61986C0012

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 19 mai 1987. - Meryem Demirel contre Ville de Schwäbisch Gmünd. - Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht Stuttgart - Allemagne. - Accord d'association CEE-Turquie - Libre circulation des travailleurs. - Affaire 12/86.

Recueil de jurisprudence 1987 page 03719
édition spéciale suédoise page 00175
édition spéciale finnoise page 00177


Conclusions de l'avocat général


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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . Munie d' un visa valable jusqu' au 9 juin 1984, Mme Meryem Demirel, ressortissante turque, est entrée en République fédérale d' Allemagne le 17 mars 1983, avec son fils, pour rejoindre son mari, de même nationalité, qu' elle avait épousé le 24 août 1981 . Ce dernier était lui-même entré, le 13 septembre 1979, au titre du regroupement familial, sur le territoire fédéral, où il exerce régulièrement une activité salariée .

2 . Malgré les mentions restrictives portées sur le visa, "pas de regroupement familial; vaut uniquement pour visite; l' exercice d' une activité lucrative n' est pas autorisée", la limite dans le temps de l' autorisation de séjour, et en dépit de son engagement pris le 8 juin 1984 de quitter le territoire fédéral le 11 du même mois, Mme Demirel n' est pas retournée en Turquie, au motif qu' elle était enceinte et n' avait ni possibilité d' hébergement ni ressources économiques dans son pays d' origine . Elle a alors fait l' objet d' une décision d' expulsion prise le 28 mai 1985 par la Ville de Schwaebisch Gmuend, avec menace de refoulement au cas où elle n' aurait pas quitté le territoire fédéral le 5 juin suivant au plus tard . Le 12 juin 1985, au motif qu' elle était à nouveau enceinte, elle a formé à l' encontre de cette décision une opposition qui a été rejetée par l' autorité de police compétente le 9 juillet 1985 . Mme Demirel a donc introduit devant le Verwaltungsgericht Stuttgart un recours tendant essentiellement à l' annulation des décisions d' expulsion et de rejet de la réclamation .

3 . Le juge de renvoi a indiqué que les décisions administratives attaquées devant lui étaient conformes à la législation nationale applicable actuellement à pareille situation, en vertu de laquelle, jusqu' au 12 septembre 1987, les règles allemandes relatives au regroupement familial ne pourraient être appliquées au cas de Mme Demirel . L' ordonnance de renvoi retrace l' évolution de la réglementation en cause . Les circulaires du ministre de l' Intérieur du Land Baden-Wuerttemberg des 25 juillet 1966 et 31 janvier 1975 permettaient le regroupement familial lorsque le travailleur étranger avait séjourné légalement trois ans en République fédérale d' Allemagne et qu' il était probable qu' il exercerait de façon prolongée une activité professionnelle sur le territoire de cet État . Toutefois, le même ministre a pris, en 1982, puis 1984, deux nouvelles circulaires pour l' application de la loi fédérale, modifiée à ces dates, concernant les étrangers ( Auslaendergesetz ), la condition de séjour ininterrompu sur le territoire fédéral étant portée à huit années . Il est donc intervenu une aggravation des règles en la matière . Ainsi, la famille de Mme Demirel ne peut-elle plus, en vertu de la réglementation nationale, prétendre à un tel regroupement qu' à partir du 13 septembre 1987, ce dont tient compte la décision d' expulsion attaquée devant le juge au principal, puisque son effet est limité au 12 septembre 1987 .

4 . Ce cas n' est pas isolé . La même juridiction nationale vous interroge pour la deuxième fois . En effet, c' est elle qui vous avait soumis une affaire similaire 268/85, Bozdag/Stadt Backnang, qui a fait l' objet d' un désistement au principal . Il s' agissait alors de l' aggravation des conditions de durée du mariage pour que l' épouse d' un travailleur turc régulièrement établi en République fédérale d' Allemagne puisse prétendre rester auprès de lui . Les mêmes questions étaient posées, relatives, d' une part, à l' applicabilité directe des articles 12 de l' accord d' association entre la CEE et la Turquie et 36 de son protocole additionnel, en liaison avec l' article 7 de l' accord ( 1 ), d' autre part, au contenu de la notion de libre circulation utilisée dans l' accord par rapport aux droits du conjoint et des enfants d' un travailleur turc installé dans un État membre de la Communauté .

5 . Mais une question préalable a été abordée au cours de la présente procédure, relative aux conséquences qu' il y aurait lieu de tirer de la nature mixte de l' accord . L' analyse à laquelle a procédé sur ce point le juge de renvoi, l' a conduit finalement à conclure que cette particularité, tant au regard de votre jurisprudence que des règles du traité, n' avait pas d' incidence sur la nature communautaire de l' accord en cause . Il n' a donc pas formulé de question à cet égard . En revanche, sans contester que la Cour puisse être saisie en interprétation de tout accord externe auquel est partie la Communauté, les gouvernements allemand et britannique ont, dans leurs observations écrites, contesté cette conception . Ils estiment qu' il ne vous appartient pas d' interpréter des dispositions concernant un domaine, celui de la circulation des travailleurs, qui ressortirait à la compétence exclusive des États membres . En effet, s' agissant, selon eux, d' engagements de droit international public et non d' "actes des institutions de la Communauté" au sens de votre arrêt Haegeman ( 2 ), l' article 177 ne trouverait pas à s' appliquer . Pareille interprétation ne contrecarrerait pas, selon le gouvernement allemand, les objectifs de l' accord et n' en compromettrait pas le fonctionnement adéquat, dans la mesure où son exécution incombe au conseil d' association institué par l' article 6 . Son interprétation uniforme serait, ajoute le gouvernement britannique, assurée grâce aux dispositions de son article 25, qui confère à ce conseil le pouvoir de régler, sur saisine d' une des parties contractantes, les différends relatifs à son interprétation ou à son exécution, ou d' en saisir lui-même la Cour de justice . Contrairement à ces deux gouvernements, la Commission, tout en admettant qu' il serait "illogique" de soumettre des dispositions relevant de la compétence des seuls États membres au contrôle de la Cour, soutient que la matière en cause entre bien dans un domaine où la Communauté possède, en vertu de l' article 238 du traité, une compétence propre pour conclure des accords externes .

6 . Au cours des débats, l' incidence de la réponse à ce préalable a été considérée comme négligeable par les représentants des États membres qui l' avaient soulevé . S' agissant d' un problème aussi fondamental que celui de votre compétence d' interprétation, il ne nous est pas paru possible de nous borner à prendre acte de cette évolution et nous avons cru devoir lui consacrer les premiers développements qui suivent .

I - Sur la compétence quant à l' interprétation de l' accord

7 . La question de compétence qui se pose en l' occurrence résulte du fait non pas que les dispositions en cause trouvent leur place dans un accord conclu avec un État tiers, mais de la nature mixte de l' accord liant à cet État non seulement la Communauté, mais aussi les États membres, la première et les seconds agissant conjointement dans l' exercice de leurs compétences respectives .

8 . "Créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie", l' accord d' Ankara a été conclu "conformément à l' article 238 du traité instituant la Communauté économique européenne ". L' article 228 concernant tous les cas d' accords externes conclus par la Communauté lui est donc applicable . Plusieurs de vos arrêts, dont certains étaient relatifs à des accords mixtes, ont permis de dégager des principes qu' il conviendra de rappeler . Mais cette matière étant de nature à pouvoir susciter d' autres développements, il y aura lieu de rechercher si la réponse à la question d' espèce peut être trouvée dans vos arrêts antérieurs ou si elle appelle une nouvelle étape jurisprudentielle .

9 . S' agissant, à propos de l' importation de vins helléniques, d' interpréter l' accord d' Athènes ( 3 ) à caractère mixte, vous avez, dans l' arrêt Haegeman/État belge, jugé

"que l' accord d' Athènes a été conclu par le Conseil, conformément aux articles 228 et 238 du traité ...;

que cet accord est dès lors, en ce qui concerne la Communauté, un acte pris par l' une des institutions de la Communauté, au sens de l' article 177, alinéa 1, sous b );

que les dispositions de l' accord forment partie intégrante, à partir de l' entrée en vigueur de celui-ci, de l' ordre juridique communautaire;

que, dans le cadre de cet ordre juridique, la Cour est dès lors compétente pour statuer à titre préjudiciel sur l' interprétation de cet accord ".

10 . Dans ses conclusions prononcées à l' occasion de l' affaire Bresciani ( 4 ), relative à la convention de Yaoundé de 1963, qui était aussi un accord mixte, M . l' avocat général Trabucchi, relevant certaines "réserves" suscitées par l' arrêt Haegeman "dans la mesure où l' interprétation à titre préjudiciel par la Cour de la convention dépassait le cadre de l' interprétation ou du contrôle de la validité d' un acte communautaire", a néanmoins considéré que, s' agissant de conventions internationales souscrites par la Communauté dans le cadre de l' article 228 du traité et liant également chaque État membre, il était nécessaire de "prendre en considération, à titre accessoire, la convention *... afin de préciser l' obligation communautaire de l' État, qui est fondée sur le traité et qui se trouve matériellement définie dans les conventions qui lient la Communauté ". Et il ajoutait que "la définition de la portée d' une obligation communautaire à la charge de l' État est toujours une question d' interprétation du droit communautaire" ( 5 ). Dans l' arrêt faisant suite à ces conclusions, vous avez interprété certaines dispositions de la convention précitée non sans avoir relevé

"qu' elle ( avait ) été conclue non seulement au nom des États membres, mais aussi au nom de la Communauté qui, par conséquent, sont liés en vertu de l' article 228 ".

11 . Votre arrêt Kupferberg n' est pas relatif à un accord mixte, mais il y a été fait, à plusieurs reprises, référence au cours de la procédure . Après avoir rappelé le pouvoir conféré par le traité CEE aux institutions de conclure des accords avec des pays tiers et des organisations internationales, et les dispositions de l' article 228, paragraphe 2, en vertu duquel les États membres sont liés par ces accords au même titre que les institutions, vous y énoncez :

- que les dispositions nécessaires à la mise en oeuvre d' un accord de ce type "dépendent tantôt des institutions communautaires, tantôt des États membres, selon l' état actuel du droit communautaire, dans les domaines touchés par les dispositions de l' accord" ( 6 );

- que, "en assurant le respect des engagements découlant d' un accord conclu par les institutions communautaires, les États membres remplissent une obligation non seulement par rapport au pays tiers concerné, mais également et surtout envers la Communauté qui a assumé la responsabilité de la bonne exécution de l' accord" ( 7 );

- que, compte tenu du caractère communautaire de ces dispositions, leurs effets dans la Communauté ne sauraient varier "selon que leur application incombe *... aux institutions communautaires ou aux États membres et, dans ce dernier cas", selon les dispositions internes de chacun de ces États, qu' il "incombe ( dès lors ) à la Cour, dans le cadre de sa compétence pour interpréter les dispositions des accords, d' assurer leur application uniforme dans toute la Communauté" ( 8 ).

12 . Votre jurisprudence est très nette quant au caractère communautaire de l' obligation mise à la charge des États membres de respecter les accords externes conclus par la Communauté et à la mission vous incombant dans le cadre de votre compétence d' en interpréter les dispositions en vue de leur application uniforme . Elle ne définit pas pour autant un critère de compétence, ni n' exclut expressément l' hypothèse dans laquelle une disposition, introduite dans un accord mixte, pourrait, en raison de sa nature même ou d' une réserve expresse contenue dans l' accord, échapper à votre compétence d' interprétation .

13 . La solution, en l' espèce, du problème de votre compétence ne nous paraît pas pour autant nécessiter l' élaboration d' une théorie générale en la matière . Certes, celle-ci aurait son utilité . Les actes en cause ont une nature conventionnelle . Les parties contractantes pourraient, dès lors, y greffer des clauses à caractère exclusivement bilatéral concernant, dans les rapports liant un État membre à l' État tiers, des matières échappant à l' emprise du droit communautaire . Le caractère évolutif du partage des compétences entre la Communauté et les États membres est, au demeurant, un facteur supplémentaire de complexité eu égard à la forme mixte de l' accord . Cette dernière est parfois critiquée, mais il faut reconnaître qu' elle a permis la conclusion de conventions internationales qui, sans elle, auraient difficilement pu aboutir .

14 . En l' espèce, il faut relever que les dispositions en cause s' inscrivent dans un accord d' association fondé sur la volonté d' "établir des liens de plus en plus étroits entre le peuple turc et les peuples réunis au sein de la Communauté économique européenne", dans la perspective d' une adhésion ultérieure de la Turquie à la Communauté . Ces constatations permettent déjà de qualifier cet accord, pris sur le fondement de l' article 238, d' acte pris par une institution au sens de l' article 177 du traité CEE . Lorsqu' une telle convention intervient en vue d' une adhésion, la Communauté doit nécessairement se voir reconnaître les pouvoirs conventionnels externes les plus étendus pour couvrir tous les domaines d' activité visés par le pacte communautaire . A lui seul et sans recourir aux compétences implicites que vous avez reconnues à la Communauté par votre arrêt AETR et votre avis 1/76 ( 9 ), l' article 238 fonde une compétence externe expresse et spécifique qui doit s' exercer en fonction de l' objectif poursuivi et des intérêts communautaires . On ne saurait concevoir cette compétence de façon restrictive . Tant la "déclaration interprétative relative à la définition de la notion de 'parties contractantes' ..." figurant en annexe I de la décision du Conseil de la Communauté du 23 décembre 1963, portant conclusion de l' accord CEE-Turquie ( 10 ), qui renvoie aux dispositions du traité et à l' évolution des attributions respectives de la Communauté et des États membres, que votre jurisprudence sur les compétences externes conduisent à admettre que la compétence internationale de la Communauté doit être conçue de façon large en tenant compte des évolutions en la matière . Insistons toutefois sur le fait que nous limitons cette analyse aux seuls accords en vue d' une adhésion . On sait, en effet, que, même fondés sur l' article 238, certains accords ont fait l' objet de discussions sur leur véritable nature, les États tiers cocontractants contestant eux-mêmes la qualité d' associés ( 11 ), ce qui doit inciter à une très grande prudence dans leur interprétation . Mais puisqu' il s' agit, dans un accord en vue de l' adhésion, de procéder à un rapprochement des ordres économiques et juridiques, afin d' aboutir, si l' objectif se réalise, à une "acceptation intégrale" par l' État tiers associé des obligations résultant du traité instituant la Communauté ( 12 ), il est nécessaire que toutes les matières qui feront en principe l' objet de cette acceptation soient appréhendées par l' accord dans une perspective communautaire et puissent être interprétées en vue de leur application uniforme . Au coeur de cette compétence se situent évidemment les libertés fondamentales nécessaires à l' instauration d' un marché commun, parmi lesquelles la libre circulation des travailleurs . En l' occurrence, les dispositions en cause engagent indistinctement les États membres à cet égard . Elles entrent d' autant plus dans le champ de compétence communautaire qu' elles peuvent avoir une incidence sur la libre circulation intracommunautaire des travailleurs ressortissants de la Communauté .

15 . Dès lors, en l' absence d' une réserve exclusive de compétence dans l' accord et indépendamment des prérogatives respectives quant à la mise en oeuvre de ces dispositions, celles-ci, tant par leur nature que par leur portée, ressortissent, eu égard aux principes dégagés par votre jurisprudence, à la compétence d' interprétation de votre Cour, en vue, notamment, d' en assurer l' application uniforme . Cette analyse ne nous paraît pas pouvoir être remise en cause par la disposition de l' article 25 de l' accord, qui ne confère compétence au conseil d' association qu' en cas de conflit interétatique, selon une procédure qu' il y avait lieu de prévoir expressément en vue de régler d' éventuels différends dont votre Cour ne pouvait être saisie par l' État tiers .

II - Sur les questions préjudicielles

16 . Si la procédure écrite a révélé des divergences quant à la compétence, elle traduit, ce que l' audience a confirmé, une totale convergence quant à l' orientation de la réponse qu' il convient de donner au juge a quo . En substance, il vous est suggéré de dire qu' aucun effet direct ne s' attache aux dispositions en cause . Disons d' emblée que telle est également notre conviction .

17 . Depuis votre arrêt Pabst et Richarz ( 13 ), il ne fait aucun doute qu' un accord d' association peut produire un effet direct . Statuant en matière préjudicielle sur une disposition de l' accord d' Athènes de 1961, vous avez, eu égard notamment à l' objet et à la nature de ce dernier, dit pour droit que la disposition concernée comportait "une obligation claire et précise, qui n' est subordonnée, dans son exécution et ses effets, à l' intervention d' aucun acte ultérieur ".

18 . De façon plus générale, il résulte de votre jurisprudence ( 14 ) que, pour reconnaître à un accord externe un effet direct, vous recherchez, comme pour l' application de normes communautaires stricto sensu, les caractéristiques de la disposition à appliquer . Mais, alors qu' en droit communautaire la volonté des parties contractantes d' attribuer par les traités des droits subjectifs est, maintenant, considérée comme toujours acquise, l' applicabilité directe dépendant seulement du caractère précis et complet de la norme à appliquer, pareille intention ne peut être présumée pour l' application d' un accord international ( 15 ). Ainsi, en pareille matière, vous commencez par vérifier si la "nature" et "l' économie de l' accord" font obstacle à l' invocabilité directe d' une de ses stipulations . Pour répondre ensuite à la question de savoir "si une telle stipulation est inconditionnelle et suffisamment précise pour produire un effet direct", vous considérez qu' il faut d' abord l' analyser "à la lumière tant de l' objet et du but de cet accord que de son contexte" ( 16 ).

19 . Compte tenu de votre jurisprudence Pabst et Richarz, précitée, il y a lieu de procéder à l' examen des dispositions combinées des articles énumérés dans la première question préjudicielle, pour rechercher si, dans les conditions ci-dessus rappelées, elles comportent une obligation de standstill directement applicable . Dans l' affirmative, il y aura lieu de rechercher si, pour reprendre les termes de la seconde question du juge de renvoi, "la notion de libre circulation au sens de l' accord d' association *... s' étend également au regroupement familial ".

20 . Rappelons le texte des dispositions en cause . Dans le chapitre 3 du titre II, relatif à la "mise en oeuvre de la phase transitoire" de l' accord, l' article 12 énonce :

"Les parties contractantes conviennent de s' inspirer des articles 48, 49 et 50 du traité instituant la Communauté pour réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre elles ."

L' article 36 du protocole additionnel ( ci-après "article 36*P ") dispose que

"la libre circulation des travailleurs entre les États membres de la Communauté et la Turquie sera réalisée graduellement conformément aux principes énoncés à l' article 12 de l' accord d' association, entre la fin de la douzième et de la vingt-deuxième années après l' entrée en vigueur dudit accord .

Le conseil d' association décidera des modalités nécessaires à cet effet ".

Quant à l' article 7 de l' accord, situé dans le titre I qui en énonce les "principes", il est ainsi libellé :

"Les parties contractantes prennent toutes les mesures générales ou particulières propres à assurer l' exécution des obligations découlant de l' accord .

Elles s' abstiennent de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts de l' accord ."

21 . Analysons tout d' abord les articles 12 et 36*P . L' article 12 marque la volonté de réaliser par étapes, au cours de la phase transitoire, la libre circulation des travailleurs dans l' esprit des dispositions des articles 48 à 50 du traité CEE, dont la lettre n' est pas reprise . C' est dire déjà que les règles applicables en la matière ne seront pas nécessairement identiques à celles édictées par les articles précités . Le renvoi aux articles 48 à 50 du traité a un caractère simplement indicatif . On ne trouve en conséquence dans l' article 12 aucune obligation claire, précise et inconditionnelle . Cette disposition, à caractère purement programmatique, ne saurait dès lors avoir d' effet direct .

22 . L' article 36 P ne peut que conforter cette analyse . Son alinéa 2 confère, en effet, au conseil d' association compétence exclusive pour décider des "modalités nécessaires" à la réalisation graduelle des principes énoncés à l' article 12 . Or, cette instance qui se prononce à l' unanimité ( 17 ) n' a pris aucune disposition à cet effet, à l' exception de celles relatives aux travailleurs turcs "appartenant au marché régulier de l' emploi d' un État membre" et "aux ressortissants des États membres appartenant au marché régulier de l' emploi en Turquie" ( 18 ). Seules des mesures prises par application de l' article 36*P, alinéa 2, auraient été de nature à donner un contenu concret à la disposition de l' article*12 .

23 . Dès lors que l' article 12 ne saurait à lui seul créer un droit au contenu précis, il n' est pas possible, même après l' échéance prévue pour la phase transitoire - le 30 novembre 1986 - de considérer que, en l' absence de décision nécessaire du conseil d' association, une quelconque force obligatoire relative à la libre circulation puisse être inférée de l' accord . L' "écoulement du temps", pour reprendre l' expression de la Commission, n' a pas ici de portée juridique . La réalisation graduelle est fonction d' accords politiques conclus en conseil d' association . L' absence de telles décisions en la matière, traduisant la difficulté des parties contractantes pour parvenir à une entente, exclut l' application de textes sans contenu clairement défini . Toute autre solution serait d' ailleurs incompatible avec la nature consensuelle d' une convention internationale et le caractère évolutif de la réalisation de l' accord qu' elle contient . Il résulte de ces constatations que les articles 12 et 36*P ne sont pas constitutifs de droits, mais fixent seulement des objectifs et des procédures propres à leur réalisation . Des droits ne peuvent résulter que de mesures concrètes, prises selon des "procédures particulières", au sens de l' article 238 du traité CEE . En conséquence, il ne saurait résulter aucun effet direct des dispositions précitées de l' accord, relatives à la libre circulation .

24 . Une autre conséquence peut en être tirée . A supposer que l' article 7 de l' accord puisse constituer une clause de standstill, on conçoit difficilement que celle-ci produise effet quant à une libre circulation dont le contenu n' est pas définissable à une échéance précise . L' importance que lui a donnée le juge de renvoi provient du fait qu' il a considéré que l' accord aurait eu pour but essentiel la réalisation de la libre circulation . Or, les textes qui lui sont consacrés font partie d' "autres dispositions de caractère économique" concourant à la réalisation des objectifs fixés d' une manière générale à l' article 2 et, pour la période transitoire, à l' article 4 de l' accord . Sans portée spécifique, le principe de l' article 7 institue une obligation générale à la charge des parties contractantes qui ne peut avoir d' effet qu' en liaison avec d' autres dispositions .

25 . Sa similitude avec l' article 5, paragraphe 2, du traité, relevée par la Commission et le gouvernement allemand, commande de faire un rapprochement avec les règles que vous avez dégagées pour l' application de ce dernier texte . Il résulte de votre jurisprudence que l' article 5, paragraphe 2, ne s' est vu conférer certains effets que lorsqu' existaient par ailleurs des éléments de concrétisation permettant de définir les mesures auxquelles il ne pourrait être porté atteinte, même si, dans certains cas, il ne s' agissait que "d' éléments de droit *... fragmentaires" ou de simples propositions ou mesures intérimaires, mais constituant "le point de départ d' une action communautaire concertée" ( 19 ). Dans un cas comme celui de l' espèce, il ne peut être procédé à pareille constatation, le régime de la libre circulation des travailleurs issu de l' accord d' Ankara restant à définir .

26 . Le rapprochement des dispositions prises en matière, d' une part, de libre circulation des travailleurs, d' autre part, de liberté d' établissement et de libre prestation de services, objets respectivement des articles 13 et 14 de l' accord, vient au renfort de cette analyse . Aux termes de ces deux articles, les parties contractantes "conviennent" également de s' inspirer des articles correspondants du traité "pour éliminer entre elles les restrictions" aux libertés en cause . Mais, si l' article 36*P est rédigé dans les termes ci-dessus rappelés, l' article 41 du même protocole prévoit expressément en son paragraphe 1 une clause de standstill par laquelle

"les parties contractantes s' abstiennent d' introduire entre elles de nouvelles restrictions à la liberté d' établissement et à la libre prestation des services ".

Certes, il faut user avec prudence du raisonnement a contrario . Encore faudrait-il, pour envisager de conférer à l' alinéa 2 de l' article 7 un effet de standstill, qu' il puisse s' appliquer à une obligation aux contours définis, ce qui, nous l' avons dit, n' est pas le cas des dispositions des articles 12 et 36*P précités .

27 . La seconde question, relative au regroupement familial, ne paraît donc pas appeler de réponse spécifique . Nous lui consacrerons néanmoins quelques développements pour le cas où vous estimeriez nécessaire d' éclairer le juge a quo à cet égard . Il faut souligner qu' il ne s' agit pas ici de la libre circulation des travailleurs en tant que telle, mais du regroupement familial qui est destiné à la faciliter . Comme cela a été rappelé au cours de la procédure, le droit au regroupement des familles des travailleurs ressortissants de la Communauté a dû faire l' objet d' une disposition expresse, l' article 10 du règlement du Conseil n°*1612/68, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l' intérieur de la Communauté ( 20 ). En l' absence d' une disposition analogue contenue dans l' accord ou prise pour son exécution par le conseil d' association, un tel droit ne saurait être considéré comme implicitement consacré . Même dans le cadre des prescriptions de l' article 8 de la convention européenne des droits de l' homme, il a été relevé au cours de la procédure que la Cour de Strasbourg a, dans une affaire Abdulaziz ( 21 ), jugé, de façon générale, que les États ne sont pas tenus, en vertu de ce texte, d' accepter sur leur territoire l' installation de conjoints non nationaux . Si le regroupement familial est bien un élément nécessaire à la réalisation de la mise en oeuvre de la libre circulation des travailleurs, il ne devient un droit qu' après mise en oeuvre de la liberté qu' il conditionne et adoption d' une disposition particulière le concernant . Dans un accord où toute démarche à cet égard est graduelle et progressive, il appartient à l' instance compétente de décider à quel moment et dans quelles conditions cet objectif doit être réalisé .

28 . Le juge a quo s' interroge visiblement sur les conséquences qui pourraient résulter du fait qu' en l' espèce la requérante au principal est l' épouse d' un travailleur turc "licitement installé" dans un pays de la Communauté . Il faut ici revenir à la décision 1/80 du conseil d' association . Celle-ci, dans son article 7, vise les membres de la famille du travailleur turc régulièrement employé dans l' État membre "qui ont été autorisés à le rejoindre ". L' article 13 de la même décision comporte une clause de standstill qui dispose que

"les États membres de la Communauté et la Turquie ne peuvent introduire de nouvelles restrictions concernant les conditions d' accès à l' emploi des travailleurs et des membres de leur famille qui se trouvent sur leurs territoires respectifs en situation régulière en ce qui concerne le séjour et l' emploi ".

Cette clause est relative à l' accès à l' emploi et non au regroupement familial . Elle subordonne le séjour des membres de la famille à une autorisation délivrée par les autorités compétentes des États parties à l' accord . Elle ne saurait donc être interprétee comme couvrant un droit au regroupement familial tel que celui prévu par le règlement n°*1612/68 .

III - Conclusion

29 . Nous vous suggérons donc de dire pour droit que

"en l' état actuel des mesures prises pour leur mise en oeuvre, les dispositions combinées des articles 12 de l' accord du 12 septembre 1963, créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, et 36 du protocole additionnel du 23 novembre 1970, en liaison avec celles de l' article 7 de l' accord précité, n' instituent pas à la charge des États membres une quelconque interdiction, directement applicable dans leur ordre juridique interne, d' introduire de nouvelles restrictions au regroupement des familles des travailleurs turcs y occupant régulièrement un emploi ".

( 1 ) Accord dit "d' Ankara" du 12 septembre 1963, entré en vigueur le 1er décembre 1964 ( décision 69/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963, JO 217 du 29.12.1964 ), complété par un protocole additionnel du 23 novembre 197O, entré en vigueur le 1er janvier 1973 ( JO L*293 du 29.12.1972, p.*1 ).

( 2 ) Arrêt du 3O avril 1974, 181/73, Rec . p.*449, points 3 à*6 .

( 3 ) Accord créant une association entre la CEE et la Grèce, conclu le 9 juillet 1961, JO 26 du 18.2.1963, p.*293 .

( 4 ) Arrêt 87/75, précité .

( 5 ) Souligné par nous .

( 6 ) Point 12, souligné par nous .

( 7 ) Point 13, souligné par nous .

( 8 ) Point 14, souligné par nous .

( 9 ) Arrêt du 31 mars 1971, Commission/Conseil, 22/70, Rec . p.*263; avis 1/76 du 26 avril 1977, Rec . p.*741 .

( 10 ) JO du 29.12.1964, p.*3685, annexe I, p.*3700 .

( 11 ) Flaesch-Mougin, C .: "Les accords externes de la CEE . Essai d' une typologie", thèse 1979, p.*67 .

( 12 ) Article 28 de l' accord d' Ankara .

( 13 ) Arrêt du 29 avril 1982 dans l' affaire 17/81, Rec . p.*1331 .

( 14 ) Entre autres, affaires 87/75, Bresciani, et 104/81, Kupferberg, précitées .

( 15 ) Voir Tagaras, H . N .: "L' effet direct des accords internationaux de la Communauté", Cahiers de droit européen 1984, n°s*1 et*2, p.*15, notamment p.*24 et suiv .

( 16 ) Affaire 104/81, Kupferberg, points 22 et 23 .

( 17 ) Article 23 de l' accord .

( 18 ) Décision 1/80 du conseil d' association du 19 septembre 1980, article*6 .

( 19 ) Arrêt du 5 mai 1981, Commission/Royaume-Uni, 804/79, Rec . p.*1045, points 23 et*28 des motifs .

( 20 ) JO L 257 du 19.10.1968, p . 2 .

( 21 ) Arrêt de la CEDH du 28 mai 1985, série A, n°*95 .