CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
SIR GORDON SLYNN
présentées le 8 novembre 1984 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
MM. Wendelboe, Jensen et Jeppesen ont tous été salariés jusqu'au 28 février 1980 de L J. Music ApS, une société qui se consacrait à l'enregistrement sur cassettes. A cette date, ils ont été licenciés avec effet immédiat, de même que la majorité des salariés de la société, qui se trouvait en difficulté financière. La société a été déclarée insolvable par jugement interlocutoire du 4 mars 1980 rendu par le tribunal local des faillites. A l'audience qui s'est tenue à cette date, le directeur de la société, qui était jusqu'alors l'un de ses salariés, a proposé de vendre l'entreprise, y compris les locaux, stocks et machines, à une société dénommée SPKR n° 534 ApS. L'arrangement définitif sur la cession n'a pas été conclu avant le 27 mars, mais le tribunal a autorisé SPKR n° 534 ApS à utiliser les locaux et l'équipement de l'entreprise insolvable à partir du 5 mars. Il était entendu dans cet arrangement définitif du 27 mars que l'entreprise était censée avoir exercé ses activités pour le compte du cessionnaire et à ses risques à compter du 4 mars 1980.
Le 6 mars 1980, soit six jours seulement après leur licenciement, les trois plaignants ont été engagés par la nouvelle société. Leur engagement prévoyait qu'ils recevraient un salaire plus élevé qu'antérieurement, mais perdraient leur ancienneté. Ils ont ensuite intenté une action à l'encontre de la société insolvable, en faisant valoir leur qualité de créanciers privilégiés, afin d'obtenir des dommages-intérêts pour licenciement illégal et des arriérés pour congés payés. Cette société s'est reconnue redevable des congés payés mais a contesté qu'elle devait des dommages-intérêts pour licenciement illégal en alléguant que, du fait du maintien des plaignants dans leur emploi, le cessionnaire était seul responsable, à supposer qu'une réparation quelconque soit exigible par les plaignants. À cet égard, elle a invoqué l'article 2, paragraphe 1, de la loi n° 111 du 21 mars 1979, relative à la situation juridique des salariés en cas de transfert de l'entreprise, laquelle était en vigueur au Danemark. Cette loi a été mise en œuvre aux fins de l'exécution de la directive 77/187 concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transferts d'entreprises, d'établissements ou de parties d'établissements (JO L 61, 1977, p. 26). Saisi de l'affaire, le Vestre Landsret (deuxième chambre) a déféré une question relative à l'interprétation de cette directive conformément à l'article 177 du traité CEE.
La question porte sur le point de savoir si la directive « oblige les États membres à instituer des règles aux termes desquelles les obligations en matière de congés payés et d'indemnisation à l'égard de salariés qui n'étaient pas employés d'une entreprise au moment du transfert sont transférées au cessionnaire ».
La juridiction danoise présume, ou a considéré, que la directive s'applique au transfert d'une firme en faillite ou insolvable. Le gouvernement des Pays-Bas, partie intervenante, a allégué que la directive ne s'applique pas à ce transfert. Pour les raisons exposées dans nos conclusions relatives à l'affaire 135/83, H. B. M. Abels/Direction de la Bedrijfsvereniging voor de Metaalindustrie en de Electrotechnische Industrie, nous partageons le point de vue du gouvernement néerlandais de sorte qu'eu égard aux faits de la cause précitée, la question posée ne relève pas du droit communautaire. En vertu de l'article 7 de la directive, les États membres conservent la faculté d'appliquer ou d'introduire des dispositions plus favorables aux salariés que les dispositions de la directive elle-même. Sur cette base, il est permis aux États membres d'accorder aux salariés des entreprises ou établissements commerciaux en cause une protection du type envisagé par la directive. Il s'agit là, cependant, d'une question de droit interne et non de droit communautaire.
Néanmoins, pour le cas où la Cour déciderait que la directive est applicable au transfert d'une entreprise en faillite et étant donné que la question revêt une importance de caractère général et a été traitée de manière approfondie, il est nécessaire que nous examinions la question.
Bien que cette question ne porte sur aucune disposition particulière de la directive, elle découle en fait du premier alinéa de l'article 3, paragraphe 1, formulé comme suit:
« Les droits et obligations qui résultent pour le cédant d'un contrat de travail ou d'une relation de travail existant à la date du transfert au sens de l'article 1er, paragraphe 1, sont, du fait de ce transfert, transférés au cessionnaire. »
La question posée est axée sur le point de savoir si les termes « existant à la date du transfert » concernent « les droits et obligations« ou « un contrat de travail ou ... une relation de travail ».
Toutes les parties qui ont déposé des observations devant la Cour ou comparu à l'audience, à savoir les demandeurs au principal, les gouvernements danois, néerlandais et français et le gouvernement du Royaume-Uni, ainsi que la Commission, soutiennent que les termes « existant à la date du transfert » se rapportent à « un contrat de travail ou ... à une relation de travail » et non à des « droits et obligations ».
La version en langue anglaise peut être interprétée dans les deux sens bien qu'il soit plus naturel d'entendre les termes « existing on the date of transfer » comme visant les termes qui les précèdent immédiatement (« contract of employment or ... employment relationship »), même en l'absence d'une virgule avant le participe « arising » et après les mots «Article 1 (1)». Il nous semble qu'il en est de même pour la version danoise.
En revanche, à la lecture des versions dans les langues française, néerlandaise, allemande et italienne, il ne fait aucun doute que c'est le contrat de travail ou la relation de travail qui doit exister au moment du transfert et non les droits et obligations. C'est ainsi que dans le texte en langue française, les termes « existant a la date du transfert » font partie de la proposition adjective commençant par « qui résultent... » et ne peuvent que viser le contrat de travail ou la relation de travail.
Il nous semble, de même, que le caractère non ambigu des versions en langues néerlandaise et allemande résulte de l'utilisation de locutions adjectives. C'est ainsi que la version en langue allemande vise: « ... einem zum Zeitpunkt des Übergangs im Sinne des Artikels 1 Absatz 1 bestehenden Arbeitsvertrag oder Arbeitsverhältnis. » De même, le texte en langue néerlandaise précise: « ... de op het tijdstip van de overgang in de zin van Artikel 1, lid 1, bestaande arbeidsovereenkomst of arbeidsverhouding. »
De plus, la version en langue italienne est libellée comme suit: « I diritti e gli obblighi che risultano per il cedente da un contratto di lavoro o da un rapporto di lavoro esistente alla data del trasferimento. » Le terme « esistente » est au singulier, ce qui concorde avec « un contratto di lavoro » ou « un rapporto di lavoro »« esistente » et non avec « diritti » ou « obblighi », qui sont au pluriel.
Il découle d'une lecture littérale du texte que les droits et obligations des personnes cessant d'être employées par l'entreprise en cause au moment du transfert ne sont pas transférés au cessionnaire en vertu de la directive.
Cette interprétation littérale est confirmée par d'autres éléments dont les parties ont fait état. Conclure en sens contraire — qu'un cessionnaire est responsable envers les anciens salariés qui ont quitté l'entreprise avant le transfert — serait à l'origine de grandes difficultés. Il pourrait être difficile, sinon impossible, à un cessionnaire potentiel de déterminer avec certitude la mesure de sa responsabilité envers les anciens employés. Tant l'incertitude à cet égard que l'importance des sommes en cause pourraient avoir un effet dissuasif sur les acheteurs de l'établissement commercial, de sorte que l'entreprise ne serait peut-être pas vendue et que la majorité des travailleurs perdraient leur emploi. C'est là un effet contraire à l'objectif essentiel de la directive, qui est de protéger les salariés en cas de transfert.
Limiter la responsabilité envers les employés en cas de transfert est aussi parfaitement compatible avec le système de la directive qui vise à transférer les salariés d'un propriétaire de l'établissement à un autre propriétaire, sans modification des clauses et conditions d'emploi préalables au transfert, sans préjudice naturellement d'une amélioration susceptible d'être convenue avec le cessionnaire. Les anciens salariés conservent leurs droits à l'encontre du cédant ou en application des dispositions adoptées conformément à la directive 80/987 du 20 octobre 1980 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la protection des salariés en cas d'insolvabilité de leur employeur.
Il nous semble également évident que les articles 3, paragraphe 2, et 4 de la directive en cause ne visent que les travailleurs au service de l'entreprise au moment du transfert. Seul le deuxième alinéa de l'article 3, paragraphe 3, vise les personnes qui ne sont plus au service du cédant au moment du transfert, et cela dans un contexte limité et en termes explicites.
Le point de savoir si un contrat de travail ou une relation de travail a expiré au moment du transfert est naturellement réglé par le droit interne. Néanmoins, la première phrase de l'article 4, paragraphe 1, est formulée comme suit: « Le transfert d'une entreprise, d'un établissement ou d'une partie d'établissement ne constitue pas en lui-même un motif de licenciement pour le cédant ou le cessionnaire. » Il en est ainsi sous réserve de ce que prévoient la deuxième phrase de ce paragraphe et le deuxième alinéa de l'article 4, paragraphe 1.
En cas de licenciement de travailleurs, préalablement et en vue d'un transfert tombant dans le champ d'application de la directive, puis de réengagement immédiat de ces travailleurs par le cessionnaire, leur licenciement doit être considéré comme contraire à l'article 4, paragraphe 1, sous réserve des dérogations prévues par ce paragraphe. Il appartient aux États membres de régler la question de savoir si la réparation du dommage causé par un licenciement illégal de ce type doit prendre la forme d'une annulation du licenciement par une juridiction ou de l'octroi de dommages-intérêts ou encore d'une mesure de réparation effective quelconque. En tout cas, les États membres sont tenus de prévoir des mesures de réparation effectives et non purement symboliques: il y a lieu de se référer à cet égard aux affaires 14/83, von Colson/Land Nordrhein-Westfalen, et 79/83, Harz/Deutsche Tradax (arrêts du 10 avril 1984). Si la réparation consiste dans l'annulation du licenciement, il s'ensuit que les droits et obligations des travailleurs en cause sont transférés au cessionnaire.
A notre avis, il convient de répondre comme suit à la question déférée:
« La directive du Conseil 77/187 doit s'entendre comme n'obligeant pas les États membres à prévoir que les droits et obligations de personnes qui ont cessé d'être au service de l'entreprise en cause à l'époque de son transfert soient transférés au cessionnaire, sous réserve toutefois de l'application de l'article 4, paragraphe 1, de la directive et des moyens de recours prévus par les États membres aux fins de la mise en œuvre de cet article 4, paragraphe 1. »
Il incombe à la juridiction danoise de statuer sur les dépens des demandeurs au principal. Il n'y a pas lieu de statuer en ce qui concerne les frais de la Commission et des gouvernements parties intervenantes.
( 1 ) Traduit de l'anglais.