CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI

PRÉSENTÉES LE 13 JUILLET 1982 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1. 

La question préjudicielle actuellement soumise à votre examen concerne une des dispositions du traité CEE relatives aux compétences de notre Cour: précisément le troisième alinéa de l'article 177. La Cour de cassation italienne veut savoir si cette disposition «établit une obligation de renvoi (à la Cour des Communautés) qui ne permet pas au juge national de statuer sur la nécessité de soumettre à la Cour la question soulevée, ou si elle subordonne, et dans quelles limites, cette obligation à l'existence préalable d'un doute d'interprétation raisonnable».

Résumons brièvement les faits. En septembre 1974, un groupe nombreux d'opérateurs italiens du secteur lainier, comprenant les sociétés CILFIT et Lanificio di Gavardo ainsi qu'un grand nombre d'autres, ont cité le ministère italien de la santé devant le tribunal de Rome en demandant le remboursement de sommes versées — indûment, à leur avis — pour des droits de visite sanitaire sur des importations de laine. En effet, ces sommes avaient été payées alors que la loi no 30 du 30 janvier 1968, qui fixait ces droits à 700 lires par quintal de laine importée, était en vigueur, mais le montant à verser avait été sensiblement modifié par la loi no 1239 du 30 décembre 1970, et réduit à seulement 70 lires par quintal.

Après avoir succombé devant la juridiction de premier degré et en appel, les demanderesses ont formé un pourvoi en cassation, en soutenant, notamment, que le droit de visite n'aurait pas pu être perçu parce qu'il était en contradiction avec le règlement du Conseil no 827 du 28 juin 1968 relatif à l'organisation commune des marchés «pour certains produits énumérés à l'annexe II du traité», parmi lesquels «les produits d'origine animale» indiqués sous la position tarifaire 05.15 du tarif douanier commun. De son côté, le ministère de la santé a résisté en affirmant que les laines ne sont pas comprises dans l'annexe II du traité CEE et n'entrent donc pas dans le champ d'application dudit règlement.

Selon l'administration, la portée du règlement no 827/68 est extrêmement claire sur ce point et telle, par conséquent, qu'elle exclut «l'exigence d'un renvoi préjudiciel» à notre Cour.

Devant cette situation, la Cour de cassation italienne, par une ordonnance du 27 mai 1981, a sursis à statuer et vous a adressé la question indiquée plus haut.

2. 

Nous savons que, en vertu du troisième alinéa de l'article 177, lorsqu'une question relative à l'interprétation du traité, à la validité et à l'interprétation des actes pris par les institutions de la Communauté ou éventuellement à l'interprétation des statuts des organismes créés par un acte du Conseil «est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice». Selon la Cour de cassation italienne — qui s'est faite l'interprète d'un très vif conflit d'opinions tant dans la doctrine que dans la jurisprudence des États membres —, la règle reproduite ci-dessus se prête à deux interprétations différentes. En effet, on peut estimer qu'elle oblige rigoureusement les juridictions de dernière instance des États membres à soumettre à notre Cour la connaissance de ces questions sans leur accorder aucune marge pour statuer sur elles et pour vérifier dans quelle mesure elles paraissent susceptibles de plusieurs solutions. Mais d'autre part, on peut penser que l'article 177, troisième alinéa, permet aux juridictions nationales d'effectuer une recherche préliminaire afin d'établir, en faisant usage de leur pouvoir discrétionnaire, si, dans le cas concret, il existe ou non un doute d'interprétation raisonnable; avec cette conséquence que le renvoi serait omis dans tous les cas où un doute de ce genre n'apparaîtrait pas.

Cela dit, avant d'examiner le problème posé, il convient de préciser que la Cour de cassation, malgré la large formulation donnée à sa question, n'a pris en considération que Je renvoi préjudiciel visant à obtenir l'interprétation d'une disposition du traité ou d'un acte dérivé, et qu'elle a donc laissé de côté le problème du renvoi en vue de la constatation de la validité des actes communautaires. Cela nous semble démontré tant par le fait que, dans la partie finale de la question, la Cour a explicitement mentionné la thèse fondée sur l'existence d'un «doute d'interprétation raisonnable» que par la circonstance que l'affaire soumise au juge a quo concernait précisément l'interprétation de règles communautaires dérivées (ainsi qu'il résulte de l'ordonnance de renvoi).

3. 

Il est nécessaire de chercher à établir, en premier lieu, si le contexte de l'article 177 fait apparaître des éléments littéraux utiles pour s'orienter devant l'alternative indiquée.

Le fait que, dans le troisième comme dans le deuxième alinéa, l'objet de la procédure préjudicielle soit indiqué par le terme «question» a incité certains auteurs à y voir une confirmation de la thèse qui limite la portée de l'obligation imposée par le troisième alinéa aux seuls cas dans lesquels se posent de véritables problèmes d'interprétation, c'est-à-dire où il existe des difficultés d'interprétation. En outre, étant donné que les deuxième et troisième alinéas cités parlent de «questions... soulevées» dans une affaire pendante devant une juridiction nationale, certains auteurs soutiennent que la règle se réfère ainsi à l'hypothèse dans laquelle une des parties à l'affaire (y compris éventuellement le ministère public, dans les ordres juridiques qui prévoient son intervention) prend l'initiative de soumettre au juge l'existence d'un problème d'interprétation du droit communautaire. Nous savons toutefois qu'une question préjudicielle peut être formulée même ex officio: vous l'avez récemment rappelé dans l'arrêt du 16 juin 1981 dans l'affaire 126/80, Salonia (Recueil 1981, p. 1563, 7e considérant). Lorsque cela se produit, on affirme que le pouvoir d'appréciation du juge, même de dernière instance, ne peut pas être mis en doute; et l'on finit par estimer qu'il serait ensuite illogique de reconnaître ce pouvoir discrétionnaire pour les questions posées d'office, et de le nier pour les questions soulevées par les parties.

A notre avis, cette argumentation conduit à des résultats dénués de fondement. Nous observons, à ce sujet, que le terme «question» ou plutôt l'expression «une telle question» — est employé dans l'article 177 en référence aux trois groupes de sujets sur lesquels la Cour est compétente pour se prononcer à titre préjudiciel (les trois groupes correspondant aux lettres a, b, c). Dans le cadre du deuxième alinéa, les termes «question» et «point» apparaissent comme synonymes (tout au moins dans les textes français et italien du traité). Il nous semble donc qu'il soit hors de propos de colorer le terme «question» en y ajoutant l'idée du doute fondé, de la difficulté, du choix plus ou moins complexe; s'agissant de certains aspects de litiges, il est naturel qu'il y ait une décision à prendre «sur le point», et une décision d'interprétation est toujours destinée à éliminer un état d'incertitude objective.

Quant aux déductions que l'on prétend tirer de la nécessité que la question soit soulevée, nous pensons que, dans l'arrêt Salonia cité, la Cour a correctement interprété ce terme comme pouvant se référer unt aux parties qu'au juge: estimer que les termes employés dans l'article ne sont conformes qu'à l'hypothèse d'une initiative des parties, tout en admettant que le juge est en mesure de poser la question préjudicielle ex officio, n'a pas de sens. En somme: c'est toujours l'article 177 qui permet aux parties et au juge de soulever la question. Si cela est vrai, l'obligation imposée par le troisième alinéa vaut également dans tous les cas, et non pas seulement dans ceux d'une initiative des parties. D'autre part, on ne voit pas pourquoi le pouvoir du juge de formuler d'office une question préjudicielle devrait s'identifier avec le pouvoir d'appréciation quant à l'opportunité de formuler une telle question. Cette large faculté de choix appartient indubitablement aux juges qui ne sont pas de dernière instance, tandis que, pour les juridictions de dernière instance, il est bien compréhensible que leur pouvoir se limite à l'appréciation de la nécessité d'une décision préjudicielle pour rendre l'arrêt, et que toutes les fois que cette nécessité est reconnue, il soit obligatoire de s'adresser à la Cour.

En définitive, la seule indication extrêmement claire qui résulte du texte de l'article 177 est la différence entre les dispositions du deuxième et du troisième alinéa: les juridictions mentionnées au deuxième alinéa peuvent demander à la Cour de statuer sur une question d'interprétation de droit communautaire, tandis que celles qui sont indiquées au troisième alinéa sont tenues de le faire. Cette simple constatation sera reprise et approfondie par la suite, après que nous aurons ramené le problème à ses termes essentiels.

4. 

Sur le plan des principes généraux, on a souvent évoqué, au cours de la discussion de notre problème, la théorie de l'acte clair, que l'on peut énoncer synthétiquement en affirmant que, lorsqu'une règle est claire, il n'est pas nécessaire de l'interpréter.

Cette théorie est apparue dans le cadre de l'ordre juridique français, qui confie l'interprétation des traités internationaux exclusivement à l'exécutif (précisément au ministère des affaires étrangères) et ne réserve au juge que leur application. C'est dans ce cadre que, pour contenir le rôle de l'exécutif et limiter son ingérence dans le développement de l'activité judiciaire, les juges ont adopté ladite théorie, en se réservant par là le contrôle de l'existence ou non de difficultés réelles d'interprétation, et en récupérant par conséquent une large zone de pouvoir discrétionnaire. Par la suite, le Conseil d'État français et, dans une mesure bien moindre, la Cour de cassation ont cru pouvoir utiliser cette théorie pour circonscrire la portée de l'obligation établie dans le troisième alinéa de l'article 177 du traité CEE.

Un écho de la même théorie se retrouve dans les conclusions Lagrange relatives aux affaires 28 et 30/62, Da Costa en Schaake, prononcées le 13 mars 1963 (Recueil 1963, p. 88-89): l'avocat général y affirmait, notamment, que «si le texte est parfaitement clair, il n'y a plus lieu à interprétation, mais à application, ce qui ressortit de la compétence du juge (national) chargé précisément d'appliquer la loi». Toutefois, on aurait tort de considérer cette expression, détachée de son contexte, comme un argument à l'appui de la thèse qui attribue au juge national le pouvoir de statuer sur le bien-fondé d'une question préjudicielle soulevée par les parties. En réalité, il ressort du contexte des conclusions Lagrange citées que la seule intention de notre illustre prédécesseur était de démontrer l'inutilité d'une nouvelle interprétation par la Cour de justice lorsque, dans sa jurisprudence, la mème question avait déjà été abordée et résolue précédemment. C'est sur ce plan — c'est-à-dire sur celui «de l'autorité de l'interprétation» fournie par notre Cour — que se place également l'arrêt Da Costa du 27 mars 1963 (Recueil 1963, p. 75), dont nous aurons l'occasion de reparler par la suite.

A notre avis, la théorie de l'acte clair n'est d'aucune aide pour la solution du problème que nous examinons ici. Si l'on considère son origine et sa fonction, il est facile de constater qu'elle a servi de correctif à une situation propre à un État membre déterminé, situation dont les termes ne se prêtent à aucune analogie avec celle dont nous discutons actuellement. En effet, la séparation, en ce qui concerne les règles des traités internationaux, entre le moment de l'application, relevant du juge, et celui de l'interprétation, réservée au ministère des affaires étrangères, existe en France mais non pas dans d'autres États membres; d'autre part, la revendication d'un plus grand espace pour le pouvoir judiciaire par rapport à certaines prérogatives du pouvoir exécutif est une chose bien différente de la détermination des limites entre les tâches d'interprétation attribuées respectivement aux juges nationaux de dernière instance et à la Cour de justice des Communautés.

En second lieu, si l'on considère le concept qui est à la base de la théorie de l'acte clair, il paraît inexact. L'application d'une règle à un cas déterminé exige toujours, logiquement et pratiquement, l'identification du sens et de la portée de cette règle, sans laquelle on ne parvient ni à établir qu'elle est appropriée au cas d'espèce, ni à tirer de son contenu toutes les conséquences qui peuvent se rattacher au cas considéré. On pourrait peut-être dire que, lorsqu'une règle s'applique, interprétation et application s'entrecroisent et se fondent, mais il n'est certainement pas concevable qu'une règle soit appliquée sans qu'il soit besoin de l'interpréter, à moins d'altérer le sens du terme «interprétation», en lui attribuant nécessairement un caractère de difficulté. En dernière analyse, la maxime latine souvent reproduite «in claris non fit interpretatio» mériterait d'être oubliée: c'est l'interprète qui, en accomplissant sa tâche, consute si une norme est claire ou obscure. Ces considérations valent davantage encore dans un système dans lequel les règles présentent, toutes, la difficulté technique d'être rédigées en plusieurs langues, et celle, systématique, d'avoir une influence sur une réalité désormais régie par dix ordres juridiques étatiques.

Enfin, il ne faut pas négliger le témoignage des faits: ils démontrent que la théorie de l'acte clair, mise en pratique par référence à l'article 177, a eu une application que nous n'hésitons pas à qualifier d'aberrante. Déjà en 1967, le Conseil d'État français, qui demeure le principal utilisateur de cette théorie, est ailé jusqu'à affirmer que la notion de mesures d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, au sens de l'article 30 du traité CEE — une des notions les plus discutées dudit traité, ainsi que le montre la jurisprudence de notre Cour—, n'exigeait aucune interprétation (décision du 27 janvier 1967, Syndicat national des importateurs français en produits laitiers, Recueil Lebon 1967, p. 41). Ultérieurement, le même Conseil a interprété sans hésitations les articles 7 et 37 du traité CEE (décision du 27 juillet 1979, Syndicat national des fabricants de spiritueux consommés à l'eau, Recueil Lebon 1979, p. 335), l'article 113 du même traité et la décision du Conseil 72/455 (décision du 12 octobre 1979, Syndicat des importateurs de vêtements et produits artisanaux, Recueil Lebon 1979, p. 373), les règlements no 950/68 du Conseil, no 3321/75 et 1541/76 de la Commission (décision du 2 octobre 1981, groupement d'intérêt économique Vipal, Recueil Dalloz-Sirey 1982, Jurisprudence, p. 209), les articles 34 et 37 du traité Euratom (décision du 23 décembre 1981, commune de Thionville, Recueil Lebon 1981, p. 484). En outre, l'arrêt du 22 décembre 1978 relatif à l'affaire Cohn-Bendit (Recueil Lebon 1978, p. 524) mérite une mention particulière, étant donné que, dans cette décision, le Conseil d'État français, interprétant l'article 189 du traité CEE, a nié toute possibilité d'effets directs des directives (dans le cas d'espèce, il s'agissait de la possibilité pour un particulier d'invoquer une directive en matière de circulation des personnes), en nette contradiction avec la jurisprudence bien connue de notre Cour.

Tout cela démontre, à notre avis, que la théorie de l'acte clair a une vaste portée: elle aboutit en substance à vider de son sens le troisième alinéa de l'article 177. Ce n'est donc pas en partant de cette théorie — non fondée et ambigue — que l'on peut espérer répondre correctement à la question posée par la Cour de cassation italienne.

5. 

La défense du gouvernement italien, qui a présenté ses observations dans cette affaire, a estimé que le régime du renvoi de la question de légalité constitutionnelle à la Cour constitutionnelle, par les différentes juridictions, dans l'ordre juridique italien, peut offrir des éléments utiles à l'interprétation de l'article 177. Nous rappelons qu'en vertu de l'article 23, alinéa 2, de la loi no 87 du 11 mars 1953, les juges italiens ont l'obligation de soumettre à la Cour constitutionnelle toutes les questions de constitutionnalité qui ne sont pas «manifestement non fondées». Ces juges exercent donc un contrôle préliminaire sur le bien-fondé de la question; mais le simple doute qu'une question n'est pas manifestement non fondée suffit pour faire naître l'obligation du renvoi. L'attitude des juges nationaux, lorsqu'un litige présente un aspect de droit communautaire, pourrait-elle être régie par des critères analogues?

A notre avis, la réponse doit être négative, pour différentes raisons. Évidemment, le contrôle de la conformité de la loi à la Constitution est une chose bien différente du mécanisme tendant à assurer l'interprétation uniforme du droit communautaire. Pour atteindre le premier objectif, toutes les juridictions ont une fonction de filtre du bien-fondé de la question, selon le système en vigueur en Italie; tandis que, en ce qui concerne le second objectif, les traités ont établi que certains juges sont pleinement libres d'adresser ou non des demandes d'interprétation à la Cour, et que d'autres sont obligés de le faire.

Pour les juridictions de degré inférieur à la dernière instance, la reconnaissance d'une fonction de filtre serait donc superflue, tandis que, pour ceux de dernière instance, elle représenterait une atténuation de l'obligation prévue par l'article 177, dernier alinéa. Il resterait à clarifier sur quelle base, étant donné que le texte de la règle est clair et qu'un principe en vigueur dans le droit d'un État membre ne peut certainement pas être transposé dans le droit communautaire (en admettant mėme que le contenu du principe soit adaptable à la réalité de cet ordre juridique différent). La vérité est que le pouvoir-devoir du juge de statuer sur le bien-fondé de la question (ou mieux sur le fait qu'elle n'est pas manifestement non fondée) existe dans l'ordre juridique italien sur la base d'une règle spéciale, tandis qu'aucun équivalent de cette règle n'a été inséré dans le traité de Rome. Cette omission nous semble significative — du point de vue de la négation de tout pouvoir-devoir analogue dans le cadre de l'article 1 77 — puisque le mécanisme italien de renvoi à la Cour constitutionnelle n'était certainement pas inconnu au moment où le texte de l'article 177 a été rédigé.

6. 

En faveur de la thèse qui réduit la portée de l'obligation pour les juges de dernière instance, de soumettre les questions d'interprétation de droit communautaire à la Cour de justice, on allègue certains arguments que nous poumons définir comme «d'oppomsnité». On fait remarquer qu'une telle interprétation de l'article 177 permet d'éviter avant tout que la Cour de justice ne soit soumise à une charge excessive de procédures préjudicielles, ce qui risquerait de compromettre son bon fonctionnement; et en second lieu, que les procès nationaux subissent des ralentissements ou des augmentations de frais en raison de questions préjudicielles inconsistantes. On fait remarquer, en outre, que, dans la mesure où elle reconnaît aux juridictions nationales une certaine marge d'appréciation discrétionnaire, la thèse mentionnée est la plus apte à sauvegarder le rôle propre de ces juridictions.

En vérité, ce genre d'argumentation ne nous paraît pas décisif. Il suffirait peut-être d'objecter que le sens d'une règle ne peut pas dépendre de raisons d'opportunité. Mais il convient de tenir compte également des raisons qui militent en faveur de la thèse opposée à celle que nous avons décrite. En effet, l'exigence que les juridictions de dernière instance soumettent toujours les questions préjudicielles à la Cour est confirmée par les caractéristiques spécifiques, techniques et systématiques du droit communautaire, auxquelles nous nous sommes déjà référé plus haut (textes en plusieurs langues; nouveauté du contenu et de la terminologie que présente ce droit), Il convient d'ajouter qu'entre les méthodes d'interprétation adoptées par la Cour et celles dont s'inspirent les juges nationaux, il existe des différences inévitables, liées à la diversité du cadre juridique dans lequel l'une et les autres agissent respectivement.

7. 

Dans les rares occasions où elle s'est prononcée à propos de l'article 177, dernier alinéa, la Cour a confirme la nature obligatoire de cette disposition, sans faire aucunement mention de l'hypothèse d'une marge discrétionnaire d'appréciation laissée aux juridictions supérieures. Nous nous référons aux arrêts du 17 mars 1963, Da Costa, cité; du 18 février 1964, dans les affaires jointes 73 à 74/63, internationale Crediet (Recueil 1964, p. 1), du 15 juillet 1964, dans l'affaire 6/64, Costa-Enel (Recueil 1964, p. 1141); du 4 février 1965, dans l'affaire 20/64, Albatros (Recueil 1965/3, p. 1), du 24 mai 1977, dans l'affaire 107/76, Hoffmann-La Roche (Recueil 1977, p. 957). Nous observons que, tandis que, dans l'arrêt Costa-Enel, la Cour s'est limitée à paraphraser la règle citée, et que, dans l'affaire Albatros, elle a seulement fait allusion à l'emploi «facultatif ou non, selon les cas», de la procédure visée à l'article 177, l'arrêt Da Costa (confirmé en substance par l'arrêt Internationale Crediet) avait en revanche considéré deux points: la différence «entre l'obligation que l'article 177, alinéa 3, impose aux juridictions nationales de dernière instance et la faculté accordée par l'alinéa 2 à tout juge national de déférer à la Cour des Communautés une question d'interprétation du traité», et la constatation que l'article 177, dernier alinéa «oblige, sans aucune restriction, les juridictions nationales ... dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, à soumettre à la Cour toute question d'interprétation soulevée devant elle». Selon l'arrêt Da Costa, cette obligation serait privée de sens et de contenu si la question soulevée était apparue «matériellement identique à une question ayant déjà fait l'objet d'une décision à titre préjudiciel dans une espèce analogue». Ainsi la Cour reconnaissait une seule exception à l'obligation prévue par la règle précitée: la possibilité d'invoquer un précédent arrêt préjudiciel de la Cour, relatif à la même question.

Puis, à notre avis, l'arrêt cité du 24 mai 1977 dans l'affaire Hoffmann-La Roche revêt un intérêt considérable, parce qu'il a mis en évidence, au considérant no 5, tant la finalité de l'article 177 («assurer que le droit communautaire soit interprété et appliqué de manière uniforme dans tous les États membres»), que le but spécifique du troisième alinéa («prévenir que s'établisse dans un État membre quelconque, une jurisprudence nationale ne concordant pas avec les règles du droit communautaire»). En réalité, c'est de ces deux points que l'on doit partir pour répondre à la question posée par la Cour de cassation italienne.

Enfin, qu'il nous soit permis d'insister sur le point de vue que nous avons eu l'occasion d'exprimer dans le cadre des conclusions relatives à l'affaire 107/76 précitée, Hoffmann-La Roche (Recueil 1977, p. 973): «s'agissant d'interpréter une règle essentiellement procédurale, telle que celle de l'article 177, alinéa 3, il convient de s'efforcer d'en définir la portée sur la base de critères objectifs et précis, susceptibles de ne pas laisser de marge d'appréciation discrétionnaire aux juridictions qui doivent l'appliquer». Il est évident que si l'on admettait que l'obligation de renvoi n'existe qu'en présence d'un doute d'interprétation raisonnable, on introduirait un élément subjectif et incertain: cela risquerait d'empêcher la procédure fondée sur l'article 177 d'atteindre son objectif qui consiste (comme nous l'avons rappelé dans les conclusions citées) «à garantir la certitude et l'uniformité d'application du droit communautaire».

8. 

Au sujet de cet objectif, les deuxième et troisième alinéas de l'article 177 ont évidemment une fonction différente. Le deuxième alinéa assure aux juridictions nationales qui ne sont pas de dernière instance la collaboration de la Cour, lorsqu'elles aperçoivent la nécessité de confier à la Cour elle-même l'interprétation d'un point de droit communautaire. En conséquence, l'uniformité et la certitude de l'interprétation ne sont pas atteintes si ce n'est en partie: c'est-à-dire dans la mesure où les juridictions nationales décident de faire usage de la possibilité de renvoi des questions préjudicielles. Mais le troisième alinéa rend ce renvoi obligatoire, et le but d'obtenir qu'il soit général et constant est manifeste: ce n'est que de cette manière que l'uniformité et la certitude de l'interprétation, au niveau communautaire, peuvent être intégralement obtenues. D'autre pan, le motif de la différence entre les deux alinéas est bien connu: les juridictions de dernière instance rendent des décisions définitives, non modifiables et susceptibles d'exercer une influence sur les orientations des juridictions inférieures du même pays. En d'autres termes, le «noyau dur» de la jurisprudence nationale est formé par les arrêts rendus en dernière instance. La volonté des auteurs du traité a été, manifestement, d'éviter tout risque de différence à ce niveau, en confiant, en définitive, à la Cour, la tâche de «faire jurisprudence» sur les questions d'interprétation des règles communautaires, de manière à éviter les différences, les conflits d'opinion et les incertitudes qui en découlent.

Si telle est la logique de l'article 177, il nous semble indiscutable que son troisième alinéa doit être entendu dans le sens le plus propre à assurer l'interprétation uniforme du droit communautaire. Cela comporte quatre conséquences:

a)

l'existence d'une question d'interprétation doit être reconnue toutes les fois que, dans la matière du litige, il existe un aspect, un point réglé par des normes communautaires (indépendamment de la gravité des doutes qu'il peut soulever) et que le juge de dernière instance doit statuer à cet égard, pour rendre son arrêt;

b)

il est sans importance que la question soit soulevée par les parties ou découverte par le juge, de même que l'attitude des parties (d'accord ou d'opposition, sur le point en question) est indifférente;

c)

on doit exclure que le juge de dernière instance ait le pouvoir discrétionnaire d'apprécier le bien-fondé ou non de la question soulevée par les parties, ou de décider si le point de droit communautaire important pour la décision doit être apprécié par luimême ou par la Cour de justice;

d)

l'obligation de renvoi à la Cour de la question préjudicielle ne disparaît que lorsqu'il existe déjà un arrêt préjudiciel de la Cour sur la même question, mais bien entendu rien n'empêche le juge de s'adresser de nouveau à la Cour dans le but d'obtenir une interprétation différente de la règle communautaire ou des clarifications et des précisions de l'interprétation déjà donnée.

Un des arguments critiques qui a été exprimé contre la thèse que nous accueillons consiste à objecter que la procédure préjudicielle est ainsi conçue comme un mécanisme automatique; et cela précisément lorsqu'il appartient aux juridictions suprêmes — la plupart du temps jalouses de leur rang dans le système judiciaire national — d'engager la procédure. Mais on ne doit pas oublier le fait que la responsabilité d'apprécier la pertinence de la question, c'est-à-dire d'établir si l'interprétation d'une règle communautaire est réellement nécessaire pour rendre sa décision, appartient de toute manière au juge national, qu'il soit de première ou de dernière instance. Ce type de contrôle est caractérisé par une marge considérable de pouvoir discrétionnaire et notre Cour a toujours reconnu qu'il entre dans la compétence exclusive du juge national. Rappelons à ce propos les arrêts du 14 février 1980 dans l'affaire 53/79, ONPTS/Damiani (Recueil 1980, p. 273), du 29 novembre 1978, dans l'affaire 83/78, Pigs Marketing Board/Redmond (Recueil 1978, p. 2347, du 30 novembre 1977, dans l'affaire 52/77, Cayrol/Rivoira (Recueil 1977, p. 2261).

Enfin, nous voudrions faire remarquer qu'une juridiction nationale importante de dernière instance a eu recours à la procédure prévue à l'article 177 dans une affaire où l'on n'apercevait pas de doutes quant à la signification de la règle communautaire à appliquer (l'article 119 du traité CEE), mais dans laquelle, d'autre part, il n'existait pas encore une orientation jurisprudentielle établie de la Cour de justice à cet égard. Nous nous référons aux décisions de la House of Lords dans l'affaire Garland/British Rail Engineering Ltd: précisément à l'ordonnance de renvoi du 19 janvier 1981 et au jugement rendu par Lord Diplock le 22 avril 1982 (Common Market Law Reports, 1982, p. 179).

9. 

La Commission qui, comme d'habitude, a présenté ses observations dans cette procédure, s'est prononcée en faveur de la thèse selon laquelle l'obligation du renvoi préjudiciel à la Cour, pour les juridictions de dernière instance, n'apparaîtrait qu'en présence d'un doute d'interprétation, mais elle a cherché ensuite à découvrir une série de circonstances objectives, dans lesquelles le doute serait indéniable et le renvoi devrait être considéré comme obligatoire. Bien que le but de cette ligne de pensée soit de ramener la marge d'appréciation du juge national dans des limites très étroites, et, par conséquent, de garantir, dans la très grande majorité des cas, l'intervention de la Cour de justice, la thèse mentionnée ne peut pas être admise. Nous observons qu'elle ne rattache qu'en apparence l'obligation à des facteurs objectifs (par exemple, à l'existence d'une contradiction entre les juges du fond de première et de seconde instance quant à l'interprétation d'une règle communautaire), mais que, malgré cela, elle reconnaît au juge national une marge d'appréciation quant au bien-fondé ou non de la question de droit communautaire sur laquelle il doit statuer. Or, à notre avis, la reconnaissance de ce pouvoir discrétionnaire se heurte à la fonction de l'article 177: l'intérêt objectif et général à l'interprétation uniforme du droit communautaire, par la Cour, ne peut pas être subordonné à la coïncidence ou à l'absence de coïncidence entre les solutions données par les juges nationaux dans les phases précédentes d'une affaire principale, ni à l'attitude concordante ou discordante des parties. L'article 177 se place dans l'optique d'une interprétation de la règle communautaire susceptible d'être utile à toute la Communauté — et c'est donc à bon droit que l'arrêt Da Costa cité a reconnu depuis 1963 la valeur des précédents élaborés par la Cour elle-même — mais pour cette raison précisément, les faits particuliers d'une procédure déterminée devant le juge national ne peuvent pas avoir d'influence sur la portée de l'obligation prévue par le troisième alinéa de cette règle. A part cela, la position de la Commission nous semble être le résultat d'un itinéraire inverse par rapport à l'itinéraire correct: rien ne justifie, ni dans le texte ni dans la fonction de l'article 177, que l'on considère comme point de départ une interprétation réductrice de l'obligation prévue dans le troisième alinéa cité; tandis qu'une interprétation rigoureuse n'exclut pas l'atténuation déjà mise en lumière par l'arrêt Da Costa.

10. 

En conclusion, nous estimons que la Cour devrait répondre de la manière suivante à la question qui lui a été adressée par la Cour de cassation italienne, par ordonnance du 27 mai 1981, rendue dans l'affaire CILFIT Sri et autres et Lanificio Gavardo/Ministère de la santé:

L'article 177, alinéa 3, du traité CEE doit être interprété en ce sens que les juridictions des États membres, dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, ont l'obligation de s'adresser à la Cour de justice en demandant qu'elle se prononce sur l'interprétation du droit communautaire primaire ou dérivé, toutes les fois que, pour rendre leur arrêt, elles doivent statuer sur un point de droit communautaire, aperçu par les parties ou soulevé ex officio.

Même si le juge national estime que le point de droit communautaire sur lequel il doit se prononcer ne présente pas d'obscurités ou d'ambiguïtés — et n'a donc pas de doutes sur son interprétation —, l'obligation de demander la décision préjudicielle de la Cour subsiste, à moins que le même point n'ait déjà fait l'objet d'un arrêt interprétatif de la Cour.


( 1 ) Traduit de l'Italien