CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

SIR GORDON SLYNN

présentées le 27 février 1986 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Ce renvoi au titre de l'article 177 du traité CEE est effectué dans le cadre d'une procédure pendante devant le Raad van Beroep de Bois-le-Duc.

La demanderesse au principal, qui est une ressortissante néerlandaise, a travaillé en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas. Elle a occupé son dernier emploi en Allemagne, où elle a travaillé comme monitrice d'équitation de janvier à avril 1975.

En avril 1975, elle a été atteinte de sérieuses douleurs dans l'épaule et elle a été apparemment incapable de travailler depuis lors : bien qu'elle ait recommencé à travailler en 1978, elle a abandonné après quelques jours en raison de son incapacité, et les parties s'accordent désormais à considérer qu'elle est atteinte d'une incapacité complète et permanente de travail depuis une date antérieure au 1er octobre 1976. Le 1er août 1975, elle est retournée vivre aux Pays-Bas. Elle a perçu des prestations de maladie allemandes d'avril 1975 au 15 octobre 1976. A cette date, le paiement de ces prestations a cessé parce que la durée maximale de leur paiement était atteinte. Les questions contenues dans l'ordonnance de renvoi sont fondées sur la prémisse qu'aucune prestation allemande n'a été payable depuis cette date.

L'institution compétente, partie défenderesse, soutient qu'elle n'est pas en mesure de lui verser une prestation de sécurité sociale néerlandaise qui, sinon, serait due en vertu de l'article 13, paragraphes 1 et 2, sous a), du règlement n° 1408/71 (mis à jour dans le JO 1983, L 230, p. 8). Ces dispositions sont libellées comme suit:

«1)

Sous réserve de l'article 14 quater, les personnes auxquelles le présent règlement est applicable ne sont soumises qu'à la législation d'un seul État membre. Cette législation est déterminée conformément aux dispositions du présent titre.

2)

Sous réserve des articles 14 à 17,

a)

la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d'un État membre est soumise à la législation de cet État même si elle réside sur le territoire d'un autre État membre ou si l'entreprise ou l'employeur qui l'occupe a son siège ou son domicile sur le territoire d'un autre État membre. »

En conséquence, la juridiction nationale a posé les deux questions suivantes:

«1)

Un travailleur qui perçoit une indemnité de maladie en raison d'activités exercées sur le territoire d'un État membre, conformément à la législation de cet État membre (et qui n'est pas allé travailler sur le territoire d'un autre État membre pendant qu'il bénéficiait de cette indemnité de maladie), reste-t-il soumis à cette législation en venu de la disposition de l'article 13, paragraphe 2, initio et sous a), du règlement (CEE) n° 1408/71, même lorsqu'il s'est déjà écoulé presque un an et demi depuis l'octroi de cette indemnité de maladie et la cessation des activités en question (et de la relation de travail) ?

2)

La détermination de la législation d'un État membre déterminé en tant que législation applicable à un travailleur déterminé en vertu de l'article 13, paragraphe 2, initio et sous a), du règlement n° 1408/71 a-telle pour effet que ce travailleur ne peut pas être considéré en même temps comme assuré en vertu de la législation d'un autre État membre, relative aux prestations en cas d'invalidité, par le seul effet du droit national de cet autre État membre, de sorte que l'application du droit communautaire le priverait du droit à une prestation d'invalidité, à laquelle il a droit en vertu de la seule législation nationale de l'autre État membre en question? »

Même si l'article 13 était interprété en faveur de la demanderesse, elle pourrait, semble-t-il, se voir refuser les prestations en cause parce qu'elle n'a pas résidé d'une manière ininterrompue aux Pays-Bas du 1er janvier 1975 au 1er octobre 1976 comme l'exige l'article 91, sous c), de la loi néerlandaise relative à l'incapacité de travail. Aux termes de cette disposition: « Le droit à l'octroi de la prestation d'incapacité de travail, qui est réglé aux articles 89 et 90, est seulement ouvert à l'assuré qui: ... c) 1) soit a résidé dans le royaume pendant la période allant du 1er janvier 1975 au 1er octobre 1976; 2) soit a résidé dans le royaume, au Surinam ou dans les Antilles néerlandaises depuis le 1er octobre 1970 et pendant une durée — ininterrompue ou non — de six ans ». En conséquence, la juridiction néerlandaise a posé une troisième et dernière question dont les termes sont les suivants:

« Les conditions de résidence, telles que celles mentionnées à l'article 91, initio et sous c), de la loi néerlandaise AW, peuventelles être opposées à un travailleur migrant sur le territoire de la CEE? »

La première question nous paraît appeler une réponse affirmative. On trouve, à cet égard, une jurisprudence dans l'affaire 150/82, Coppola (Rec. 1983, p. 43): la Cour y a affirmé que, bien que l'article 13, paragraphe 2, sous a), « ne mentionne pas expressément le cas d'un travailleur qui n'est pas occupé au moment où il entend bénéficier de prestations de maladie, il y a lieu de l'interpréter en ce sens qu'elle vise, le cas échéant, la législation de l'État sur le territoire duquel le travailleur a été occupé en dernier lieu » (à la page 55). Il s'ensuit qu'en octobre 1976 la demanderesse a continué d'être soumise à la législation allemande bien que son emploi en Allemagne eût pris fin dix-huit mois auparavant.

La deuxième question présente de plus grandes difficultés comme les débats dans cette affaire l'ont montré. Néanmoins, il nous paraît clair qu'une personne ne peut pas être assurée à titre obligatoire en vertu des règlements pertinents dans plus d'un État membre. Ce principe est désormais explicitement énoncé à l'article 13, paragraphe 1, du règlement que nous avons cité. A notre avis, il ressort implicitement du règlement n° 3 (JO 1958, p. 561) bien que ce règlement ne comportât aucune disposition correspondant à l'article 13, paragraphe 1, du règlement ultérieur. La Cour, nous semble-t-il, a admis le principe en ce qui concerne ces deux règlements dans les arrêts qu'elle a rendus dans les affaires 8/75, Football Club d'Andlau (Rec. 1975, p. 739), 102/76, Perenboom (Rec. 1977, p. 815), et276/81, Kuijpers (Rec. 1982, p. 3027). Toute la finalité des deux règlements, qui est de faciliter la libre circulation des travailleurs, serait contrecarrée si un travailleur migrant et son employeur pouvaient être contraints à verser des cotisations de sécurité sociale dans deux États membres.

Il est vrai que, dans l'affaire 92/63, Nonnenmacher (Rec. 1964, p. 557), la Cour a affirmé, en ce qui concerne le règlement n° 3 et les articles 48 à 51 du traité CEE:

« attendu que ces dispositions tendent à établir une liberté aussi complète que possible de la circulation des travailleurs;

que ce but comporte l'élimination d'entraves législatives susceptibles de désavantager les travailleurs migrants ».

Dans le doute, les articles précités et les mesures prises en leur exécution doivent donc être interprétés en ce sens qu'ils tendent à éviter que la situation juridique des travailleurs migrants, notamment en matière de sécurité sociale, ne soit défavorisée. En revanche, ces dispositions ne s'opposent pas à ce que la législation des États membres tende à réaliser, au profit des travailleurs migrants, un complément de protection sociale. Dans l'affaire 19/67, Van der Vecht (Rec. 1967, p. 445), la Cour a également déclaré, en ce qui concerne le règlement n° 3, que: « En effet, dans l'intérêt tant des travailleurs et des employeurs que des caisses, le règlement vise à éviter tout cumul ou enchevêtrement inutile des charges et des responsabilités qui résulteraient d'une application, simultanée ou alternative, de plusieurs législations. » Il apparaît ainsi que la Cour a admis que l'application simultanée de deux régimes nationaux pourrait être compatible avec le règlement n° 3. Il nous semble clair qu'un travailleur est libre de décider volontairement de s'affilier à un deuxième régime de sécurité sociale; selon le règlement, il est également possible à un deuxième État membre d'admettre un travailleur au bénéfice de prestations de sécurité sociale même si cet État n'est pas l'État visé à l'article 13 du règlement. En revanche, ces deux arrêts de la Cour ne nous paraissent pas aller jusqu'à indiquer qu'un travailleur peut être obligé à être assuré à titre obligatoire dans les régimes de sécurité sociale de deux États membres différents même s'il se peut que les prestations servies au titre de l'un soient plus importantes que celles de l'autre régime. Si telle était la situation, cela se traduirait probablement par un enchevêtrement des cotisations et des responsabilités. En outre, il est évident qu'une obligation d'affiliation à un deuxième régime de sécurité sociale pourrait créer un obstacle pour un travailleur migrant, ce qui, comme la Cour l'a clairement affirmé, doit être évité. Ce résultat nous semble découler des affaires postérieures aux affaires Nonnenmacher et Van der Vecht que nous avons évoquées à titre d'exemples.

En conséquence, bien qu'une personne doive être assurée dans un État membre désigné par le règlement, rien ne l'empêche, à notre avis, de s'affilier volontairement à un autre régime ou d'être couverte également par le régime de sécurité sociale d'un autre État membre. Le fait qu'il en soit ainsi est confirmé par la série d'affaires dans laquelle la Cour a jugé que le règlement ne porte pas atteinte aux droits acquis au titre de la seule législation nationale: voir les affaires 24/75, Petroni (Rec. 1975, p. 1149), 62/76, Strehl (Rec. 1977, p. 211), et 733/79, Laterza (Rec. 1980, p. 1915). Contrairement aux arguments avancés par le gouvernement néerlandais et la Commission, il ne nous semble pas que ce principe s'applique uniquement lorsque des droits sont acquis au titre de la législation nationale de l'État membre désigné par le règlement. L'arrêt rendu dans l'affaire 279/82, Jerzak (Rec. 1983, p. 2603), nous paraît montrer le contraire.

Il est désormais bien établi que le règlement n'empiète pas sur le pouvoir des États membres de fixer les conditions dans lesquelles des prestations sont servies même par l'État membre désigné par le règlement en ce qui concerne une personne déterminée: voir les affaires 110/79, Coonan (Ree. 1980, p. 1445), 70/80, Vigier (Rec. 1981, p. 229), et 275/81, Koks (Rec. 1982, p. 3013). A notre avis, il doit a fortiori en être ainsi s'agissant de régimes de sécurité sociale d'États autres que l'État désigné par le règlement en ce qui concerne une personne déterminée.

En conséquence, nous estimons que l'article 13, paragraphe 1, doit être interprété en ce sens que, sous réserve des dispositions de l'article 14, sous c), qui n'entre pas en ligne de compte, une personne ne peut pas être assurée à titre obligatoire dans plus d'un État membre. Toutefois, rien dans le règlement n'empêche une personne d'être admise au bénéfice de prestations de sécurité sociale dans un autre Etat membre, à son gré ou à titre volontaire.

Quant à la troisième question, il ressort de l'affaire 51/73, Sociale Verzekeringsbank/Śmieja (Rec. 1973, p. 1213), et de l'affaire 92/81, Camera/INAMI (Rec. 1982, p. 2213), que l'article 10 du règlement n° 1408/71 doit être interprété en ce sens qu'une personne conserve le droit de bénéficier des pensions et prestations acquises en vertu de la législation d'un ou de plusieurs États membres, même après avoir fixé sa résidence dans un autre État membre, « mais également qu'on ne peut lui refuser l'acquisition d'un tel droit pour la seule raison qu'elle ne réside pas sur le territoire de l'État où se trouve l'institution débitrice » (Camera/INAMI, point 14 des motifs, à la page 2224). Comme la Commission, apparemment, nous éprouvons certaines difficultés pour comprendre comment ces affaires doivent être appréhendées par rapport à l'affaire 32/77, Giuliani (Rec. 1977, p. 1857). Les termes de l'article 10 laissent à penser que la restriction en raison de la non-résidence doit être interprétée comme s'appliquant moins à l'acquisition de droits qu'au paiement de prestations une fois que les droits ont été acquis. Toutefois, quelle que soit la situation en ce qui concerne les prestations résultant de l'assurance obligatoire dans l'État désigné par l'article 13, paragraphe 1, du règlement, il ne nous semble pas que l'article 10 s'applique à l'acquisition de droits au titre de ce que nous avons appelé l'assurance volontaire ou de ce que l'on peut considérer comme une assurance complémentaire contractée par une personne dans un État autre que l'État dans lequel elle est tenue de s'assurer. En conséquence, les dispositions de l'article 91, sous c), de la loi néerlandaise relative à l'incapacité de travail ne nous paraissent pas incompatibles avec l'article 10 du règlement dans la mesure où elles visent l'acquisition d'un droit à une assurance volontaire ou complémentaire. La question de savoir quelle serait la situation dès lors que des droits ont été acquis si l'on cherchait à ne pas verser les prestations en raison de la non-résidence de la personne qui a acquis les droits ne nous semble pas devoir être examinée en l'espèce.

En conséquence, les questions déférées par la juridiction nationale appellent, à notre avis, les réponses suivantes:

1)

en vertu de l'article 13, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1408/71 du Conseil, une personne reste soumise à la législation de l'État dans lequel elle a été employée en dernier lieu même si son dernier emploi y a cessé depuis longtemps;

2)

un travailleur auquel l'article 13, paragraphe 2, sous a), s'applique peut être assuré à titre obligatoire uniquement dans l'État membre désigné par cette disposition. Toutefois, rien ne s'oppose à ce qu'un État membre, s'il le souhaite, admette le travailleur au bénéfice de prestations de sécurité sociale ni à ce que le travailleur s'affilie volontairement à un régime de sécurité sociale qui lui est ouvert dans un autre État membre;

3)

une condition de résidence telle que la prévoit l'article 91, sous c), de la loi néerlandaise relative à l'incapacité de travail est compatible avec le règlement n° 1408/71.

Il appartient à la juridiction de renvoi de statuer sur les frais de la partie défenderesse au principal. Le gouvernement néerlandais et la Commission supportent leurs propres frais.


( *1 ) Traduit de l'anglais.