CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. G. FEDERICO MANCINI,
PRÉSENTÉES LE 27 SEPTEMBRE 1983 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
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Cette affaire préjudicielle concerne un aspect particulier du régime auquel est soumise la répétition de droits à l'importation perçus par les autorités nationales contrairement aux règles communautaires. Selon votre jurisprudence établie, l'absence d'une réglementation communautaire spécifique autorise les Etats à réglementer les modalités de cette répétition; ce pouvoir qui leur appartient rencontre toutefois des limites que, depuis l'arrêt Just (27 février 1980, affaire 68/79, Recueil 1980, p. 501), vous avez identifiées avec le principe de non-discrimination et avec l'obligation d'assurer l'exercice effectif du droit — un droit, nous le soulignons, de nature communautaire — à obtenir le remboursement. Aujourd'hui, il vous est demandé d'établir si une réglementation nationale en vertu de laquelle le remboursement est dû uniquement au solvens qui fournit la preuve documentaire qu'il n'a pas reversé la charge constituée par le droit indûment perçu sur des tiers acquéreurs de la marchandise, entre dans ces limites. En l'espèce, cette réglementation remonte à 1982, et elle est italienne; mais lés réponses que vous donnerez au juge a quo auront également une incidence sur l'ordre juridique français dans lequel une réglementation analogue a été introduite deux ans plus tôt, c'est-àdire tout de suite après le prononcé de l'arrêt auquel nous avons fait allusion. Résumons les faits. Le texte unique des lois sanitaires visées au décret royal n° 1265 du 27 juillet 1934 prévoyait à l'article 32 l'obligation d'une visite sanitaire pour les animaux, les viandes, les produits et les résidus d'origine animale qui étaient importés en Italie ainsi que pour les animaux qui en étaient exportés. La visite était «sujette à la perception d'un droit fixe à la charge des exportateurs et des importateurs dans la mesure établie» par le tarif joint en annexe au texte unique (voir article 32 cité, alinéa 4). Le tarif a été plusieurs fois modifié et complété, en dernier lieu par la loi n° 1239 du 30 décembre 1970. Par l'arrêt n° 163 du 19 décembre 1977, la Cour constitutionnelle italienne a déclaré illégaux l'article unique de cette loi et en général le tarif des droits de visite sanitaire sur les produits couverts par les règlements du Conseil nos 804 et 805 du 27 juin 1968, relatifs à l'organisation commune des marchés dans le secteur du lait, des produits laitiers et de la viande bovine. A la suite de cette décision, la société San Giorgio SpA Latteria Locate Triulzi, dont le siège est à Milan, a saisi le tribunal de Trento en se plaignant d'avoir indûment versé, entre 1974 et 1977, les droits de visite sanitaire à l'importation de produits laitiers en provenance de pays CEE et en demandant que l'administration financière procède à leur remboursement. Par décision du 4 juin 1982, le président du tribunal a admis la demande en enjoignant à l'administration de payer environ 65 millions de lires en faveur de la requérante et en autorisant l'exécution provisoire de sa mesure. Le 16 juillet suivant, l'administration a fait opposition et a demandé que l'exécution provisoire soit suspendue; à cette fin, elle a invoqué l'article 10 du décret-loi n° 430 du 10 juillet 1982 qui était entré en vigueur entre-temps et qui avait exclu le remboursement lorsque la charge avait été transférée sur d'autres sujets. Par ordonnance du 23 juillet 1982, le président a sursis à statuer et a posé à notre Cour les questions suivantes en application de l'article 177 du traité CEE:
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2. |
La défense du gouvernement italien a excipé à titre préliminaire de l'irrecevabilité de la demande préjudicielle. A son avis, l'article 177 du traité doit être entendu en ce sens que la décision préjudicielle de la Cour «est précédée de l'adoption, par les juridictions nationales, d'une mesure ayant caractère de ‘décision’»; il s'ensuit que «lorsque la décision à prendre dans l'affaire au principal n'est pas susceptible de préjuger le jugement du litige», la solution préalable de la question de droit communautaire manquerait manifestement de pertinence. Notre cas — conclut le gouvernement défendeur — se pose précisément en ces termes. En effet, selon les anieles 633 et suivants du Code de procédure civile italien, le président du tribunal saisi dans le cas d'une procédure sommaire prononce non pas un jugement, qui relève de la compétence du tribunal collégial, mais une mesure inattaquable (décret ou ordonnances, selon qu'il l'adopte avant ou après l'opposition du débiteur) (voir articles 642 et 648 du Code de procédure civile), et, comme telle, dépourvue de caractère de décision. L'exception n'est pas fondée. La lecture de l'article 177 proposée par le gouvernement italien est injustement réductrice et en contradiction avec la fonction que le traité assigne au renvoi préjudiciel. Comme on le sait, cette institution a pour but d'éviter que le juge national rende une décision contraire au droit communautaire: en d'autres termes, qu'il applique au cas d'espèce des dispositions internes incompatibles avec l'ordre de la Communauté et en méconnaisse ainsi la primauté par rapport aux systèmes nationaux. Or, puisque toute décision provenant d'un organe juridictionnel et ayant une incidence sur la situation juridique des parties peut entraîner l'application de règles communautaires, les principes auxquels nous faisons allusion impliquent que l'autorité appelée à l'adopter ait la faculté de s'adresser à vous dans le cadre de l'article 177. Notre Cour est solidement orientée en ce sens: en effet, elle a plusieurs fois considéré comme admissibles les questions préjudicielles soulevées par des juges italiiens dans le cadre de procédures sommaires. Rappelons, par exemple, les arrêts du 17 décembre 1970 dans l'affaire 33/70, SACE/Ministère des finances italien (Recueil 1970, p. 1213), du 26 octobre 1971 dans l'affaire 18/71, Eunomia/Italie (Recueil 1971, p. 811), du 14 décembre 1971 dans l'affaire 43/71, Politi/Italie (Recueil 1971, p. 1039). |
3. |
Tout en se référant à une réglementation nationale hypothétique et à sa compatibilité avec le droit communautaire, les deux questions — la première manifestement, la seconde de manière indirecte — visent à obtenir une décision de la Cour sur la légalité communautaire d'une disposition précise de l'ordre juridique italien. Cette décision a pour objet les limites dans lesquelles les opérateurs économiques peuvent demander à l'administration financière le remboursement des droits de douane à l'importation et autres charges indûment perçues. De quelle disposition s'agit-il? Celle actuellement en vigueur est l'article 19 du décret-loi n° 688 du 30 septembre 1982, relatif à des mesures urgentes en matière de recettes fiscales et devenu la loi n° 873 du 27 novembre 1982. Toutefois, au jour de l'ordonnance de renvoi, la matière était réglementée par une source formellement différente: le décret-loi n° 430 du 10 juillet 1982, qui, en son article 10, alinéa premier, établissait que: «Toute personne ayant indûment payé des droits de douane à l'importation, des impôts de fabrication, des impôts de consommation ou des droits d'État, même antérieurement à la date d'entrée en vigueur du présent décret, n'a pas droit au remboursement des sommes payées, sauf cas d'erreur matérielle, lorsque la charge correspondante a été répercutée, de quelque manière que ce soit, sur d'autres personnes»; et le second alinéa ajoutait: «La charge est présumée répercutée chaque fois que les marchandises pour lesquelles le paiement a été effectué ont été cédées après finition, transformation, montage, assemblage ou adaptation, sauf preuve contraire, pièces.à l'appui.» Or, le décret en question n'a pas été converti en loi par le Parlement et a donc perdu son efficacité ex tune selon l'article 77, alinéa 3, de la Constitution italienne. Ce n'est pas pour cette raison que le gouvernement italien a renoncé à introduire les dispositions que nous venons de citer. Ainsi, lors de la conversion du décret-loi n° 486 du 31 juillet 1982 (mesures urgentes en matière de recettes fiscales), il a proposé un amendement à l'article 1 du projet de loi de conversion, consistant à insérer un nouvel article (indiqué comme article 1 — undecies dans Atti Senato, VIIIe législature n° 2000 — A, en particulier p. 14) qui reprenait les règles précitées. Mais puisque le décret n° 486, lui non plus, n'a pas été converti en loi et que l'amendement est demeuré lettre morte, le. gouvernement s'est vu contraint d'adopter un troisième décret. Entré en vigueur le 30 septembre 1982 sous le n° 688, il a eu un meilleur sort. En effet, il a été converti et, comme nous l'avons dit, il est jusqu'à présent en application. Son article 19 a repris en substance le contenu de l'article 10 du décret n° 430. Il conviendra d'en reproduire le texte pour que cette coïncidence — reconnue, du reste, par la défense du gouvernement italien elle-même (voir les observations qu'elle a déposées le 29 octobre 1982, surtout p. 10) apparaisse évidente. Le premier alinéa dispose donc que: «Toute personne ayant indûment payé des droits douaniers à l'importation, des taxes de fabrication, des taxes à la consommation ou des droits fiscaux, même antérieurement à la date d'entrée en vigueur du présent décret, a droit au remboursement des sommes payées si elle prouve avec pièces à l'appui que la charge correspondante n'a pas été répercutée, de quelque façon que ce soit, sur d'autres personnes, sauf cas d'erreur matérielle.» L'alinéa suivant ajoute: «La preuve avec pièces à l'appui, visée à l'alinéa précédent, doit être fournie également lorsque les marchandises au sujet desquelles le paiement a été effectué ont été vendues après finition, tranformation, montage, assemblage ou adaptation.» Comme on le voit, le premier alinéa dit positivement («... a droit au remboursement... lorsqu'il prouve avec pièces à l'appui») ce que les deux premiers alinéas de la règle plus ancienne avaient exprimé négativement (au premier alinéa — répétons-le — il établissait: «... n'a pas droit au remboursement... lorsque la charge... a été... transférée»; au second, il ajoutait: «... sauf preuve contraire, pièces à l'appui»): toutefois, cet artifice n'enlève et n'ajoute rien à sa portée puisque et la présomption de transfert de la charge sur les cessionnaires des marchandises et la possibilité pour le solvens de la surmonter en offrant une preuve contraire — fût-elle uniquement documentaire — demeurent inchangées. Le même raisonnement est valable pour le second alinéa. Il explique que la preuve, indispensable pour obtenir le remboursement de ce qui a été indûment payé, devra être fournie également lorsque la marchandise a été aliénée : autrement dit, en cas de cession de la marchandise, on présume que le transfert de la charge a eu lieu. En somme, la nouvelle règle correspond exactement à ce que prévoyait le second alinéa de l'article 10 du décret n° 430. Le fait que la règle, par rapport à laquelle le juge de renvoi posait ses questions, ne soit pas aujourd'hui formellement en vigueur ne peut pas avoir d'incidence sur cette affaire. En effet, on sait parfaitement que, lorsqu'elle exerce sa compétence préjudicielle, notre Cour ne se prononce pas sur la compatibilité entre droit national et ordre juridique communautaire. La Cour ne fait qu'interpréter des règles et des principes de ce dernier (outre qu'elle statue sur la validité de règles qui lui sont propres), tandis que la tâche de déduire si la source interne à appliquer pour la définition du litige est compatible avec lui est réservée aux juges nationaux. Or, puisque dans notre cas, les questions ont une portée générale, même si c'est une disposition interne déterminée qui les a occasionnées, la question préjudicielle demeure valide indépendamment du sort de la règle qui l'a suscitée. Ajoutons ensuite — et la remarque nous paraît décisive — que l'ordre juridique italien contient actuellement une règle (l'article 19 du décret-loi n° 688/82) qui équivaut à celle dont le juge a quo a tenu compte au moment du renvoi. L'interprétation des principes et des règles communautaires que la Cour est: aujourd'hui appelée à fournir sera donc certainement utile pour la solution du litige principal. |
4. |
Passons ainsi à l'examen des questions. Nous nous occuperons tout d'abord de la seconde parce qu'elle concerne la plus générale des conditions auxquelles votre jurisprudence subordonne la légalité d'une réglementation nationale régissant la restitution de l'indu: l'absence d'une réglementation communautaire de la matière. Son examen ne peut pas ne pas précéder celui de la question n° 1 : en effet, si la réponse à lui donner devait être affirmative, l'autre question perdrait tout intérêt. Par la seconde question, le président du tribunal de Trento désire donc savoir si une certaine source communautaire — le règlement du Conseil n° 1430 du 2 juillet 1979 relatif au remboursement ou à la remise des droits à l'importation ou à l'exportation — a réglementé de manière complète les modalités du remboursement de taxes d'effet équivalant à des droits de douanes indûment perçues, retirant ainsi aux États tout reste de pouvoir normatif. Le juge demande en particulier si, du fait qu'il n'a limité en aucune manière la restitution de la charge transférée en aval, le règlement n° 1430 exclut implicitement que le transfert éteigne le droit qui s'y rapporte; et donc si, après son entrée en vigueur, les États membres peuvent encore reconnaître au phénomène de quo une efficacité de cette portée. La défense du gouvernement italien conteste que le règlement n° 1430 soit applicable à l'espèce ratione temporis. Son entrée en vigueur — fait-il remarquer — remonte au 1er juillet 1980 (voir l'article 25); tandis que les droits de visite sanitaire dont le remboursement constitue l'objet du litige ont été comptabilisés par l'administration financière, et versés par la société San Giorgio, précédemment: précisément entre 1974 et 1977. L'objection atteint son but. Le règlement rétroagirait en englobant les litiges pendants si on pouvait recourir au principe bien connu selon lequel les règles de fond ou de procédure adoptées s'appliquent, depuis leur entrée en vigueur, à ces litiges comme aux procédures nouvelles. Mais cette règle n'est pas utilisable dans notre cas puisque, comme la Cour l'a observé dans l'arrêt du 27 mai 1982, affaire 113/81, Reichelt/Hauptzollamt Berlin-Süd (Recueil 1982, p. 1957), le règlement 1430/79 «... comporte un ensemble de règles qui forment un tout indissociable et dont les dispositions particulières de fond ou de procédure ne peuvent être considérées isolément, quant à leur effet dans le temps». Il s'ensuit que ladite source ne peut pas avoir d'incidence sur les litiges concernant des remboursements de droits comptabilisés avant son entrée en vigueur. Mais ce n'est pas tout. Inapplicable à notre cas, ratione temporis, le règlement n° 1430 l'est également ratione materiae; En effet — nous semble-t-il — il n'a pas une portée générale parce qu'il ne fait que réglementer une série de cas spécifiques qui peuvent tous être ramenés à une erreur de liquidation. Mais ensuite, même s'il était exhaustif et régissait toute forme de restitution des indus, il serait arbitraire d'en déduire, pour la seule raison qu'il ne prévoit pas le transfert, l'incompatibilité de cette cause extinctive du droit au remboursement avec l'ordre juridique communautaire. Ce n'est pas en employant des principes erméneutiques comme l'antique ubi lex tacuit noluit que l'on peut parvenir à un résultat de ce genre. |
5. |
Venons en maintenant à l'examen de la première question qui est le véritable nœud du présent litige. Le juge a quo veut savoir s'il existe une incompatibilité entre le droit communautaire et une disposition nationale qui:
Le juge aperçoit deux aspects possibles d'illégalité:
Ce n'est pas par hasard que le président du tribunal de Trento met l'accent sur ces aspects. Ainsi qu'il résulte de la prémisse même de la question n° 1, il a sous les yeux votre jurisprudence relative à la répétition de l'indu, et en particulier les limites que vous avez posées au pouvoir des États membres de régler les modalités de la récupération des sommes indûment versées aux autorités nationales. C'est donc sur cette jurisprudence que nous devons porter notre attention. C'est dans l'arrêt du 27 février 1980 (l'arrêt Just déjà cité) que la Cour s'est occupée pour la première fois des effets que peut avoir sur la récupération de droits à l'importation perçus contrairement aux règles communautaires l'incorporation éventuelle de leur charge dans le prix et son transfert consécutif aux tiers sous-acquéreurs de la marchandise. Le cas concernait une entreprise travaillant au Danemark qui avait demandé par voie judiciaire à l'administration financière de ce pays la restitution de sommes versées à titre de taxes sur les alcools importés, en soutenant l'illégalité de ces dernières selon le droit communautaire (l'application de l'article 95 du traité CEE était en jeu). Le gouvernement se défendit en affirmant que, selon l'ordre juridique danois, les opérateurs n'avaient pas le droit de récupérer les taxes indûment payées lorsqu'elles avaient été englobées dans le prix des marchandises et que leur charge avait été ainsi transférée sur les consommateurs ou sur des niveaux ultérieurs du circuit économique. Le but de l'action en restitution — a-t-il fait observer — est en effet de compenser la perte patrimoniale subie par le sujet qui a indûment payé; le transfert, par lequel ce sujet annule ladite perte, exclut précisément cette condition essentielle de l'action et par conséquent la possibilité de l'introduire. Comment la Cour a-t-elle répondu? Elle a commencé par reconnaître que, lorsqu'il n'existe pas de règles communautaires sur le remboursement de redevances nationales perçues contrairement au droit communautaire, il appartient aux États membres de garantir la restitution de ces redevances conformément au droit national et d'établir les modalités de procédure du recours. Les juges pourtant ont tracé également les limites de ce pouvoir: lesdites modalités — ont-ils dit — «ne doivent pas être moins favorables que celles qui concernent des recours semblables de nature interne et qui, de toute manière, ne doivent pas rendre pratiquement impossible l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire». Comme nous avons mentionné, c'est de cette formule que le juge a quo tire les deux aspects selon lesquels la réglementation italienne de la condictio indebiti pourrait être considérée comme illégale du point de vue communautaire. Quant à la légalité d'une réglementation nationale qui sanctionne l'impossibilité de répéter l'indu transféré sur d'autres personnes, la Cour a été prudemment possibiliste. «Le droit communautaire — a-t-elle observé — n'exige pas d'accorder une restitution de taxes indûment perçues dans des conditions qui entraîneraient un enrichissement sans cause des ayants droit»; il «n'exclut donc pas qu'il soit tenu compte du fait que la charge des taxes indûment perçues a pu être répercutée sur d'autres opérateurs économiques ou sur des consommateurs». Partant d'une idée incontestable en soi (l'ordre juridique ne protège pas les enrichissements sans cause), la Cour de justice est donc parvenue à admettre qu'en réglementant la condictio indebiti, les législateurs nationaux peuvent tenir compte du phénomène du transfert. Elle l'a fait cependant — qu'il nous soit permis de le répéter — de manière nettement prudente. En effet, ce ne peut pas être par hasard que pour introduire son raisonnement, ella a employé une formule négative («il diritto communitario non esclude», «le droit communautaire n'exclut pas») de manière à faire penser à des cas exceptionnels beaucoup plus qu'à une pratique ordinaire. Cette solution a été reprise dans les arrêts du 27 mars 1980, du 10 juillet 1980 dans l'affaire 61/79, Denkavit italiana (Recueil 1980, p. 1205,) dans l'affaire 811/79, Ariste (Recueil 1980, p. 2545) et encore du 10 juillet 1980 dans l'affaire 826/79, MIRECO (Recueil 1980, p. 2559).. |
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Des deux aspects en lesquels s'articule la première question, il est opportun d'analyser en premier lieu le second: c'est-àdire celui qui concerne la compatibilité d'un régime national de la repetido indebiti comme celui de l'Italie avec le principe en vertu duquel les États membres ne peuvent pas réglementer le droit au remboursement de sommes versées en violation de règles communautaire en en annulant pratiquement l'exercice. En effet, cet aspect englobe un problème général, comme l'incidence du transfert (ou, peut-être mieux, des limites dans lesquelles cette incidence peut être admise) sur le droit au remboursement; son examen doit donc précéder l'autre, de portée et de répercussion plus réduites, qui suppose dans la règle la présence d'éléments discriminatoires. Mais en premier lieu une précision. Comme nous l'avons déjà observé, la limite au pouvoir d'intervention des États (pouvoir qui existe dans la mesure où une réglementation communautaire ne régit pas la matière sur la base de l'article 235 du traité) trouve sa raison d'être dans le fait que le droit au remboursement de sommes perçues contrairement aux règles communautaires procède de l'ordre juridique communautaire qui, par conséquent, le garantit. La conséquence est évidente: un État qui exerce sa compétence résiduelle et provisoire de réglementer la condictio indebiti en instituant un régime prima facie respectueux du droit au remboursement, mais en réalité de nature à le vider de son contenu, supprime en fait une situation subjective ayant une base communautaire, c'est-àdire parvient à un résultat qui est manifestement inadmissible en raison de la primauté du droit communautaire sur celui des États membres. Vérifions donc si un régime national comme celui défini par l'article 19 du décret-loi n° 688 se ramène effectivement dans la pratique à l'impossibilité pour les ayants droit d'obtenir la restitution de l'indu; et demandons-nous d'abord quel est, en dehors de la réglementation de la preuve, l'élément essentiel de ce régime. Qu'apporte de véritablement nouveau l'article 19 dans l'ordre juridique italien? A notre avis, il créé une autre cause extinctive de l'obligation de restitution qui lie Y accipiens au solvens. Le paiement indu, il est vrai, demeure le «fait» qui fait naître le droit au remboursement. Mais si, ultérieurement, le solvens reverse, en tout ou en partie, sur des tiers la charge de ce paiement, son droit s'éteint dans la même mesure, totale ou partielle, dans laquelle le transfert a eu lieu. Il s'agit donc d'une réglementation qui, dans des cas particuliers, déroge au régime général établi par les articles 2033 et suivants du Code civil italien. Selon la défense de la société requérante, cette réglementation annule le droit au remboursement pour des raisons qui découlent de la nature même du phénomène de transfert. Dans la très grande majorité des cas — dit-on — les caractéristiques de ce phénomène excluent-elles pour le solvens comme pour l'accipiens la possibilité de démontrer que la perte patrimoniale toujours et incontestablement subie par le premier lorsqu'il paie l'impôt indu est compensée par l'incorporation de l'impôt lui-même dans le prix de la marchandise à laquelle il se rapporte. Pourquoi cette impossibilité? Parce que — ajoute-t-on — le prix est une création du marché sur lequel agissent d'innombrables facteurs qui ne sont connus que d'une manière extrêmement approximative. Il n'est donc pas permis de prendre un seul de ces facteurs, de l'isoler du contexte général et d'en faire la cause unique d'une part déterminée du prix; c'est-àdire, il n'est pas permis — il ne l'est presque jamais — d'affirmer que la part doit être mise en rapport exclusif de causalité avec le paiement d'un impôt ayant le même montant. Dans ces conditions, imposer au solvens la preuve que le transfert n'a pas eu lieu et lui subordonner la restitution de l'indu équivaut à méconnaître le droit au remboursement. Ce grief est fondé dans une large mesure. Dans les conclusions que nous avons développées le 23 mars 1983 dans l'affaire Pauls Agriculture (n° 256/81, Recueil 1983, p. 1723), nous aussi nous avons avancé un argument semblable tout en nous référant à la responsabilité extracontractuelle de la Communauté. «En fixant leurs prix — avons-nous dit — les entreprises ne peuvent pas s'en tenir... uniquement aux coûts qu'elles supportent et aux profits qu'elles recherchent; elles sont conditionnées à cet égard par les cours du marché. Si la situation du marché permet de fixer les prix à un certain niveau, sans que cela ait une incidence sur le volume des ventes, c'est à ce niveau — et non à un autre — que l'entreprise va fixer ces prix». La Commission s'aligne aujourd'hui sur la même orientation. En effet, au cours de la procédure orale, son représentant a observé: «Le transfert... est un fait économique qui dépend de nombreuses variables... Pour qu'il y ait nécessairement répercussion, il faudrait que l'offre soit élastique et la demande... rigide, mais nous croyons que le sel est le seul produit qui réunisse ces deux conditions... Lorsque ces dernières ne sont pas remplies, nous nous trouvons dans une situation extrêmement aléatoire; voilà pourquoi la preuve de la répercussion est difficile». Dit plus ouvertement: on peut élever le transfert au rang d'institution juridique; mais seulement si l'on est conscient que l'institution sera fragile et applicable dans des limites bien circonscrites. Naturellement, le représentant du gouvernement italien est d'un avis différent. Il a affirmé que, grâce à la documentation commerciale ordinaire (factures, correspondance, etc.), on peut établir quelle part du prix est imputable à l'indu et fait disparaître le droit au remboursement; mais nous n'avons entendu de lui aucune parole sur le point crucial du processus qui aboutit à la formation du prix et des variables infinies qui interviennent dans ce dernier. L'argument selon lequel la nature du marché empêche habituellement d'isoler une part du prix et de la relier quant à sa cause à un certain coût demeure donc intact. D'ailleurs, cet argument est, croyons-nous, insurmontable. En effet qui peut dire que, libéré de la redevance indue, l'importateur n'aurait pas pratiqué le même prix et vendu la même quantité de marchandises? S'il en était ainsi, il aurait obtenu des profits plus élevés que ceux que, grevé de l'impôt, il a réussi à réaliser. C'est sur ce terrain escarpé et imprévisible, et non pas sur le «jardinet» bien ordonné des écritures comptables que l'article 19 appelle le solvens à fournir la preuve de l'absence de transfert. Mais comme nous l'avons dit, la défense italienne n'a pas mentionné ce terrain. Le fait est que sa position simplifie à l'extrême une thématique extrêmement complexe; l'accent qu'elle met sur les vertus euristiques de la documentation commerciale ordinaire constitue précisément un indice de cette volonté simplificatrice. Or, qu'il nous soit permis de dire que ces vertus sont de bien peu de poids. La documentation concerne les coûts, permet de faire la lumière sur les profits de l'entrepreneur, mais croire qu'elle donne la possibilité d'identifier tous les facteurs par lesquels le prix a été déterminé est ingénu ne serait-ce que parce que leur nature est telle, qu'ils échapperont en grande partie à cette documentation. Il suffit de penser — la remarque est même banale — qu'en régime de concurrence, les coûts de production de toutes les autres entreprises travaillant dans le même secteur et en particulier des entreprises — marginales — dont les coûts, sont plus élevés ont une incidence sur le prix d'un bien déterminé. Peut-on prouver tout cela? Et le traduire en quantités et en chiffres? Nous en doutons. Certainement, il n'est pas possible de le faire en exhibant les papiers que chaque entreprise est tenue de conserver selon les articles 2214 et suivants du Code civil. Or, la législation italienne le prétend. Peut-on nier alors qu'elle impose une preuve diabolique? Non, on ne le peut pas: le représentant même de ce pays l'a admis implicitement lorsqu'il a dit durant la procédure orale que, dans 99 % des cas, le solvens n'est pas en mesure de la fournir parce que le transfert aurait eu lieu. Or, reconnaître le droit au remboursement (comme l'exige l'ordre juridique communautaire) puis faire en sorte que dans 99 % des cas ce droit ne puisse pas être exercé est, pour ne pas dire plus, un bel exemple de contradiction entre les paroles et les faits. |
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Pour soutenir la compatibilité de l'article 19 avec le droit communautaire, la défense du gouvernement italien a beaucoup insisté sur la ratio qui le justifierait. Il faut considérer — affirme-t-elle — que dans la très grande majorité des cas (pratiquement, chaque fois qu'il cède le bien à des tiers), l'importateur reverse sur ses ayants cause la charge inhérente au paiement de l'impôt non dû, de sorte que ce dernier ne l'appauvrisse pas, et ne lui cause aucun dommage. Celui-ci est subi par le tiers ou, en général, par le consommateur qui paie le bien à un prix plus élevé. Or, si l'on permettait à l'importateur de récupérer ce qu'il a indûment versé, on lui garantirait un double avantage: celui découlant de l'incorporation de la redevance dans le prix et celui que constitue le remboursement de ladite redevance par l'administration. De leur côté, les consommateurs seraient contraints à un double déboursement: une première fois pour payer le supplément de prix de la marchandise et une seconde fois, en tant que contribuables, pour doter l'administration des fonds nécessaires pour rembourser les importateurs. En élevant le transfert au rang de cause extinctive du droit au remboursement, l'article 19 a le mérite d'empêcher ces effets indésirables. Le raisonnement, nous le concédons, est ingénieux; toutefois, il ne nous persuade pas. En premier lieu, il n'échappe pas à la critique de ceux qui estiment indémontrable le lien entre redevance et prix. Puis, il n'est pas exact que l'article 19 se limite à corriger les deséquilibres injustes auxquels aboutirait l'application du droit commun. Il y a un enrichissement sans cause — le seul dont dans notre cas on puisse parler sans crainte d'être démenti — que la norme non seulement tolère mais encourage: celui de l'État qui perçoit indûment une redevance et ne la restitue pas au solvens. Pendant la procédure orale, il est vrai, la défense italienne a affirmé que les tiers acquéreurs de la marchandise pourront exercer contre l'État l'action en enrichissement illicite. Toutefois, elle l'a fait avec réticence, en y étant poussée par des questions précises de la Cour. Et on comprend pourquoi. Il est difficile d'imaginer une thèse moins plausible pratiquement et plus hasardée théoriquement. Que l'on songe à l'absurde d'une masse de consommateurs qui, dans un système où la «class action» est inconnue, entraîne l'État dans un procès en vue de récupérer des créances minimes. Et que l'on pense aux conditions de l'action en enrichissement. Dans les droits d'origine romaine, elle est fondée sur l'appauvrissement de Titius et sur le lien causal qui lie le dommage qu'il subit à l' enrichissement de Caius. Or, dans notre cas, Titius est un monsieur qui, en choisissant librement, achète sur le marché libre un certain bien au prix fixé par ce dernier et qu'il estime lui-même convenable: pourrons-nous vraiment le considérer comme appauvri du fait que ce prix est peut-être un peu plus élevé — mais nul ne saura nous dire de combien — que celui qui aurait été fixé si l'autorité publique n'avait pas indûment réclamé une redevance à l'importation du bien? Et en ce qui concerne le lien de causalité, comment le juger important à la lumière de tous les passages que la marchandise accomplit entre le moment de l'importation et celui de l'offre au consommateur? La causalité, observe quelqu'un, peut être indirecte. Nul n'admet toutefois quelle soit lointaine: et ici elle est lointaine, très lointaine, précisément, lorsque le produit importé est transformé ou utilisé pour la fabrication d'un produit différent. L'article 19 rend donc intangible la position avantageuse de l'État. C'est une solution curieuse que la sienne; même en termes d'équité. Rappelons que, précisément sur le plan de la condictio indebiti et en suivant la tradition romaniste, le Code civil italien privilégie la situation de Yaccipiens uniquement en cas de trafic immoral; mais, attention, bilatéralement immoral parce que le solvens qui ne prend pas part à l'immoralité peut normalement récupérer l'indu. Ici, au contraire, l'administration, qui a réclamé un paiement contrairement au droit communautaire, est protégée, tandis que l'importateur qui a payé parce qu'il ne pouvait pas l'éviter, et qui ensuite, en exerçant son imagination et sa capacité d'entreprise, réussit à obtenir un profit malgré l'indu et le coût supérieur qui lui est imposé, est sacrifié. Comment ne pas en déduire que l'article 19 va au-delà de la règle de la par causa turpitudinis? Soyons clairs: en disant cela, nous n'insinuons pas que, lorsqu'elle prélève une redevance indue, l'administration agit de manière immorale. Nous voulons seulement mettre en évidence qu'il n'est pas raisonnable de privilégier celui qui viole la loi et corrélativement de punir celui qui est bien ou mal la victime de la violation. L'idée qu'en conférant un pouvoir extinctif au transfert, on vise à protéger les consommateurs ne nous paraît pas en définitive de nature à faire reconnaître la légalité communautaire d'un régime comme celui qui existe en Italie. En effet, si la protection se réfère au sous-acquéreur du produit importé, elle se révèle illusoire parce que nous avons vu que, du moins en Italie, il ne possède pas de moyens aptes à lui faire récupérer la part de prix payée en excédent. Si on lui donne comme objet le fait que, en tant que contribuables, les citoyens supporteraient le supplément de charge imposé aux finances publiques par l'obligation de rembourser les importateurs, il est difficile de ne pas la considérer comme dénuée de motifs. Cet intérêt des contribuables nous paraît très peu consistant; et, en tout cas, il ne prévaut pas sur l'exigence, reconnue, avec force, par notre Cour, que les régimes nationaux garantissent l'exercice effectif du droit au remboursement. La vérité est donc autre et on peut l'exprimer en observant que, dans l'article 19, le consommateur remplit la fonction de la feuille de figuier. Du reste, pour le prouver, il existe une donnée textuelle: la reconnaissance du droit au remboursement que la règle admet (en se conformant à l'article 13, V, de la loi de finances française pour 1981, n° 80/194 du 30 décembre 1980) lorsque le paiement indu est imputable à une erreur matérielle. En effet, on ne voit pas pourquoi en ce cas — et uniquement en ce cas — les consommateurs ne méritent pas d'être protégés. Le gouvernement italien se défend en affirmant que, en déterminant le prix de la marchandise, l'importateur ne peut pas tenir compte des erreurs commises par l'administration; on peut présumer par conséquent qu'il ne reverse pas sur les sous-acquéreurs le droit comptabilisé par erreur. L'objection est pourtant loin de nous convaincre. Elle part de l'hypothèse que l'importateur ne conserve pas la marchandise en magasin avant de la céder aux tiers et, d'autre part, que les droits équivalant à des droits de douane sur cette marchandise sont comptabilisés avec retard par l'administration. Or cette hypothèse est construite en théorie. Dans le monde réel, les choses peuvent aller différement: même lorsque le paiement indu est le résultat d'une erreur matérielle de l'administration, l'importateur peut en avoir connaissance dans des temps qui permettent d'en tenir compte lors de la fixation des prix. Et alors — répétons-le — pourquoi ignorer les raisons qui dans tous les autres cas aboutiraient à protéger les consommateurs? Celui qui comme nous est convaincu que ces raisons ne sont que des prétextes sait que l'exception dont nous discutons a une cause et que celle-ci doit être recherchée dans le règlement n° 1430/79. Comme nous l'avons déjà dit, il définit les modalités du remboursement dans une série de cas, qui peuvent tous être ramenés à l'erreur matérielle. Il est donc raisonnable de supposer que, sur les traces de son collègue français, le législateur italien a estimé prudent d'exclure de la réglementation sur l'indu les cas réglementés dans la source communautaire; il évite ainsi d'introduire des dispositions susceptibles d'apparaître comme contraires à cette source dans le cas où on la considère comme une réglementation exhaustive de la matière. |
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Nous avons affirmé que le mécanisme du transfert n'est pas en principe applicable en raison des innombrables variables qui ont une incidence sur la formation des prix en régime de libre marché et en raison de l'impossibilité consécutive d'imputer de manière exclusive et déterminante une part du prix à un certain coût. Toutefois, nous n'avons pas exclu, et, qui plus est, la Cour non plus, dans la jurisprudence de l'affaire Just, que dans certains cas limités ce mécanisme puisse être adopté par un ordre juridique national comme cause extinctive du droit communautaire au remboursement. Cherchons alors à déterminer ces cas. A cette fin, nous commencerons par distinguer entre prix fixé par le marché et prix déterminé par les autorités publiques. Dans le premier cas, le mécanisme de transfert est évident et il ne peut donc être présumé par le législateur que si deux conditions sont remplies: que l'offre soit élastique et la demande rigide. Toutefois, comme le représentant de la Commission l'a observé, le cas est «d'école» et par conséquent privé d'importance économique. Le second cas est plus important, bien qu'il soit, lui aussi, de faible portée: cependant, il postule non seulement la fixation autoritaire du prix mais une incorporation également autoritaire de la redevance dans le prix imposé. La preuve en est donnée par le même processus grâce auquel le concept de transfert — élaboré par la science des finances et donc selon une optique tout à fait particulière — a été admis dans le monde juridique et appliqué aux rapports de droit civil. A notre connaissance, la première autorité qui, dans les ordres juridiques des États membres, a attribué une importance juridique à ce phénomène a été le Højesteret danois dans un arrêt de 1952 (voir UfR 1952, 974 H). Une entreprise travaillant dans le secteur de la meunerie avait demandé au fisc de lui restituer un impôt qu'elle estimait illégal et qu'elle avait payé pour l'achat d'un lot de blé. La Cour a reconnu que l'impôt n'était pas fondé, mais elle a refusé le remboursement en observant que le préjudice découlant de la perception indue avait été répercuté sur les acheteurs du pain. Le prix de ce dernier produit, en effet, était fixé par l'autorité; et cette dernière l'avait augmenté, après l'introduction de l'impôt, dans une mesure égale au montant de celui-ci. Treize ans plus tard et dans un cas analogue, le même Højesteret a confirmé ce point de vue mais, pour ainsi dire, a contrario: lorsque — a-t-il dit — «le prix d'un produit frappé par un impôt est déterminé par le marché et qu'il n'y a pas de raison de croire qu'il a été augmenté de manière à compenser l'impôt, le requérant a droit au remboursement» (arrêt du 28. 5. 1965, affaire II 214/1964, U 1965, 492 H). Ce sont des affirmations éloquentes, la seconde non moins que la première. Elles confirment que l'effet extinctif du transfert n'est admissible que de manière marginale et presque jamais dans les cas où le prix est déterminé par le marché. A notre avis, c'est en ce sens qu'il faut lire la jurisprudence de notre Cour. S'il en est ainsi, il n'est pas douteux qu'un régime par lequel le remboursement est toujours ou presque toujours subordonné à la preuve de l'absence de transfert, dépouille le solvens du droit qui s'y rapporte: violant par là l'ordre juridique communautaire, ne serait-ce que, comme nous l'avons déjà dit, parce que ce droit a une origine communautaire et ne peut pas être annulé, même indirectement, par une disposition nationale. |
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Mais il y a plus. Un examen comparatif sommaire des ordres juridiques nationaux démontre qu'en tant qu'institution juridique, le transfert a été ignoré jusqu'au jour où la Cour a rendu l'arrêt Just. La jurisprudence danoise qui ne lui reconnaît toutefois de l'importance que dans les limites très étroites dont nous venons de parler, fait exception. En effet, on ne peut invoquer contre ces limites le troisième arrêt du Højesteret (9. 4. 1970, affaire I 55/1968, U 1970, 437 H), qui concerne une situation toto coelo éloignée de celles auxquelles se réfèrent les lois française et italienne. En effet, il est vrai qu'il met la preuve de l'absence de transfert à la charge du requérant: en l'espèce, toutefois, le requérant n'était pas le solvens mais le tiers ayant cause du solvens. Au sud du Danemark, et de toute manière au moins jusq'en 1980, le transfert constitue en tabou. Judiciairement même, il reste tabou même après le prononcé de l'arrêt Just. Que l'on prenne l'Italie. L'affaire Just a une influence sur quelques juges du fond (tribunal de Trento, 17. 10. 1981, Dukcevich/Administration des finances; Id., 18. 2. 1982, Administration des finances/Marimex; cour d'appel de Turin, 15. 10. 1980, Administration des finances/CONAL); mais non pas toutefois sur la Cour de cassation qui adopte l'orientation opposée. Ainsi, avec une force particulière, dans l'arrêt du 21. juillet 1981, n° 4682, Ministero finanze/MIRECO. La société MIRECO réclamait au fisc le remboursement de droits d'importation indûment perçus et la défenderesse excipait de l'impossibilité de répéter du fait que la charge avait été transférée en aval en raison de la vente de la marchandise grevée de l'impôt. La Cour a repoussé ce moyen de défense en observant notamment: «C'est une notion manifestement reçue que dans l'ordre juridique... national, seuls deux éléments sont constitutifs du cas d'indu objectif...; l'existence d'un paiement et le fait qu'il ne devait pas... être effectué. Le fait que en raison de la répétition obtenue, le sujet qui en bénéfice se limite à compenser la perte subie... ou en tire un enrichissement (pour avoir transféré au détriment de tiers l'appauvrissement subi...) est tout à fait étranger au cas d'espèce». Pour compléter le tableau, ajoutons que deux juridictions de fond (tribunal de Trieste, par ordonnance du 26. 1. 1983 dans l'affaire SpA BECA/Administration des finances, et cour d'appel de Milan, par ordonnance du 15. 2. 1983 dans l'affaire Administration des finances/SpA BAX) ont récemment soulevé la question de légalité constitutionnelle à propos de l'article 19 en l'accusant:
Deux passages de l'ordonnance de la Cour de Milan sont particulièrement significatifs pour nos fins. Reconnaître de l'importance au transfert de la charge fiscale — dit le premier — «est un artifice... pour supprimer toujours et en chaque cas le droit de répéter les sommes indûment payées». «La preuve documentaire du transfert — ajoute le second — requiert qu'il y ait un moyen de distinguer, dans l'unique équivalent versé par le tiers, ce qui a trait à des coûts et à des frais et ce qui se rapporte au bénéfice de l'importateur; mais cette distinction est impossible». La jurisprudence française exprime des concepts analogues. Ainsi, dans l'affaire du 16 décembre 1980 (Administration des douanes/Société Les fils de Henri Ramel, Dalloz 1981, p. 380), la Cour de cassation a refusé d'attribuer un effet extinctif au transfert d'une redevance illégale — qui avait une incidence surtout sur l'importation de vins italiens — en se fondant sur la règle de droit civil selon laquelle le droit au remboursement n'est pas subordonné à l'appauvrissement du solvens; et la jurisprudence du Conseil d'État en matière de taxes sur la valeur ajoutée indûment payée est dans le même sens. En Allemagne, le problème est si peu aperçu qu'il n'a donné lieu à acune jurisprudence; mais la législation (voir en particulier l'article 37, paragraphe 2, de l'Abgabenordnung) exclut que le droit au remboursement puisse être conditionné par le transfert de la charge indue. Item en Belgique: les articles 1376 et 1377 du Code civil, qui s'appliquent également au secteur fiscal, ne permettent certainement pas d'apercevoir une incidence quelconque du transfert sur la créance du solvens. Aux Pays-Bas, aucune source législative ou jurisprudentielle n'autorise à penser autrement; tandis qu'en Grande-Bretagne, on ne parle de passing on qu'à propos d'une décision australienne (Mason/State of New South Wales, 1959, 102 C.L.R. 105) qui, par ailleurs, en méconnaît carrément l'effet extinctif. A partir de ces données, il n'y a qu'un pas pour arriver à dire que, sauf le cas danois, le transfert est un corps étranger à l'expérience juridique des pays membres. Or, on ne peut pas être permissif avec les corps étrangers. Il est permis de les admettre; mais avec prudence et en en traçant soigneusement les limites. L'interprétation que nous proposons et qui exclut l'emploi général de notre institution nous semble donc raisonnable. Ce qui nous en persuade — répétons-le — ce n'est pas l'injustice intrinsèque de cette institution ou son inaptitude à fonctionner sur le plan logique, mais l'impossibilité de prouver de manière acceptable son fonctionnement, c'est-àdire de la ramener, excepté quelque cas limite, sur le terrain de la certitude du droit. Nous n'ignorons pas que, surtout en des temps de crise économique, faire face aux demandes de remboursement peut placer les administrations dans des situations difficiles. Mais ce n'est pas un problème que l'on peut résoudre en annulant d'un trait de plume la créance des importateurs (et ce qui est pire, en le faisant pendant qu'un litige est en cours devant les juridictions nationales, de manière à en forcer la décision dans un sens favorable au fisc). Il existe d'autres moyens de l'aborder, moins radicaux et plus respectueux tant du droit communautaire que des intérêts légitimes des opérateurs: par exemple, prévoir des délais raisonnablement brefs pour l'exercice du droit au remboursement. En Allemagne, on a procédé ainsi, et le législateur communautaire lui-même a choisi cette voie en adoptant le règlement n° 1430 de 1979. Le délai qu'il fixe pour la présentation de la demande de remboursement aux autorités nationales varie en effet de trois mois à un an. Est-ce encore trop? Qu'on le réduise. Que l'on reconnaisse en tout cas la distance qui le sépare des dix années prévues dans l'ordre juridique italien pour la majeure partie des indus. |
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La problématique que le président du tribunal de Trento soulève par le second aspect de la première question nous suggère une dernière remarque — mais jamais comme en ce cas, last not least. Nous avons dit qu'imposer au solvens de prouver qu'il n'y a pas eu de transfert équivaut dans 99 % des cas à rendre intangible l'avantage injustifié de l'État. Or, que l'on réfléchisse au risque qui peut découler d'une règle de ce genre pour l'union douanière et les politiques communautaires, surtout la politique commerciale et agricole. Ce risque à un nom: la paralysie. Comment, en effet, exclure que certains de ne pas devoir restituer ce qu'ils ont indûment perçus, les États ne continuent à percevoir des taxes d'effet équivalant à des droits de douane malgré l'interdiction communautaire? Qui pourrait l'empêcher, si l'on retirait aux entrepreneurs tout moyen judiciaire de bloquer une semblable pratique et si la reconnaissence de sa légalité communautaire liait les mains de la Commission? Ce sont des perspectives très graves et, ce qui est pire, crédibles dans la phase de renaissance du protectionnisme que nous vivons actuellement. Le Parlement euror péen s'en est aperçu. Qu'on lise la résolution sur la responsabilité des États en matière d'application et d'observance du droit communautaire, approuvée le 9 février 1983: «... dans les cas où la Cour de justice... a déclaré incompatibles avec le traité — affirme le point 7 — certaines taxes ou certains prélèvements, toute disposition législative, nationale, instaurée ultérieurement et limitant le droit au recouvrement du montant des taxes ou des prélèvements perçus de façon illicite — et permettant ainsi aux États membres de retenir indûment le produit de ces taxes ou prélèvements illicites — est incompatible avec l'esprit de la Communauté et devrait être abrogée» (JO C 68 du 14. 3. 1983, p. 33). |
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Dans l'autre aspect de la première question, le juge a quo vous demande si une réglementation nationale qui: a) subordonne le droit au remboursement à la preuve qu'il n'y a pas eu de transfert lorsqu'il s'agit de droits perçus contrairement à l'ordre juridique communautaire; b) n'étend pas le même régime à la restitution de tout autre impôt ou redevance perçus indûment, mais sans violer lesdites règles, est compatible avec le droit communautaire. Comme nous l'avons déjà écrit, la Cour s'est prononcée sur ce point dans l'affaire Just et dans certains arrêts ultérieurs : les modalités d'exercice du droit au remboursement définies par les lois nationales — a-t-elle dit — «ne peuvent pas être moins favorables que celles qui concernent des recours semblables de nature interne». Il serait facile de rappeler au juge ces paroles et d'en déduire que celui qui isole un groupe d'impôts caractérisé par un certain lien avec le droit communautaire et l'assujettit à un régime plus sévère en ce qui concerne la répétition de l'indu effectue une discrimination injustifiée entre les sujets passifs de ces impôts et ceux des autres redevances, semblables, mais sans lien communautaire. Le juge ne serait cependant pas satisfait. En effet, il vise à faire préciser votre jurisprudence; c'est-àdire, il désire savoir, comment on doit lire la formule «recours semblables de nature interne». En présence de quels éléments peut-on dire qu'il existe une analogie, et la différence de traitement est-elle par conséquent interdite? La question suppose que l'on analyse de manière plus approfondie l'article 19 et précisément les «droits de douane à l'importation», les «impôts de fabrication», les «droits d'État» et les «impôts de consommation» auxquels se réfère le régime qu'il établit. Que signifient concrètement ces expressions? Disons tout de suite que, dans le langage fiscal italien, sont des impôts sur les consommations toutes les redevances destinées en définitive à grever le consommateur; mais ajoutons que le sujet passif de l'impôt n'est pas habituellement ce dernier, mais une autre personne, qualifiée par un certain rapport avec la marchandise avant son entrée dans le patrimoine du consommateur. Il existe donc plusieurs espèces d'impôts sur les consommations selon le moment où l'impôt prend naissance. Ainsi, s'il frappe la marchandise lorsqu'elle est produite, nous parlerons d'impôt de fabrication; s'il est appliqué lorsque la marchandise est introduite sur le territoire de l'État ou en sort, ou transite sur ce dernier, nous aurons un droit de douane, s'il est appliqué avec un prélèvement fractionné sur le chiffre d'affaires de tout sujet passif, son nom sera impôt sur la valeur ajoutée. De son côté, en répondant à la question de la Cour, le gouvernement italien précisait que les droits de douane englobent les droits proprement dits, les prélèvements prévus par des règles communautaires, les droits de monopole, les surtaxes de frontière et tout autre impôt de frontière en faveur de l'État. Il a également expliqué que par droit d'Etat on entend les redevances communément désignées comme impôts de fabrication et que les impôts de consommation sont assimilables à ces derniers. Or, selon le gouvernement italien, le principe de non-discrimination que vous avez invoqué dans l'affaire Just doit être entendu restrictivement. Il ne frappe pas — affirme-t-il —, les dispositions nationales qui établissent une réglementation différente pour des secteurs fiscaux déterminés, mais uniquement les règles qui régissent diversement le droit au remboursement de redevances internes et celui de prélèvements liés au système communautaire dans le cadre du même secteur. Or, l'article 19 couvre tout un secteur, c'est-àdire une catégorie homogène de prélèvements fiscaux, et il le fait de manière incontestablement uniforme. Il est donc impossible de lui imputer un contenu discriminatoire. Mais cette thèse, elle non plus, ne nous convainc pas. Nous observons tout d'abord que l'interdiction de discrimination est un principe général de l'ordre juridique'communautaire; c'est pourquoi on ne peut qu'avec beaucoup de prudence l'affaiblir en lui assignant des limites. Or, il nous semble que fractionner le système d'imposition en de nombreux secteurs, peut-être étroits, pour ensuite circonscrire à chacun d'eux l'effet de ce principe signifie non pas tant l'affaiblir que tendre à le supprimer. D'autre part, nous ne voyons pas pourquoi c'est une réglementation différente de celle qui régit toute autre redevance, surtout si elle est indirecte, qui doit régir le droit au remboursement d'un impôt de fabrication. Nous partageons donc l'avis de la Commission lorsqu'elle relève, en modifiant en partie la thèse exprimée dans le mémoire déposé le 6 octobre 1982, que si l'on veut «exclure avec certitude toute discrimination entre produits importés et produits nationaux, il conviendra d'appliquer un traitement identique à la totalité ou du moins à la majorité des impositions indirectes» (mémoire déposé le 20. 5. 1983, p. 3, point 3). Que dire sur ce point de l'article 19 ou, mieux, d'une règle aménagée selon son modèle? En premier lieu, qu'il ne rassemble pas un ensemble vaste et homogène d'impôts au point de justifier une dérogation à l'interdiction de discrimination. En effet, outre les cas de répétition de l'indu qui se fondent sur une erreur matérielle de l'administration, de nombreux impôts indirects et, parmi les impôts sur les consommations, l'IVA (TVA) et les droits de douane à l'exportation en sont exclus. Ces exclusions ne sont pas fondées sur la fonction économique des redevances en question mais sur les facteurs externes les plus disparates. Il est évident, par exemple, que l'IVA et les indus imputables à l'erreur sont exclus uniquement parce qu'ils font l'objet d'une réglementation communautaire. Mais ce n'est pas tout. Le représentant de la Commission a mis en lumière que l'article 19 concerne «un groupe d'impositions où les droits à l'importation prédominent», de sorte «qu'il y a lieu d'émettre des doutes sérieux quant au fait que la loi italienne satisferait à l'exigence de la non-discrimination». Encore une fois, nous partageons l'avis de cette partie. En effet, l'interprétation italienne de l'arrêt Just pourrait même être correcte; mais si c'est l'origine communautaire du droit au remboursement qui unifie le secteur des redevances pour lesquelles la règle interne établit une réglementation différente, les effets de cette interprétation se retourneront contre celui qui l'a formulée: c'est-àdire que cette règle apparaîtra manifestement contraire à celle que vous avez établie dans l'arrêt Just. Il ne nous semble pas permis d'aller au-delà de ces remarques sur la manière dont doit s'appliquer le principe de non-discrimination. Il appartiendra au juge national d'interpréter sa législation et d'établir si, et dans quelles limites, elle viole ce principe dans le sens que nous venons d'expliquer. |
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Au cours de la procédure, la défense de la société San Giorgio et le représentant de la Commission ont relevé plusieurs fois que le régime de la preuve de l'article 19 est également en contradiction avec l'ordre juridique communautaire parce qu'il lèse le droit de la défense. Exiger de l'importateur une preuve uniquement documentaire sur des situations nées avant que la règle n'entre en vigueur — dit-on — compromet de manière injustifiée ses possibilités de démontrer que la charge n'a pas été transférée. En effet, il y a lieu de supposer que, jusqu'à l'avènement du nouveau régime, il ne s'est pas préoccupé (parce qu'il n'avait aucun motif de le faire) de constituer à l'avance les documents exigés par la preuve qu'on lui réclame aujourd'hui. Le juge de renvoi ne s'occupe pas directement de ce problème; mais puisque les parties en ont si largement discuté, nous ne pensons pas pouvoir nous dispenser de l'aborder. Nous dirons donc que le grief est fondé. Rien n'empêche qu'un législateur limite les moyens ordinaires de preuve et établisse que certaines demandes doivent être prouvées uniquement par des documents; mais il n'est pas permis qu'il le fasse au moyen de règles rétroactives. C'est à bon droit que la société San Giorgio et la Commission mettent en évidence les difficultés énormes qu'une pareille méthode impose aux intéressés. Et à leurs observations on peut en ajouter une autre. Selon une règle chargée d'histoire et adoptée par tous les ordres juridiques, c'est au demandeur de prouver les faits qui constituent le fondement de sa demande et au défendeur qui excipe de leur inefficacité ou de l'extinction du droit de prouver ceux sur lesquels se fonde son exception. Dans notre cas, au contraire, le solvens doit fournir une preuve négative. Cela ne la rend pas illégale en soi; mais la rend doublement anormale et, ce fait joint à la rétroactivité de la règle qui la prévoit, annihile les possibilités de défense de celui qui y est tenu. La défense italienne objecte que le Code civil oblige les entrepreneurs à conserver les écritures comptables; d'où il suit que les intéressés devraient disposer de la documentation nécessaire uniquement pour avoir obéi à des règles en vigueur depuis 1942. Mais cet argument ne tient pas pour au moins deux raisons:
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Pour toutes les considérations développées jusqu'ici, nous vous suggérons de répondre de la manière suivante aux questions formulées par le président du tribunal de Trento, en qualité de magistrat instructeur, par l'ordonnancé du 23 juillet 1982, rendue dans le cadre de la procédure introduite par la société par actions San Giorgio, Latteria Locate Triulzi contre l'administration des finances de la République italienne:
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( 1 ) Traduit de l'italien.