CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. PIETER VERLOREN VAN THEMAAT

présentées le 6 juin 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Dans la présente affaire, il nous paraît possible de conclure immédiatement.

A cette fin, nous reprendrons tout d'abord intégralement le contenu du rapport d'audience. En effet, nous n'avons rien à ajouter au résumé des faits, du déroulement de la procédure et des observations écrites qu'il comporte.

I — Les faits et le déroulement de la procédure

M. Calogero Scaletta, de nationalité italienne et anciennement domicilié en Belgique, était en état d'invalidité reconnu par le conseil médical d'invalidité jusqu'au 31 octobre 1980, lorsqu'il est retourné en Italie, le 16 juin 1980, pour y établir définitivement sa résidence. Il n'avait pas sollicité à l'avance l'autorisation du médecin-conseil de l'Union nationale des fédérations mutualistes neutres de Belgique (ci-après dénommée l'UNFMNB), organisme responsable du paiement de ses prestations d'invalidité, ni même communiqué à celle-ci son changement d'adresse.

Le 4 septembre 1980, l'UNFMNB a été avisée par l'Institut national d'assurance maladie de Turin (Italie) du transfert de résidence de M. Scaletta.

Par lettre du 23 octobre 1980, la Fédération mutualiste neutre de Mons, agissant pour l'UNFMNB, a informé M. Scaletta de ce que, faute par lui d'avoir obtenu, conformément à l'article 22, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l'application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés et à leur famille qui se déplacent à l'intérieur de la Communauté, l'autorisation de l'organisme assureur belge de transférer sa résidence sur le territoire d'un autre État membre, ses prestations d'invalidité lui étaient refusées pour la période du 16 juin au 4 septembre 1980, pendant laquelle l'UNFMNB n'avait pas eu connaissance de son transfert de résidence vers l'Italie.

En fait, les prestations d'invalidité afférentes à cette période n'avaient pas pu être versées à M. Scaletta, les assignations postales normalement utilisées à cet effet ayant été retournées à l'expéditeur faute de réception par leur destinataire. Le refus de l'UNFMNB de régulariser le paiement de ces prestations après qu'elle eut connaissance de la nouvelle adresse de M. Scaletta était également justifié par l'article 70, paragraphe 1, de la loi belge du 9 août 1963, instituant et organisant un régime d'assurance obligatoire contre la maladie et l'invalidité (Moniteur belge des 1er et 2. 11. 1963), selon iequel « les prestations prévues par la présente loi ne sont pas accordées lorsque le bénéficiaire ne se trouve pas effectivement sur le territoire belge au moment où il fait appel aux prestations ».

Le 28 novembre 1980, M. Scaletta a introduit un recours contre cette décision devant le tribunal du travail de Mons. Par jugement du 1er décembre 1983, ce tribunal a rejeté le recours, en se référant à l'article 13, alinéa 5, de l'arrêté royal belge du 13 décembre 1963, portant règlement des indemnités en matière d'assurance obligatoire contre la maladie et l'invalidité (Moniteur belge des 14 et 25. 1. 1964). Ce texte déclare que, «sans préjudice des obligations réglementaires relatives à l'obtention d'une autorisation préalable de transfert de résidence ou de domicile, le titulaire qui, au cours d'une période d'incapacité de travail, désire transférer son domicile ou sa résidence à l'étranger doit en aviser le médecin-conseil au moins quinze jours avant son départ ». Le tribunal du travail de Mons a invoqué, en outre, les articles 10 et 22, paragraphe 1, sous c), du règlement no 1408/71 à l'appui du rejet du recours de M. Scaletta.

Le 25 janvier 1984, M. Scaletta a interjeté appel contre ce jugement. Il lui a fait grief de s'être fondé sur l'article 22, paragraphe 1, du règlement no 1408/71, laquelle disposition figure au chapitre I du titre III de ce règlement, intitulé « maladie et maternité ». En effet, au moment du transfert de sa résidence, il se trouvait en état d'invalidité. En outre, il a reproché au jugement du 1er décembre 1983 d'avoir perdu de vue l'article 10, paragraphe 1, du règlement no 1408/71. Cette disposition prévoit que « les prestations en espèces d'invalidité ... ne peuvent subir aucune réduction, ni modification, ni suspension, ni suppression, ni confiscation du fait que le bénéficiaire réside sur le territoire d'un État membre autre que celui où se trouve l'institution débitrice ». Selon M. Scaletta, cette disposition prime l'article 70, paragraphe 1, de la loi belge du 9 août 1963, sur lequel l'UNFMNB avait basé la décision litigieuse, et l'article 13, alinéa 5, de l'arrêté royal belge précité du 31 décembre 1963, sur lequel le tribunal du travail de Mons s'était fondé pour considérer ladite décision comme valide.

Par arrêt du 2 novembre 1984, la cour du travail de Mons a considéré, à propos du premier grief de M. Scaletta, que l'article 22, paragraphe 1, du règlement no 1408/71 ne pouvait effectivement pas être appliqué en l'espèce, étant donné qu'il concerne seulement les prestations de maladie et de maternité. Elle a ajouté que le chapitre II du titre III du règlement précité, qui est relatif à l'invalidité, ne contient pas de règle particulière sur le transfert de résidence.

A propos du second grief de M. Scaletta, la cour du travail de Mons a souligné, en se référant à l'article 10, paragraphe 1, du règlement no 1408/71, que deux questions, pouvant influencer la solution du litige, se posaient au sujet de l'interprétation de l'article 59 du règlement no 574/72 du Conseil, du 21 mars 1972, fixant les modalités d'application du règlement no 1408/71 (JO 1972, L 74, p. 1). Selon cette disposition, « lorsque le bénéficiaire de prestations dues au titre de la législation de l'un ou de plusieurs États membres transfère sa résidence du territoire d'un État sur celui d'un autre, il est tenu de le notifier à l'institution ou aux institutions débitrices de ces prestations, ainsi qu'à l'organisme payeur ».

La cour du travail de Mons a, dès lors, sursis à statuer jusqu'à ce que la Cour ait répondu aux questions préjudicielles suivantes:

1)

Comment et dans quel délai doit se faire la notification prévue à l'article 59 du règlement no 574/72?

2)

L'omission de cette notification ou une notification tardive peut-elle avoir pour effet la suppression (éventuellement temporaire) du droit aux prestations, lorsque notamment l'organisme débiteur est en droit de contrôler la persistance des conditions d'octroi?

Conformément à l'article 20 du protocole sur le statut de la Cour de justice de la CEE, des observations écrites ont été déposées par M. C. Scaletta, appelant au principal, et par la Commission des Communautés européennes.

II — Observations écrites présentées en vertu de l'article 20 du protocole sur le statut de la Cour de justice de la CEE

Dans son mémoire, M. Scaletta se réfère en premier lieu à l'arrêt du 25 juin 1975 (affaire 17/75, Anselmetti, Rec. 1975, p. 781) pour affirmer que les prestations en espèces au titre du régime belge de l'assurance maladie-invalidité sont visées, lorsqu'elles sont servies en tant que prestations d'invalidité, par l'article 10, paragraphe 1, du règlement no 1408/71. En conséquence, le lieu de résidence de M. Scaletta ne serait pas de nature à influencer en l'occurrence son droit acquis au titre de la législation belge à des prestations d'invalidité en espèces.

En second lieu, M. Scaletta relève que la Cour a décidé dans son arrêt du 12 novembre 1974 (affaire 35/74, Rzepa, Rec. 1974, p. 1241) que les règlements communautaires en matière de sécurité sociale « reposant sur une simple coordination des législations nationales en matière de sécurité sociale et laissant applicables les règles de prescription de celles-ci, il n'était pas indispensable de fixer dans ces règlements des règles de prescription ». Or, M. Scaletta considère que ce principe est pertinent pour l'interprétation de l'article 59 du règlement no 574/72 puisque, selon lui, il ne s'agit de rien d'autre en l'espèce que de la récupération tardive de prestations d'invalidité qui, pour des raisons d'ordre pratique, n'ont pas pu être reçues lors de leur versement normal.

De l'avis de M. Scaletta, l'article 59 du règlement no 574/72 doit en effet s'appliquer conjointement avec le droit national relatif à la prescription. Il renvoie, à cet égard, à l'article 106, paragraphe 1, 1o, de la loi belge précitée du 9 août 1963, qui dispose que « l'action en paiement de prestations de l'assurance indemnités se prescrit par deux ans, à compter de la fin du mois auquel se rapportent ces indemnités ».

M. Scaletta en conclut que la simple omission de la notification visée à l'article 59 du règlement no 574/72 ou l'accomplissement tardif de cette formalité ne saurait entraîner le refus des prestations, dès lors que selon le droit national applicable, le droit aux prestations n'est pas encore prescrit au moment où l'institution débitrice prend connaissance du transfert de résidence de l'intéressé. Il propose, dès lors, à la Cour de répondre de la manière suivante aux questions préjudicielles posées par la cour du travail de Mons:

« L'article 59 du règlement no 574/72 s'articulant aux dispositions du droit de sécurité sociale interne et les complétant, l'omission de notification ou la notification tardive d'un transfert de résidence ne saurait entraîner le refus des prestations si entretemps le droit ne s'est pas prescrit conformément aux dispositions légales nationales. »

La Commission des Communautés européennes expose, dans ses observations adressées à la Cour, que l'article 59 du règlement no 574/72 ne contient aucune règle quant à la forme de la notification du transfert de résidence d'un bénéficiaire de prestations de sécurité sociale. Pour la Commission, la notification apparaît donc valablement faite par écrit ou oralement, soit par le bénéficiaire des prestations lui-même, soit par une autre personne ou une institution agissant pour son compte. Dans ce dernier cas, il pourrait s'agir de l'organisme de sécurité sociale du nouveau lieu de résidence.

Toutefois, la Commission accepte que l'institution à laquelle la notification du transfert de résidence est faite oralement ou par une personne autre que le bénéficiaire, prétendument pour le compte de celui-ci, réclame une confirmation écrite de cette notification au bénéficiaire lui-même. Il faudrait, en effet, éviter les abus, puisque la conséquence immédiate de la notification du transfert de résidence est le nouvel acheminement du paiement des prestations; les paiements postérieurs à cette notification ne s'effectueront plus selon les anciennes modalités (assignation postale délivrée à l'ancien domicile de l'intéressé ou virement au compte bancaire détenu dans l'État membre de l'organisme payeur), mais devront tenir compte du transfert de résidence de l'intéressé dans un autre État membre (assignation postale adressée à la nouvelle résidence, virement à un nouveau compte bancaire dans cet autre État membre).

La Commission conclut sur ce point que la lettre adressée le 4 septembre 1980 par l'Institut national d'assurance maladie de Turin à la Fédération mutualiste neutre de Mons vaut notification du transfert de résidence de M. Scaletta au sens de l'article 59 du règlement no 574/72. Ceci ne serait pas contesté par les parties au principal, puisque le litige porte uniquement sur l'interruption des prestations pour la période du 16 juin au 4 septembre 1980.

Ensuite, la Commission observe que l'article 59 du règlement no 574/72 garde également un silence total quant au délai dans lequel le transfert de résidence doit être notifié. A son avis, en l'absence d'une disposition formelle portant forclusion pour cause de notification tardive d'un transfert de résidence, il y a lieu de considérer qu'une telle notification peut être valablement faite à tout moment. La Commission ajoute que, de toute façon, le bénéficiaire de prestations sera incité à notifier le transfert de sa résidence le plus vite possible à l'organisme débiteur, afin d'obtenir la réexpédition à sa nouvelle adresse des montants lui revenant, ainsi que le versement à cette nouvelle adresse des prestations ultérieures.

Selon la Commission, le fait que la notification visée à l'article 59 du règlement no 574/72 est effectuée tardivement n'est pas de nature en soi à entraîner la suppression définitive du droit aux prestations afférentes à la période comprise entre le transfert de résidence et la date de la notification.

En effet, l'obligation inscrite à l'article 59 du règlement no 574/72 serait dépourvue de sanction, de sorte que le principe « pas de déchéance sans texte » doit s'appliquer. En outre, cette interprétation de l'article 59 du règlement no 574/72 serait conforme à l'article 10, paragraphe 1, du règlement no 1408/71 et à l'article 51 du traité CEE (arrêt du 10 juin 1982, affaire 92/81, Camera, Rec. 1982, p. 2213).

Sur cette base, la Commission estime que, dès l'instant où le transfert de résidence a été notifié, fût-ce très tardivement, le paiement des prestations afférentes à la période comprise entre ce transfert et la notification — qui a été interrompu dans un premier temps à cause de l'impossibilité de le faire parvenir à un destinataire dont l'adresse est ignorée — doit être régularisé aussitôt.

Enfin, la Commission répond à la question de savoir si ce point de vue demeure valable lorsque l'organisme débiteur est en droit de contrôler la persistance des conditions d'octroi. A cet égard, elle considère que lorsque l'organisme débiteur a acquis la certitude que le bénéficiaire ne réside plus à son ancienne adresse, par exemple parce qu'une assignation postale ou une convocation en vue d'un contrôle médical est revenue avec la mention « n'habite plus à l'adresse indiquée », tout en ignorant la nouvelle adresse du bénéficiaire, le paiement des prestations peut être interrompu. Si, une fois informé de la nouvelle adresse du bénéficiaire, l'organisme débiteur acquiert la conviction que le bénéficiaire n'a pas cessé dans l'intervalle de réunir les conditions d'octroi des prestations, l'intéressé a droit à la régularisation du paiement des prestations afférentes à la période pendant laquelle l'organisme débiteur ne connaissait pas son adresse. En revanche, si un contrôle devait révéler que les conditions d'octroi des prestations ont cessé d'être réunies à compter d'une date antérieure à la notification du transfert de résidence, le bénéficiaire n'aurait plus droit aux prestations non liquidées.

En conclusion, la Commission propose de répondre dans les termes suivants aux questions préjudicielles posées par la cour du travail de Mons:

«1)

a)

La notification relative au transfert de résidence, telle que prévue à l'article 59 du règlement no 574/72, n'est assortie d'aucune condition de forme. Elle peut être valablement effectuée oralement ou par écrit, soit par le bénéficiaire des prestations lui-même, soit par son mandataire conventionnel ou légal, ou par les organismes de sécurité sociale de l'État de la nouvelle résidence, agissant au nom du bénéficiaire et avec son accord;

b)

la notification dont il s'agit n'est enfermée dans aucun délai de forclusion, passé lequel elle deviendrait inopérante.

2)

L'omission de cette notification ou son accomplissement différé ne saurait en droit entraîner par elle-même déchéance définitive du droit aux prestations afférentes à la période postérieure au transfert de résidence ou comprise entre ce traniert de résidence et la date de la notification.

3)

Dans le cas où, en fait, le paiement des prestations, effectué par voie de mandat postal, aurait été suspendu par l'organisme payeur dans l'ignorance dans laquelle celui-ci se trouvait de la nouvelle résidence du bénéficiaire, il y aurait lieu, sitôt opérée la notification visée à l'article 59 du règlement no 574/72, à paiement rétroactif des prestations afférentes à la période postérieure au transfert de résidence, pour autant que le bénéficiaire n'a pas cessé dans l'intervalle de réunir les conditions d'octroi, aspect sur lequel il est loisible à l'institution compétente de s'enquérir par la voie du contrôle administratif et médical tel qu'organisé à l'article 51 du règlement no 574/72.

4)

Dans le cas où, en fait, le paiement des prestations, effectué par voie de virement bancaire, n'aurait pas été suspendu et où le contrôle administratif et médical opéré avec retard à la nouvelle résidence de l'intéressé, elle-même notifiée tardivement, ferait apparaître que celui-ci avait cessé dans l'intervalle de réunir les conditions d'octroi des prestations, les prestations versées à l'intéressé pour la période postérieure à la date de disparition des conditions d'octroi pourraient alors être soumises à répétition. »

III — Conclusion

L'opinion que la Commission a exposée dans ses observations écrites est convaincante, selon nous, et nous pouvons également nous rallier entièrement aux réponses qu'elle suggère de donner aux questions posées. Nous vous proposons dès lors de répondre aux questions, qui vous ont été déférées, conformément à la proposition de la Commission.


( *1 ) Traduit du néerlandais.