CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL,

PRÉSENTÉES LE 11 NOVEMBRE 1980 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La procédure préjudicielle sur laquelle nous prenons position aujourd'hui porte de nouveau sur l'interprétation de l'article 95 du traité CEE au regard d'une imposition intérieure différenciée de produits alcooliques.

La société Orbat, ayant son siège à Milan, a commandé verbalement, comme cela résulte de sa confirmation de vente du 5 janvier 1980, à la société Vinal, ayant son siège à Casteggio, dix hectolitres d'alcool de synthèse dénaturé, importés d'un autre État membre de la CEE, au prix de 62000 lires par hectolitre d'alcool anhydre, y compris la taxe sur la valeur ajoutée. Ce prix comprenait un droit d'État spécial (diritto erariale speciale), qui avait été fixé, en application de l'article 3 de la loi n° 506 du 18 août 1978, modifiant le régime fiscal des alcools (Gazzetta Ufficiale n° 247 du 4 septembre 1978), à 12000 lires par hectolitre d'alcool anhydre et été acquitté par la société Vinal à l'importation de la marchandise en question.

La société Orbat ayant refusé de payer ce droit d'État spécial qu'elle considérait comme indûment perçu, la société Vinal a saisi la pretura de Casteggio d'une action tendant à obtenir l'enlèvement de la marchandise acquise et le paiement du prix de vente, y compris le droit d'État spécial et la taxe sur la valeur ajoutée.

A l'audience, la société Orbat n'a pas contesté être redevable du prix de base de 50000 lires par hectolitre d'alcool anhydre majoré de la TVA, mais elle s'est opposée au paiement du droit d'État spécial, facturé à concurrence de 12000 lires par hectolitre d'alcool anhydre, dont la perception était, à son avis, incompatible avec l'article 95 du traité CEE.

Le régime fiscal italien prévoit en principe la perception d'un droit d'État spécial de 12000 lires par hectolitre d'alcool pur pour tous les types d'alcools dénaturés. Sont entièrement exonérés de cette imposition uniquement les types d'alcools relevant de ce qu'il est convenu d'appeler la deuxième catégorie et qui sont produits à partir de vin, de marc de raisin ou de fruits, tandis qu'un taux d'imposition de 1000 lires par hectolitre d'alcool anhydre est prévu pour l'alcool provenant de la mélasse, du sorgho et de la canne à sucre et qu'un taux de 2000 lires par hectolitre d'alcool anhydre est applicable au méthylène, au propylene et à l'isopropylène.

Bien que le régime décrit s'applique indistinctement aux produits nationaux et importés, il comporte néanmoins, de l'avis de la société défenderesse Orbat, une violation de l'interdiction de discrimination de l'article 95 du traité CEE puisque, d'une part, il y aurait lieu de considérer l'alcool de synthèse dénaturé comme similaire voire comme identique à l'alcool de fermentation dénaturé et que, d'autre part, l'alcool de synthèse serait exclusivement importé en Italie alors que l'alcool de fermentation serait exclusivement de production nationale. Le produit «similaire» importé de la Communauté se trouverait donc en fait taxé plus lourdement que le produit national. Pour les raisons précitées, elle serait seulement tenue de payer un droit d'État spécial à concurrence de 1000 lires par nectolitre d'alcool anhydre.

Par ordonnance du 30 janvier 1980, la pretura de Casteggio a sursis à statuer et posé les questions préjudicielles suivantes:

«1)

L'article 95, premier alinéa, du traité de Rome, doit-il être interprété en ce sens qu'il faut considérer comme ‘similaires’ deux produits dérivés de matières premières différentes mais susceptibles de servir au même usage et présentant la même utilité?

2)

En cas de réponse affirmative à la question n° 1, l'article 95, alinéa 1, du traité de Rome doit-il être interprété en ce sens qu'il faut considérer comme interdit le prélèvement de taxes qui frappent d'une manière formellement identique le produit communautaire et le produit national similaire, mais qui constituent en fait une discrimination fiscale au détriment des produits similaires en provenance des autres États membres, le produit le plus lourdement taxé étant exclusivement importé et le produit le moins lourdement taxé essentiellement d'origine nationale?

3)

En cas de réponse négative à l'une des questions précédentes, l'article 95, alinéa 2, doit-il être interprété en ce sens — eu égard au cas d'espèce litigieux — qu'il est interdit de taxer plus lourdement un produit provenant essentiellement d'autres États membres, avec pour effet de protéger une production nationale concurrente?»

Ces questions appellent, de notre part, les conclusions suivantes:

I — Sur la recevabilité

Dans ses observations, le gouvernement italien, s'appuyant sur les constatations faites par la Cour de justice dans l'arrêt rendu dans l'affaire Foglia (arrêt rendu le 11 mars 1980, Pasquale Foglia Mariella Novello, affaire 104/79, non encore publié), fait valoir que la présente demande préjudicielle est irrecevable. Comme dans l'affaire précitée, la procédure de l'article 177 du traité CEE serait ici aussi abusivement utilisée sur la base d'un litige au principal fictif et artificiel tendant à reprocher à un État membre une violation du traité. Dans le cadre du système des voies de recours juridictionnelles que le traité définit, un tel pouvoir ne serait cependant conféré qu'à la Commission en vertu de l'article 169 du traité CEE.

Mais, partageant en cela le point de vue de la demanderesse au principal et de la Commission, nour ne saurions nous rallier à cette thèse. Il y a d'abord lieu de retenir, d'une manière tout à fait générale, que l'article 177 du traité CEE confère à la Cour de justice une compétence pour statuer, à titre préjudiciel, sur des questions de droit communautaire lorqu' «une telle question est soulevée devant une juridiction d'un des États membres» et que «cette juridiction... estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement». Dans l'intérêt d'une interprétation uniforme du droit communautaire, la Cour de justice se voit donc confier la fonction de fournir, en principe, à toute juridiction de la Communauté, les éléments d'interprétation du droit communautaire qui lui sont nécessaires pour la solution des litiges qui lui sont soumis, indépendamment de la question de savoir s'il s'agit de litiges de droit public ou de litiges relevant du seul droit privé (voir, à cet égard, en particulier les arrêts relatifs à l'interprétation de l'article 95 du traité CEE, rendus le 20 février 1973, FOR/Vereinigte Kammgarn-Spinnereien, affaire 54/72, Recueil 1973, p. 193, et le 22 mars 1977, Ianelli et Volpi/Meroni, affaire 74/76, Recueil 1977, p. 557).

Ce n'est que «compte tenu des circonstances de l'espèce», c'est-à-dire à titre exceptionnel, que la Cour de justice s'est déclarée incompétente pour statuer sur les questions posées par une juridiction nationale en raison de l'absence d'un litige réel. La particularité de ce cas résidait, comme la Cour l'a souligné, dans le fait que les parties au principal visaient manifestement à obtenir une condamnation du régime fiscal français par le biais d'une procédure devant une juridiction italienne entre deux parties privées qui étaient d'accord sur le résultat à atteindre et qui avaient inséré une clause dans leur contrat en vue d'amener la juridiction italienne à se prononcer sur ce point. Un indice du caractère artificiel de cette construction était fourni en particulier par le comportement de tous les intéressés.

Contrairement à cette affaire, il n'existe pas, à notre avis, dans l'espèce présente, de telles circonstances particulières qui laisseraient très clairement apparaître que les questions posées par la juridiction nationale pourraient ne pas relever du champ d'application de l'article 177 du traité CEE. Ainsi, à notre avis, contrairement aux affirmations du gouvernement italien, il ne résulte pas nécessairement du comportement des parties lors de la conclusion du contrat que celui-ci devait seulement servir de prétexte pour mettre en cause, devant la Cour de justice, sur la base d'un litige au principal fictif, le régime fiscal italien. Comme nous l'avons en effet appris, l'activité exercée par la demanderesse au principal consiste, en premier lieu, dans la fabrication d'alcool à partir de produits agricoles, mais elle achète en outre également certaines quantités supplémentaires pour le cas où sa propre production ne suffirait pas à satisfaire la demande et lorsqu'il existe un espoir de profit correspondant. La demanderesse a apparemment encore utilisé cette possibilité au cours de l'année 1979 puisqu'elle a importé un mélange d'alcool de synthèse et de mélasse, puis dénaturé celui-ci sous le contrôle des autorités italiennes et revendu une partie de cet alcool à la défenderesse au principal. L'imposition d'un tel mélange s'effectue cependant sur la base des taux applicables à l'alcool de synthèse dénaturé en raison de la grande difficulté de séparation des alcools sur le plan technique.

Cette situation de fait nous montre déjà qu'il pouvait correspondre à des intérêts tout à fait raisonnables des parties de convenir explicitement de la livraison d'alcool de synthèse. En conséquence, contrairement à l'opinion du gouvernement italien, on ne pouvait pas non plus nécessairement attendre de la part de la société Orbat qu'elle refuse la livraison d'un «mélange» puisque tant l'alcool de synthèse que l'alcool de fermentation peuvent incontestablement servir au même usage. Le fait que la société Vinal n'ait pas, néanmoins, exécuté ses obligations contractuelles en livrant de l'alcool de mélasse bénéficiant d'un traitement fiscal plus favorable, peut également s'expliquer par une série de raisons.

De même, il est clair que la situation des intérêts des parties ne permet pas davantage de conclure à un litige artificiel. Il était de l'intérêt de la société Vinal, en tant que vendeur, de répercuter les droits qu'elle devait acquitter pour bénéficier u régime plus favorable sur l'acheteuse, alors que l'intérêt de celle-ci devait en revanche résider dans le prix le plus bas possible. Les parties ne s'accordent pas non plus — c'est une autre différence avec l'affaire Foglia — sur l'interprétation de l'article 95.

Enfin, la Cour de justice ne saurait pas non plus avoir pour mission de contrôler dans quelle mesure l'interprétation du droit communautaire revêt de l'importance pour le litige qui est à l'origine de la procédure préjudicielle. Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler qu'aux termes de la jurisprudence constante de la Cour relative à l'article 177 du traité CEE, la juridiction nationale est en principe seule habilitée à apprécier la pertinence des questions posées, d'où il résulte qu'il doit suffir que la juridiction de renvoi considère l'interprétation du droit communautaire comme nécessaire.

En conséquence, faute d'indices clairs et manifestes comme dans l'affaire Foglia, un litige au principal artificiel a été créé dans le but de reprocher une violation du traité à un État membre — et ce n'est que dans ces cas que la compétence evrait être exceptionnellement déniée —, nous proposons à la Cour d'affirmer sa compétence et de déclarer la demande de décision à titre préjudiciel recevable.

II — Sur le fond

La première question vise à établir si deux produits dérivés de matières premières différentes, qui sont susceptibles de servir au même usage, doivent être considérés comme «similaires» au sens de l'article 95, paragraphe 1, du traité CEE. Par les deuxième et troisième questions, la juridiction de renvoi vise à obtenir des indications sur l'interprétation de l'article 95, paragraphes 1 et 2, du traité CEE, pour pouvoir apprécier la compatibilité du régime fiscal italien en cause avec ces dispositions.

Un rapide examen de la jurisprudence de la Cour de justice consacrée à l'article 95 du traité CEE révèle toutefois qu'il est utile de traiter ces questions dans un ordre différent. Ainsi, dans l'affaire Hansen I (arrêt rendu le 10 octobre 1978, H. Hansen junior et O. C. Balle GmbH & Co./Hauptzollamt Flensburg, affaire 148/77, Recueil 1978, p. 1787), la Cour de justice, en se référant aux difficultés pratiques que peuvent surgir aux fins de l'assimilation en ce qui concerne la nature des matières premières, les caractéristiques techniques des installations et les procédés de distillation, a renoncé à examiner séparément les deux paragraphes de l'article 95. Dans cet esprit, la Cour a ensuite également, souligné dans l'arrêt rendu le 8 janvier 1980 dans l'affaire 21/79 (Commission / République italienne, Recueil 1980, p. 1) que les inégalités que cet article interdit oivent être éliminées malgré les problèmes délicats de comparaison qui peuvent se poser en ce qui concerne l'assimilation entre le produit importé et les divers produits nationaux — différemment imposés — avec lesquels il peut se trouver dans un rapport de similarité. Enfin, la Cour a clairement établi dans les arrêts sur les eaux-de-vie rendus le 27 février 1980 (affaire 168/78, Commission/République française, affaire 169/78, Commission/Italie, affaire 170/78, Commission/Royaume-Uni, affaire 171/78, Commission/Danemark, et affaire 55/79, Commission/Irlande) que l'article 95, pris globalement, peut jouer indistinctement pour tous les produits qui servent au même usage. Partant du but de l'article 95 d'assurer la libre circulation des marchandises entre les États membres dans des conditions normales de concurrence par l'élimination de toute forme de protection pouvant résulter de l'application d'impositions intérieures discriminatoires à l'égard de produits originaires d'autres États membres, la Cour de justice aboutit donc dans les arrêts précités à la conclusion qu'il suffit d'examiner «si l'application d'un système fiscal national déterminé est de nature discriminatoire ou, le cas échéant, protecteur, c'est-à-dire s'il existe une différence du taux ou des modalités d'imposition, et si cette différence est susceptible de favoriser une production nationale déterminée». En conséquence, la première question n'appelle pas de réponse puisque l'alcool de synthèse et l'alcool de fermentation sont, à tout le moins, des produits concurrents au sens de l'article 95, paragraphe 2.

La jurisprudence précitée ainsi que l'arrêt rendu dans l'affaire Bobie (arrêt rendu le 22 juin 1976, Bobie Getränkevertrieb GmbH/Hauptzollamt Aachen-Nord, affaire 127/75, Recueil 1976, p. 1079) font également clairement apparaître, comme la demanderesse au principal et le gouvernement italien le soulignent à juste titre, «qu'en l'état actuel de son évolution et en l'absence d'une unification ou harmonisation des dispositions pertinentes, le droit communautaire n'interdit pas aux États membres d'accorder des avantages fiscaux, sous forme d'exonérations ou de réductions de droits, à certains produits ou à certaines catégories de producteurs, à des fins économiques ou sociales légitimes». Nous avons déjà décrit cette jurisprudence d'une manière exhaustive dans les conclusions que nous avons présentées le 2 octobre 1980 dans l'affaire 26/80 (Firma Schneider-Import GmbH & Co. KG, Bingen/Hauptzollamt Mainz). Nous nous bornerons simplement à souligner de nouveau à cet égard que, contrairement à l'avis de la Commission, l'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire 21/79 ne fait également que confirmer cette jurisprudence en soulignant que le traité n'interdit pas d'imposer différemment dans le cadre du régime fiscal national des produits qui peuvent servir aux mêmes usages économiques.

Il ressort par ailleurs de la jurisprudence précitée que les avantages fiscaux accordés pour des raisons économiques ou sociales ne doivent pas avoir à l'égard des produits importés un caractère discriminatoire ou protecteur.

En l'espèce, il suffit donc d'examiner dans quelles conditions un régime fiscal national, qui prévoit, sur la base des matières premières, des taux d'imposition différents pour des produits qui servent au même usage, présente un caractère discriminatoire ou protecteur au détriment des produits correspondants importés des autres États membres.

La Commission entend à cet égard déduire des arrêts rendus par la Cour de justice le 27 février 1980 que le régime fiscal dans lequel s'inscrit le droit d'État spécial ne pourrait être considéré comme compatible avec les dispositions de l'article 95 que si les produits nationaux et les produits similaires importés des autres États membres étaient frappés d'un taux d'imposition identique. Le traitement fiscal différencié trouverait une explication dans le fait qu'en Italie, la totalité de la consommation d'alcool éthylique dénaturé serait couverte par de l'alcool d'origine nationale provenant pour une partie très importante d'une production de mélasse de betteraves peu coûteuse alors que l'alcool de synthèse ne serait pas produit en Italie. L'imposition plus lourde de l'alcool de synthèse serait de nature à empêcher son importation en Italie et à assurer ainsi une position concurrentielle privilégiée à l'alcool national. Mais une imposition différenciée ne serait justifiée ni pour des motifs d'ordre économique ni pour des motifs de politique sociale. En particulier, il ne devrait pas non plus être possible, contrairement à l'avis du gouvernement italien, d'appliquer les principes définis par la Cour le 8 janvier 1980 dans l'affaire 21/79 puisque ses conditions ne seraient pas réunies dans l'espèce présente.

La demanderesse au principal et le gouvernement italien s'accordent en revanche pour rappeler que le droit d'État spécial n'est pas réduit sur la base de la provenance «nationale» des produits mais au regard de conditions objectives qui s'appliquent indistinctement tant aux produits italiens qu'aux produits fabriqués dans la Communauté. La détermination et la répartition en sous-catégories, dans le cadre du régime fiscal, de l'alcool dénaturé n'aboutirait pas non plus à une discrimination de l'alcool de synthèse produit dans d'autres États membres. L'alcool de synthèse pourrait en effet être produit sans difficultés en Italie comme dans tous les pays industrialisés. L'absence d'une production notable d'alcool de synthèse constituerait simplement le résultat d'un régime fiscal institué en connaissance de cause qui vise à assurer un niveau d'emploi et de revenu adéquat aux producteurs agricoles de matières premières déterminées et la survie des distilleries agricoles. Le traitement fiscal différencié de l'alcool de synthèse et de l'alcool d'origine agricole serait en outre justifié par des raisons de politique énergétique puisqu'il servirait à réduire la consommation de produits pétroliers au profit de produits agricoles disponibles en quantités suffisantes dans la Communauté.

Lors de l'appréciation de ces arguments, il y a certainement lieu de donner raison à la demanderesse principal et au gouvernement italien lorsqu'ils affirment que dans aucune des trois catégories ans lesquelles les alcools dénaturés sont répartis il n'y a de discrimination entre les produits nationaux et les produits importés. Mais il convient d'examiner si la détermination abstraite en cause des sous-catégories est compatible avec la parfaite neutralité que l'article 95 du traité CEE exige de l'imposition intérieure au regard de la concurrence entre les produits nationaux et les produits importés. Une telle neutralité au regard de la concurrence est sans aucun doute garantie lorsqu'une imposition différenciée relevant de l'autonomie fiscale des États membres frappe également d'un taux plus élevé une partie importante des produits nationaux. D'autre part, il est évident qu'un régime fiscal différencié revêt un caractère discriminatoire ou protecteur lorsque qu'un taux plus élevé n'est appliqué qu'à ceux des produits similaires ou concurrents pour lesquels il n'existe même pas de possibilité de production nationale puisqu'il est clair que, dans un tel cas, seuls les produits importés sont défavorisés par rapport aux produits nationaux.

Mais il est beaucoup plus difficile de constater un effet discriminatoire ou protecteur dans les cas où, comme en l'espèce, un produit, qui sert au même usage économique et ne fait pas l'objet d'une production nationale en dépit de structures industrielles existantes, est soumis à une imposition plus lourde, et lorsque l'État membre concerné affirme que l'absence d'une production consistante résulte d'une politique fiscale qui s'appuie sur des décisions légitimes de politique économique.

A cet égard, l'absence d'une certaine production provoquée par des mesures fiscales ne permet pas de conclure à un effet protectionniste de cette imposition à l'encontre des produits importés. Cela aurait en effet pour résultat de subordonner la légalité d'une taxation différenciée à la question de savoir si l'objectif visé d'exclure un produit déterminé du marché est ou non atteint. Si une mesure correspondante échouait, c'est-à-dire si un produit était fabriqué à l'intérieur du pays en dépit d'une imposition plus lourde, la mesure correspondante serait compatible avec l'article 95 alors qu'il y aurait violation de l'interdiction e discrimination de cet article si la mesure constituait en même temps également un obstacle effectif pour une production nationale.

D'autre part, pour répondre au risque d'une utilisation abusive, on ne saurait pas non plus se contenter de la simple affirmation que l'absence qu'une production nationale doit être attribuée exclusivement au traitement fiscal différencié.

Pour exclure la possibilité que la différenciation ne favorise les produits nationaux au détriment de produits importés, il y a donc lieu d'apporter la preuve que, lorsque, comme dans l'espèce présente, la production nationale est inexistante ou négligeable, une telle production serait certainement possible sur la base des structures industrielles appropriées de l'État membre intéressé et que le traitement fiscal différencié est matériellement justifié au regard de critères objectifs.

En ce qui concerne la première condition, il ne nous paraît pas douteux que l'Italie disposerait, avec son industrie pétrochimique hautement développée, du potentiel nécessaire pour produire de lalcool de synthèse à partir d'éthylène, sans mettre en œuvre des moyens exceptionnels.

Le fait que le traitement fiscal différencié des trois groupes d'alcools dénaturés soit matériellement justifié et qu'il ne produit donc pas d'effet discriminatoire ou protecteur au détriment des produits importés et au profit de la production nationale résulte, à notre avis, des considérations suivantes: d'abord il y a lieu de rappeler que le droit d'État spécial de 12000 lires par hectolitre d'alcool anhydre est appliqué à tous les types d'alcools dénaturés, indépendamment de la question de savoir s'il s'agit d'alcools de synthèse ou d'alcools d'origine agricole. Seul l'alcool dénaturé qui est fabriqué à partir de vin, de marc de raisin ou de fruits, est totalement exclu de ce régime alors que l'alcool provenant de la mélasse, du sorgho et de la canne à sucre est soumis à un droit d'État spécial réduit de 1000 lires par hectolitre d'alcool anhydre. Cette distinction montre clairement que l'alcool dénaturé qui est produit à partir des matières premières agricoles précitées — et il s'agit à cet égard des matières premières principalement utilisées — est favorisé au détriment de l'alcool dénaturé d'origine minérale — même si quelques types d'alcools d'origine agricole relèvent également de cette catégorie.

Contrairement aux arrêts relatifs aux eaux-de-vie du 27 février 1980, il s'agit en l'espèce non pas d'une différenciation fiscale opérée entre produits agricoles mais d'une différenciation qui se fonde en substance sur la différence entre les matières premières minérales et les matières premières agricoles. Une autre différence par rapport à la situation de fait qui était à la base des arrêts rendus à l'époque réside dans la circonstance qu'il avait alors été reproché aux États membres concernés de protéger par une imposition différenciée des produits typiquement nationaux alors qu'il serait ifficile d'affirmer dans l'espèce présente que l'alcool dénaturé d'origine agricole constitue, contrairement à l'alcool de synthèse, un produit typiquement italien. En effet, les autres États membres produisent également des quantités considérables d'alcool de mélasse.

Contrairement aux arrêts précités relatifs aux eaux-de-vie, la différenciation fiscale nous semble en l'espèce également justifiée matériellement. Comme nous l'avons appris du gouvernement italien, ce régime a été institué pour assurer un niveau d'emploi et de revenu adéquat aux producteurs agricoles et la survie des distilleries agricoles. Même si, faute de documents sur les prix de matières premières, sur les coûts de production et la situation globale du marché, il n'est pas possible d'établir si, comme la Commission l'affirme, cette protection n'est pas nécessaire, il reste que l'on peut néanmoins constater d'une manière générale que les États membres doivent rester libres, au regard d'une situation de marché particulière, de garantir aux productions agricoles des prix concurrentiels par rapport à d'autres produits de substitution. Cela nous semble d'autant moins douteux qu'une telle démarche est également connue sur le plan communautaire, ce qu'expriment en particulier le règlement n° 120/67 du Conseil du 13 juillet 1967 portant organisation commune des marchés dans le secteur des céréales (JO n° 117 du 19 juin 1967, p. 2269), qui a fait l'objet, entre autres, de l'arrêt Quellmehl rendu par la Cour le 19 octobre 1977 (Recueil 1977, p. 1753), et le règlement n° 1132/74 du Conseil du 29 avril 1974 relatif à la restitution à la production dans le secteur des céréales et du riz (JO n° L 128 du 10 mai 1974, p. 24), qui a fait l'objet de l'arrêt rendu par la Cour le 20 mars 1980 dans l'affaire 118/79 (Gebrüder Knauf Westdeutsche Gipswerke/Hauptzollamt Hamburg-Jonas).

Enfin, nous ne sommes pas non plus convaincu par l'autre argument de la Commission, selon lequel la différenciation fiscale ne serait pas non plus justifiée par des motifs d'ordre économique ou social parce que l'adoption de mesures de soutien à la production des betteraves ou de la mélasse de betterave relève dorénavant de la compétence exclusive des institutions communautaires après qu'une organisation commune des marchés des sucre a été instituée par le règlement n° 3330/74 du Conseil du 19 décembre 1974 (JO n° L 359 du 31 décembre 1974, p. 1). Nous pouvons à cet égard nous borner à rappeler que les mesures italiennes en cause visent, à tout le moins, également à assurer la survie des distilleries agricoles et qu'il n'existe pas, jusqu'à présent, d'organisation commune des marchés des alcools.

En revanche, une imposition différenciée des produits minéraux et des produits agricoles trouve également une justification matérielle sous l'angle d'une politique énergétique raisonnable, tant du point de vue des États membres que du point de vue communautaire. Il n'y a pas ieu de s'attarder sur le fait que la décision italienne de restreindre, à l'aide du régime fiscal, l'utilisation d'éthylènes pour la production d'alcool est sensée, compte tenu de la pénurie de pétrole. Dans ce contexte, on ne saurait pas non plus partager l'opinion de la Commission lorsqu'elle affirme que si l'État italien peut certes empêcher sur son territoire la production d'alcool de synthèse, il ne saurait cependant «sanctionner» par une mesure fiscale de l'alcool correspondant dans la mesure où il est produit en France, en république fédérale d'Allemagne et au Royaume-Uni, et importé en Italie. Si l'on admettait cette argumentation, il y aurait lieu d'imposer l'alcool de synthèse importé à un taux plus favorable que l'alcool correspondant de production nationale. Cela entraînerait en pratique, comme le gouvernement italien le souligne à juste titre, une négation complète de l'autonomie fiscale des États membres qui se réduirait à la faculté de créer des discriminations au détriment exclusif de productions nationales déterminées.

Étant donné qu'il nous paraît ainsi établi sur la base des particularités décrites que le régime fiscal différencié litigieux est en mesure d'empêcher pareillement tant la production nationale que l'importation d'alcool de synthèse provenant d'autres États membres, nous proposons à la Cour de répondre comme suit aux questions de la juridiction de renvoi:

L'article 95 du traité CEE n'interdit pas une imposition différenciée de l'alcool dénaturé, servant au même usage économique, qui, sur la base de matières premières minérales et agricoles, est en mesure d'écarter des produits indésirables du marché communautaire pour des motifs légitimes d'ordre économique, social ou énergétique, indépendamment de la question de savoir s'il s'agit de produits nationaux ou de produits importés d'autres États membres.


( 1 ) Traduit de l'allemand.