61986C0313(01)

Conclusions de l'avocat général Sir Gordon Slynn présentées le 28 juin 1988. - O. Lenoir contre Caisse d'allocations familiales des Alpes-Maritimes. - Demande de décision préjudicielle: Commission de première instance du contentieux de sécurité sociale des Alpes-Maritimes - France. - Règlement n. 1408/71, article 77 - Paiement des prestations familiales dans un autre État membre. - Affaire 313/86.

Recueil de jurisprudence 1988 page 05391
édition spéciale suédoise page 00683
édition spéciale finnoise page 00703


Conclusions de l'avocat général


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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

A la suite des conclusions que nous avons prononcées dans la présente affaire, la Cour a ordonné la réouverture de la procédure orale, conformément à l' article 61 du règlement de procédure, en vue d' obtenir le point de vue des parties à la procédure nationale, des États membres, du Conseil et de la Commission des Communautés européennes sur la question de savoir si l' article 77 du règlement n° 1408/71 ( ci-après le "règlement ") serait non valide dans la mesure où il serait incompatible avec, notamment, l' article 51 du traité CEE, dès lors qu' il devrait être interprété comme signifiant que seules les allocations familiales, au sens de l' article 1er, sous u ), ii ), du règlement peuvent être "exportées" et non pas les prestations familiales au sens de l' article 1er, sous u ), i ).

Dans nos premières conclusions, nous étions parvenu au point de vue que l' article 77 avait bien cette signification et qu' il était donc invalide pour les motifs exposés dans la deuxième partie du raisonnement de la Cour dans l' affaire 41/84, Pinna/Caisse d' allocations familiales de la Savoie ( Rec . 1986, p . 1, attendus 23 et 24 ). Le système mis en place par l' article 77 s' applique

essentiellement aux travailleurs migrants désireux de retourner dans l' État dont ils sont ressortissants après leur retraite, et, même si c' est rare, à des nationaux tels que M . Lenoir . Ce n' est pas une disposition "de nature à assurer l' égalité de traitement prescrite par l' article 48 du traité" et elle ne représentait donc pas une technique légitime de coordination des régimes nationaux de sécurité sociale au titre de l' article 51 .

Cette solution était celle prônée par le gouvernement italien et combattue par le gouvernement français et la Commission dans les observations qu' ils ont présentées au cours de la première étape de la procédure écrite . Ces trois parties ont présenté des observations allant substantiellement dans le même sens en réponse à la nouvelle question de la Cour . M . Lenoir n' a pas présenté d' observations supplémentaires, pas plus que le Conseil qui a préféré s' en remettre entièrement à la sagesse de la Cour . La seule nouvelle partie ayant présenté des observations est le gouvernement allemand qui estime que, même interprété conformément à la solution exposée dans la question de la Cour, l' article 77 n' en est pas moins valide .

Eu égard à l' hypothèse sur laquelle est fondée la question de la Cour, nous ne réexaminerons pas l' interprétation de l' article 77 . Dans nos premières conclusions, nous nous sommes prononcé contre la tentative d' élargir la notion d' allocations familiales dans un sens contraire au terme "exclusivement" figurant à l' article 1er, sous u ), ii ). Nous n' envisagerons donc que la question de la validité .

Le gouvernement italien affirme que l' article 77 crée une situation plus grave que l' article 73, paragraphe 2, déclaré invalide par la Cour dans l' arrêt Pinna . Conformément à cette dernière disposition, le travailleur migrant résidant en France et dont la famille résidait dans un autre État membre ne pouvait prétendre qu' aux allocations familiales prévues dans ce dernier État et non aux prestations familiales françaises . Au titre de l' article 77, un retraité n' a droit qu' aux allocations familiales de l' État compétent pour lui verser sa pension . Il nous semble toutefois que, dans les deux hypothèses, le travailleur migrant perd son droit aux prestations familiales payables par l' État dans lequel il travaille ou dans lequel il a travaillé . Bien que nous n' admettions pas que l' article 77 produise des résultats plus rigoureux que ceux de l' article 73, paragraphe 2 ( comme le prétend l' Italie ), il nous semble que le gouvernement italien peut à juste titre dire qu' il produit des résultats qui sont tout aussi discriminatoires .

Le gouvernement français souligne que, comme la Cour l' a établi à maintes reprises et notamment dans l' arrêt Pinna, le règlement a pour but, non d' harmoniser les systèmes nationaux de sécurité sociale, mais de les coordonner . Il fait valoir qu' il était donc loisible aux institutions communautaires de prévoir que seules les allocations familiales pourraient être "exportées" et non pas les prestations familiales éventuellement prévues dans les systèmes nationaux . Or, cet argument ne tient pas suffisamment compte du principe énoncé par la Cour dans l' affaire Pinna selon lequel les techniques de coordination dont disposent les institutions communautaires doivent respecter l' obligation supérieure de ne pas créer de discrimination entre les travailleurs migrants et les travailleurs nationaux .

Le gouvernement français et la Commission invoquent l' arrêt dans l' affaire 19/76, Triches/Caisse de compensation pour allocations familiales de la région liégeoise ( Rec.1976, p . 1243 ) dans lequel la Cour n' a pas trouvé de motif permettant de déclarer non valide une disposition analogue à l' article 77 dans le règlement remplacé par le règlement actuel .

Cette affaire portait toutefois sur une allégation différente, à savoir que la disposition en question entraînait des discriminations entre les travailleurs migrants n' ayant travaillé que dans un État membre et ceux ayant travaillé dans plusieurs États membres . Dans un passage essentiel ( attendu 18, p . 1252 ), la Cour a admis que, en adoptant des mesures en application de l' article 51, le Conseil était libre "de choisir à cette effet toute modalité objectivement justifiée, même si les dispositions prises n' aboutissent pas à l' élimination de tout risque d' inégalité entre travailleurs due aux disparités des régimes nationaux en cause ". Il nous semble que des mesures contraires au principe "Pinna" ne sauraient être considérées comme "objectivement justifiées ".

Qui plus est, ni dans la présente affaire ni dans l' affaire Pinna, il ne s' agit de différences quant à la nature ou au niveau de prestations accordées dans chaque État membre . Ainsi, la deuxième partie des déclarations de la Cour dans l' affaire Triches, en ce sens que les dispositions adoptées par le Conseil ne doivent pas nécessairement éliminer toutes les inégalités potentielles résultant de disparités entre les régimes nationaux n' est pas pertinente en l' espèce .

Pour la même raison, la France ne pouvait à notre avis faire fond sur l' affaire Kenny dans ses observations supplémentaires, pas plus que, comme nous l' avons dit dans nos premières conclusions, la Commission ne pouvait le faire dans ses observations d' origine . Il est exact que le principe de non-discrimination établi par le traité recouvre les discriminations à l' intérieur du droit ou de la pratique d' un État et non pas entre États membres, mais l' affaire Pinna porte sur une autre question : l' obligation qui s' impose aux institutions communautaires de ne pas adopter des règles prétendument prises en application de l' article 52 et qui, bien qu' appliquées à première vue sans discrimination fondée sur la nationalité, s' appliquent en fait essentiellement au détriment des travailleurs migrants .

Lors de la deuxième audience, contrairement, croyons-nous, à ses observations initiales, la Commission a affirmé qu' une personne telle que M . Lenoir qui ne s' était pas déplacé en tant que travailleur mais s' était seulement rendu dans un autre État membre après sa retraite, ne pouvait se prévaloir des dispositions du traité relatives à la libre circulation des travailleurs et ne pouvait en conséquence se fonder sur l' article 51 . Nous n' admettons pas cet argument . Comme cela a déjà été dit, il nous semble que, en application de l' article 2 du règlement n° 1408/71 du Conseil, tel qu' il a été modifié, M . Lenoir est une "personne couverte" par le règlement et que sa propre pension de retraite est protégée au titre de l' article 10 du règlement lorsqu' il réside dans un État membre autre que celui dans lequel est situé l' organisme responsable du paiement de cette pension .

La Commission admet toutefois que l' article 77 tel qu' il est peut avoir un effet dissuasif sur la libre circulation des travailleurs : ainsi un travailleur sachant que, s' il se rend dans un autre État membre pour y travailler puis désire retourner dans son État d' origine, il ne recevra pas d' allocations familiales qui dépendent de l' emploi plutôt que de la résidence dans son État d' origine, peut être dissuadé de se rendre dans le premier État . Alternativement, le montant de telles allocations familiales peut être considérablement réduit pour un travailleur qui se rend dans un autre État après avoir été employé dans son État d' origine, puis retourne dans ce dernier État lorsqu' il prend sa retraite . Lui aussi peut hésiter à déménager . Il semble tout aussi bien qu' un retraité qui s' est déplacé en tant que travailleur migrant et qui réside dans un État membre autre que celui qui est compétent pour lui verser sa retraite se trouvera vraisemblablement dans une situation moins favorable que quelqu' un qui reste dans l' État responsable du paiement de prestations familiales .

Il est tout à fait possible que le règlement ait été rédigé de sorte à exclure certaines catégories de travailleurs ou certaines prestations du principe de la possibilité "d' exportation ". La question litigieuse devant la Cour est toutefois de savoir si l' article 77, tel qu' il est, est valide . Il ne nous semble pas possible d' interpréter le règlement de manière différente en fonction du travailleur particulier en cause, pas plus que nous ne pensons qu' il appartient à la Cour de réécrire en fait l' article 77 en déclarant qu' il est valide pour certains travailleurs ou certaines prestations et non valide pour d' autres, et que, en conséquence, bien qu' à certains égards l' article soit incompatible avec l' article 51, il ne l' est pas en ce qui concerne M . Lenoir, de telle sorte qu' on ne doit pas admettre ses prétentions . Si, comme nous le pensons, M . Lenoir est couvert par le règlement, il est admis à contester la validité de l' article invoqué . Si, comme nous l' estimons également, l' article 77 est incompatible avec l' article 51 en ce qui concerne les travailleurs migrants, pour les raisons que nous avons données et pour celles présentées par le gouvernement italien, alors, à notre avis, M . Lenoir a le droit de faire constater l' invalidité de cet article .

La Commission ainsi que les gouvernements français et allemand soulignent que bien des prestations familiales, par opposition aux allocations familiales, sont accordées par référence aux conditions en vigueur dans l' État membre qui les accorde et peuvent dépendre de situations matérielles difficiles à vérifier lorsque le bénéficiaire potentiel réside ailleurs . Lorsqu' elles sont accordées à un bénéficiaire résidant dans un autre État membre, elles peuvent être complètement inappropriées, exorbitantes ou inadéquates selon les conditions locales . Le gouvernement allemand cite l' exemple d' une allocation visant à défrayer le bénéficiaire du coût de l' achat de livres scolaires : elle serait inappropriée si ce dernier résidait dans un pays où les livres scolaires sont fournis gratuitement .

Il pourrait y avoir là un argument pour donner une nouvelle version à l' article 77, bien qu' il convienne de remarquer que l' article 73 qui traite des prestations familiales pour les travailleurs salariés permet à un salarié dont les enfants résident dans un État autre que celui dont la législation lui est applicable de percevoir les prestations familiales fournies par ce dernier État . L' allocation pour les livres scolaires doit être payée lorsqu' elle existe, même si les livres sont fournis gratuitement dans l' État où les enfants résident . Nous ne sommes pas convaincu qu' il serait justifié à cet égard de faire une distinction entre un travailleur et un retraité .

Il convient également de noter que, lors de l' adoption du règlement, on a reconnu que les solutions apportées au problème en cause étaient susceptibles d' être révisées . L' article 99 a la teneur suivante :

"Avant le 1er janvier 1973, le Conseil procède, sur proposition de la Commission, à un nouvel examen de l' ensemble du problème du paiement des prestations familiales aux membres de la famille ne résidant pas sur le territoire de l' État compétent, en vue de parvenir à une solution uniforme pour tous les États membres ."

Cette solution n' a pas encore été atteinte . Dans l' intervalle, la Cour a déclaré l' article 73, paragraphe 2, invalide, dans l' affaire Pinna, pour des raisons qui, à notre avis, s' appliquent également à l' article 77 .

Il nous semble que la Cour a suivi le même raisonnement dans son arrêt du 7 juin 1988 dans l' affaire 20/85, Roviello/Landesversicherungsanstalt Schwaben, dans lequel elle a déclaré invalide le point 15 de la section C ( Allemagne ) de l' annexe VI au règlement . Le droit allemand subordonne le droit à certains types de pension d' invalidité à la nécessité, notamment, que le demandeur ait accompli des périodes d' assurance obligatoire précises, tout en exerçant une activité professionnelle correspondant à des niveaux de savoir-faire et de responsabilité précisés dans des règles développées par les juridictions allemandes ( hautement qualifié, qualifié, spécialisé et non qualifié ).

A côté des qualifications du demandeur, son expérience professionnelle était prise en considération pour déterminer la catégorie dans laquelle il devait être placé . Selon l' interprétation de la Cour, le point 15 prévoyait en réalité que seule l' expérience professionnelle acquise en Allemagne serait prise en considération . La Cour a estimé que, bien que formellement applicable aussi bien aux travailleurs nationaux qu' aux travailleurs migrants, la disposition s' appliquait essentiellement aux travailleurs migrants ayant travaillé dans d' autres États membres . Elle était particulièrement désavantageuse pour les travailleurs migrants qui n' avaient pas été en mesure de trouver en Allemagne un travail correspondant à leurs qualifications . Le point 15 n' était pas de nature à assurer l' égalité de traitement prescrite par l' article 48 du traité et il ne peut donc trouver sa place dans le cadre de la coordination des systèmes nationaux prévue à l' article 51 .

La jurisprudence Roviello confirme l' approche retenue dans l' arrêt Pinna . Des dispositions qui concernent essentiellement les travailleurs migrants et les désavantagent par rapport aux travailleurs nationaux ne sont pas compatibles avec l' article 51 du traité .

Bien que ce problème soit difficile, nous maintenons notre opinion selon laquelle l' article 77 devrait être déclaré invalide pour les motifs que nous avons donnés dans nos premières conclusions et dans les présentes conclusions .

Les parties à la procédure nationale n' ont pas présenté d' observations en réponse à la question de la Cour mais, s' ils ont encouru des frais en relation avec cette question, c' est à la juridiction nationale qu' il appartient de statuer à cet égard . Les frais des gouvernements italien, français et allemand ainsi que ceux de la Commission ne peuvent faire l' objet d' un remboursement .

(*) Traduit de l' anglais .