CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 20 MARS 1980 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La Cour est saisie de cette affaire par une demande de décision à titre préjudiciel formée par la High Court d'Irlande.

L'appelant devant cette juridiction est M. Kevin Lee, employé de bureau auprès de Ag-Tech Refinery, à Ballisodare, comté de Sligo. Il est également exploitant agricole à temps partiel. En 1972, il a acquis une petite exploitation agricole, constituée de deux parcelles, l'une de onze acres et l'autre de quatre acres, à Cooney, Ballisodare.

L'intimé est le ministre de l'agriculture d'Irlande.

Le litige pendant entre M. Lee et le ministre concerne une demande introduite par M. Lee afin d'obtenir une subvention au titré du régime irlandais de modernisation des exploitations agricoles. Il s'agit d'un régime administratif, adopté par le ministre le 1er février 1974, en vue de l'application de deux directives du Conseil sur la modernisation des exploitations agricoles, à savoir la directive no 72/159/CEE (JO no L 96, du 23 avril 1972, p. 1) et la directive no 73/131/CEE (JO no L 153, du 9 juin 1973, p. 24). Les questions que la High Court a déférées à la Cour de justice sont des questions d'interprétation de la première de ces directives.

Il ressort des considérants de la directive no 72/159 qu'elle vise à réaliser les objectifs de la politique agricole commune mentionnés à l'article 39, paragraphe 1, aux points a) et b) du traité par une réforme des structures agricoles. Entre autres éléments, les considérants énoncent ce qui suit:

«le meilleur effet peut être atteint si, sur la base de conceptions^ et de critères communautaires, les États membres mettent eux-mêmes en œuvre l'action commune par leurs propres moyens législatifs, réglementaires et administratifs et si, d'autre part, ils déterminent eux-mêmes, dans les conditions fixées par la Communauté, la mesure dans laquelle cette action doit être intensifiée ou concentrée dans certaines régions».

Le schéma général de la directive est le suivant.

L'article 1 enjoint à chaque État membre d'instituer un régime sélectif d'encouragement des exploitations agricoles «en mesure de se développer». Dans certaines limites, il autorise les États membres à différencier, selon les régions, le montant des incitations financières à prévoir et à ne pas appliquer, dans certaines régions, l'ensemble ou certaines des mesures prévues.

Les articles 2 à 10 déterminent la structure fondamentale du régime. Ce faisant, ils laissent un pouvoir discrétionnaire aux États membres sur un certain nombre de points. Il leur appartient en particulier de définir la notion d'«exploitant à titre principal» (une exploitation n'étant considérée comme «en mesure de se développer» que si l'exploitant remplit cette condition), de définir «les critères à prendre en considération pour l'appréciation de la capacité professionnelle de l'exploitant» (une capacité professionnelle suffisante de sa part étant également une. condition requise), de spécifier sous différents aspects la méthode d'évaluation de ce que l'article 2, paragraphe 2, nomme «l'objectif de modernisation» (c'est-à-dire le niveau de revenu que l'exploitation agricole sera en mesure d'atteindre après modernisation et dont il faut apporter la preuve), de désigner les instances chargées de donner suite aux demandes et d'approuver les plans de développement soumis par les exploitants agricoles, et, dans les limites prévues, de déterminer la forme et le montant des encouragements à consentir aux exploitants agricoles dont les demandes auront été retenues. Les encouragements peuvent être accordés sous différentes formes, y compris sous forme de bonification de taux d'intérêts et sous forme de garantie pour les prêts contractés.

Les articles 11 à 13 enjoignent aux États membres d'instituer des régimes d'encouragement visant différents objectifs précis, à savoir encourager les exploitants à tenir la comptabilité de leur exploitation agricole (article 11), fournir des aides de démarrage aux groupements d'exploitations agricoles ayant pour but l'entraide entre exploitations et des buts similaires (article 12), et favoriser la modernisation d'exploitations par des opérations d'irrigation, de remembrement et des travaux connexes (article 13).

C'est manifestement en exerçant les pouvoirs qu'il détient au titre de l'article 42 du traité, que le Conseil interdit, dans l'article 14 de la directive, de prévoir d'autres aides aux investissements accordées par les États pour des exploitations agricoles, sous réserve de certaines exceptions très précisément déterminées.

Les articles 15 et suivants de la directive contiennent des dispositions en matière financière et des dispositions d'ordre général. Ils prévoient en particulier une procédure selon laquelle les États membres communiquent à la Commission les projets de «dispositions législatives, réglementaires ou administratives» qu'ils envisagent d'adopter en application de la directive, et selon laquelle, sous réserve que la Commission soit convaincue que les mesures envisagées sont conformes à la directive, elles sont approuvées par l'application d'un mécanisme analogue à celui des comités de gestion. Ces articles prévoient également que les dépenses effectuées par les États membres au titre de la directive (dépenses autres que celles engagées au titre de l'article 14) sont éligibles à la section orientation du FEOGA.

La décision no 75/100/CEE de la Commission du 20 janvier 1975 (JO no L 40, du 14 février 1975, p. 61), a constaté que le régime de modernisation des exploitations agricoles du 1er février 1974, que le gouvernement d'Irlande avait notifié, satisfaisait aux conditions requises pour bénéficier d'une participation financière de la Communauté conformément à la directive.

Il ne nous semble pas nécessaire de vous importuner avec les détails de ce régime, sauf pour dire que la dernière disposition de celui-ci, l'article 12 de la section VII, est rédigé dans les termes suivants:

«La décision du ministre sur toute question relative au régime ou sur des travaux au titre de ce dernier est définitive».

Par requête ordinaire du 26 janvier 1978, M. Lee a introduit une action contre le ministre devant la Circuit Court, à Sligo, pour obtenir la somme de 420 livres à laquelle il prétendait avoir droit au titre du régime pour «l'installation d'un système de distribution d'eau» sur ses terres à Cooncy. Il s'est expressément fondé sur les directives nos 72/159 et 73/131.

Selon M. Lee, les faits qui sont à l'origine de cette demande sont les suivants. Alors que la parcelle de onze acres dont M. Lee est propriétaire était naturellement approvisionnée en eau, la parcelle de quatre acres en était dépourvue. C'est pourquoi M. Lee a fait des forages sur cette parcelle et il a trouvé de l'eau à 280 pieds; il a installé une pompe et une conduite souterraine alimentant un abreuvoir pour le bétail. Le coût total de l'opération s'est élevé à 1400 livres. A la même époque, comme il avait obtenu un permis d'aménagement général pour deux lotissements destinés à des habitations privées sur sa parcelle, et comme il souhaitait les vendre en tant que lotissements viabilisés, il a branché sur la conduite un raccord en T qui menait à une citerne devant servir de réservoir d'eau pour les habitations après leur construction. Après avoir vendu les deux lots, il a obtenu le permis d'en aménager un troisième. Les trois lots sont juxtaposés et représentent une surface totale d'un acre et demi environ. Le reste de la parcelle, deux acres et demi environ, est utilisé pour le pâturage du bétail qui a accès à l'eau de l'abreuvoir. Le coût du branchement en T et de la citerne pour les habitations est en sus du montant de 1400 livres. Le montant de 420 livres, que M. Lee a demandé, représentait 30 % du montant de 1400 livres; selon lui, il avait droit à ce montant au titre d'une subvention dans le cadre du régime en question.

Dans les observations qu'il a présentées pour sa défense devant la Circuit Court, le ministre a dénié que le montant de 420 livres ou toute autre somme soient dus à M. Lee à titre de subvention ou à un autre titre. Il a fait valoir, entre autres, que M. Lee n'avait pas reçu d'autorisation écrite pour les travaux effectués; il a fait valoir en outre que si et dans la mesure où M. Lee avait effectué certains travaux sur la parcelle et introduit une demande afin d'obtenir une subvention à cet égard, il avait droit à une subvention de 15 livres qui lui avait été offerte mais qu'il avait refusée; le ministre a excipé de l'incompétence de la Circuit Court pour connaître de la demande de M. Lee en se fondant sur l'article 12 de la section VII du régime; enfin, il a fait valoir que les travaux effectués par M. Lee ne concernaient pas exclusivement le développement ou la modernisation d'une exploitation agricole de façon à pouvoir relever du régime, mais avaient essentiellement pour but d'approvisionner en eau des habitations. Il est apparu que le montant de 15 livres offert par le ministre représentait 30 % des frais engagées par M. Lee pour l'abreuvoir et la conduite alimentant celui-ci.

Le 28 avril 1978, le juge de la Circuit Court a rejeté la demande de M. Lee. Aucun élément du dossier dont nous disposons n'indique sur quels motifs il a fondé sa décision.

M. Lee a interjeté appel devant la High Court. C'est le juge Doyle, en tournée à Sligo le 4 avril 1979, qui a eu à connaître de l'appel. Il a décidé de saisir la Cour à titre préjudiciel avant d'avoir terminé l'audition des témoins, de sorte que nous ne disposons pas de ses constatations en fait. Les questions qu'il a déférées à la Cour sont les suivantes:

«1.

La directive no 72/159/CEE du Conseil, et en particulier ses articles 13 et 14, concerne-t-elle exclusivement le développement des exploitations à des fins agricoles ou bien vise-t-elle aussi le développement foncier en vue de la construction de maisons d'habitation destinées à être occupées par des personnes autres que celles exerçant une activité agricole?

2.

Une disposition comme celle contenue dans le régime de modernisation des exploitations agricoles introduit par le ministre irlandais de l'argriculture le 1er février 1974, qui prévoit que ‘la décision du ministre sur toute question relative au régime ou sur tous travaux au titre de ce dernier sera définitive’, est-elle contraire aux dispositions de la directive no 72/159/CEE du Conseil?»

En ce qui concerne la première question, tous les intéressés qui ont présenté des observations à la Cour, à savoir M. Lee, le ministre et la Commission, ont admis que la directive no 72/159 ne concernait que le développement des exploitations à des fins agricoles et qu'elle ne prévoyait pas d'encouragements au développement foncier en vue de la construction de maisons d'habitation.

Une lecture attentive de la directive permet de constater l'exactitude de cette considération. M. Lee a cependant demandé à la Cour de ne pas répondre à la question en des termes aussi rigoureux. Nous ne pensons pas non plus qu'il conviendrait de le faire. Après qu'elle sera en possession de toutes les preuves, la High Court d'Irlande pourra éventuellement considérer qu'en effectuant des forages pour trouver de l'eau sur sa parcelle de quatre acres et en installant la pompe, M. Lee poursuivait deux objectifs, l'un étant d'avoir de l'eau pour le bétail qui devait paître sur les terres et l'autre étant d'alimenter en eau les maisons qui devaient y être construites. S'il en est ainsi, il se peut que le coût du puits et de la pompe qui semble représenter la majeure partie du montant de 1400 livres, doive faire l'objet d'un calcul proportionnel.

C'est pourquoi nous estimons qu'en réponse à la première question, vous devriez déclarer que, bien que la directive no 72/159 du Conseil ne vise que le développement des exploitations à des fins agricoles, elle n'exclut pas la répartition proportionnelle des frais engagés en partie à des fins agricoles et en partie à d'autres fins telles que l'approvisionnement en eau de maisons d'habitation.

Examinons la deuxième question.

Le ministre a fait valoir que la Cour devrait simplement répondre à cette question par la négative, c'est-à-dire en disant qu'une disposition telle que l'article 12 de la section VII du régime n'est pas contraire à la directive. Néanmoins, il nous semble que la Cour ne pourrait pas agir de cette manière sans prendre en considération de manière implicite l'effet de cette disposition dans le cadre du droit irlandais. La Commission a cité devant nous un certain nombre de décisions des juridictions irlandaises et elle nous a invités à en déduire que ces juridictions interprètent la disposition en question dans un sens compatible avec l'effet que la Commission attribue à la directive. Nous avons examiné ces décisions et il nous semble que, même si elles révèlent une tendance à considérer qu'un régime administratif dans lequel figure une disposition de la nature en cause ne prive pas un justiciable de tout recours, le résultat auquel ils aboutissent n'est pas assez clair pour servir de fondement à une décision de la Cour. Telle est la raison pour laquelle nous estimons que la Cour doit distinguer dans la question du juge de renvoi le vrai problème de droit communautaire soulevé, à savoir quelles obligations la directive a imposées aux Etats membres.

M. Lee et la Commission ont prétendu que la directive enjoignait aux États membres de la mettre en œuvre en arrêtant des mesures engendrant dans le chef des particuliers des droits que ceux-ci pourraient faire valoir selon les procédures judiciaires normales prévues par le droit national. Tant dans les observations écrites de la Commission que dans les observations de M. Lee cette considération a été émise sans réserve. Néanmoins, à l'audience, le représentant de la Commission a déclaré que cette considération ne s'appliquait pas aux dispositions de la directive qui n'étaient pas obligatoires, en particulier à l'article 14. C'était une réserve importante, parce que, selon le ministre, l'article 14 était la seule disposition de la directive qui pouvait s'appliquer au cas de M. Lee puisque celui-ci n'exerce pas l'activité agricole à titre principal. Il ne semble pas que ce point ait été contesté de la part de M. Lee.

Selon nous, la Commission avait manifestement raison de dire que l'article 14 de la directive n'exigeait pas des Etats membres qu'ils confèrent des droits aux particuliers. L'article 14 laissait aux États membres l'entière liberté de le faire ou d'y renoncer.

En ce qui concerne les articles précédents de la directive, la question n'est pas tout à fait aussi claire. Néanmoins, nous avons abouti à la conclusion que la réponse est la même à cet égard.

M. Lee a fait valoir que la question dont il s'agit présentement était différente de celle de savoir si la directive pouvait avoir un effet direct. Toutefois, il nous semble que ces deux questions sont pour le moins très proches parce que, ainsi que nous nous sommes permis de le souligner dans les conclusions que nous avons récemment présentées dans l'affaire 131/79, l'affaire Santillo, une disposition d'une directive ne peut pas avoir un effet direct à moins qu'il convienne de déduire «de la nature, de l'économie générale et des termes de la disposition» qu'elle enjoignait aux États membres de conférer des droits aux particuliers au titre de leur droit national.

Comme nous l'avons également mentionné dans les conclusions présentées dans cette affaire, un des éléments à prendre en considération est le point de savoir si la disposition en cause est assez précise pour engendrer des droits (voir à cet égard l'affaire 51/76, Nederlandse Ondernemingen/Inspecteur der Invoerrechten en Accijnzen, Recueil 1977, p. 113, attendus 23 à 29 de l'arrêt, et l'affaire 143/78, l'affaire Ratti, Recueil 1979, p. 1629, 25e attendu de l'arrêt). Il nous semble que les dispositions des articles 1 à 13 de la directive no 72/159 ne sont pas assez précis pour ce faire. Ils laissent une marge d'appréciation trop étendue aux États membres. Prenons l'hypothèse suivante. Supposons qu'un État membre (violant de façon flagrante les obligations qui lui incombent au titre du traité) n'ait pris aucune mesure pour mettre en œuvre la directive. Quel droit un exploitant agricole de cet État pourrait-il invoquer devant les juridictions de cet État? Il ne serait éventuellement même pas en mesure de démontrer que la région dans laquelle il exerce une activité agricole n'entre pas dans la catégorie de celles dans lesquelles l'État membre pouvait ne pas appliquer l'ensemble ou certaines des mesures prévues par la directive. S'il surmontait cet obstacle, il pourrait avoir des difficultés à démontrer qu'il répondait à une définition satisfaisante quelconque que l'État membre aurait pu adopter en ce qui concerne «l'exploitant agricole exerçant l'activité agricole à titre principal», qu'il remplissait n'importe quel critère raisonnable que l'État membre aurait pu déterminer pour l'appréciation «de la capacité professionnelle» et que son exploitation pouvait remplir n'importe quel objectif raisonnable «de modernisation» que l'État membre aurait été en mesure de spécifier. Après avoir surmonté également ces obstacles, il devrait démontrer que le plan de développement de son exploitation aurait été approuvé par toute autorité raisonnable désignée par l'État membre pour examiner les demandes des exploitants agricoles. Néanmoins, même après avoir surmonté tous ces obstacles, il serait incapable de dire quel type d'encouragement et quel montant l'État membre aurait prévu dans son cas.

Telles sont les raisons pour lesquelles nous concluons à ce que, en réponse à la deuxième question, vous déclariez que la directive no 72/159/CEE du Conseil n'enjoignait pas aux États membres de conférer à ceux qui introduiraient une demande pour bénéficier d'encouragements, des droits que ceux-ci pourraient invoquer devant les tribunaux.


( 1 ) Traduit de l'anglais.