61988C0068

Conclusions de l'avocat général Tesauro présentées le 30 juin 1989. - Commission des Communautés européennes contre République hellénique. - Manquement - Défaut de constatation et de mise à disposition de ressources propres de la Communauté. - Affaire 68/88.

Recueil de jurisprudence 1989 page 02965
édition spéciale suédoise page 00153
édition spéciale finnoise page 00167


Conclusions de l'avocat général


++++

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . Pour la deuxième fois, la Cour de justice est appelée à statuer dans une affaire dans laquelle la partie défenderesse ne s' est pas constituée ( 1 ). La République hellénique n' a en effet pas présenté, dans le délai prescrit, son mémoire en défense . Par conséquent, par demande du 9 juin, présentée en vertu de l' article 94, paragraphe 1, du règlement de procédure, la Commission, partie requérante, a demandé à la Cour de lui adjuger ses conclusions, suivant lesquelles :

- en omettant de constater, conformément aux articles 1er, 9 et 10 du règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77 ( 2 ) et au règlement ( CEE ) n° 2727/75 ( 3 ), les ressources propres, et plus particulièrement les prélèvements agricoles, s' élevant à 447 053 406 DR, dus sur certains lots de maïs importés d' un pays tiers et de mettre ce montant à la disposition de la Commission à partir du 20 juillet 1986,

- en omettant de verser, conformément aux dispositions de l' article 11 du règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77, les intérêts sur ce montant depuis le 20 juillet 1986 jusqu' au jour du paiement de celui-ci,

- en omettant de procéder, conformément aux articles 1er et 2 du règlement ( CEE ) n° 1697/79 ( 4 ), au recouvrement a posteriori de ce montant,

- en omettant d' engager, conformément à l' article 5 du traité CEE, les procédures administratives et/ou judiciaires appropriées à l' égard de ceux qui ont commis la fraude ou qui ont contribué à celle-ci,

- en omettant de procéder, conformément aux articles 1er et 18 du règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77, aux vérifications et aux enquêtes appropriées ainsi qu' aux mesures de contrôle supplémentaires demandées par la Commission,

la République hellénique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE .

2 . Le cadre normatif . L' article 13, paragraphe 1, du règlement ( CEE ) n° 2727/75, portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales, prévoit que, lors de l' importation, il est perçu un prélèvement égal, pour chaque produit, au prix de seuil diminué du prix caf .

En vertu des articles 1er, 9 et 10 du règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77, les États membres sont tenus de constater et de mettre à la disposition de la Commission les ressources propres des Communautés, parmi lesquelles les prélèvements agricoles, au plus tard le 20 du deuxième mois suivant celui au cours duquel le droit a été constaté .

L' article 11 de ce règlement fixe le taux des intérêts susceptibles d' être perçus en cas de retard dans la mise à disposition des ressources propres .

Conformément à l' article 18 de ce même règlement, les États membres procèdent aux vérifications et enquêtes relatives à la constatation et à la mise à disposition des ressources propres; ils procèdent aux contrôles supplémentaires demandés par la Commission; ils associent cette dernière, à sa demande, aux contrôles effectués et prennent toutes les mesures de nature à faciliter le déroulement de ces contrôles .

L' article 2 du règlement ( CEE ) n° 1697/79 impose enfin aux autorités compétentes de procéder au recouvrement a posteriori des droits non perçus lorsqu' elles constatent que les droits à l' importation ou à l' exportation légalement dus n' ont pas été exigés en tout ou en partie des redevables .

Le système ainsi institué entend garantir que la constatation et la mise à disposition des ressources propres de la Communauté s' effectuent en temps utile, de manière correcte et efficace .

3 . Les faits qui sont à l' origine du recours ainsi que le déroulement de la phase précontentieuse sont relatés dans le rapport d' audience, auquel nous nous permettons de renvoyer . Ces éléments ne seront ci-après rappelés que dans la mesure nécessaire au développement de nos argumentations .

4 . La recevabilité de l' acte introductif d' instance et le déroulement régulier des formalités procédurales, que la Cour est tenue de vérifier conformément à l' article 94, paragraphe 2, du règlement de procédure, ne soulèvent, à notre avis, aucun problème . Il y a donc lieu de procéder dès à présent à l' examen du bien-fondé des conclusions avancées par la requérante .

5 . Par son premier moyen, la Commission, sur la base des données recueillies au cours d' une enquête effectuée sur place en août 1986 et de recherches ultérieures, fait grief à la République hellénique d' avoir omis de constater et de mettre à la disposition de la Commission les prélèvements agricoles dus sur deux cargaisons de maïs d' origine yougoslave importées en Grèce et ultérieurement exportées vers la Belgique en tant que marchandises d' origine grecque .

Les documents officiels relatifs à la première des deux cargaisons litigieuses, transportée par le bateau Alfonsina, attestent que, après avoir embarqué environ 9 000 tonnes de maïs au port grec de Kavala entre le 30 avril et le 7 mai, le navire serait reparti pour Salonique - où les formalités douanières nécessaires auraient été accomplies entre le 8 et le 9 mai - avant de faire cap sur la Belgique .

La Commission est, par contre, parvenue à la conclusion que l' Alfonsina a embarqué du maïs à Koper, en Yougoslavie, entre le 25 avril et le 3 mai, pour ensuite gagner Salonique entre le 8 et le 9 mai - sans toutefois faire escale à Kavala - dans le seul but de "transformer" les documents "yougoslaves" en documents "grecs" par une sorte d' opération magique, dépourvue peut-être d' effets spectaculaires, mais certainement pas d' avantages économiques .

La thèse de la fraude, à la réalisation de laquelle des fonctionnaires grecs auraient participé, se fonde en particulier sur le refus des autorités helléniques d' autoriser certains contrôles qui eussent aisément permis de démontrer la véridicité des attestations desdites autorités; sur la vérification de documents et d' informations fournis "in tempore non suspecto", sur l' analyse de données émanant d' organismes internationaux indépendants, tels que les Lloyd' s et l' International Maritime Bureau; sur la constatation de la falsification de plusieurs documents comportant le cachet de l' Alfonsina et la signature de son capitaine et, enfin, sur les déclarations faites par le capitaine du bateau au moment de son arrivée à Salonique .

6 . Le lieu et la date du second chargement, portant sur 11 000 tonnes de maïs et effectué sur le bateau Flamingo, ne sont pas, en revanche, contestés . La Commission estime toutefois qu' en l' espèce, contrairement à ce qu' attestent les autorités helléniques, le maïs a été transporté de Yougoslavie, par voie ferroviaire, jusqu' au port de Salonique, pour être ensuite embarqué comme maïs grec, sans qu' il ait été procédé à la perception du prélèvement .

Également en ce qui concerne les opérations relatives à ce chargement, la Commission se plaint du refus des autorités helléniques d' autoriser une série de contrôles, parmi lesquels celui du registre du silo de maïs du port de Salonique et de la documentation relative aux mouvements ferroviaires ayant eu lieu au cours de la semaine pendant laquelle on a procédé au chargement du navire .

Le refus opposé au déroulement des contrôles requis, conjointement avec d' autres éléments tels que l' annotation consignée dans le journal de bord du Flamingo, selon laquelle la présence d' insectes dans les wagons du train aurait par deux fois causé l' interruption des opérations de chargement, ont amené la Commission à considérer que le maïs embarqué provenait en réalité de Yougoslavie .

7 . L' examen des éléments soumis à la Cour, que nous venons de rappeler pour l' essentiel et qui sont amplement exposés dans le rapport rédigé par la commission d' enquête, joint au recours, ainsi que l' appréciation du comportement des autorités helléniques au cours de l' enquête, en particulier le refus opposé aux demandes de vérification des documents qui auraient permis de clarifier encore mieux la dynamique des faits litigieux, nous amènent à considérer que la Commission a satisfait en l' espèce à l' obligation qui lui incombe, dans le cadre d' une procédure au titre de l' article 169 du traité, de fournir la preuve du manquement allégué ( 5 ).

Les données recueillies, nombreuses, univoques et fruit d' une enquête méticuleuse, nous amènent à considérer que, dans l' un et l' autre cas, le maïs exporté de Grèce vers la Belgique comme produit d' origine grecque était en réalité d' origine yougoslave .

Dans ces conditions, sans pour autant que cela postule l' inversion de la charge de la preuve et conformément à la jurisprudence de la Cour ( 6 ), il incombait à la République hellénique de contester de manière substantielle et détaillée les éléments indiqués dans le dossier et les conséquences qui en découlent .

8 . Les autorités helléniques se sont au contraire bornées à exciper de façon quelque peu générale, au cours de la phase précontentieuse, de ce que la question faisait l' objet d' une instruction judiciaire et qu' il apparaissait dès lors opportun d' attendre l' issue de la procédure judiciaire elle-même, avant de s' engager dans le sens des mesures proposées par la Commission .

Cette réponse ne peut pas être tenue pour satisfaisante . Certes, les règlements communautaires ne font pas mention de la relation entre les pouvoirs de contrôle relatifs à la constatation des ressources propres, d' une part, et les garanties prévues par les législations nationales pour un bon déroulement des procédures en matière pénale, d' autre part ( 7 ).

Et il est vrai, au surplus, que les États membres restent chargés des poursuites et diligences relatives au recouvrement auprès des redevables ( 8 ).

Toutefois, le fait qu' une procédure judiciaire soit simplement pendante - procédure qui semble d' ailleurs, dans le cas d' espèce, avoir été engagée non par les autorités helléniques, mais par une firme concurrente de la société incriminée et qui ne concerne, semble-t-il, qu' un seul des deux chargements - ne dispense pas par lui-même les autorités d' un État membre dans lequel s' est produite une fraude dans un trafic de marchandises soumises aux prélèvements agricoles de devoir constater et mettre à la disposition de la Commission dans leur intégralité toutes les ressources propres, y compris les sommes éventuellement non perçues .

Les deux actions peuvent en effet poursuivre des fins et avoir des effets partiellement différents, l' une tendant à garantir à la Communauté la mise à disposition en temps voulu des ressources propres, l' autre visant à poursuivre les responsables de la manoeuvre frauduleuse .

Il n' apparaît pas, d' autre part, que les autorités helléniques aient adopté des mesures appropriées en vue de constater les prélèvements frauduleusement éludés ou que l' autorité judiciaire leur ait opposé un éventuel secret de l' instruction, comme dans l' affaire 267/78, précitée, ou encore en quoi la procédure pendante en Grèce serait connexe à la constatation des opérations en cause et empêcherait la constatation des ressources propres apparemment dues .

9 . Qu' il nous soit permis, d' autre part, d' observer que, surtout dans un domaine aussi délicat que celui de la constatation des ressources propres et de la lutte contre les fraudes perpétrées au détriment du budget communautaire, l' obligation de collaboration visée à l' article 5 du traité - article qui, comme l' a justement fait remarquer la Commission dans sa requête, constitue en quelque sorte le fondement et la base de la procédure qui nous occupe -, cette obligation, disions-nous, s' impose aux États membres avec une force particulière, et cela dans le but de permettre à la Communauté de disposer des ressources propres dans les meilleures conditions .

Dans ce secteur, c' est un véritable devoir d' initiative qui incombe à l' État membre et il n' apparaît pas, en l' espèce, que les autorités helléniques aient satisfait à une telle obligation . Elles se sont en effet contentées de renvoyer de manière générale à une procédure pénale en cours, derrière laquelle elles se sont retranchées sans jamais aborder le fond des questions litigieuses .

Le premier grief apparaît donc fondé, de même que le calcul, effectué par la Commission, de la somme frauduleusement éludée apparaît correct .

10 . En son deuxième moyen, la Commission demande à la Cour de censurer le défaut de versement des intérêts échus sur la somme due à partir du 20 juillet 1986 jusqu' au jour du paiement .

Conformément à l' article 11 du règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77 :

"Tout retard dans les inscriptions en compte ... donne lieu au paiement, par l' État membre concerné, d' un intérêt ..."

D' autre part, selon la jurisprudence de la Cour :

"Les intérêts moratoires prévus à l' article 11 du règlement sont dus pour 'tout retard' et sont exigibles quelle que soit la raison pour laquelle l' inscription au compte de la Commission a été faite avec retard" ( 9 ).

Il ne serait pas justifié, en tout état de cause, d' admettre qu' après avoir omis de constater les ressources propres le gouvernement de la République hellénique puisse se prévaloir de son propre comportement aux fins de se soustraire à l' obligation de verser les intérêts prévus en cas de retard .

11 . Tout aussi fondé nous paraît être le grief relatif au défaut de recouvrement a posteriori des prélèvements non perçus, prévu à l' article 2 du règlement ( CEE ) n° 1697/79 .

La faculté de ne pas procéder au recouvrement a posteriori de tels droits, prévu à l' article 5, paragraphe 2, du règlement précité, présuppose en effet l' erreur des autorités compétentes et la bonne foi du débiteur, ainsi que le respect, par ce dernier, de toutes les dispositions prévues en matière de déclaration en douane par la réglementation en vigueur; tous ces éléments nous paraissent faire défaut en l' espèce .

12 . Le quatrième moyen du recours est fondé sur l' article 5 du traité . Par ce moyen, la Commission fait grief aux autorités helléniques de ne pas avoir engagé les procédures administratives et judiciaires qui convenaient à l' encontre des auteurs de la fraude et de ceux qui s' étaient éventuellement rendus coupables de complicité .

Ce grief nous paraît également fondé . L' obligation que l' article 5 du traité impose aux États membres d' adopter toutes mesures générales et particulières propres à assurer l' exécution des obligations découlant du traité ou résultant des actes des institutions communautaires implique en effet le devoir de poursuivre et de sanctionner de manière adéquate les auteurs des violations du droit communautaire de manière à éviter qu' il soit porté préjudice à son efficacité .

Les indications générales fournies par les autorités helléniques au cours de la phase précontentieuse, face aux demandes précises formulées en ce sens par la Commission, ne fournissent pas d' éléments suffisants et ne permettent pas de conclure que le gouvernement hellénique ait satisfait, à suffisance de droit, à cette obligation .

Au contraire, on ne peut pas ne pas constater que, quelque trois années après le déroulement des faits, nous ne savons rien des initiatives prises par les autorités compétentes ni des mesures qui auraient été adoptées; et on ne peut considérer à cet égard comme adéquate la réponse laconique fournie par les autorités helléniques à la suite de l' avis motivé envoyé par la Commission; réponse d' autre part tardive, dans laquelle on se contente de signaler que la documentation pertinente et le rapport envoyé par la Commission ont été transmis à l' autorité judiciaire .

13 . Tout aussi vagues et lacunaires sont les réponses fournies par les autorités helléniques sur les vérifications et les enquêtes effectuées, ainsi que sur les contrôles supplémentaires demandés par la Commission dès le mois de janvier 1987 . Là encore, en dépit des demandes réitérées de la Commission, il ne semble pas que des informations précises aient été fournies sur le déroulement et sur les résultats d' éventuelles recherches .

Force est donc de considérer que le gouvernement de la République hellénique s' est abstenu de procéder aux vérifications et enquêtes appropriées et qu' il n' a pas procédé aux contrôles supplémentaires que la Commission avait demandés au titre de l' article 18 du règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77 .

14 . A la lumière des considérations qui précèdent, nous concluons en proposant à la Cour de :

1 ) déclarer que la République hellénique :

- en omettant de constater, conformément aux articles 1er, 9 et 10 du règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77 et au règlement ( CEE ) n° 2727/75, les ressources propres, et plus particulièrement les prélèvements agricoles, s' élevant à 447 053 406 DR, dus sur certains lots de maïs importés d' un pays tiers et de mettre ce montant à la disposition de la Commission à partir du 20 juillet 1986,

- en omettant de verser, conformément aux dispositions de l' article 11 du règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77, les intérêts sur ce montant depuis le 20 juillet 1986 jusqu' au jour du paiement de celui-ci,

- en omettant de procéder, conformément aux articles 1er et 2 du règlement ( CEE ) n° 1697/79, au recouvrement a posteriori de ce montant,

- en omettant d' engager, conformément à l' article 5 du traité CEE, les procédures administratives et/ou judiciaires appropriées à l' égard de ceux qui ont commis la fraude ou qui ont contribué à celle-ci,

- en omettant de procéder, conformément aux articles 1er et 18 du règlement ( CEE, Euratom, CECA ) n° 2891/77, aux vérifications et aux enquêtes appropriées ainsi qu' aux mesures de contrôle supplémentaires demandées par la Commission,

a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE;

2 ) condamner la République hellénique aux dépens .

(*) Langue originale : l' italien .

( 1 ) L' arrêt du 23 mars 1988 dans l' affaire 105/87, Morabito ( Rec . p . 0000 ), a également été rendu par défaut .

( 2 ) JO L 336, p . 1 .

( 3 ) JO L 281, p . 1 .

( 4 ) JO L 197, p . 1 .

( 5 ) Voir, en dernier lieu, arrêt du 25 avril 1989 dans l' affaire 141/87, Commission/Italie, Rec . p . 0000, point 15 des motifs .

( 6 ) Voir arrêt du 22 septembre 1988 dans l' affaire 272/86, Commission/Grèce, Rec . p . 0000, point 21 des motifs .

( 7 ) Voir arrêt du 10 janvier 1980 dans l' affaire 267/78 Commission/Italie, Rec . p . 31, point 20 des motifs .

( 8 ) Voir arrêt du 5 mai 1977 dans l' affaire 110/76, Pretore di Cento/Ignoto, Rec . p . 851, point 6 des motifs .

( 9 ) Voir arrêt du 22 février 1989 dans l' affaire 54/87, Commission/Italie, Rec . p . 0000, point 12 des motifs; arrêt du 18 décembre 1986 dans l' affaire 93/85, Commission/Royaume-Uni, Rec . p . 4011, point 37; et arrêt du 20 mars 1986 dans l' affaire 303/84, Commission/République fédérale d' Allemagne, Rec . p . 1171, point 17 .