrêt du 8 juin 1971, Deutsche Grammophon Gesellschaft mbH/Metro-SB-Grossmaerkte GmbH & Co . KG ( 78/70, Rec . p . 487 ).

( 4)4 Arrêt du 26 avril 1988, Bond van Adverteerders e.a./État néerlandais ( 352/85, Rec . p . 2085 ).

( 5 ) Arrêt du 3 février 1976, Pubblico Ministero/Flavia Manghera e.a . ( 59/75, Rec . p . 91 ).

( 6 ) Précitée note 4 .

( 7 ) Arrêt du 18 mars 1980, Procureur du Roi/Marc Debauve e.a . ( 52/79, Rec . p . 833 ).

( 8 ) Voir point 2 ci-avant .

( 9 ) Arrêt du 28 juin 1983, Société coopérative d' amélioration de l' élevage et d' insémination artificielle du Béarn/Lucien Mialocq e.a . ( 271/81, Rec . p . 2057 ).

( 10 ) Arrêt du 4 mai 1988, Corinne Bodson/SA Pompes funèbres des régions libérées ( 30/87, Rec . p . 2479 ).

( 11 ) Directive du Conseil du 21 décembre 1976 portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures ( JO 1977, L 13, p . 1 ).

( 12 ) Arrêt du 11 avril 1989, Ahmed Saeed Flugreisen e.a./Zentrale zur Bekaempfung unlauteren Wettbewerbs ( 66/86, Rec . p . 803 ).

( 13 ) Arrêt du 3 octobre 1985, CBEM/CLT et IBP ( Telemarketing ) ( 311/84, Rec . p . 3261 ).

( 14 ) Arrêt du 21 février 1973, Europemballage Corporation et Continental Can Company/Commission ( 6/72, Rec . p . 215 ).

( 15 ) Voir, à ce sujet, le huitième considérant de la directive 89/552/CEE du Conseil, du 3 octobre 1989 ( JO L 298, p . 23 ).

( 16 ) Arrêt du 11 juillet 1985, Cinéthèque SA e.a./Fédération nationale des cinémas français ( 60/84 et 61/84, Rec . p . 2605 ).

( 17 ) Arrêt du 14 mai 1974, Nold, Kohlen - und Baustoffgrosshandlung/Commission ( 4/73, Rec . p . 491 ).