CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JOSÉ LUIS DA CRUZ VILAÇA

présentées le 2 octobre 1986 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. 

Vous êtes appelés à vous prononcer dans le cadre d'un recours en manquement introduit par la Commission contre le royaume de Belgique dans le but de faire constater que cet État membre a transposé de manière incomplète dans son ordre juridique les dispositions de la directive 78/319/CEE du 20 mars 1978 relative aux déchets toxiques et dangereux ( 1 ).

2. 

Cette directive du Conseil prise sur la base des articles 100 et 235 du traité CEE a pour but de supprimer les facteurs d'inégalité entre les conditions de concurrence, dus à la disparité des dispositions applicables ou en cours d'élaboration dans les différents Etats membres en matière d'élimination des déchets toxiques et dangereux et, d'autre part, d'établir certaines dispositions spécifiques relevant d'une politique communautaire dans le domaine de la protection du milieu et de l'amélioration de la qualité de la vie.

Les États membres sont tenus de prendre les mesures appropriées « pour promouvoir de façon prioritaire la prévention, le recyclage et la transformation des déchets » (article 4), et il leur incombe également d'« assurer que les déchets toxiques et dangereux seront éliminés sans mettre en danger la santé de l'homme et sans porter préjudice à l'environnement » (article 5, paragraphe 1). Les États membres devront, par conséquent, prendre les mesures nécessaires pour « interdire l'abandon, le rejet, le dépôt et le transport incontrôlés de déchets toxiques et dangereux, ainsi que leur cession à des installations, établissements ou entreprises autres que ceux visés à l'article 9, paragraphe 1 » (article 5, paragraphe 2), et désigner ou établir « la ou les autorités compétentes chargées, dans une zone déterminée, de planifier, d'organiser, d'autoriser et de superviser les opérations d'élimination des déchets toxiques et dangereux » (article 6).

En outre, les États membres doivent instaurer une série de dispositions applicables aux opérateurs économiques qui produisent, détiennent, éliminent ou transportent ces déchets.

Les États membres auraient dû adopter les mesures nécessaires pour se conformer à cette directive dans un délai de vingt-quatre mois à compter de sa notification. Le royaume de Belgique aurait donc dû s'acquitter des obligations qui lui incombaient le 22 mars 1980 au plus tard.

Par une lettre du 2 mai 1980, le gouvernement belge a informé la Commission que, en vertu d'une législation nationale déjà en vigueur avant la notification de la directive ( 2 ), son système juridique était conforme aux obligations résultant de celle-ci, à l'exception d'une liste dont la procédure d'adaptation était en cours.

La Commission ne ľa pas entendu ainsi et, après interpellation du gouvernement belge, estimant que celui-ci n'avait pas fourni de justifications pertinentes, elle a finalement émis un avis motivé au sens de l'article 169 du traité CEE. La Belgique n'ayant pas réagi dans les délais impartis à l'injonction qu'elle lui avait adressée, la Commission a finalement saisi la Cour d'un recours contre cet État membre pour manquement aux obligations qui lui incombent en vertu de normes du droit communautaire.

La Commission reprend dans sa requête les termes de l'avis motivé qu'elle a émis, accusant concrètement l'État membre défendeur de manquement à l'article 14, paragraphes 1 et 2, de la directive 78/319/CEE du Conseil.

3. 

L'article 14, paragraphe 1, de cette directive établit ce qui suit:

« Toute installation, tout établissement ou toute entreprise qui produit, détient et/ou élimine des déchets toxiques et dangereux doit:

tenir un registre indiquant la quantité, la nature, les caractéristiques physiques et chimiques, l'origine, les méthodes et sites d'élimination et les dates de réception et de cession des déchets,

et/ou fournir ces indications aux autorités compétentes à la demande de ces dernières. »

Tant dans son avis motivé que dans sa requête, la Commission semble considérer que l'un des aspects du manquement de l'État belge à cette disposition de la directive réside dans le fait que cet État membre n'a pas prévu, dans sa législation, de mettre à la charge des installations, établissements ou entreprises qui produisent, détiennent et/ou éliminent des déchets toxiques et dangereux, l'obligation de tenir un registre contenant un ensemble d'indications.

Toutefois, l'article 14, paragraphe 1, prévoit que l'obligation de tenir un registre contenant des indications déterminées ou de fournir ces indications aux autorités compétentes à la demande de ces dernières est imposée de façon cumulative ou alternative (« et/ou »).

Invitée par la Cour à éclaircir sa position sur ce point, la Commission a rectifié ses griefs à ce sujet, considérant néanmoins que l'obligation de tenir un registre constitue le moyen le plus efficace d'atteindre les objectifs de la directive.

Cette conviction ne ressort pourtant pas du texte de la directive, et c'est pourquoi la Commission a seulement maintenu ses griefs sur le fait que l'État belge, en optant pour l'obligation de déclaration prévue à l'article 14, paragraphe 1, deuxième tiret, de la directive, ne fait pas obligation aux opérateurs économiques visés de fournir toutes les indications exigées au sujet du registre sous le premier tiret de ce même paragraphe.

Il faut en conclure que les articles 17 et 18 de l'arrêté royal du 9 février 1976 ne satisfont que de manière incomplète aux obligations résultant de la directive. En effet, si ces dispositions de la législation belge énoncent une obligation de déclaration annuelle, mensuelle ou cas par cas, elles n'exigent pas que les déclarations qui doivent être présentées contiennent toutes les indications mentionnées à l'article 14, paragraphe 1, premier tiret. Effectivement, il est clair que la législation nationale n'exige des opérateurs économiques aucune indication sur les caractéristiques physiques et chimiques des déchets ni sur les dates de réception et de cession de ces déchets; il est moins évident que la mention du lieu d'élimination des déchets fasse défaut, puisque l'article 18 de l'arrêté royal fait référence à la « destination » de ces déchets, mais la formule est imprécise et laisse subsister là aussi un doute sur le caractère complet de la transposition de la directive dans la législation belge.

D'autre part, la législation belge prévoit seulement que les déclarations incluront des renseignements relatifs aux méthodes d'élimination des déchets lorsque les opérations de destruction, de neutralisation ou d'élimination seront effectuées par le producteur lui-même.

Dans son mémoire en défense et dans sa duplique, le gouvernement belge fait savoir qu'il a l'intention d'adapter l'arrêté royal du 9 février 1976 de façon à se conformer aux exigences de la Commission et que, avant même cette adaptation de la législation, il a l'intention de publier une circulaire destinée à combler provisoirement les lacunes de sa législation.

Les dispositions législatives que le gouvernement belge a l'intention d'adopter ne sont toutefois pas pertinentes dans le cadre de la présente affaire, puisqu'elles n'ont pas été prises en temps utile. L'adaptation de l'ordre juridique belge aux obligations découlant de l'article 14, paragraphe 1, de la directive 78/319/CEE du Conseil ne pourra être considérée comme correcte et complète que lorsque l'arrêté royal du 9 février 1976 aura été modifié. Pour l'heure, nous devons constater que le royaume de Belgique ne s'est pas acquitté — sur un point certes relativement spécifique — de certaines obligations qui lui incombent en vertu de la directive visée, et donc du traité CEE.

En ce qui concerne la circulaire annoncée par la Belgique, il paraît indiscutable, comme la Commission l'observe dans sa réplique, que, puisque la directive visée implique que des obligations soient mises à la charge des ressortissants des États membres, sa transposition en droit interne suppose que ces États adoptent des dispositions de nature législative ou réglementaire, seules susceptibles de créer ces obligations en les dotant de la force juridique nécessaire. L'adoption à titre provisoire d'une simple mesure administrative ou de portée seulement interne ne saurait donc suffire à assurer la réalisation complète des objectifs de la directive dans l'ordre juridique interne de l'État membre.

4. 

Le second grief de manquement se réfère à l'article 14, paragraphe 2, de la directive visée, qui dispose dans les termes suivants:

« Si des déchets toxiques ou dangereux sont transportés au cours des opérations d'élimination, ils doivent être accompagnés d'un formulaire d'identification comportant au moins les indications suivantes:

nature,

composition,

volume ou masse des déchets,

nom et adresse du producteur, ou du/des détenteur(s) antérieur(s),

nom et adresse du détenteur suivant ou de l'éliminateur final,

lieu du site d'élimination final si ce dernier est connu. »

En réponse au grief de manquement formulé par la Commission, le gouvernement belge l'a informée au cours de la phase précontentieuse que les obligations résultant de cette disposition avaient été assumées par l'incorporation dans le droit interne des dispositions de l'accord européen relatif au transport terrestre international de marchandises dangereuses et de la convention internationale relative au transport ferroviaire de marchandises, respectivement par les lois des 10 août 1960 et 24 janvier 1974.

L'article 2 de la directive 78/319/CEE établit effectivement que « les Etats membres qui sont parties à une ou plusieurs conventions internationales sur le transport de produits dangereux sont considérés comme mettant en oeuvre les dispositions de la présente directive en matière de transport»; mais il ajoute immédiatement qu'il en sera ainsi « si les mesures prises en application de ces conventions ne sont pas moins sévères que celles requises pour la mise en oeuvre de la présente directive ». Il est bien évident que la déclaration du Conseil et de la Commission au procès-verbal du Conseil du 20 mars 1978 invoquée par la Belgique au cours de la phase précontentieuse de l'affaire, dans sa lettre du 27 février 1984 qui omet manifestement toute référence à la condition établie dans la deuxième moitié de l'article 2 de la directive, ne saurait prévaloir contre cette disposition.

Il nous faut donc constater, comme l'a observé la Commission, que les normes en vigueur dans le système juridique belge en matière de transport de produits toxiques et dangereux doivent être complétées pour être conformes aux obligations de l'article 14, paragraphe 2, de la directive visée. Il en est ainsi, en premier lieu, parce que les conventions internationales auxquelles l'État mis en cause fait référence ne visent que les transports terrestres et ferroviaires, alors que rien n'est prévu en matière de transports fluvial, maritime ou aérien. En second lieu, en ce qui concerne le document qui doit accompagner ces produits lors de leur transport, les conventions visées n'exigent pas toutes les informations prescrites par l'article 14, paragraphe 2, notamment l'indication du lieu d'élimination des déchets.

Le gouvernement belge a indiqué à la Cour dans son mémoire en défense que la Région flamande, en vertu d'un décret du 21 avril 1982, exige déjà cette indication dans le formulaire d'identification qui doit accompagner les déchets transportés, que l'exécutif de la Région wallonne a l'intention de prendre un arrêté établissant la même obligation, et que la Région bruxelloise devra provisoirement résoudre la question au moyen d'une circulaire en attendant l'entrée en vigueur d'une loi et des arrêtés correspondants requis.

Nous sommes pourtant contraints de constater que le manquement perdure. D'une part la législation belge n'impose pas les obligations résultant de l'article 14, paragraphe 2, à tous les moyens de transport. D'autre part, si la Région flamande exige toutes les indications requises par la directive en ce qui concerne le formulaire qui doit accompagner les déchets transportés, ces indications ne sont toujours pas exigées dans les autres régions; l'État belge persiste donc à manquer à ses obligations.

Il ne fait pas de doute que certaines des difficultés qu'éprouve cet État membre à se conformer aux obligations résultant de la directive visée résultent de sa structure constitutionnelle, en particulier de la répartition des compétences entre le gouvernement central et les régions. Il convient cependant de rappeler la jurisprudence constante de la Cour de justice sur ce point: un État membre ne saurait invoquer des « dispositions, pratiques ou situations de son ordre juridique interne pour justifier le non respect des obligations résultant des directives communautaires » ( 3 ). De la même façon, la Cour de justice a constamment affirmé que la responsabilité d'un État membre est engagée par les actes et omissions de ses organes et institutions, même constitutionnellement indépendants ( 4 ).

5. 

En conlusion, nous proposons à la Cour de déclarer que l'État membre mis en cause n'a pas adopté dans les délais prescrits les dispositions nécessaires pour s'acquitter intégralement des obligations résultant de la directive 78/319/CEE du Conseil du 20 mars 1978 et qu'il a donc manqué à une obligation qui lui incombe en vertu du traité CEE.

Conformément à l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, la partie qui succombe doit être condamnée aux dépens.


( *1 ) Traduit du portugais.

( 1 ) JO L 84 du 31.3.1978, p. 43

( 2 ) Il s'agit précisément de la loi du 22 juillet 1974 sur les déchets toxiques (Moniteur belge du 1.3.1975) et de l'arrêté royal du 9 février 1976 portant règlement général sur les déchets toxiques (Moniteur belge du 14.2.1976).

( 3 ) Voir, par exemple, les arrêts du 2 février 1982 dans les affaires 68, 69, 70, 71, 72 et 73/81, Commission/Royaume de Belgique, Rec. 1982, p. 153, 163, 169, 175, 183 et 189.

( 4 ) Voir, par exemple, l'arrêt du 5 mai 1970 dans l'affaire 77/69, Commission/Royaume de Belgique, Rec. 1970, p. 237.